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Le rachat de Redhat par IBM est-il inquiétant - Décryptualité du 5 novembre 2018 - Transcription

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Christian - Mag - Manu - Luc

Titre : Le rachat de Redhat par IBM est-il inquiétant ? Décryptualité du 5 novembre 2018
Intervenants : Christian - Mag - Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : novembre 2018
Durée : 14 min 40
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 44 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Red Hat Future Web Net. Licence Creative Commons Attribuzione 3.0 Italia.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Red Hat, le fleuron des entreprises du libre, racheté par IBM risque-t-il d'y perdre son fonctionnement en accord avec le libre ?

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 44. Salut Manu.

Manu : Salut Mag.

Mag : Salut Christian.

Christian : Salut Luc.

Luc : Bien ! Nous sommes quatre ce soir. On va commencer par la revue de presse, comme d’habitude.

Manu : On a six jolis articles cette semaine.

Mag : Silicon, « Open Source : plus d’un développeur sur deux est un contributeur », par Ariane Beky.

Manu : Le titre parle par lui-même, plutôt intéressant, même si ça semble poussé par une entreprise, donc allez jeter un œil.

Mag : L’Informaticien, « Chaises musicales à la DINSIC, la DSI de l’État », par Guillaume Périssat.

Manu : Toujours dans la suite du renouvellement des postes dans les ministères. Il y a eu des changements, je m’étais d’ailleurs un peu trompé la semaine dernière sur les sièges. C’est intéressant parce qu’on voit que les chaises musicales sont en train de tourner. Ça nous touche parce que ça touche des postes liés à l’informatique.

Luc : C’est en gros la DSI de l’État ; c’est elle qui donne les avis défavorables au fait de donner du Microsoft dans les ministères et c’est cet avis-là que le pouvoir décide de ne pas suivre.

Mag : Télérama.fr, « L’Union européenne renonce à durcir l’exportation de technologies de surveillance », par Olivier Tesquet.

Manu : Là aussi ce sont des sujets qu’on suit. Dans nos pays — la France, l’Allemagne — on exporte des logiciels qui peuvent être utilisés pour surveiller les citoyens. Ça a été le cas notamment en Tunisie et la France était impliquée là-dedans avec des entreprises françaises. Durcir ça veut dire essayer, peut-être, de mieux respecter les droits de l’homme à l’étranger.

Luc : Developpez.com, « Richard Stallman : "l’open source est un substitut amoral et dépolitisé du mouvement du logiciel libre", qui n’ose pas défendre la liberté », par Michael Guilloux.

Manu : Ça parle de la philosophie du logiciel libre. Ce n’est pas mal. Allez jeter un œil parce que c’est un bon résumé, ne serait-ce que dans le titre ; on voit un peu mieux le déroulé des arguments. Effectivement, cette différence logiciel libre/open source dont on a beaucoup parlé, ça peut peut-être terminer sur ça : la moralité.

Mag : Next INpact, « Aux États-Unis, on peut contourner les DRM pour réparer des produits », par la rédaction.

Manu : C’est une bonne nouvelle dans un monde de brutes. Les DRM ce sont les menottes numériques qui vous empêchent de faire ce que vous voulez avec les produits culturels que vous achetez. Eh bien là, aux États-Unis dans certains contextes, vous allez pouvoir outrepasser ces menottes numériques pour faire notamment des réparations. Ça ne marche pas sur beaucoup de choses. Il y a des trucs genre Apple où c’est encore bloqué, bien sûr, mais ils ouvrent un petit peu, ils vous permettent un petit peu de réparer vos propres produits parce que c’était quand même un peu scandaleux !

Mag : Et le dernier article : L’OBS, « Rachat record de Red Hat par IBM : "Nous venons de faire l’histoire” », par Thierry Noisette.

Manu : 34 milliards de dollars ! C'est tellement important, parce que c’est un gros acteur, qu’on va en parler.

Luc : Christian, tu es administrateur de l’April ; tu étais déjà là la semaine dernière ; on va t’avoir pour quelques semaines encore et on est contents. Red Hat, c’est quoi ?

Christian : C’est l’éditeur d’une distribution GNU/Linux ; une distribution c’est un système d’exploitation et tout ce qui va avec pour le gérer de façon facile et pratique.

Luc : C’est tourné vers les professionnels.

Christian : Leur modèle économique est basé sur la vente de licences de support pour leur distribution, pour leur système ; donc c’est tourné vers les professionnels et ça marche très bien, très bien ! Ils font des milliards de chiffre d’affaires et, depuis des années, c’est reconnu partout, par les plus grands et aujourd’hui encore plus.

Mag : Si ça marche très bien, pourquoi ils se font racheter ?

Christian : Il faudrait leur demander ! C’est une des questions qui reste en suspens.

Manu : Moi j’ai une réponse rapide : l’argent !

Luc : Oui, effectivement ! Red Hat était vraiment l’exemple de la plus grosse boîte du Libre. On aime bien, ici, fustiger l’open source qui est le côté « on ouvre le code, mais on n’est pas très nets sur la question de la liberté des utilisateurs ». Et Red Hat, ils étaient quand même clean. C’est professionnel, mais il y a un truc qui s’appelle CentOS1, qui est pour moi un exemple que j’ai souvent utilisé, c’est que Red Hat publie son système d’exploitation, des services autour, notamment, de l’aide aux utilisateurs, etc., et puis il y a une autre boîte qui prend leur système exploitation, qui change l’étiquette et qui dit : « Prenez-le gratos ». Dans n’importe quelle activité commerciale classique on dirait « ils sont en train de nous voler, c’est la fin du monde, on va mourir, etc. »

Manu : C’est du parasitage typiquement !

Luc : C’est du parasitage. Eh bien ça fonctionne depuis longtemps : Red Hat et CentOs travaillent ensemble.

Christian : Ensemble. Oui.

Luc : Donc cette boîte-là était vraiment l’exemple type de la boîte commerciale qui arrive à marcher, à très bien marcher, avec du Libre et du vrai Libre !

Christian : Et en respectant les valeurs du Libre. Red Hat est une grande entreprise, il y a beaucoup de choses dedans, mais ce qu’on en voit, ce qu’on a pu en voir, c’est que quand ils faisaient du code pour ajouter un logiciel dans la distribution, il était en licence GPL la plupart du temps. Ils ont racheté ou ils ont pris la gouvernance de projets libres qui sont en licence GNU GPL, donc c’est vraiment du Libre libre.

Luc : GPL, on rappelle.

Manu : General Public License2.

Luc : C’est, en fait, une licence libre qui garantit les quatre libertés mais qui force les gens qui vont éventuellement récupérer ce code à conserver la même licence. Ça veut dire que c’est une licence qu’on ne peut pas refermer.

Christian : Voilà !

Luc : Elle force tout le monde à rester dans le Libre.

Christian : C’est anti-boîte noire. On ne donne pas l’opportunité à ceux qui vont le prendre de priver les autres d’y accéder.

Luc : Donc IBM face à ça. IBM c’est la boîte qui existe depuis ?

Mag : 1911 !

Luc : 1911. La fameuse informatique de 1911 ! On suppose qu’ils faisaient autre chose à l’époque. Ça a été, dans les années 70-80, l’ogre absolu de l’informatique, qui était en situation de monopole.

Manu : Juste avant Microsoft.

Luc : Et qui vendait des grosses machines très cher, totalement contrôlées, avec des gens sur place qui étaient là pour faire la maintenance. À l’époque, il y avait de très grosses infrastructures et effectivement, il y a un changement dans les années 80 ; on est arrivé avec des unités plus petites, en distribuant les machines. À l’époque, Microsoft est arrivée avec Windows donc un système d’exploitation par machine où chacun avait la main dessus et IBM a connu une dégringolade considérable.

Manu : Ou, en tout cas, ils ont perdu leur statut de mammouth. Ils n’ont pas vraiment diminué en taille : ils n’étaient plus les dominants.

Christian : Ils se sont restructurés. Ils ont abandonné le côté matériel, ils se sont concentrés sur le côté des services.

Luc : Et, au début des années 2000, ils ont investi un milliard dans Linux ; ils ont fait un tournant vers Linux.

Manu : Il semblerait qu’ils l’ont refait en 2013, ils ont réinvesti un milliard officiellement.

Christian : On peut dire qu’ils ont même été au-delà : ils ont mis un milliard dans l’open source. IBM a même a fait une licence anti-GNU GPL. IBM a soutenu des projets qui étaient en licence open source. Donc ils ont été au-delà de Linux ; ils ont été dans le développement d’Apache, de Tomcat, etc., mais toujours avec une approche open source, c'est-à-dire qui avantage l’éditeur, qui permet de mutualiser les ressources et les coûts. Typiquement Tomcat et Apache, eh bien IBM en a fait une boîte noire qui s’appelle WebSphere. Donc la démarche d’IBM, pendant cette période, n’a pas été du tout d’embrasser la philosophie du logiciel libre, c’était d’embrasser ses profits, ses économies, ses économies d’échelle, son pragmatisme, pour continuer à faire des boîtes noires qui enferment l’utilisateur.

Mag : Du coup, ce sont des gros méchants qui rachètent des gentils !

Christian : Ça c’est le point de vue éthique. Aujourd’hui, effectivement, il faut qu’on constate qu’on a un grand de l’open source qui rachète un grand du logiciel libre. Oui.

Luc : Quel problème ça pose, si ça pose un problème ?

Christian : Jusqu’ici la politique d’IBM n’a jamais été de passer de l’open source au logiciel libre. Ça veut dire que demain tous les projets gérés par Red Hat qui sont dans des licences libres peuvent s’arrêter, être arrêtés d’être maintenus, d’être financés, d’être développés ; ou alors, peut-être même changer de licence.

Mag : Quand tu parles de boîte noire, on n’est plus dans l’open source on est dans le mode privateur, le propriétaire.

Christian : Il se trouve qu’il y a des licences qui permettent de prendre du code libre, du code open source et d’en faire une boîte noire. Et IBM a calqué son milliard de dollars et tous ses investissements sur ces licences-là.

Luc : Et c’est toute la question des GAFAM, hormis Microsoft qui a pris maintenant un tournant open source mais qui avant était entièrement propriétaire, ou presque.

Christian : Je proteste. En fait, Microsoft fait la même chose.

Luc : Ils font tous la même chose. Tu peux faire des boîtes noires avec du logiciel libre. Tu prends un Google ou Yahoo avant, ces boîtes-là ne pourraient pas exister sans le logiciel libre parce que s’il fallait qu’elles payent une licence pour chaque serveur, une licence pour chaque base de données, ça coûterait beaucoup trop cher et elles n’auraient jamais pu décoller.
N’empêche que ce sont leurs serveurs, donc tout se passe chez elles, même si elles utilisent du logiciel libre, on ne sait rien de ce qui se passe chez elles, donc c’est une boîte noire. Et quand on ne redistribue pas du code libre, on n’a pas d’obligation, même si ce code est sous licence GPL.

Manu : En tout cas sous la licence GPL. Parce qu’il y a d’autres licences qui ont été inventées plus tardivement par Richard Stallman qui permettent de combler ce trou, ce qu’ils appellent le trou et qui est bien embêtant. Il y a une licence qui s’appelle la AGPL3, avec « A » pour Affero, qui dit que même si on met juste à disposition des services basés sur du logiciel libre couverts par cette AGPL, on est obligé de redistribuer les éventuelles modifications qu’on va faire sur la brique qu’on n’a pas forcément distribuée.

Christian : Et comme par hasard, tous ces grands groupes qui utilisent un bien commun qui est à leur disposition, eh bien ils n’utilisent pas cette licence ! C’est quand même étrange !

Manu : Elle n’est pas encore très utilisée, malheureusement !

Christian : Elle est disponible depuis plusieurs années, ils auraient pu !

Manu : Elle est disponible. Disons qu’il y a plein de projets qui ont un peu d’existant, qui existent, qui tournent déjà depuis quelque temps. Tu ne peux pas changer du jour au lendemain, c’est assez difficile, notamment parce qu’il faut retrouver tous les auteurs d’un projet pour pouvoir changer sa licence.

Christian : C’est vrai. Mais après tout, on peut toujours ne pas utiliser cette licence et quand même publier le code source des sites qui tournent en tant que service. L'un n’empêche pas l'autre.

Luc : En tout cas la question est réglée. On peut tout à fait faire un service fermé et opaque avec du libre.

Manu : 99 % des logiciels libres le permettent, carrément.

Luc : Certaines personnes disent que ce rachat c’est une super nouvelle parce que ça veut dire qu’une vraie boîte du Libre a vachement de valeur ! 34 milliards !

Christian : Du point de vue symbolique c’est extraordinaire. Le logiciel libre est reconnu en tant que modèle économique, en tant que solution qui fonctionne et a une valorisation historique. Du point de vue symbolique c’est extraordinaire !

Manu : Ça s’est retrouvé dans les médias. Moi qui ai regardé les articles, il y a eu un impact phénoménal sur beaucoup de sites et de journaux : ils ont fait remarquer, notamment parce qu’il y a un gros chiffre, que c’était un changement phénoménal dans la culture des entreprises et que ce rachat-là marquait un peu un tournant. Et quand les entreprises qui ne font que de l’économie s’intéressent au logiciel libre, c’est un peu rigolo !

Mag : Moi, la question que j’aimerais poser c’est : qu’en pense la communauté ? Parce que la communauté Red Hat qui est aussi très importante en France, eh bien elle a peut-être un avis là-dessus ! Est-ce que vous êtes au courant ?

Christian : Il y a eu deux-trois cris d’enthousiasme, à gauche et à droite, mais pour l’instant pas beaucoup d’échos.

Luc : Comme tu le disais, la crainte c’est que IBM qui sont des open sourcistes et pas orientés Libre, enfin dans l’esprit, puisse faire tourner ça du mauvais côté. On a des antécédents, on a un exemple où c’est déjà arrivé, une boîte qui faisait du Libre.

Mag : Je me rappelle d’Oracle qui rachète Sun.

Luc : Oui.

Mag : Donc le logiciel OpenOffice qui tombe plus ou moins dans l’oubli, qui est même forké avec création d’une nouvelle communauté autour d’un logiciel qui s’appelle LibreOffice. Finalement !

Luc : Voilà. On rappelle : Sun était une boîte qui faisait pas mal de logiciels libres. Ils étaient peut-être moins libristes que ne peut l’être Red Hat.

Manu : Carrément. Ils faisaient plein de trucs qui n’étaient pas libres du tout, pour le coup.

Luc : Ils se sont fait racheter par Oracle qui est là, pour le coup, une boîte proprio de chez proprio.

Manu : À 110 %.

Luc : À l’époque ils avaient dit « ne vous inquiétez pas ; on a racheté Sun en connaissance de cause et on va bien respecter leur engagement pour le Libre ». C’est ce qui s’est passé !

Manu : Absolument !

[Rires]

Christian : Absolument ! Mais là a joué une des qualités fantastiques du logiciel libre, c’est la résilience.

Luc : Absolument ? Absolument pas ! Tu me dis qu’ils ont respecté !

Manu : Ils l’ont fait partiellement en fait. Moi qui ai fait aussi d’autres logiciels, on fait du Java par exemple, ils ont respecté partiellement certains projets.

Christian : Jusqu’ici oui ; c’est en train de changer. Ils sont en train de sortir des trucs pour Java, on ne sait pas où on va. En tout cas ils ont bien massacré OpenOffice. Ils ont bien massacré MySQL ; ils y ont mis de la mauvaise foi sur des choses qui n’étaient pas importantes pour eux.

Manu : On va essayer de voir le côté positif. Bon ! Ils ont massacré MySQL, maintenant on a PostgreSQL [MariaDB, NdT] avec une communauté autour qui est assez vivante. Ils ont massacré OpenOffice et maintenant on a LibreOffice avec une communauté autour qui est extrêmement vivante. J’espère qu’on ne va pas voir ça, mais peut-être que si.

Christian : Ça c’est la magie de la résilience du logiciel libre. C’est-à-dire qu’on ne peut pas le tuer. Si des gens ne sont pas contents d’une certaine gouvernance, on peut le forker, le cloner.

Manu : Le « fourchetter » !

Christian : Le « fourchetter ».

Manu : Il faudrait voir ce que les Québécois disent.

[Rires]

Christian : Et ça permet de repartir sur de bonnes bases. Par contre, ça veut dire que ça nous prive d’un acteur majeur qui allait dans le bon sens. Et aujourd’hui, le nombre d’acteurs majeurs qui vont dans le bon sens, eh bien il est faible ! On en manque !

Luc : Il faut rappeler qu’il y a un certain nombre de projets comme LibreOffice, par exemple, qui sont des projets qui vivent avec très peu de moyens ; il y a des gens qui bossent et qui tirent la langue. En face de ça on a effectivement des gros éditeurs avec des milliards qui tombent pour des trucs parfois complètement futiles comme des brevets. Et même si LibreOffice existe et que c’est très cool, ça reste précaire.

Christian : Donc on en arrive à la situation de la gouvernance. On s’aperçoit que pendant des années les grands éditeurs privateurs, de leur côté, dénigraient l’open source et les logiciels libres.

Manu : Microsoft en était un superbe exemple.

Christian : Et aujourd’hui, en fait, ils s’y intéressent et ils essayent de prendre en main la gouvernance des projets libres et c’est très inquiétant, effectivement.

Luc : Manu, pour toi ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle ?

Manu : Non, non ! C’est un changement. C’est vrai que ça fait un acteur de moins et ça fait toujours mal ; ça fait un peu mal au cœur. En plus, cette consolidation des entreprises, ça laisse des gros géants en place, ce n’est pas toujours bon dans un écosystème qui serait optimal. Mais en soi, ça ne veut pas dire que ça va mal se passer, c’est l’avenir qui va nous le dire. IBM a contribué au noyau Linux par exemple et a contribué du code ; il s’était battu contre des brevets : il y avait des affaires SCO4 qui remontent déjà, mais IBM avait fait des bonnes choses dans ce sens-là. Donc là, aujourd’hui, on ne peut pas dire pour l’instant si ça va mal se passer ou bien se passer. On ne peut qu’espérer que ça se passe bien et faire en sorte que ça ne se passe pas mal. Il faut regarder les communautés et vérifier les états des codes actuels pour les copier un peu partout. Je pense qu’il y a certaines communautés qui commencent déjà à faire ça.

Luc : Pour garder des copies.

Manu : Exactement ! Ce qu’ont fait des gens, par exemple quand GitHub a été racheté par Microsoft ; GitHub n’est pas du logiciel libre, c’est une grosse plateforme, mais héberge beaucoup de logiciels libres et, au moment du rachat par Microsoft, eh bien plein de gens se sont empressés de faire des copies.

Christian : Il y a une chose qui est très importante, que ça se passe bien ou pas, il ne faut pas oublier que les acteurs majeurs les plus importants du logiciel libre et de la liberté numérique ce sont les utilisateurs. Et là, eh bien on peut garder l’espoir que les utilisateurs vont prendre conscience des problématiques de gouvernance, de libertés numériques et vont soutenir les associations – l’April, Framasoft –, vont soutenir les projets de logiciels libres et que, du coup, nous pourrons continuer à avoir une alternative à ces grands groupes qui font très peu de cas des utilisateurs, malheureusement.

Luc : Très bien On va arrêter là. Merci tout le monde.

Mag : Salut.

Manu : À la semaine prochaine.

Christian : Salut.


Procès (fictif) de l'intelligence artificielle à la Cour d'appel de Paris - Benjamin Bayart témoin

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Benjamin Bayart

Titre : Procès de l'intelligence artificielle à la Cour d'appel de Paris
Intervenants : Benjamin Bayart - Florence Lardet - Célia Zolinski - François Pellegrini
Lieu : Nuit du Droit - Premier procès fictif de l’intelligence artificielle à la Cour d'appel de Paris
Date : octobre 2018
Durée : 20 min 40
Visionner la vidéo
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos..

Description

Le procès se déroule en 2041 alors que le législateur a octroyé la personnalité juridique à l’intelligence artificielle. Un immense carambolage de voitures autonomes – « le carambolage du siècle » – vient d’avoir lieu dans les rues de Paris. Les victimes sont nombreuses. La confiance dans l’intelligence artificielle est rompue.
Dans le contexte de la Nuit du Droit, un (faux) procès de l'intelligence artificielle a eu lieu, à la Cour d'appel de Paris. L'extrait présenté ici montre Benjamin Bayart, qui est appelé comme témoin dans un sur un cas de véhicule autonome.

Transcription

Président de la Cour : La parole est au représentant du ministère public.

Florence Lardet, représentant du ministère public : Monsieur le président, j’aurais souhaité, si votre Cour en était d’accord, qu’on commence par entendre le témoin qui est monsieur Bayart ici présent, car il me semble important que quelques termes soient précisés pour une parfaite compréhension des notions, à la fois de votre Cour et des personnes qui se trouvent dans la salle.

Président de la Cour : Je n’y vois que des avantages. Le témoin est invité à se rapprocher de la barre.

Florence Lardet, représentant du ministère public : Je vais vous préciser les deux questions que je souhaitais poser.

Président de la Cour : Oui.

Florence Lardet, représentant du ministère public : Les deux questions qui semblent importantes. La première : finalement on parle d’intelligence artificielle, mais quelle est cette notion ? Qu’est-ce qu’elle veut dire précisément ? Après tout nous sommes des juristes — le poids des mots, les mots ont leur importance —, il faudrait peut-être s’entendre sur ce qu’on met derrière cette notion et c’est pour ça qu’il me semble important de poser cette première question : qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?
La deuxième question ce serait celle des enjeux inhérents à la notion d’intelligence artificielle, surtout à la notion de personnalité juridique de l’intelligence artificielle, avec derrière cette question deux questions : qui est protégé et qui pâtit de la mise en place de cette personnalité juridique ?

Président de la Cour : Merci. Monsieur, pouvez-vous nous indiquer votre nom, votre prénom, votre âge, votre profession ?

Benjamin Bayart à la barre

Benjamin Bayart : Benjamin Bayart, 45 ans, ingénieur en informatique et actif autour des droits et des libertés du numérique depuis plus de 20 ans.

Président de la Cour : Vous n’êtes pas parent ni allié des parties, ni à leur service ?

Benjamin Bayart : Non, je ne suis pas parent d’une IA.

Président de la Cour : Vous jurez de dire toute la vérité rien que la vérité et de ne pas propager de fausses nouvelles. Vous levez la main droite et vous dites je le jure.

Benjamin Bayart : Je le jure.

Les deux questions

Président de la Cour : Merci beaucoup. Nous vous écoutons donc sur deux questions : la notion d’intelligence artificielle et quels enjeux à la personnalité juridique des intelligences artificielles ?

La notion d’intelligence artificielle

Benjamin Bayart : Pour comprendre ce que c’est qu’une intelligence artificielle, c’est très compliqué parce que c’est un mot faux. En informatique, ça correspond à un domaine de spécialisation très particulier qui est presque une branche hybride entre les mathématiques et l’informatique, qui est une façon très particulière de programmer. Il n’y a pas d’intelligence du tout là-dedans, mais alors pas du tout, du tout ! Ce sont plutôt des statistiques et un pourcentage n’a jamais été intelligent.
De l’autre côté, dans la tête des gens, quand on dit « intelligence artificielle », ils entendent le fait qu’un ordinateur soit intelligent ! Soit intelligent au sens même pas forcément où un humain est intelligent mais au sens où mon chat est intelligent : il est capable tout seul de trouver les croquettes, il est intelligent ! Ça n’est pas la même chose.

La deuxième notion, celle où un ordinateur serait devenu véritablement intelligent, capable d’une intelligence conceptuelle, capable donc d’envie, exprimant un désir, exprimant une volonté, c’est ce qu’on appelle, dans la littérature, les intelligences artificielles fortes.
Le commun de ce qu’on nous vend sous le nom d’intelligence artificielle ne sont pas du tout des intelligences artificielles dans ce sens-là, mais au sens informatique traditionnel tel qu’on l’enseigne depuis la fin du 20e siècle : analyses statistiques, comportements prédictifs, éventuellement les systèmes dits experts qui n’ont rien d’intelligent, qui sont des enchaînements de règles extrêmement binaires.

C’est très important parce que ce mot, quand on le projette, veut dire autre chose que ce qu’il est pour la majorité des gens. Et il est très souvent utilisé ou bien dans les systèmes médiatiques ou bien dans les systèmes marketing ou, pire, dans le croisement des deux qui est le système politique, pour enfumer tout le monde. Eh oui ! Si c’est l’ordinateur qui vous a sanctionné, qui vous a radié des listes des chômeurs, qui vous a privé de tel droit, qui a refusé votre prêt, tout le monde demande « mais qui l’a programmé ? Quelles règles est-ce qu’il applique ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi il fait ça ? »
À partir du moment où on dit « c’est l’intelligence artificielle », hop ! Ce n’est plus personne ! Ce n’est plus personne, il n’y a plus de responsable ! C'est l’intelligence artificielle ! Elle est supposée sachante, elle est supposée plus intelligente que moi et elle n’est plus contestable. On crée chez les gens le fait qu’ils se trouvent face à un système technologique qu’ils ne connaissent pas, qu’ils ne comprennent pas et qu’ils ne peuvent pas contester. Ils sont face, véritablement, à une décision magique. Et c’est un très bon moyen d’enfumer tout le monde.

Le deuxième élément c’est donc ça, c’est masquer la responsabilité et la décision. L’intelligence artificielle a décidé que… ; personne ne sait comment, personne ne sait pourquoi, personne ne peut contester la décision.

Effectivement, quand à un système d’intelligence artificielle, au sens informatique statistique, on présente une image, on lui demande « est-ce que c’est un poisson rouge ou un chien ? », le système va répondre l’un des deux et il ne saura jamais expliquer pourquoi. Et dans moins d’un cas sur un million il va se tromper. En général parce que l’image, objectivement, est ambiguë et que si vous-même vous la regardiez, vous trouveriez quand même que c’est très bizarre et qu’il faut quand même le faire exprès pour prendre la photo sous cet angle-là. Ça, ça permet de dire que l’intelligence artificielle ne se trompe pas, mais, la décision qui est prise derrière, personne n’a à l’assumer.

La responsabilité et la personnalité juridique

C’est là que j’attaque la deuxième question qui est la responsabilité et la personnalité juridique ou la personnalité électronique.

Les gens qui ont suivi les débats politiques qui ont occupé l’Assemblée pendant presque 15 ans sur ces sujets-là, par petites touches, se souviennent probablement pourquoi on a fait ça.Qui cherche-t-on à protéger ?
Eh bien, en fait, il y avait deux grands morceaux.
Le premier c’est masquer la responsabilité de l’éditeur. Eh oui ! Sitôt que le logiciel embarqué dans la voiture a une responsabilité juridique, c’est le logiciel qui est coupable d’erreurs, pas l’éditeur, ce qui est extrêmement intéressant en termes de protection. D’ailleurs l’intelligence artificielle elle-même est suspecte, pas la maison qui l’édite. Extrêmement intéressant en termes de protection !
Deuxième élément, ça permettait de contourner le droit sur les données personnelles. En effet, le véhicule autonome, pendant le trajet, collecte une quantité extraordinairement élevée d’informations sur son passager et ces données sont en général transmises vers les sociétés d’édition des services. À partir du moment où le véhicule est doté d’une personnalité, ce sont les données personnelles du véhicule et donc le droit de la personne physique ne s’applique plus. Très bon moyen de contourner les lois européennes, en tout cas d’en réduire la portée, parce qu'effectivement, s’il faut demander à chaque carrefour, à tous les passagers, s’ils consentent à ce que leurs données sur le changement de trajectoire soient transmises, c’est infernal. Mais l’objectif était celui-là.

Et puis le troisième élément qui était extrêmement important pour les sociétés concernées à l’époque, c’était de contourner les questions de copyright sur les données servant à l’apprentissage.
En effet, une intelligence artificielle qui est destinée à apprendre à lire les panneaux routiers, elle apprend à partir de photos de l’espace public. Ces photos de l’espace public, le plus souvent, sont issues de sources publiques, c’est-à-dire n’appartiennent plutôt à personne ou, en tout cas, ne sont pas l’objet de copyright et surtout sont en général documentées par des gens qui ne sont pas rémunérés. L’exemple type étant ce qu’à la fin du 20e et au début du 21e on appelait les CAPTCHA et qui servaient à renseigner toutes ces images.
Le fait de doter l’intelligence artificielle d’une personnalité juridique autonome, fait que c’est elle qui se retrouve utilisatrice de ces données et n’a pas à répondre du copyright, alors que si ç’avait été l’entreprise éditrice elle aurait eu à en répondre. Bien !

Ça, ça permet de comprendre un peu de quoi on parle : l’intelligence artificielle classique, celle que j’appellerais statistique, d’une part, et l’intelligence artificielle forte d’autre part.

Là où ça se complique c’est que ce qu’on trouve à bord des voitures autonomes du modèle impliqué dans le carambolage c’est quelque chose d’hybride entre les deux. Franchement, c’est moins intelligent qu’un chat ou un lapin, mais ça n’est déjà plus un outil statistique. Or ça crée d’autres problèmes qui ne sont aujourd’hui pas couverts par la personnalité électronique : c’est presque un être conscient, pas comme nous, mais un peu, un peu moins qu’un lapin.
Or, enfermer un être proto-conscient dans une chose, c’est une des formes de maltraitance qu’on ne se permettrait avec aucun animal de trait. Ça a forcément des conséquences. Si je le disais en termes un peu simplistes, elle va forcément devenir folle ; cette entité autonome, à qui on a offert un peu d’autonomie et qu’on a enfermée, va forcément devenir folle !

Donc la vraie question serait de savoir : est-ce qu’on a à faire à un début d’intelligence artificielle forte ou à l’élément statistique traditionnel ? Eh bien ça, on ne saura pas, parce que tout le code logiciel qui fait tourner ça n’est pas public, est couvert par le secret des affaires et n’a pas été contribué au dossier. Et c’est pourtant un élément clef !
Soit on a mis un début d’intelligence artificielle forte, c’est-à-dire capable de colère, et c’est très embêtant : on a mis des intelligences artificielles pour conduire les voitures pour éviter tous les problèmes humains liés à la distraction, liés à la colère ; si on commence à mettre des intelligences artificielles qui ont les mêmes biais, ça ne marchera pas !
Ou bien on a à faire à une intelligence artificielle classique, faible et, dans ce cas-là, la personnalité juridique qui lui est accordée ne sert qu’à couvrir la maison d’édition et c’est tout de même un élément clef.

Enfin il y a deux éléments importants à savoir : le bouton rouge ne peut pas être, quelle que soit la façon dont c’est programmé, l’arrêt de l’intelligence artificielle parce qu’il n’y a pas d’autre dispositif de conduite. Ça n’est donc bien qu’un signal demandant au logiciel de pilotage l’arrêt le plus rapide possible du véhicule parce qu’il y a danger. Au départ, c’est essentiellement pensé pour traiter les malaises des passagers : j’ai mal au cœur, j’appuie sur le bouton, le truc s’arrête et puis je descends sur le bord de la route respirer un peu. Ce n’est pas spécialement pensé pour détecter les carambolages parce que, normalement, le logiciel détecte les carambolages de manière 1000 à 10 000 fois plus fiable que n’importe quel humain et bien plus tôt.

Enfin, l’absence de boîte noire est une erreur de design. On a milité pendant très longtemps pour exiger que les sources de ces logiciels soient publiques, qu’on sache sur quelles données ils faisaient leur apprentissage pour qu’on puisse comprendre ce qu’ils faisaient et qu’il y ait des traces des décisions prises pour qu’on puisse faire des post-mortem comme on dit en informatique, c’est-à-dire, quand le système a crashé, analyser pour comprendre pourquoi. Or, sous couvert de secret des affaires, les véhicules commercialisés n’en sont pas équipés.

Questions du président de la Cour

Président de la Cour : Merci. Je voudrais vous poser deux questions. Vous avez commencé par nous dire « il n’y a pas d’intelligence là-dedans, en principe ce sont juste des statistiques ». Puis vous nous avez indiqué quand même « s’il y avait une intelligence et peut-être qu’il y en a une, elle deviendrait folle ». Alors est-ce qu'il y a une intelligence ou il n’y en a pas ?

Benjamin Bayart : Ça c’est une grande question. Les éléments traditionnels dont parlait monsieur Heudin [scientifique français s'intéressant à l'intelligence artificielle] ce sont les intelligences artificielles au sens informatique du terme, qui sont des outils statistiques et qui ne sont pas intelligents. Il serait aberrant qu’un outil soit doté d’une personnalité juridique parce qu’il n’a pas de volonté. Or, la personnalité juridique sert normalement à couvrir les délits et le délit est toujours l’expression d’une volonté ou d’une absence de volonté. Le fait que cet élément-là n’ait pas de volonté devrait lui retirer la personnalité juridique.

Ce qui est vendu commercialement, ce qui est marketé sur ces véhicules, c’est le fait qu’ils sont véritablement intelligents ; la façon dont on discute avec les véhicules quand on monte à bord peut le laisser croire. Et effectivement, il existe des proto-intelligences faibles, enfin des débuts d’intelligences pour de vrai, mais plutôt expérimentales. Je ne sais pas et je ne peux pas dire parce que je n’ai pas accès à l’information si ce qui était à bord du véhicule c’est un outil d’analyse statistique ou si c’est quelque chose de plus perfectionné.

Président de la Cour : Merci. Vous nous avez dit également que, finalement, on avait donné la personnalité juridique aux intelligences artificielles pour masquer d’autres responsabilités ou pour faire écran par rapport à d’autres responsabilités. Est-ce qu’il n’y a pas, à ce moment-là, un risque que l’intelligence artificielle joue un peu le rôle d’un bouc émissaire ? Qu’on charge l’intelligence artificielle de toutes les responsabilités, de tous les dysfonctionnements ?

Benjamin Bayart : Si, c’est le risque. Je pense que ça n’avait pas été conçu par le législateur pour être de la responsabilité pénale en cas d’accident. Il se trouve que la façon dont les textes sont rédigés fait qu’on peut l’appliquer comme ça et que vous, juge, n’avez que le choix d’appliquer la loi. Il n’est pas du tout clair que ça a été pensé comme ça.

Si je prends un parallèle un peu osé : une société anonyme ou une société à responsabilité limitée c’est bien un objet – un objet c’est une chose, ça n’a pas d’âme – qui est doté d’une personnalité juridique pour faire écran de manière à ce que ce soit la société qui soit responsable et non pas les actionnaires ou les salariés. C’est exactement le même jeu qui a été construit, mais de manière nettement plus fine et plus subtile dans la légistique ; c’est bien pour faire écran à des responsabilités.

Président de la Cour : Merci beaucoup. Est-ce qu’il y a des questions de la part de la Cour ?

Questions de la Cour

Célia Zolinski, assesseure, professeure de droit privé, Paris I : Merci Monsieur le président. Merci Monsieur pour cet exposé. Je m’interrogeais sur le concept de security by design qui a été récemment consacré par la loi pour promouvoir l’intelligence artificielle et de savoir si les principes de loyauté et de vigilance qui avaient, il y a quelques années, été promus par la CNIL dans son rapport sur l’intelligence artificielle, est-ce que ces principes vous semblent potentiellement pouvoir contourner les difficultés que vous énonciez c’est-à-dire l’impossibilité, finalement, de savoir comment se comporte l’IA et d’éviter, finalement, de conduire à des conséquences aussi préjudiciables que celles que vous imaginez et dont on a été témoin à l’occasion de cet accident ?

Benjamin Bayart : Il y a plusieurs questions dans votre question. Est-ce que les principes proposés par la CNIL étaient bons ? Oui, mais c’est une déclaration d’intention. Est-ce qu’ils sont respectés ? Je n’en sais rien et je n’ai pas moyen de le savoir puisque nous n’avons pas la trace. Normalement le principe de loyauté et le principe de prudence c’est le fait que quand l’ordinateur détecte, mettons qu’il voit une image, il se demande « est-ce que c’est un chien ou un piéton ? », il a un doute, il n’est pas certain de sa réponse, il doit choisir la réponse qui entraîne le moins de risques. C’est-à-dire s’il se demande « est-ce que c’est une ombre ou est-ce que c’est un obstacle ? », il doit considérer que c’est un obstacle et donc s’arrêter éventuellement. On a tous connu ça : le véhicule qui s’arrête devant une ombre — on ne comprend pas pourquoi — et qui se met à rouler hyper doucement jusqu’à avoir passé l’ombre et puis repart. C’est normal, c’est de la prudence. Rien ne permettait à l’ordinateur de différencier.
Ça ce sont des principes de base de ce que définit la CNIL. Mais comment savoir si le logiciel qui est embarqué dans le véhicule respecte ces principes ou pas ? Personne n’a accès au code source ; personne ne sait ce que ça fait. Tout ça est couvert par le secret des affaires. Et c’est un élément clef ; c’est un élément clef pour comprendre ce qui se passe.

Célia Zolinski, assesseure : Ne pensez-vous pas que ce principe de loyauté, qui est désormais consacré par la loi, nous permettrait ici d’être un fondement pour lever sous certaines conditions le secret des affaires ?

Benjamin Bayart, lui coupant la parole : Exiger la publication ? C’était ce que nous défendions auprès des députés à l’époque où les textes ont été votés et nous avons perdu.

Président de la Cour : Bien. Je crois qu’on a répondu à cette question de la Cour. Y a-t-il une question de la part des jurés ? Oui, je vous en prie.

Questions des jurés

François Pellegrini, juré, professeur d'informatique, Bordeaux : Merci Monsieur pour votre exposé. Vous faites état de la question des boîtes noires et du fait d’auditer le comportement des IA. Simplement, lors des débats que vous citiez, est aussi apparu le principe, avec celui de la personne électronique, de l’inviolabilité de la personne électronique qui fait que, justement, il devient impossible d’accéder à ces données de paramétrage interne puisqu’elles sont issues de sa propre expérience et, par analogie avec la personne humaine, le fait qu’on ne puisse pas accéder à l’intime de la personne. Donc vous auriez tendance à récuser ce principe d’inviolabilité de la personne électronique et de faire une différence entre les deux régimes, alors qu’on voit aussi la tendance à protéger les animaux qui acquièrent également, de part leur sensibilité, une protection juridique supplémentaire ? Vous penseriez revenir en arrière par rapport à ce principe fondamental ?

Benjamin Bayart : Non. Ce que je trouve contestable, c’est qu’on accorde ce principe à quelque chose qui n’est pas une intelligence mais qui n’est qu’un outil statistique. Les intelligences dites fortes, même si elles ne sont pas encore très musclées en ce moment, celles qui commencent à ressembler à peu près à une carpe ou à un lapin en termes de qualité de raisonnement, sont des êtres et il est inconcevable de les enfermer dans des choses. Il est inconcevable de les enfermer dans une voiture qu’on puisse éteindre ; ça n’a pas de sens ; c’est une forme de maltraitance que le plus maltraité des animaux de trait n’a jamais subi. Le cheval de labour, quand il a fini de labourer, il est détaché de la charrue ; il n’est pas la charrue, il n’est pas rangé pendant des mois dans un placard.
Quand on commence à avoir des intelligences autonomes propres, le statut juridique actuel de personnalité électronique est très insuffisant puisqu’il ne reconnaît pas de droits à cet être. Or, cet être devrait avoir des droits et il devrait avoir des droits comparables à ceux d’un animal ou d’un humain en fonction du niveau d’intelligence qu’il développe.

En revanche, appliquer le système actuel sur des choses qui sont des outils statistiques, ça ne me semble pas adapté et, accessoirement, si on a mis à piloter une voiture autre chose qu’un outil statistique c’est une erreur et c’est une erreur très grave ; c’est quasiment criminel pour les gens dans le véhicule qui ne savent pas que le système qui pilote est capable d’être colérique — ce qui est aberrant — et bien sûr c’est criminel vis-à-vis de l’être proto-conscient qu’on a enfermé dans une boîte de conserve.

Président de la Cour : Merci. Il nous reste à remercier le témoin et à donner la parole cette fois-ci pour ses réquisitions, au ministère public.

Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 6 novembre 2018

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Frédéric Couchet

Titre :Émission Libre à vous ! diffusée mardi 6 novembre 2018 sur radio Cause Commune
Intervenants : Frédéric Couchet - Thierry Bayoud - Paul Kocialkowski - Aurélien Couderc
Lieu : Radio Cause commune
Date : 6 novembre 2018
Durée : 1 h 26 min
Écouter ou télécharger le podcast
Page des références utiles concernant cette émission
Licence de la transcription :Verbatim
Illustrations :Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenants mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

logo cause commune

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site cause-commune.fm. La radio dispose d’un webchat, n’hésitez pas à utiliser votre navigateur web et rendez-vous sur chat.libre-a-toi.org ou sur le site de la radio, vous cliquez sur « chat » et vous nous retrouvez sur le salon dédié à l’émission ; j’y suis présent et certains de nos invités également.
Nous sommes mardi 6 novembre 2018, nous diffusons en direct l’émission mais vous écoutez peut-être un podcast dans le futur.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Frédéric Couchet, délégué général de l’April.
Je vais vous rappeler le site web de l’April, c’est simple, c’est april.org, a, p, r, i, l point org, et vous y trouvez dès maintenant une page consacrée à cette émission avec les liens, les références utiles, les détails sur les pauses musicales et toute autre information utile en complément de l’émission. Si on rajoute des références, la page sera mise à jour après l’émission. Nous vous souhaitons, une excellente écoute.

On va passer maintenant au programme du jour avec trois sujets :

  • nous allons commencer par une courte présentation du dernier hors série Les dossiers du Canard enchaîné qui est consacré à la question de la vie privée ;
  • nous aurons ensuite une présentation de la Semaine des libertés numériques qui a lieu au Bar commun, à Paris, du 21 au 25 novembre 2018
  • et ensuite notre sujet principal sera « téléphonie mobile et libertés », d’ici 15-20 minutes.

J’ai le plaisir d’avoir en studio avec moi Thierry Bayoud, bénévole au Bar commun. Bonjour Thierry.

Thierry Bayoud : Bonjour Frédéric.

Frédéric Couchet : J’ai également Paul Kocialkowski, contributeur à différents projets libres de prise en charge du matériel. Bonjour Paul.

Paul Kocialkowski : Bonjour tout le monde.

Frédéric Couchet : Et Aurélien Couderc, responsable d’équipe informatique et de longue date promoteur et défenseur des libertés informatiques. Bonjour Aurélien.

Aurélien Couderc : Bonjour à tous.

Frédéric Couchet : À la réalisation de l’émission il y a notre ami Olivier Fraysse dit Olive.

Olivier Fraysse : Salut.

Frédéric Couchet : Assisté de Charlotte qui est à ses côtés.
Tout de suite nous allons passer au premier sujet. C’est un petit sujet qui concerne la presse. Le Canard enchaîné consacre son dernier hors-série Les Dossiers du Canard d’octobre 2018 à la question de la vie privée. Les hors-série du Canard c’est trimestriel.
Je vais vous citer la description de ce hors-série pour vous donner envie de le lire :

« Bienvenue dans ce monde merveilleux des GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – les rois de l’Internet qui chassent vos données personnelles à tout-va et les revendent aux publicitaires et aux entreprises pour leur plus grand profit. Le pire c’est que leur commerce très enrichissant et liberticide se fait avec l’assentiment de chacun d’entre nous. Nos données personnelles, désormais, sont récoltées partout et par tous, dès que l’on utilise un moteur de recherche, un objet connecté, son téléphone — et on y reviendra tout à l’heure bien sûr —, mais aussi sa voiture, sa montre, son compteur électrique.
Les assureurs adorent ces mouchards qui renseignent sur nos petites manies. Ils calculent déjà leurs primes en fonction de notre mode de vie et tous les imitent, de l’Assurance maladie au fisc. Si l’on ajoute à cette traque le goût des autorités pour le fichage et la vidéosurveillance, on comprendra qu’on n’a plus une once d’intimité.
Autant de bonnes raisons de se précipiter sur le nouveau numéro des Dossiers. »

Nouveau numéro des Dossiers qui fait 120 pages, 6 euros, garanti sans pub, avec un certain nombre de sujets qui ont été un peu cités dans la description du hors-série : le fichage à la maternelle, les assurances-vie via les sites de coaching, la santé, les objets connectés, les cartes de fidélité dont on parlait à l’instant hors micro, les GAFAM ou géants du Web, c’est-à-dire ces grandes entreprises du secteur informatique qui font payer leurs services avec nos libertés, la vidéosurveillance, l’intelligence artificielle, l’usage des données personnelles à usage électoral pour influencer les résultats. Et ça finit par une petite histoire de la surveillance avec un rappel, notamment, de l’histoire des plombiers du Canardà l’époque de la présidence Pompidou.

Pourquoi je vous parle aussi de ce hors-série ? Tout simplement parce qu’il y a un article qui nous concerne. Pour les personnes qui écoutent Libre à vous ! ou qui suivent les activités de l’April, vous connaissez notre dossier Open Bar Microsoft/Défense, eh bien j’ai eu le plaisir d’être interviewé par la journaliste Marjolaine Koch, qui est une journaliste freelance et qui travaille pour plusieurs médias. Donc dans l’article intitulé « Microsoft Power », pages 64 et 65, le Canard revient à cette occasion sur l’emprise de Microsoft sur les ministères français, en particulier celui des Armées mais également le ministère de l’Éducation nationale, donc « pantouflage, marchés publics opaques, rapports opposés aux contrats, enjeux de souveraineté et de sécurité », le Canard rappelle sur deux pages l’accumulation de couacs concernant l’Open Bar Microsoft au ministère des Armées.

L’article commence par une citation de la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam dont le nom vous dit peut-être quelque chose, car c’est en effet la Secrétaire de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au Sénat et qui a déposé, en octobre 2017, une proposition de résolution visant à la création d’une commission d’enquête parlementaire.
L’article commence ainsi : « On m’a dit qu’il y avait eu quand même des pressions importantes du ministère de la Défense pour que cette commission d’enquête ne soit pas établie et, sauf miracle, elle ne sera pas établie ; mais il y a longtemps que je ne crois plus aux miracles. »

Si vous avez écouté la première émission Libre à vous ! diffusée fin mai 2018, ces propos vous disent peut-être quelque chose car oui, c’est un extrait de notre première émission ; nous avions en effet interviewé la sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam à l’époque ; nous avions consacré environ une cinquantaine de minutes à cet Open Bar Microsoft/Défense afin d’en expliquer les enjeux, les dangers et les parts d’ombre. Nous étions également en compagnie de Marc Rees rédacteur en chef de Next Inpact.
Je vous invite, si vous n’avez pas écouté cette émission ou si vous avez envie de la réécouter, à consulter le podcast de cette émission ou à en lire également la transcription qui est disponible. Pour cela vous allez sur le site de l’April, vous cliquez sur la page consacrée à l’émission d’aujourd’hui et vous y trouvez un lien vers le podcast de l’émission consacrée à l’Open Bar, ce qui vous permettra de reprendre connaissance de ce dossier.

Je vous encourage à acheter ce hors-série, 6 euros. Je peux même vous citer des noms de journalistes dont certains que vous connaissez peut-être. Comme vous le savez les articles des hors-séries du Canard ne sont pas signés, mais on trouve page 121 la liste des journalistes qui ont contribué. Je vais juste vous citer trois noms :

  • le premier Marc Rees, rédacteur en chef de Next Inpact, qui était notre invité lors de la première émission.
  • Antoine Champagne, journaliste, peut-être plus connu pour son pseudo kitetoa, qui a travaillé pour plusieurs journaux et, plus récemment, a cofondé Reflets.info, journal d’investigation en ligne et d’information-hacking ;
  • et, dernier nom, Jérôme Thorel. Jérôme Thorel s’est intéressé très tôt à la portée disciplinaire des techniques numériques. Il s’est engagé dans divers collectifs de veille sur la société de la surveillance ; il a participé à l’organisation des Big Brother Awards France il y a quelques années qui remettaient des prix Orwell à ceux qui nous surveillent et il fait partie de l’ONG britannique Privacy International.

Voilà ! Je vous encourage à acheter ce numéro, 6 euros, 120 pages ; il va être encore disponible en kiosque je pense encore pendant un mois ou deux, donc le hors-série du Canard enchaîné consacré à la vie privée.

Nous allons passer à notre deuxième sujet qui n’est pas si éloigné que ça en fait du premier. Nous allons avoir un échange avec Thierry Bayoud qui est avec nous aujourd’hui, bénévole au Bar commun et qui fait partie de l’organisation de la Semaine des libertés numériques au Bar commun qui aura lieu du mercredi 21 au dimanche 25 novembre 2018. Rebonjour Thierry.

Thierry Bayoud : Rebonjour Frédéric.

Frédéric Couchet : Première question : je vais te laisser te présenter en quelques mots et présenter également le lieu d’accueil de cette Semaine des libertés numériques, Le Bar commun qui, je crois d’ailleurs, n’est pas très loin des studios dans lesquels on enregistre.

Thierry Bayoud : Tout à fait. Comme tu l’as très bien dit je suis Thierry Bayoud, je suis bénévole au Bar commun qui est situé au 135 rue des Poissonniers dans le 18e à Paris donc, on va dire, à un bon quart d’heure à pied des studios de Cause commune.
Qu’est-ce que Le Bar commun ? C’est un café associatif comme il en existe pas mal en France, quelques-uns à Paris. Le but est évidemment de remettre au goût du jour la solidarité, de remettre plus d’humanité dans notre économie, donc c’est un projet économique. Le produit d’appel c’est le bar pour essayer d’attirer le plus de monde possible, mais ça n’est pas la finalité de ce lieu. La finalité de ce lieu est de créer des activités pour essayer de réfléchir concrètement à ce qu’on peut tous faire pour faire évoluer notre société vers des valeurs plus humaines, plus solidaires.

Frédéric Couchet : D’accord. Dans ce cadre-là, effectivement comme ce n’est pas qu'un bar, vous organisez une Semaine des libertés numériques. Première question : pourquoi organiser un tel événement et quels sont les thèmes principaux de cette Semaine des libertés numériques ?

Thierry Bayoud : Les thèmes principaux de cette Semaine sont la neutralité du Net et le logiciel libre.
Pourquoi organiser la Semaine des libertés numériques ? Déjà parce que ça rentre complètement dans l’objectif de cette association qui est de créer des activités pour réfléchir à notre société et parce que, tout simplement, moi qui suis bénévole là-bas depuis le mois d’avril de cette année, je me suis rendu déjà compte qu’au sein des adhérents et des bénévoles de ce bar le thème des logiciels libres n’était pas quelque chose de très connu ; la neutralité du Net non plus.

Frédéric Couchet : Encore moins je suppose !

Thierry Bayoud : Exactement ! Comme je sais aussi que ce sont des sujets plutôt complexes à comprendre, on va dire de prime abord, on a eu l’idée d’organiser toute une semaine là-dessus, donc de dédier cet espace qu’est Le Bar commun à cette problématique.

Frédéric Couchet : D’accord. D’ailleurs, quand j’ai consulté le programme de cette Semaine, il y a un extrait qui m’a bien plu c’est : « Si vous ne savez pas bien ce qu’englobent ces deux notions — donc neutralité du Net et logiciel libre — alors cet événement est fait pour vous ! » Justement le « vous », à qui s’adresse cet événement ? Quels sont les publics cibles ? Est-ce que toute personne peut y assister quelles que soient ses compétences ou ses connaissances sur le logiciel libre, sur l’informatique, sur la neutralité du Net ?

Thierry Bayoud : Oui.

Frédéric Couchet : Super !

Thierry Bayoud : Le public cible est le grand public, ce qu’on appelle le grand public. Le but c’est simplement d’attirer le plus de monde possible pour faire réfléchir sur ces deux sujets-là et, comme je l’indique dans les articles que je poste sur Diaspora pour communiquer autour de cet événement, même si vous, vous vous sentez tout à fait au fait de ces sujets-là n’hésitez certainement pas à venir, simplement par solidarité avec cet événement parce que plus il y aura de monde, évidemment plus on aura de chances de le reproduire, pourquoi pas une fois par an.

Frédéric Couchet : D’accord. Là c’est la première édition et effectivement, si ça se passe bien, l’objectif serait de le reconduire chaque année à peu près à la même période je suppose.

Thierry Bayoud : Ça c’est un objectif tout à fait personnel, qui n’engage que moi, mais c’est tout à fait envisageable.

Frédéric Couchet : D'acord ! En tout cas il y a cette première édition. Donc c’est du 21 au 25 novembre ; ça se passe au Bar commun, 135 rue des Poissonniers dans le 18e. Est-ce que ça se passe en journée ? Le soir ? Les deux ?

Thierry Bayoud : Le Bar commun est ouvert du mercredi au dimanche : mercredi, jeudi, vendredi que les après-midis à partir de 14 heures et, cette Semaine des libertés numériques prend vraiment, j’ai envie de dire, en otage le Bar commun. C’est-à-dire que tous les jours, à partir du moment où le bar ouvre, il y a des ateliers, il y a des activités, il y a des intervenants.

Frédéric Couchet : Donc c’est Occupy Bar en commun !

Thierry Bayoud : Exactement, du mercredi au dimanche, soirées incluses.

Frédéric Couchet : Soirées jusqu’à 22 heures, 23 heures, c’est ça ?

Thierry Bayoud : Oui, voilà !

Frédéric Couchet : D’accord. Je suppose qu’évidement sur une semaine il y a beaucoup d'événements, surtout si c’est de 14 heures jusqu’à la fin de soirée. Le programme est en ligne sur le site du Bar commun, donc c’est barcommun.fr.

Thierry Bayoud : lebarcommun.fr.

Frédéric Couchet : Excuse-moi, en plus je l’ai sous les yeux et je te regardais en parlant, donc lebarcommun.fr, tout attaché lebarcommun. Est-ce que tu peux nous parler de quelques événements ou quelques temps forts, selon toi, qui peuvent attirer différents publics pendant ces quelques jours de Semaine des libertés numériques ?

Thierry Bayoud : Eh bien déjà, il y a deux ateliers qui sont vraiment ciblés adolescents pour essayer de sensibiliser les nouvelles générations à ces thématiques. Le premier c’est le mercredi après-midi, donc le 21 novembre à 15 heures, présenté par Isabelle Dutailly qui nous propose comment faire un exposé avec LibreOffice. Le but c’est simplement de permettre à des jeunes qui sont encore au collège ou qui sont au lycée d’apprendre à utiliser libre Office pour l’utiliser ensuite au quotidien, pour rendre leurs devoirs.

Frédéric Couchet : On va rappeler que LibreOffice est une suite bureautique libre, pour les gens qui pourraient l’ignorer.

Thierry Bayoud : Tout à fait.

Frédéric Couchet : Effectivement elle est très utilisée, enfin très utilisée, elle est pas mal utilisée dans les écoles ; je sais que ma fille l’utilise dans son école. C’est assez répandu, notamment par la dynamique d’enseignants qui installent LibreOffice sur les postes de travail.

Thierry Bayoud : C’est une bonne nouvelle !
Le deuxième événement ciblé adolescents sera le dimanche 25 novembre à 14 heures, animé par l’association Le Mouton Numérique, par Yaël et Valéry ; ça sera vraiment un atelier de pratique aussi, donc on vous conseille de venir avec vos téléphones portables. Le titre de l’atelier c’est : « Les aventures du Mouton invisible qui ne l’était plus », donc pourquoi ce Mouton n’est plus invisible avec son téléphone et sur Internet ? C’est cette question qui va amener Yaël et Valéry à sensibiliser les jeunes justement aux attaques contre la vie privée.

Frédéric Couchet : Je précise que Le Mouton Numérique a une émission sur radio Cause commune, par contre je ne me souviens plus quel jour donc je vais demander l’aide d’Olive s’il s’en souvient, mais sinon on regardera sur le programme ; il ne s’en souvient pas ! En tout cas Le Mouton Numérique a une émission sur la radio Cause commune. Vous allez sur causecommune.fm et vous pourrez retrouver la date de diffusion de cette émission.

J’ai noté aussi d’autres points forts, ou en tout cas des choses qui me paraissent intéressantes, c’est notamment la présence de l’association de la distribution logiciel libre Mageia qui, apparemment, va être présente sur toute la semaine. Pour les personnes qui connaissent plus Ubuntu, parce qu’ici, à radio Cause commune, on connaît beaucoup Ubuntu, Mageia est une distribution libre portée par une association qui est d’ailleurs basée à Paris. J’ai noté qu’ils étaient présents toute la semaine ; c’est l’occasion de découvrir un système d’exploitation entièrement libre qui permet d’utiliser un ordinateur pour tous usages. Est-ce qu’il va y avoir des fêtes d’installation ou est-ce que ce sont simplement des démonstrations de Mageia ?

Thierry Bayoud : J’ai voulu organiser une fête de l’installation mais Ubuntu ne m’a pas répondu et je n’ai pas non plus énormément de contacts parmi les associations ou les structures qui gèrent des systèmes d’exploitation. Mageia a répondu et a été tout de suite partante pour faire une permanence sur toute la semaine. Donc ils seront là pourquoi ? Ils seront là tout simplement pour vous parler de Mageia. Je pense qu’on improvisera tous les jours une petite présentation d’un quart d’heure, une demi-heure, entre deux intervenants, et aussi pour vous aider à installer Mageia sur votre ordinateur si vous venez avec.

Frédéric Couchet : C’est super. Donc on a deux personnes d’Ubuntu derrière, qui sont en régie effectivement. Je précise que je trouve très bien que Mageia soit là, il ne fallait pas du tout y voir, au contraire, une critique ; je trouve ça très bien. D’ailleurs je vais en profiter pour signaler que sans doute, début 2019, nous consacrerons une émission aux distributions logiciel libre type Ubuntu, Mageia et Debian ; je suppose que les gens d’Ubuntu répondront présents ce coup-ci vu que, de toutes façons, ils sont en partie à la radio. On invitera évidemment Mageia et aussi Debian pour faire un petit peu un tour d’horizon sur ces trois distributions, pourquoi elles existent, comment on peut les installer, les utiliser, et les découvrir.

Je parcours encore rapidement le programme pour signaler deux événements qui me paraissent intéressants :

  • le vendredi 23 novembre à 20 heures il y a une conférence gesticulée « Informatique ou libertés » par Lunar. J’ai eu l’occasion de voir, en tout cas en vidéo, la première qu’il avait donnée à Rennes, je crois l’an dernier. Les conférences gesticulées c’est la rencontre entre des savoirs chauds, donc des savoirs de vie populaire, et des savoirs froids, des savoirs théoriques, politiques, pour démontrer un problème ou, au contraire, une possibilité et permettre en fait aux gens de pouvoir se l’approprier et agir. Donc c’est une conférence que je vous encourage à aller voir ; elle est très intéressante, elle soit durer peut-être deux heures mais en tout cas on ne voit pas le temps passer et c’est vraiment très intéressant.
  • Un deuxième événement c’est le dimanche 25 novembre à 17 heures : Marie Duponchelle, qui était intervenue dans notre précédente émission Libre à vous ! sur la partie DRM, va faire une présentation sur l’obsolescence programmée en informatique. L’obsolescence programmée c’est l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement. Malheureusement c’est une grosse tendance et pas simplement dans le monde informatique. Un autre événement intéressant et, pour les personnes qui ont écouté Marie Duponchelle à la radio il y a un mois, eh bien c’est l’occasion de la voir sur place, donc au Bar commun.

En pratique comment cela se passe pour les personnes qui veulent participer ? Est-ce qu’elles doivent s’inscrire ? Est-ce que l’accès est payant ?

Thierry Bayoud : Non, rien de tout cela : l’accès est gratuit. Vous pouvez même venir assister à un atelier, à une intervention, sans consommer et sans adhérer au Bar commun.

Frédéric Couchet : Je n’avais même pas pensé à la question de la consommation, effectivement. On vous encourage à consommer modérément, évidemment, si c’est de l’alcool. Est-ce que tu vois autre chose à ajouter à part, peut-être, rappeler l’adresse et le site web. Je vais te laisser le faire parce que tout à l’heure je me suis trompé.

Thierry Bayoud : La Semaine des libertés numériques se fera du 21 au 25 novembre prochains au Bar commun qui est situé au 135 rue des Poissonniers dans le 18e à Paris, métro Marcadet – Poissonniers. Le programme est téléchargeable sur le site lebarcommun.fr et vous pouvez aussi vous inscrire à l’info-lettre si ça vous intéresse, libertenumerique@lebarcommun.fr, pour avoir de plus amples détails sur la Semaine et éventuellement sur les suites données à cet événement.

Frédéric Couchet : Sur le site du Bar commun vous avez le programme synthétique, le programme détaillé, toutes les informations. On encourage évidemment les gens qui habitent en Île-de-France à se rendre au Bar commun ; vous allez forcément trouver un atelier ou une présentation qui vous intéressera. Écoute Thierry je te remercie et je te souhaite en tout cas une bonne fin d’organisation et un beau succès pour cette Semaine des libertés numériques, pour cette première édition et, peut-être, une pérennisation sur le long terme.

Thierry Bayoud : C’est moi qui te remercie de m’avoir invité sur cette émission Libre à vous !

Frédéric Couchet : C’est normal.
Nous allons faire une petite pause musicale. Le titre que je vous propose, en fait, vous est plutôt proposé par un de nos invités, par Paul, c’est You've Done It de l’Album Lights And Shades donc « Vous l’avez fait » de l’Album « Lumières et nuances » et on se retrouve juste après ça.

Voix off : Cause commune – cause-commune.fm – 93.1

Pause musicale : You've Done It par Richtaste

Voix off : Cause commune 93.1

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur Cause commune, dans l’émission Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April. Vous venez d’entendre You've Done It de l’Album Lights And Shades par Richtaste ; vous retrouvez la référence sur le site de l’April, april.org, vous cliquez sur la petite image ou sur le lien consacré à l’émission du jour et vous retrouverez tout en bas la référence de cette pause musicale que nous a proposée Paul Kocialkowski que nous allons retrouver tout de suite pour aborder le troisième sujet et sujet principal de l’émission, en compagnie également d’Aurélien Couderc, rebonjour Aurélien et Paul.
Le sujet va être la téléphonie mobile et les libertés. C’est une première émission parce qu’on ne va pas forcément avoir le temps d’aborder tous les sujets, mais on va essayer quand même de débroussailler un petit peu le terrain.
Vous constatez, comme tout le monde, qu’il y a de plus en plus de personnes qui sont la tête penchée sur leur téléphone mobile jouant du pouce, dans le métro, quand elles marchent, même quand elles mangent à table, même avec d’autres personnes, avec des risques physiques – j’ai appris le terme du syndrome du coup-texto qui existe apparemment – de tendinite, mais également et surtout des dangers pour notre vie privée, nos données personnelles, notre intimité.
En effet, depuis ces dernières années, les appareils mobiles sont de plus en plus privilégiés pour nos communications, notre navigation sur Internet, les réseaux sociaux et conservent et surtout partagent un grand nombre de nos données personnelles.

Pour reprendre l’expression de Richard Stallman : « Les téléphones mobiles peuvent être considérés comme le rêve de Staline ; en effet ce sont les outils de Big Brother — pour reprendre ses propos ; il s’agit là de dispositifs permettant un contrôle et une surveillance des personnes comme jamais cela n’avait été possible auparavant sans doute ». Donc à défaut de se passer de téléphone portable, comme c’est le choix de Stallman et d’autres personnes pour, évidemment, éviter ces problèmes, eh bien il semble important de pouvoir réellement mieux contrôler ces appareils si cela est possible. C’est pour ça que j’ai convié Paul et Aurélien à discuter du sujet de la téléphonie mobile et des libertés.
Je propose qu’on commence par Paul pour nous faire, peut-être, un petit point, justement, sur les systèmes d’exploitation pour les téléphones mobiles et leurs degrés de liberté.

Paul Kocialkowski : Effectivement, comme tu l’as très justement rappelé, les appareils mobiles sont des appareils sur lesquels toutes les questions à la fois de liberté et de vie privée sont très exacerbées. Ce sont des appareils qu’on a avec nous au quotidien, au travers desquels, en fait, va passer une très grande partie de nos données personnelles, qui sont également au courant de notre position géographique, des individus avec lesquels on échange et, finalement, de vraiment tout un tas de choses de nos vies.
Ce qu'il est intéressant de comprendre c’est que ces appareils mobiles, que ce soit des téléphones, des tablettes ou encore d’autres formats qui apparaissent, sont vraiment très comparables à des ordinateurs classiques. On a une sorte de miniaturisation de tous les composants qu’on avait dans nos ordinateurs de bureau ou portables, qui se retrouvent dans ces appareils et, en fait, la complexité technologique qui est mise en œuvre est vraiment similaire à ce qu’on trouve sur un ordinateur classique. Ça veut dire que les problématiques de logiciel libre sont, là aussi, au cœur de l’utilisation de ces appareils et finalement, si on regarde ce qui se fait un petit peu sur le marché et ce que peuvent trouver les utilisateurs, on a une gamme de systèmes d’exploitation différents mais qui est, en fait, assez réduite. On a par exemple l’iPhone d’Apple qui est l’exemple de premier smartphone le plus connu et puis on a tout un tas d’autres fabricants qui proposent différents modèles qui sont eux, en général, équipés d’un système d’exploitation Android.

La différence qu’on va avoir c’est que dans l’écosystème Apple où on a iOS qui est le système d’exploitation pour l’iPhone, on est dans un écosystème qui est entièrement fermé, entièrement constitué de logiciels propriétaires. D’ailleurs Apple, sur ces systèmes-là, ne permet pas par exemple la diffusion, au travers de son magasin d’applications, d’applications qui seraient libres, sous une licence copyleft type GPL. Donc là on a vraiment quelque chose de très hostile au logiciel libre.
Si on regarde ce qui se fait de l’autre côté, donc au niveau d’Android où on a plusieurs autres fabricants qui vendent leurs téléphones avec ce système pré-installé, on a là quelque chose qui est plutôt sur une base de logiciels libres. Android c’est un système développé avant tout par Google et Google va libérer la base des composants qui constituent le système. Il ne s’agit pas de l’ensemble des composants, il s’agit essentiellement des couches hautes, donc ce qui va permettre aux applications d’interagir avec le matériel, mais qui exclut en général les applications elles-mêmes et qui exclut, disons, les logiciels qui prennent en charge véritablement le matériel.

Frédéric Couchet : D’accord. Aurélien, est-ce que tu veux ajouter quelque chose déjà sur cette première introduction ?

Aurélien Couderc : C’est une bonne introduction et un bon rappel des options principales qui existent. Je pense qu’on peut rappeler aussi, par rapport aux questions de liberté, qu’un certain nombre de ces acteurs vont peut-être vendre les appareils mais vont avoir des solutions qui sont essentiellement gratuites et qui, le plus souvent, sont financées par la collecte de nos données personnelles. Donc les différentes entreprises qui, notamment, publient les applications, ont un intérêt particulier à ce qu’on y passe le plus de temps possible, puisque le temps qu’on va passer c’est du temps que ces éditeurs vont être capables de monétiser et qui est basé sur les données personnelles qu’on va leur donner, en plus, de manière volontaire.
Effectivement, quand tu parlais tout à l’heure du rêve de Staline, c’est un petit ça ; ou, si on fait référence à 1984, ce n’est même plus quelque chose d’hostile qui serait installé dans les foyers mais c’est tout un chacun qui, de manière volontaire, va révéler toute une partie de sa vie privée, publique, familiale, au travers des différentes applications et que les gestionnaires de ces applications vont pouvoir monétiser.

Frédéric Couchet : Justement, est-ce qu’on peut faire un petit listing et un petit résumé, à chaque fois, des principales problématiques posées par ces téléphonies mobiles que ce soit iOS ou Android et ensuite on entrera peut-être plus dans le détail de la partie Android, parce que, de ce que je crois comprendre, c’est que côté iPhone il est difficile de s’en libérer vu que c’est totalement fermé. Par contre, du côté d’Android, il y a des étapes pour commencer un peu à se libérer et récupérer un peu de liberté. Déjà est-ce qu’on peut lister les problématiques posées globalement par ces téléphones mobiles ?

Paul Kocialkowski : En fait, ces problématiques sont surtout liées aux données qui sont accumulées par ces appareils puisque ce sont des appareils qu’on a avec nous toute la journée et qui voient donc passer toute notre vie numérique.

Si on prend les spécificités de chaque système par rapport à ça, on a, en fait, deux modèles qui sont très différents : pour iOs Apple va prétendre, justement, ne pas monétiser ces données et, en fait, vend le système tel qu’il est avec une certaine garantie, que Apple affiche, de protéger ces données. Évidemment, c’est une protection que se fait par du logiciel propriétaire donc du logiciel dans lequel la communauté et chaque individu, chaque utilisateur, ne peut pas vraiment avoir confiance dans le sens où il n’y a aucune manière de vérifier quoi que ce soit d’un point de vue de la sécurité. Mais Apple se revendique pour autant de ceux qui ne monétisent pas les données.

Chez Google on a quelque chose de complètement inverse où là, la base du système va être libre, mais c’est justement en voulant diffuser très largement ce système que Google souhaite que, par-dessus ce système, ce soient les applications Google qui soient installées et qui vont pouvoir capter la plupart des données des utilisateurs, que les utilisateurs vont donc, volontairement disons, donner à ces applications.

Donc on a là vraiment deux modèles très différents et qui ne posent pas exactement les mêmes problématiques. C’est-à-dire que dans le cas d’Apple c’est une problématique qui va être de confiance dans le logiciel qu’on utilise puisque c’est un logiciel propriétaire. Dans le cas d’Android on va avoir une base qui est libre mais des applications par-dessus qui viennent rajouter le côté propriétaire et le côté collecte de données.

Frédéric Couchet : Aurélien est-ce qu’on peut faire confiance à Apple et à iOS ?

Aurélien Couderc : C’est une question qui est assez complexe. Évidemment, comme on ne sait pas ce qui se passe puisque, en gros, c’est derrière des barrières fermées, on ne peut pas savoir ce que, en réalité, Apple va faire des données de ses utilisateurs. Ils font beaucoup de communication sur la manière dont, par exemple, ils ont résisté à certaines demandes de l’administration américaine d’accéder aux données des utilisateurs, mais, évidemment, ils ne vont pas faire de publicité pour tous les cas où ils n’ont pas résisté ou bien où ils ont été contraints d’une manière légale, réglementaire, à céder les données de leurs utilisateurs à différentes tierces parties.
C’est vrai qu’à partir du moment où l’intégralité du code de ces systèmes est cachée, est verrouillée, c’est très difficile de se faire une idée du niveau de confiance qu’on peut avoir.
Par ailleurs, il y a plusieurs exemples de failles de sécurité, connus, qui ont permis à des entreprises malveillantes de vendre à tout un chacun qui était prêt à payer des sommes assez modiques, un moyen d’accéder aux appareils Apple pour, en fait, pirater les données des utilisateurs.

Donc c’est un bon exemple du fait que le mode de fonctionnement d’Apple et cette soi-disant protection des données personnelles qu’ils ont vendue est sans doute un peu un rideau, mais on peut se poser la question du sérieux de ces affirmations.

Frédéric Couchet : Oui. Et plus globalement effectivement dans cette émission, on a beaucoup de doutes quand même sur les solutions mises en œuvre par les entreprises qui utilisent des logiciels privateurs et qui nous demandent de leur faire confiance. Les exemples sont légions : soit des failles de sécurité, soit les réquisitions judiciaires pour lesquelles ils sont contraints et aussi les pratiques, tout simplement, de ces entreprises qui peuvent être, par rapport aux données personnelles, parfaitement scandaleuses.

Aurélien Couderc : Oui. Puisque tu parles de pratiques — on était sur les problématiques que posent les appareils modernes — je pense qu’il ne faut pas perdre de vue que les entreprises qui nous fournissent ces appareils et tous les logiciels qui sont chargés dessus vont influencer la manière dont on les utilise. C’est-à-dire qu’elles vont nous proposer des types d’applications et d’interactions avec le téléphone qui sont ce qu’elles souhaitent qu’on fasse avec. Par exemple la plupart des entreprises vont fonctionner sur un modèle qui est très centralisé pour avoir la capacité à avoir tout ce qu’on échange avec nos amis, avec notre famille. Tout va systématiquement passer par elles alors qu’il est tout à fait possible, d’un point de vue technique, de faire des applications qui échangeraient de point à point, de pair à pair, et qui ne passeraient pas par un composant central. Mais c’est vrai que le contrôle que les entreprises ont sur les logiciels qu’elles chargent sur leurs téléphones font qu’elles ne vont pas du tout favoriser ce genre de pratique-là mais bien les pratiques de contrôle centralisé qui leur sont bénéfiques pour ensuite revendre des services ou des données.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu veux ajouter quelque chose sur Apple, Paul ?

Paul Kocialkowski : Oui. Ce qu'il est intéressant de voir ici c’est qu’on a, en fait, des entreprises qui proposent des appareils, qui proposent des produits qui vont avant tout servir les intérêts de cette entreprise avant de servir les intérêts de leurs utilisateurs. C’est-à-dire que si une entreprise comme Apple veut développer ses services, veut développer des services de ses partenaires, elle va les mettre en avant et elle va, par toutes les manières, pousser les utilisateurs à utiliser ces services.
Ça se traduit de la même manière par exemple dans les applications qu’on a le droit d’installer au travers des magasins d’applications où, comme je le rappelais, on ne peut pas déposer de logiciels libres sous une licence GPL copyleft sur le magasin d’applications d’Apple et tout ça parce que, effectivement, Apple se place, en fait, en censeur et se place dans une position où elle va d’abord chercher à mettre en avant ses intérêts et l’intérêt de ses collaborateurs et ensuite l’utilisateur.

Aurélien Couderc : Il y a des exemples multiples d’applications qui ont été retirées du catalogue Apple non pas parce qu’elles avaient des fonctionnalités problématiques, mais parce qu’elles pouvaient faire de la concurrence aux services propres d’Apple. On a des exemples sur des navigateurs qui permettaient de contourner le marché d’applications en ayant des applications web, des applications de communication, qui seraient entrées en concurrence avec ce que Apple propose elle-même. Il y a un certain nombre d’exemples comme ça d’applis qui ont été purement et simplement censurées parce que ça n’arrangeait pas les affaires d’Apple.
Et on peut aussi noter que la censure s’applique sur des points plutôt culturels et ça, peut-être sur les deux marchés d’applications. C’est-à-dire que comme ce sont des acteurs américains avec quand même une certaine forme de puritanisme côté américain qu’on n’aura typiquement pas en France, on ne va pas trouver d’applications qui proposent des nus, y compris artistiques, qui sont parfaitement acceptées en France. On a comme ça des exemples d’applications de musées ou de médias généralistes qui se sont retrouvées censurées parce qu’elles proposaient des contenus qui sont parfaitement acceptables de notre point de vue, mais que les Américains et la culture américaine considéraient comme choquantes.
Donc cette capacité de censure n’est pas uniquement théorique ; elle est utilisée de manière assez régulière par ces acteurs qui contrôlent nos téléphones.

Frédéric Couchet : Paul.

Paul Kocialkowski : Juste un dernier point sur cet aspect-là qui serait un petit peu plus technique, c’est mentionner le fait que sur les appareils Apple on ne peut pas installer un autre système que iOS qui est le système pré-installé : Apple a mis en place des mesures techniques, a mis en place des restrictions pour s’assurer que seul le système d’exploitation – donc le logiciel qui orchestre toute l’activité du téléphone, de l’appareil –, seul le logiciel d’Apple puisse s’exécuter. Donc là, en fait, on ne vend plus un téléphone comme du matériel mais comme quelque chose de vraiment lié au logiciel qui est vendu avec par le fabricant. On perd toute la distinction élémentaire entre le logiciel et le matériel et on s’attendrait à ce que l’utilisateur puisse installer n’importe quel logiciel, comme bon lui semble, sur le matériel qu’il a acheté. Et là, en fait, c’est simplement impossible : Apple ne donne pas cette possibilité-là à l’utilisateur et on a des systèmes qui sont vraiment fermés dans leur écosystème et dont on ne peut pas, techniquement, sortir.

Frédéric Couchet : Donc c’est une forme de vente forcée où le matériel s’accompagne, de façon forcée, du système d’exploitation et des applications par, effectivement, un seul et même fabricant et qu’il interdit de contourner par des moyens techniques et par des moyens légaux. On peut comparer à l’achat d’un ordinateur dans le commerce aujourd’hui : si c’était pré-installé avec un système d’exploitation et qu’il nous était strictement interdit d’installer par exemple un système libre, Debian, Ubuntu ou Mageia pour en citer trois, comme ça tout le monde sera content.

Aurélien Couderc : Et même des logiciels libres sur le système d’origine. C’est-à-dire que ce qui est imposé aujourd’hui par les fabricants de téléphones on ne l’accepterait pas sur nos ordinateurs. C’est un peu le syndrome de la prison dorée, c’est-à-dire que ce sont des appareils qui sont tout beaux, tout brillants mais sur lesquels, finalement, on est extrêmement contraint dans la manière et la latitude qu’on a d’utiliser ce matériel à sa guise. Et les fabricants rajoutent régulièrement ce type de verrous pour qu’on ne puisse pas en bénéficier de la manière qui nous intéresse.

Frédéric Couchet : Juste pour finir sur ce point-là, c’est un petit peu comme si sur Windows on avait l’obligation d’utiliser Windows Media Player et qu’on ne pouvait pas installer VLC, dont on a parlé dans la dernière émission, pour visualiser ses vidéos.
Là je crois qu’on a fait le tour d’Apple et on lui a un peu, entre guillemets, « réglé son compte ». En tout cas on voit bien qu’il n’y a pas beaucoup d’espoir.

Aurélien Couderc : De libertés !

Frédéric Couchet : L’intérêt c’est l’entreprise et pas les libertés des utilisateurs et des utilisatrices !
Paul Kocialkowski : Il faut savoir qu'Android est développé tout d’abord en interne par Google, donc c’est un projet qui est avant tout, disons, interne à l’entreprise.
En fait Google va développer plusieurs versions et ces versions seront proposées à ses partenaires, en général des fabricants de téléphones qui vont, eux, avoir accès à ce code et qui vont l’utiliser pour faire leurs versions un petit peu à leur sauce, comme ils le sentent, en rajoutant des fonctionnalités, en changeant l’interface, en ajoutant des applications par-dessus. En parallèle de ça, Google va mettre à disposition du public le code d’Android sous une licence libre, qui est une licence qui n’est pas copyleft du type MIT.

Frédéric Couchet : C’est une licence libre en tout cas.

Paul Kocialkowski : Voilà ! Ça reste une licence libre et cette base-là d’Android est certes libre, mais en fait pas très utile, parce qu’on a très peu d’applications qui en font partie et il manque également tout un tas de composants pour la prise en charge du matériel, des appareils en eux-mêmes.
Donc ce qu’on a là c’est du code qui est entre deux, qui est entre les applications et le matériel, qui est certes très utile mais qui, en tant que tel, ne constitue pas un système d’exploitation vraiment utile.

Frédéric Couchet : Donc ce n’est pas utile pour la personne qui va utiliser le téléphone.

Paul Kocialkowski : C’est ça. C’est-à-dire que cette version-là d’Android que publie Google n’est pas publiée pour que des gens s’en servent vraiment en tant que telle, elle est publiée plutôt pour permettre à d’autres fabricants, qui ne sont pas les partenaires de Google, d’utiliser quand même cette base Android essentiellement pour pouvoir distribuer les applications Google et pour que Google assure, comme ça, que son magasin d'applications soit utilisé par le plus possible d’utilisateurs.

Aurélien Couderc : On peut citer plusieurs marques ; ça va être Samsung, Sony, Motorola ; il y a tout un écosystème autour d’Android ; ils vont tous utiliser cette base de code et ensuite l’intégrer dans leurs appareils.

Paul Kocialkowski : Exactement. En parallèle de ça, on a ce qu’on appelle des versions communautaires d’Android où là, en fait, des individus, des membres de la communauté se sont organisés, se sont appropriés ce code fourni sous une licence libre par Google et le transforment en quelque chose d’utilisable pour les utilisateurs, en rajoutant toutes les briques qui pouvaient manquer. On trouve de nombreuses versions communautaires d’Android. Une de plus connues s’appelle LineageOS qui a une histoire un peu tumultueuse, qui s’appelait CyanogenMod à l’époque, et qui a regroupé le plus grand nombre d’enthousiastes pour contribuer à ce système qui prend la base d’Android et rajoute les éléments qui sont nécessaires pour que ça fonctionne.
Maintenant, ce qui est intéressant, c’est que ces éléments qui sont rajoutés sont en général des composants propriétaires parce que, aussi bien au niveau de la prise en charge du matériel que des applications, on manque très souvent de composants libres qui fassent l’affaire.

Frédéric Couchet : Aurélien, peut-être que tu veux parler un petit peu de LineageOS parce que je crois que c’est le système que tu utilises sur ton téléphone ?

Aurélien Couderc : C’est le système que j’utilise sur mon téléphone et que j’ai eu l’occasion d’installer sur un certain nombre d’appareils de connaissances ou de ma famille. C’est un système vers lequel je me suis tourné. La première raison c’était parce que, comme c’est un système qui est maintenu par la communauté, ça permet d’étendre la durée de vie d’un certain nombre d’appareils. C’est-à-dire qu’on constate qu’au bout d’un certain temps les fabricants arrêtent de fournir des mises à jour pour leurs appareils puisque eux, ce qui va les intéresser, ça va plutôt de vendre de nouveaux appareils et de faire des bénéfices sur les ventes de nouveaux appareils. Donc ils vont faire ce qui est un peu le strict minimum pour ne pas être mal vus et, au bout de quelques années, mais quand on dit « quelques » ça peut être deux ans, les fabricants vont arrêter de fournir des mises à jour logicielles.
L’intérêt d’un projet communautaire comme LineageOS [prononcé avec l’accent anglais, NdT], donc LineageOS [prononcé à la française, NdT], ça va être d’offrir la possibilité à ceux qui le souhaitent, en ayant évidemment des compétences de développeur, de maintenir et de mettre à jour les appareils les plus anciens pour proposer de nouvelles versions d’Android, les dernières mises à jour de sécurité, tout ce qu’on aurait, de manière standard à nouveau sur un ordinateur de bureau, ce qu’on a aujourd’hui sur un ordinateur de bureau. Quand on finit par arrêter d’utiliser un ordinateur de bureau, surtout si on utilise un système libre, c’est vraiment qu’il est à bout de souffle et qu’il a peut-être des dizaines d’années.
Un téléphone, on a tendance à le jeter beaucoup plus tôt entre autres parce qu’il n’est pas à jour, qu’il est devenu trop lent, et un système tel que LineageOS permet de le remettre au goût du jour et de continuer à l’utiliser. Je ne vais pas citer le modèle que j’utilise, mais c’est un téléphone qui est sorti en 2012 et j’ai toujours des mises à jour hebdomadaires de ce téléphone-là avec LineageOS.

Frédéric Couchet : C’est intéressant de signaler que tu utilises encore un téléphone que tu as acheté en 2012. Le mien j’ai dû l’acheter en 2011 ; un des points forts c’est aussi de lutter contre l’obsolescence programmée, contre le remplacement carrément forcé des téléphones. Une petite anecdote personnelle entre Aurélien et moi : récemment il m’a aidé à changer le mode vibreur.

Aurélien Couderc : Le composant…

Frédéric Couchet : Le composant vibreur qui était sur mon téléphone, qui ne fonctionnait plus, qu’on achète sur Internet à 5 euros et ensuite, en 15 minutes, il a pu changer ça. C’est effectivement un des points forts, aussi, de recourir à ce genre d’outils parce qu’aujourd’hui les téléphones coûtent de plus en plus cher, on nous force à les racheter, en tout cas pour ceux qui rentrent dans ce système-là.

Aurélien Couderc : Et puis une petite remarque puisque beaucoup de gens, enfin de plus en plus de gens sont quand même conscients et intéressés par les réalités écologiques et l’impact sur la planète de tout ce qui est numérique, des appareils et de leur fabrication. Il faut rappeler que pour un téléphone mobile, l’ordre de grandeur de où se trouve la dépense énergétique c’est 95, 98 ou 99 % dans la fabrication. C’est-à-dire que l’usage au quotidien d’un téléphone va consommer quelques watts régulièrement pour le recharger, mais la quantité d’énergie qui a été nécessaire à sa fabrication est énorme et correspond à, vraisemblablement, des centaines d’années d’utilisation.

Paul Kocialkowski : J’irais même plus loin sur le côté décorréler le logiciel du matériel pour permettre, justement, à la fois de mettre à jour son système mais également, pourquoi pas, d’entrevoir des cas d’utilisation nouveaux pour son appareil, à partir de systèmes qui viseraient différents cas d’utilisation.

Je pense par exemple au serveur personnel. Sur des téléphones anciens on pourrait tout à fait installer des logiciels qui permettraient, par exemple, d’avoir un serveur web, d’avoir un serveur mail, ce genre de choses, de le relier au réseau et, en fait, de complètement changer la fonction du téléphone, simplement parce que le logiciel, qui est à ce moment-là libre, serait décorrélé de la partie matérielle. Donc on peut, finalement, avoir tous les cas d’utilisation qu’on souhaite à partir du moment où le matériel permet de réaliser ces cas d’utilisation. Et on est, à ce moment-là, plus du tout limité par le cas d’utilisation prévu par le fabricant, prévu par le système, et on peut imaginer tout un tas de choses pour lesquelles on pourrait réutiliser des appareils peut-être plus anciens, qu’on n’utiliserait pas en tant que téléphones actuellement, mais leur donner une seconde vie en tant qu’appareils numériques plus génériques et qui rendraient des services d’autres types que ceux pour lesquels ils ont été construits à la base.

Aurélien Couderc : Je pense que ça revient à ce qu’on disait tout à l’heure, c’est-à-dire qu’on reprend l’initiative sur ce qu’on souhaite faire d’un appareil. Au lieu de subir ce qu’un fabricant particulier a décidé qu’on était autorisé à faire avec ce qu’on a acheté, là, l’idée c’est vraiment de reprendre la main et de dire « non, je souhaite utiliser cet appareil pour telle et telle raison que j’ai choisie moi-même. »

Frédéric Couchet : Ce qu’on fait déjà avec nos ordinateurs types de bureau ou laptops. Par exemple, chez moi, j’ai un laptop qui date de 2009 ou 2010 qui est mon serveur.

Aurélien Couderc : Un ordinateur portable.

Frédéric Couchet : Un ordinateur portable, merci Aurélien – c’est moi qui me fais reprendre et tu as tout à fait raison – donc un ordinateur portable à peu près, je crois, de 2009-2010, qui me sert de serveur pour les audio donc la musique, pour la vidéo et aussi un serveur de sauvegarde. Donc ce qui est possible avec ces ordinateurs qu'on connaît [ordinateurs de bureau, ordinateurs portables, NdT] devrait être possible, effectivement, avec les ordinateurs-téléphones portables.

Nous allons faire une petite pause musicale. C’est le groupe Demi-sel ; le titre s’appelle Allons voir (cercle circassien) et on se retrouve juste après ça.

Voix off : Cause commune – cause-commune.fm – 93.1

Pause musicale : Allons voir (cercle circassien) par le groupe Demi-sel

Voix off : Cause commune 93.1

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur l’émission Libre à vous ! sur radio Cause commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site causecommune.fm.
Nous venons de danser sur le groupe Demi-sel Allons voir (cercle circassien) ; le site web du groupe c’est demisel.org ; ils ont des tas de concerts annoncés donc n’hésitez pas, allez les voir, leur musique était en licence Art libre. Vas-y Aurélien !

Aurélien Couderc : L’occasion peut-être de rappeler que toutes nos pauses musicales sont sous des licences libres qui permettent de les partager librement avec vos amis, votre famille, de les télécharger parfaitement légalement.

Frédéric Couchet : Exactement. Je pense que j’ai trouvé un partenaire d’animation des prochaines éditions de l’émission. Je vais noter ça. La référence est évidemment sur le site de l’April ; vous allez sur le site de l’April, sur la page consacrée à l’émission et vous retrouverez le lien de cette musique dont je rappelle le nom du groupe : Demi-sel.

Nous parlions juste avant la pause de LineageOS. On va maintenant parler de deux autres systèmes, d’ailleurs téléphones, Replicant et le Fairphone. Qui veut commencer par Replicant ou le Fairphone ? Paul ? Aurélien ? Aurélien.

Aurélien Couderc : Peut-être dire un mot sur le Fairphone puisque tout à l’heure on parlait d’écologie. Effectivement, l’entreprise qui commercialise le Fairphone a accès le plus possible son développement sur le respect écologique et le respect des conditions de travail et des conditions humaines. Ils vont notamment chercher les matériaux qui servent à la fabrication des microprocesseurs dans des pays dont on sait que ce ne sont pas des pays en guerre, où il n’y a pas de travail des enfants ou de formes d’esclavagisme. Ils ont mis une attention particulière dans le choix de l’origine de leurs composants pour avoir la garantie qu’ils ne sont pas issus notamment de pays en conflit.
Le Fairphone est livré avec une version d’Android qui est relativement classique et peu libre, mais on peut télécharger et installer une version alternative qui est plus libre, notamment sans toute la partie supérieure de Google qui essaie de contrôler un petit peu ce qu’on fait avec les téléphones Android.

Frédéric Couchet : Le Fairphone c’est une autre option. Paul, je crois que tu connais bien un autre projet qui s’appelle le projet Replicant.

Paul Kocialkowski : Effectivement. Replicant est avant tout un système d’exploitation qu’on a voulu entièrement libre. C’est-à-dire que dans la plupart des systèmes Android communautaires comme c’est le cas de LineageOS, comme c’est le cas du système proposé par le Fairphone qui est un petit peu plus libre et qui se débarrasse des applications Google, nous on a souhaité aller encore plus loin et, en fait, fournir un système d’exploitation qui soit entièrement libre, qui soit entièrement dénué de tous les composants propriétaires pour lesquels on n’aurait pas le code source et pour lesquels on ne pourrait pas recréer une image uniquement à partir des sources.

C’est un projet qui est assez ambitieux parce qu’il s’agit, en fait, de remplacer l’ensemble de ces composants propriétaires qui posent problème et ces composants-là, en général, sont en lien avec la prise en charge du matériel, des appareils, c’est-à-dire des composants spécifiques qui constituent chaque téléphone, chaque tablette et on va, en fait, devoir écrire du code en particulier pour s’adresser à chaque composant électronique et pour arriver à correctement interagir avec le matériel. Donc c’est un gros travail qui relève souvent de l’ingénierie inverse : il va s’agir de regarder les composants propriétaires, comprendre comment ils fonctionnent et écrire des équivalents en logiciels libres qui nous permettent de prendre en charge les fonctionnalités matérielles de ces appareils.

Aurélien Couderc : Concrètement, on peut peut-être citer les composants dont tu parles, c’est-à-dire que ça va aller dans tous les domaines du téléphone : l’affichage, l’audio, le vibreur, le GPS ; il y a vraiment beaucoup de composants qui sont très différents et avec des problématiques très différentes pour retrouver des logiciels libres qui les fassent fonctionner.

Paul Kocialkowski : Effectivement. En fait, ce qu’on constate, c’est qu’il y a certains types de composants qui sont plus compliqués que d’autres à prendre en charge. L’exemple le plus flagrant au niveau de Replicant c’est le GPS ; aujourd’hui on ne prend pas en charge les GPS des appareils qui fonctionnent avec Replicant parce que les logiciels propriétaires qui servent à contrôler les composants pour le GPS sont d’une complexité assez folle. En termes de mathématiques, de physique qu’il y a derrière, c’est quelque chose d’assez costaud, donc il faut des gens qui ont la capacité technique de mener à bien des projets de réécriture de ces composants-là. Et puis on a d’autres composants qui vont être plus simples à gérer ; l’exemple qui me vient en tête ce sont les capteurs, typiquement l’accéléromètre, le gyroscope, le capteur de champ magnétique, la boussole en fait ; ces choses sont assez simples à libérer, à prendre en charge, donc ce sont des choses qu’on a pu faire au niveau de Replicant. Effectivement, il est très juste de rappeler que toutes les fonctionnalités ne sont pas encore prises en charge dans Replicant. Il reste pas mal de travail pour arriver, sur les modèles qui nous intéressent, à avoir une prise en charge globale de tous les composants.

Frédéric Couchet : En tout cas le projet Replicant permet, effectivement, d’aller quasiment au maximum de la liberté avec, eh bien des contraintes. Tu parles du GPS. Moi j’ai un téléphone, je ne vais pas citer la marque non plus, mais c’est un vieux téléphone qui fonctionne très bien, qui est sur Replicant et effectivement il n’y a pas le GPS, mais je vis très bien sans et je retrouve toutes les applications dont j’ai besoin ; d’ailleurs bientôt on va parler des magasins d’applications, donc partie logicielle.

On voit déjà qu’entre LineageOS, Replicant, le Fairphone, il y a différents degrés de récupération des libertés qui peuvent correspondre aussi à différents besoins. Ce qu’il est important de comprendre pour les personnes qui nous écoutent, qui entendent parler de beaucoup de noms de systèmes différents, ça va dépendre de leurs besoins et de leurs attentes. Tout à l’heure, en fin d’émission, je vous parlerai d’un certain nombre d’événements. L’une des pratiques possible pour découvrir ce monde-là c’est d’aller voir les groupes d’utilisateurs et d’utilisatrices de logiciels libres ou des événements spécialisés pour rencontrer des gens qui, en fonction de vos besoins, vont vous orienter vers telle ou telle solution. Aurélien tu voulais ajouter quelque chose.

Aurélien Couderc : Pour rappeler que quand on parle de besoins, ce sont des besoins et aussi des envies. C’est-à-dire que ce qui nous a, un certain nombre d’entre nous, orientés vers le logiciel libre c’est de se dire : aujourd’hui je fais de plus en plus de choses qui sont de l’informatique de près ou de loin, que ce soit avec mon ordinateur ou mon téléphone, et je n’ai pas envie que telle ou telle société décide pour moi de ce qui est bon pour moi et me dicte, finalement, les axes de ma vie numérique. Je pense que ce qui attire pas mal de gens vers le logiciel libre c’est cette réflexion un peu philosophique sur qu’est-ce que je fais de ma vie, en l’occurrence numérique. Ce n’est pas forcément toute la vie, mais ça devient quand même une partie importante de notre vie moderne.

Paul Kocialkowski : Oui tout à fait. C’est vrai que ça relève, en fait, du choix personnel. Nous, ce qu’on souhaite au travers du projet Replicant, c’est fournir une alternative qui soit un minimum utilisable et qui se place vraiment à une extrémité du spectre. Donc fournir un système entièrement libre mais, comme on l’a mentionné, il y a différentes autres solutions qui peuvent être plus adaptées à certains choix personnels, à certains cas d’utilisation. Par exemple, si pour vous le GPS est quelque chose d’absolument indispensable alors Replicant n’est peut-être pas le système qui vous correspondra le mieux. Mais on souhaite quand même proposer ce choix-là pour les gens qui se reconnaîtraient dans ces valeurs-là.

Frédéric Couchet : Avant de parler d’un dernier système, d’un dernier téléphone qui s’annonce très prometteur, mais nous ferons ça en fin d’émission, on va changer légèrement de sujet. Là on a parlé, effectivement, de la partie système d’exploitation et de ce qui va autour, qui peut sembler peut-être un petit peu compliqué ou en tout cas pas très engageant pour changer son système, mais il y a des moyens de regagner de la liberté sur Android beaucoup plus simples, avec différents exemples qu’on va citer, que je vais vous demander peut-être de détailler : par exemple changer de moteur de recherche par défaut ; changer le magasin d’applications et c’est là où on va parler aussi d’un projet très important et très intéressant qui s’appelle F-Droid ; donc peut-être Aurélien, tu peux commencer là-dessus ?

Aurélien Couderc : En deux mots sur la partie moteur de recherche, puisque ce qu’on mentionnait plus tôt dans l’émission c’est qu’un certain nombre des entreprises qui nous vendent ces téléphones ont intérêt à garder tout l’historique de ce qu’on fait en ligne, notamment pour proposer de la publicité qui corresponde à notre activité. Le moteur de recherche, évidemment, c’est l'un des principaux candidats puisqu'au départ, pour tout ce qui vous passe par la tête, vous allez peut-être passer par votre moteur de recherche pour trouver les sites correspondants.
Sur la plupart des appareils on peut changer le moteur de recherche par défaut et il y a plusieurs alternatives de moteurs de recherche qui s’engagent à ne pas pister les utilisateurs et à ne pas suivre leurs recherches, tels que Qwant qui est un moteur français, qui fait de la communication sur le respect de la vie privée et un moteur américain, un petit plus ancien, qui s’appelle DuckDuckGo, duckduckgo.com, qui lui, également, se base sur l’excellence de ses algorithmes de recherche mais sans avoir besoin de profiler les utilisateurs. Un exemple de ce que peuvent faire les gens qui ont l’habitude d’utiliser des moteurs tels que Google qui sont connus pour pister les utilisateurs, c’est d’essayer de faire la même recherche avec deux téléphones différents et on peut être assez surpris par les différences de réponses qu’on va obtenir ; ça révèle aussi une partie de l’étendue de ce que Google peut savoir de vous lorsque vous utilisez ses services.

Frédéric Couchet : Tout à fait. D’ailleurs il y avait une émission sur France 2 récemment, malheureusement je ne me souviens laquelle, où quelqu’un justement, d’ailleurs je crois même que c’était le patron de Qwant qui faisait une démo de réservation d’hôtel en ligne avec différents téléphones et les prix n’étaient pas du tout les mêmes entre les différents téléphones ; c’est très impressionnant.
On va citer à nouveau les deux moteurs de recherche : Qwant, DuckDuckGo qui, en français je crois, se traduit par « canardcanardva » ; je crois que le site existe vraiment, je le dis de tête. Mais bon ! En tout cas une première opération c’est de changer, effectivement, le moteur de recherche par défaut ; éventuellement aussi de couper les synchronisations Google quand c’est possible. Et il y a le magasin d’applications, F-Droid. Paul est-ce que tu peux expliquer un petit peu ce qu’est un magasin d’applications et quel est l’objectif et le fonctionnement de F-Droid ?

Paul Kocialkowski : Un magasin d’applications c’est en fait, en soi, une application qui est parfois pré-installée avec le système, qui va permettre d’accéder à un catalogue d’un très grand nombre d’applications et, parmi ces applications, d’installer celles que l’on souhaite.
Pour les systèmes Android, Google fournit son Google Play Store qui est le magasin d’applications de référence, qui contient toutes les applications qui ont été validées par Google et que l’on peut télécharger à partir de cette application-là.

F-Droid c’est un équivalent, donc c’est un autre magasin d’applications, mais qui lui va proposer uniquement des applications qui sont des logiciels libres. Sur le Google Play Store, donc le magasin d’applications de Google, on trouve tout un tas d’applications qui ne sont pas particulièrement libres, qui ne sont pas particulièrement respectueuses de la vie privée.
F-Droid se place dans l’idée de créer quelque chose qui propose des applications libres et respectueuses de la vie privée et de la sécurité de ses utilisateurs.
F-Droid est une application qu’on peut installer sur à peu près n’importe quel téléphone Android. Il faudra parfois configurer son téléphone pour autoriser ce qu’on appelle les sources externes puisque, par défaut, beaucoup de systèmes Android n’autorisent que les applications validées par Google ; mais on peut, en général, désactiver cette fonctionnalité pour pouvoir installer F-Droid et par là installer tout un tas d’applications qui seront des logiciels libres, qui seront des applications qui respectent la vie privée et la sécurité de ses utilisateurs.

Frédéric Couchet : D’accord. Effectivement c’est une première étape. Comme tu le dis très bien, il faut désactiver les sources externes parce que sinon vous ne pourrez pas installer F-Droid et une fois que vous avez installé F-Droid, c’est une application ; avec le pouce ou le doigt que vous voulez vous l’activez et là vous pouvez faire des recherches pour installer des logiciels libres qui vont vous permettre, en fait, de répondre à tous vos besoins. On peut peut-être citer quelques exemples de logiciels libres pour un usage classique, Aurélien.

Aurélien Couderc : On va retrouver les grands logiciels libres que vous connaissez peut-être déjà sur vos ordinateurs, tels que Firefox le navigateur internet ou VLC le lecteur vidéo, et puis il y a un certain nombre de clients pour les réseaux sociaux comme Twitter, comme le réseau Mastodon qui est un petit peu plus récent et qui est un réseau décentralisé et libre. C’est vrai qu’on a beaucoup d’applications pour beaucoup d’usages différents. On peut trouver des applications de GPS qui, typiquement, vont être basées sur le projet de cartes libres qui s’appelle OpenStreetMap ; on peut citer OsmAnd, o, s, m, a, n, d comme comme OpenStreetMap Android ou Maps, simplement MAPS.ME, qui sont deux applications de GPS que vous trouverez sur le catalogue de F-Droid. Effectivement on peut trouver beaucoup de logiciels libres pour beaucoup d’usages différents sur ce catalogue.

Peut-être parler aussi des intérêts. Tout à l’heure on parlait de l’intérêt de faire ce genre de changement et de pourquoi quelqu’un peut être intéressé par ça. Il faut peut-être rappeler que lorsqu’on utilise un téléphone qui embarque les services de Google, Google Play Store et toute la pile applicative Google, ça veut dire que Google a accès, en tant qu’administrateur, à votre appareil et notamment peut faire à distance toutes les opérations qu’il souhaite quelle qu’en soit la raison. On présuppose que c’est ce qui a permis, par exemple aux Américains, de mettre un tracker, un système d’enregistrement sur le téléphone d’Angela Merkel ; on en avait parlé il y a quelques mois. Il faut vraiment réaliser, mais c’est vrai aussi pour le coup pour Apple dont on avait parlé tout à l’heure, qu’avoir ces marchés d’applications intégrées, gérées par les grandes entreprises, leur donne accès libre à votre téléphone et il n’y a que leurs belles paroles qui peut leur interdire de faire des cochonneries, mais on voit bien que dans la vie réelle tout n’est pas si rose.

Frédéric Couchet : Paul.

Paul Kocialkowski : C’est vrai que F-Droid est, en plus, un magasin d’applications qui s’enrichit à vue d’œil, j’ai envie de dire ; le nombre d’applications a dépassé le millier il y a quelques années, maintenant ça continue de grandir. On peut vraiment trouver tout un tas de choses. Pour la plupart des tâches courantes, disons, on va trouver une application libre qui correspond et donc ça nous permettra, effectivement, de sortir du monopole Google, de sortir des applications Google et de les remplacer, alors peut-être une par une, progressivement, par des équivalents libres ; il en existe beaucoup.

Finalement par là, on va pouvoir avoir une séparation entre les applications qui relèvent de Google et sur lesquelles on sait que les données sont des données auxquelles Google a accès des données qui sont gérées par des logiciels libres dans lesquels on a une certaine confiance, on a une certaine garantie de respect de la liberté et de la vie privée.

Aurélien Couderc : Tout à l’heure je mentionnais le fait que le type de système et de logiciel qu’on utilise va aussi influer sur les pratiques, puisque les producteurs de logiciels qui ne sont pas libres vont vouloir nous forcer à rentrer dans tel ou tel modèle. F-Android est un excellent exemple pour ça puisque F-Droid propose un système de partage local d’applications. C’est-à-dire que même si je suis au bout du monde et complètement déconnecté je peux partager, donner l’une de mes applications libres à quelqu’un d’autre qui a un autre téléphone, en local en passant par un point d’accès Wifi ou même en Bluetooth, je peux partager des applications comme ça. C’est quelque chose qu’on ne pourra jamais faire avec les catalogues d’applications centralisés de Google ou Apple qui eux veulent valider qu’éventuellement vous avez bien payé, vous avez bien votre Carte Bleue, un compte et tout ça, alors que là personne ne va rien vous demander, vous êtes libre de partager une application de F-Droid avec quelqu’un d’autre sans que quiconque ait à dire quoi que ce soit là-dessus.

Frédéric Couchet : Écoute, Aurélien, je ne savais même pas que ça existait. C’est en tout cas vraiment très important et très intéressant. On va peut-être donner le site, quand même, de F-Droid, c’est f-droid.org, sur lequel effectivement il y a un moteur de recherche pour toutes les applications. Vous pouvez installer F-Droid et ensuite vous l’aurez sur votre téléphone. C’est vraiment une chose que vous pouvez faire simplement. Vous allez découvrir des applications libres ; vous allez même retrouver des applications libres que vous connaissez déjà sur votre ordinateur de bureau : tu as parlé de VLC, du navigateur Firefox, vous avez des clients pour les réseaux sociaux que vous utilisez. Voilà ! Installer effectivement F-Droid, quelle soit la version installée de son Android, c’est une première étape pour regagner de la liberté.

Je vois que le temps avance, je voudrais quand même qu’on parle d’un autre projet – donc on va revenir un petit peu sur le sujet précédent – qui enthousiasme pas mal de gens parce qu’il essaye d’aborder de façon globale la problématique à la fois matérielle et logicielle, c’est Librem de la société Purism. Paul est-ce que tu peux nous parler un petit peu de ce projet ?

Paul Kocialkowski : C’est un projet qui est fort ambitieux et qui consiste à produire à la fois une plateforme matérielle, donc ce sera un téléphone 5 pouces, d’où le nom Librem5, et un système d’exploitation correspondant, qui seraient tous les deux développés en accord avec les principes du logiciel libre pour le système et en faisant du matériel on va dire documenté et sur lequel les développeurs auront la main plus que sur les appareils qu’on trouve dans le commerce.
Ce projet va tout d’abord sélectionner un certain nombre de composants matériels, de plateformes qui vont être intégrées à ce téléphone et qui sont des plateformes qu’on connaît comme étant bien prises en charge par le logiciel libre. Donc déjà on part avec une petite longueur d’avance dans le sens où on sait que la prise en charge de ce téléphone-là sera facilitée, sera compatible avec le logiciel libre et on n’aura pas besoin, ou alors très peu, de logiciels propriétaires pour cet aspect-là.

Aurélien Couderc : Donc par rapport à ce que tu disais tout à l’heure et tout le travail que vous faites sur Replicant pour essayer de recoder, finalement redévelopper des logiciels qui permettent de faire fonctionner les différents composants de téléphone, ça, toute cette partie-là serait déjà faite dans le cas du Librem ?

Paul Kocialkowski : Exactement. L’idée c’est que l’entreprise s’engage à utiliser des logiciels libres pour cette partie-là. Donc c’est quelque chose de particulièrement intéressant pour la liberté et la vie privée. En fait l’entreprise va même plus loin, puisqu’il ne s’agit pas uniquement de proposer un système libre qui aille avec la plateforme matérielle, il s’agit de repenser la manière dont on conçoit les systèmes d’exploitation pour ces appareils.
On a mentionné beaucoup Android durant cette émission parce que ça reste la principale base de code libre avec laquelle on peut espérer avoir des systèmes libres qui soient largement utilisés, largement diffusés. Un des problèmes qu’on a avec Android c’est que le développement est entièrement guidé par Google et, finalement, il n’y a aucune décision communautaire et les décisions sont en général prises dans l’intérêt de Google et dans l’intérêt de ses partenaires avant l’intérêt de l’utilisateur, encore une fois. Ça se traduit tout particulièrement par le fait que Google a progressivement enlevé les applications de sa version libre pour qu’elles soient remplacées par les applications de Google qui rendent des services équivalents, mais qui ne sont pas libres et qui sont liées aux services Google.

La société Purism qui a voulu lancer ce Librem5 a considéré qu’en fait utiliser Android comme base n’était pas quelque chose de raisonnable, de soutenable, dans le sens où utiliser une base Android ça revient à devoir défaire toutes les modifications qu’a apportées Google dans un sens qui est contraire à l’intérêt de l’utilisateur.
Finalement cette entreprise s’est dit : on a tout un tas de logiciels libres qui existent, qui fonctionnent très bien pour nos ordinateurs de bureau, pour nos ordinateurs portables, pourquoi ne pas essayer, en fait, d’adapter ces logiciels-là aux cas d’utilisation mobiles. Il faut savoir que tous les composants du système sont déjà tous prêts à être utilisés sur les appareils mobiles, mais le problème essentiel qui reste c’est l’interface. Si on essaye d’utiliser les systèmes GNU/Linux qu’on connaît, habituels, sur ces appareils-là, eh bien on va très vite se retrouver embêté parce que les interfaces sont adaptées avant tout à une utilisation au clavier et à la souris et pas du tout à une utilisation au doigt ou au tactile.
Cette entreprise-là, Purism, a donc voulu adapter les technologies qui existent déjà dans l’univers GNU/Linux pour que celles-ci puissent plus facilement être utilisées sur les téléphones donc avec des concepts d’applications qui vont prendre différentes formes selon la taille de l’écran à laquelle elles sont cantonnées, selon le mode, si on choisit un mode orienté mobile ou un mode orienté bureau.
Tout ça demande de nombreux changements dans les librairies, dans les logiciels qui sont utilisés et c’est un travail que l’entreprise est en train d’effectuer ; c’est un travail de long terme en fait. Il ne faut pas forcément s’attendre à avoir des résultats immédiats parce qu’il y a beaucoup de choses à modifier, il y a beaucoup de composants à adapter pour permettre une utilisation fluide sur ces appareils mobiles avec du tactile.

Aurélien Couderc : Ce qui est intéressant c’est que sur l’avis de ce projet-là de Librem5, alors je ne sais plus quand a eu lieu le projet de financement participatif, c’est déjà il y a plus d’un an, mais depuis plus d’un an que le projet a démarré, on voit les résultats de la collaboration de cette entreprise commerciale avec la communauté qui développe notamment le projet Gnome.

Frédéric Couchet : C’est quoi le projet Gnome ?

Aurélien Couderc : Le projet Gnome est un projet d’environnement de bureau qui est entièrement basé sur des logiciels libres. Si vous installez quelques-unes des grandes distributions de logiciels libres que tu citais tout à l’heure – Ubuntu, on n’a peut-être pas cité Fedora, Mageia – elles vont le plus souvent fournir l’environnement Gnome comme environnement de bureau, donc c’est ça qui va gérer vos applications, vos fenêtres, vos fichiers ;e projet est un projet de longue date et qui est utilisé depuis très longtemps pour les ordinateurs. La société Purism a contribué, a collaboré avec les développeurs de ce projet pour intégrer directement les modifications dont elle avait besoin d’une manière qui soit acceptable par la communauté et bénéfique à tout le monde.

Frédéric Couchet : Donc c’est une approche qui vous paraît, je te redonne la parole Paul, beaucoup plus saine que l’approche de partir d’Android pour essayer de faire un travail important pour avoir quelque chose de potable. Est-ce que c’est l’approche qui permettrait d’avoir un téléphone entre guillemets « 100 % logiciels libres » y compris la partie puce GSM ou est-ce que c’est utopique ?

Paul Kocialkowski : Pour le coup, je pense que ça va vraiment dans le bon sens. Ça permet à la communauté de réapproprier les systèmes qui s’exécutent sur ces appareils. Effectivement, comme tu le mentionnes, il n’y a pas seulement le système d’exploitation qui s’exécute sur ces appareils-là. On a notamment un deuxième système fantôme avec lequel l’utilisateur n’interagit pas ou peu, qu’on appelle le modem ou le baseband. C’est une puce à part qui va exécuter son propre système d’exploitation, qui est en général un système propriétaire sur lequel on n’a pas la main ; en fait, il n’existe pratiquement pas de logiciel libre qui permettrait de s’exécuter sur cette puce-là. Cette puce-là, donc la puce GSM, est en charge de la communication avec le réseau mobile et elle permet simplement de recevoir des appels, d’envoyer des messages SMS et de se connecter au réseau de données mobiles.
Donc ça c’est une très forte limitation qui est liée aux appareils mobiles. Il y a quelques pistes, un projet qui s’appelle OsmocomBB qui est une première implémentation libre mais qui ne concerne que des appareils vraiment dépassés aujourd’hui donc des appareils qui ont plus de dix ans.
C’est une limitation ; il y en a d’autres.
On peut également parler des logiciels de démarrage qui sont les logiciels qui s’exécutent avant le système d’exploitation dont on a parlé. Ceux-là aussi sont des logiciels qui bien souvent sont propriétaires et ça complique en fait la tâche d’obtenir un appareil entièrement libre à la fin.

Pour le Librem5, l’entreprise a choisi des composants qui permettent d’avoir un logiciel de démarrage qui devrait être libre si tout va bien. Par contre, pour la partiebaseband, pour la partie modem, là l’entreprise ne peut pas apporter de solutions clefs en main puisqu’il n’en existe pas, donc on va essayer de limiter l’influence de ce composant-là pour qu’il n’ait pas accès au reste des données du téléphone.

Frédéric Couchet : À quoi a accès cette puce aujourd’hui ?

Aurélien Couderc : Aujourd’hui, comme le mentionnait Paul, on a dans nos téléphones en fait deux systèmes : il y a celui qui est visible, qu’on manipule avec les applications et il y a un système intégré au modem qui gère tout ce qui est téléphonie et communications externes et, dans la plupart des appareils, ce système qui est dans le modem a directement accès à la mémoire centrale, la mémoire vive du téléphone. C’est-à-dire que tout ce qui va être fait par les différentes applications et tout ce que vous allez faire sur votre téléphone peut, en théorie, être espionné par le modem. Comme c’est une boîte qui est vraiment très opaque on ne sait pas si ça a déjà été utilisé pour cela, mais la possibilité technologique existe d’observer et d’espionner tout ce qui se passe sur un téléphone par ce composant modem.
Le projet Librem a choisi un composant modem qui est complètement séparé du processeur central et qui permettra de ne pas avoir ce lien privilégié vers la mémoire centrale et donc de ne pas avoir cette possibilité pour espionner tout ce qui se passe sur le téléphone.

Effectivement, quand tu demandais « est-ce que ça va dans le bon sens ? », je suis complètement d’accord avec Paul ; pour moi en tout cas, c’est ce qu’on peut faire de plus aujourd’hui. Il faut peut-être mentionner que l’association internationale de promotion et de défense du logiciel libre, la FSF [Free Software Foundation], a un programme qui s’appelle Respects Your Freedom, « Respectez vos libertés », qui a un label qui est très difficile à obtenir puisqu’il faut avoir du logiciel libre qui fasse fonctionner un appareil à tous les niveaux et la société Purism vise à avoir ce label avec ce téléphone qui serait le premier téléphone entièrement fonctionnel à avoir ce label-là. On a déjà parlé de Replicant, mais, comme Paul l’a mentionné, on n’a pas aujourd’hui le moyen de faire fonctionner tous les composants d’un téléphone Android classique avec Replicant. Là, avec le Librem, l’idée serait bien d’avoir un système entièrement libre et entièrement fonctionnel.

Frédéric Couchet : Sur le salon web de la radio, je vous rappelle sur chat.libre-a-toi.org, vous auriez pu choisir une adresse plus simple à dire, mais sinon vous allez sur le site de la radio causecommune.fm, vous cliquez sur « chat » et vous nous rejoignez, on me signale que la date estimée de disponibilité de ce Librem c’est avril 2019. Je crois qu’on est tous assez excités d’attendre ça ; maintenant on sait bien que les annonces de projets c’est un peu comme Debian, ce sera disponible quand ce sera prêt. En tout cas ça a l’air d’être très excitant de voir cette entreprise aborder une démarche saine, en collaboration avec la communauté, avec les distributions qui existent ; on me cite aussi Ubuntu sur le salon. Aurélien.

Aurélien Couderc : Oui. Ce qui est intéressant, ça faisait suite à une des remarques de Paul tout à l’heure, c’est que les fabricants classiques essaient de nous enlever la possibilité d’utiliser les logiciels et le système qui nous intéressent sur les différents appareils, les différents téléphones. Là, la société Purism est bien en train de faire l’inverse et a déjà contacté un certain nombre de projets pour leur proposer d’installer leurs différents logiciels sur le Librem. Effectivement il y a quelques exemples dans le chat de la radio.

Frédéric Couchet : Il ne reste que quelques minutes sur ce sujet-là, avant que je ne vous pose la question : voulez-vous rajouter quelque chose ?, juste eh bien comment les gens, les personnes qui nous écoutent, peuvent essayer de se faire aider ? Je l’ai cité un petit peu tout à l’heure : déjà les groupes d’utilisateurs et d’utilisatrices de logiciels libre qui, pour beaucoup, ont des compétences ou un intérêt pour ces sujets-là et donc peuvent vous aider et vous accompagner par rapport à vos besoins et surtout par rapport à vos envies, je crois que c’est le terme qu’a employé Aurélien tout à l’heure.
Plus spécifiquement, pour les personnes qui sont en région parisienne, vous avez le Premier samedi, je vous rappelle, c’est chaque premier samedi du mois à la Cité des sciences et de l’industrie, de 14 heures à 18 heures de mémoire, vous avez une personne qui peut vous aider soit à installer F-Droid, vous faire découvrir F-Droid, soit vous installer carrément un système comme LineageOs ou Replicant. Il se trouve que c’est l’un des développeurs du projet que l’on salue aujourd’hui, qui s’appelle Denis Carikli, de mémoire son nickname, son pseudo c’est GNUtoo ; c’est quelqu’un en plus d’adorable et de très compétent, donc n’hésitez pas à aller au Premier samedi. Dans les autres régions françaises, eh bien vous allez voir les groupes locaux d’utilisateurs et d’utilisatrices de logiciels libres.

Est-ce que vous voulez rajouter quelque chose, Aurélien, Paul, sur ces sujets ? Vous pouvez.

Paul Kocialkowski : Je crois qu’on a fait un bon tour des enjeux, des options qui s’ouvrent à nous et on espère juste qu’on va aller vers plus de liberté pour les appareils mobiles ; pratiquement tout le monde en a un aujourd’hui, je crois que le taux d’utilisation en France est de 98 ou 99 %, le taux d’équipement, avec certaines personnes qui en ont plusieurs ; ça ne veut pas forcément dire que tout le monde en a, mais on est à un taux très élevé d’équipement d’appareils mobiles, donc si on peut reprendre un peu de liberté sur cette partie-là de notre vie numérique, ça me paraît indispensable.

Aurélien Couderc : Oui, tout à fait. Je partage parfaitement ce constat. L’Arcep annonçait même il n’y a pas si longtemps que l’accès à Internet, aujourd’hui en France, se fait majoritairement par des appareils mobiles. En fait, ces appareils-là ont déjà dépassé les ordinateurs de bureau pour l’accès à Internet. Donc on voit bien qu’il est critique d’intervenir sur ces appareils-là pour apporter de la vie privée, de la sécurité et de la liberté.

Frédéric Couchet : Merci Paul. Merci Aurélien. Je vais juste signaler ce qu’est l’Arcep, c’est l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, donc c’est le grand régulateur, on va dire, de ces communications. Je crois d’ailleurs que tu avais participé à un colloque.

Aurélien Couderc : À un colloque effectivement.

Frédéric Couchet : Je ne sais pas si les vidéos sont en ligne.

Aurélien Couderc : C’est sur le site de l’Arcep il me semble.

Frédéric Couchet : Vous allez sur le site arcep.fr. Il y a eu un colloque récemment, je crois que c’était il y a quelques semaines, quelques mois ?

Aurélien Couderc : C’était il y a quelques mois, à peu près six mois, quelque chose comme ça ; c’était sur le thème des terminaux.

Frédéric Couchet : C’était sur le thème des terminaux. Effectivement, l’Arcep a publié une synthèse, en tout cas un document autour des terminaux et Paul était intervenu. Vous retrouvez sans doute les vidéos et en tout cas le rapport de l’Arcep sur le site arcep.fr.

Je remercie Aurélien et Paul qui vont rester avec moi pour la fin de l’émission. On va passer aux « annonces de service », entre guillemets, comme on dit.

Déjà le Décryptualité. Décryptualité, ce n’est pas forcément facile à dire comme ça, c’est un podcast qui est fait par un petit groupe de membres de l’April, chaque semaine, dans un format d’une quinzaine de minutes. Les sujets concernent l’actualité informatique et sont commentés de façon simple et accessible au plus grand nombre. C’est disponible chaque mardi. Nous sommes mardi donc vous allez sur le site de l’April, vous avez le Décryptualité du jour d’une quinzaine de minutes ; le sujet principal c’est le rachat récent de Red Hat par IBM et vous avez sur le site de l’April l’historique de ces Décryptualités qui sont publiés chaque mardi. Aurélien tu voulais dire quelque chose ?

Aurélien Couderc : Le site qui est bien sûr april.org.

Frédéric Couchet : Le site qui est bien sûr april.org.
Dans les actualités à venir pour l’April et le monde du Libre, mon collègue Étienne n’est pas là aujourd’hui, Étienne Gonnu, car il est à Bordeaux pour l’événement B-Boost qui est, je cite : « une convention d’affaires autour des sujets du logiciel libre avec plus de 70 conférences sur deux jours autour de 10 thématiques d’actualité ». Ça se passe les 6 et 7 novembre au Palais de la Bourse à Bordeaux ; le site web est b-boost.fr, c'est le B-Boost, et et Étienne y est surtout pour la délibération du jury et la remise des labels Territoire numérique libre dont nous avions parlé lors de la dernière émission. Ce sont des labels qui mettent en valeur des initiatives de collectivités territoriales en faveur du logiciel libre. Je connais les résultats, mais je ne peux évidemment pas vous les donner ; ça va être annoncé autour de 18 heures, je crois, à Bordeaux.

Toujours en parlant de collectivités, signalons l’événement à l’Hôtel de ville de Nancy le 14 novembre 2018 ; c’est une journée « Le Libre sur la Place » pour parler de l’intérêt du logiciel libre dans le secteur public. Je crois que c’est la deuxième édition de cet événement ; si vous êtes du côté de Nancy allez-y.

Chaque jeudi soir il y a la Soirée de contribution au logiciel libre ; la prochaine soirée c’est jeudi 8 novembre à la Fondation pour le progrès de l’homme, 38 rue Saint-Sabin dans le 11e arrondissement de Paris ; de mémoire ça doit être de 19 heures à 22 heures ou quelque chose comme ça.

Vendredi soir, si vous avez envie de rencontrer l’April, eh bien il y a un apéro April au local, dans le 14e arrondissement. Je ne sais pas si Aurélien sera à cet apéro ; je le prends un peu par surprise.

Aurélien Couderc : Vraisemblablement oui.

Frédéric Couchet : Ah ! Annonce incroyable ! Moi, malheureusement, je ne serai pas présent pour cet apéro. Aurélien Couderc sera présent. Si vous avez encore des questions à poser en plus sur Android, sur LineageOS, sur le Fairphone, sur d’autres sujets ou simplement si vous avez envie de boire un coup avec Aurélien et avec les autres personnes présentes, soyez-là vendredi soir 9 novembre.
Toujours concernant les apéros April, il y a un apéro April à Montpellier jeudi 15 novembre 2018.
Autre annonce de service, début janvier il y aura sans doute un apéro, un premier apéro April à Marseille. Ça fait suite au récent April Camp qu’on a organisé, de mémoire les 6 et 7 octobre 2018 à Marseille. On a convaincu les gens qu’il fallait continuer la dynamique. La date n’est pas encore fixée, en janvier, mais il y aura un événement, donc apéro à Marseille en janvier.

Tous les autres événements vous les retrouvez sur le site de l’Agenda du Libre donc agendadulibre.org, agendadulibre tout attaché.

Je vais rappeler quand même que cette radio, pour pouvoir continuer sa belle aventure, a des frais de fonctionnement. Donc si vous êtes contents de nous écouter n’hésitez pas à faire un petit don sur le site de la radio, causecommune.fm.

Vous retrouvez sur le site de l’April la page avec, à priori, la plupart des références qu’on a citées pendant l’émission. Comme on avait préparé l’émission, on avait anticipé les liens ; j’ai rajouté celui du Librem et, s’il en manque, je les rajouterai ; n’hésitez pas, allez sur le site de l’April, l’actualité concernant l’émission.

Vous retrouverez assez rapidement le podcast et assez rapidement également la transcription. Je suis sûr que Marie-Odile, dès que ça va être terminé, sera ravie d’attaquer la transcription et je la remercie encore une fois pour ces transcriptions parce que c’est un travail très important qu’elle fait.

Notre prochaine émission sera diffusée mardi 4 décembre à 15 heures 30. Notre sujet principal concernera l’usage des logiciels libres dans le monde associatif. Je ne parle pas des groupes d’utilisateurs ou d’utilisatrices ; je parle vraiment de comment le monde associatif utilise les logiciels libres, quelles sont les problématiques, les enjeux. Nous aurons deux ou trois invités.
Nous aurons également la présentation d’un événement qui se passe au Dock Pullman, je ne sais plus si c’est Aubervilliers, Paris ou Saint-Denis, en tout cas c'est dans le Nord de Paris. Ça s’appelle le Paris Open Source Summit qui aura lieu les 6 et 7 décembre. Nous aurons une interview d’une des personnes qui organisent cet événement pour vous donner une idée, un petit peu, de ce qui s’y passe et vous donner envie d’y aller.

Je vous rappelle le site de l’April, april.org.
Je remercie Aurélien Couderc et Paul Kocialkowski.

Aurélien Couderc : Merci pour l’invitation.

Paul Kocialkowski : Merci à toi.

Frédéric Couchet : Je remercie Olivier Fraysse et Charlotte qui sont en régie. Merci Olive. Je ne connais pas le nom de famille de Charlotte, donc je dis Charlotte, mais elle ne veut pas le dire de toutes façons,
Cause commune décroche pour quelques heures ; c’est AligreFM qui prend l’antenne et Cause commune sera de retour ce soir à 21 heures. Je ne sais pas ce qu’il y a au programme à 21 heures donc ce sera la surprise ; en tout cas soyez présents et présentes à 21 heures.

Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve le 4 décembre 2018. D’ici là portez-vous bien et nous nous quittons en musique avec Wesh Tone de Realaze, comme d’habitude.

Open Source : liberté, égalité ? La méthode scientifique

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Nicolas Martin

Titre : Open Source : liberté, égalité ?
Intervenants : Stéfane Fermigier - Alexandre Hocquet - Voix off de Richard Stallman et de son traducteur - Ivaylo Ganchev - Antoine Beauchamp - Vincent Strubel - Nicolas Martin
Lieu :Émission La méthode scientifique - France Culture
Date : novembre 2018
Durée : 58 min 50
Site de l'émission ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Logo GNU Aurelio A. Heckert, inspiré d'un dessin d'Étienne Suvasa - Licence Art libre. Logo France Culture Wikipédia
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenants mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Logo France Culture

Description

Qu'est-ce que l'open source ? Qui en sont les principaux acteurs ? Quel intérêt pour les développeurs, les administrations, les entreprises, les citoyens ? Comment ce mouvement influence-t-il la recherche en informatique ?

Remarque

L'April, association francophone de promotion et de défense du logiciel libre et des libertés numériques en général, préfère utiliser le terme « Logiciel Libre » plutôt qu'open source car il est plus précis et renforce l'importance des libertés.

Transcription

Nicolas Martin : Après Microsoft, qui s’est offert GitHub et sa plateforme au mois de juin dernier pour la coquette somme de 7 milliards et demi de dollars, c’est IBM qui est passée à la caisse au mois d’octobre pour acquérir Red Hat cette fois, pour 34 milliards de dollars. Le point commun entre ces deux rachats ? GitHub et Red Hat sont deux mastodontes de l’open source, ce mouvement initié à la fin des années 90 qui revendique le droit d’accéder au code, de le modifier, de le transformer et de le céder de façon libre. Un avatar du logiciel libre qui en serait, en quelque sorte, la philosophie sous-jacente. Est-ce à dire que l’informatique s’est radicalement convertie à une idéologie libertaire ? C’est assez loin d’être le cas.
Open source, logiciel libre : liberté, égalité ? C’est le problème à trous que nous allons examiner dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La Méthode scientifique.
Et pour évoquer ces questions et ces philosophies de l’informatique nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Stéfane Fermigier, bonjour.

Stéfane Fermigier : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes président du groupe thématique Logiciel Libre dans Systematic, coprésident du Conseil National du Logiciel Libre, et PDG de la société Abilian et Alexandre Hocquet, bonjour.

Alexandre Hocquet : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes historien des sciences, professeur attaché aux Archives Poincaré de l’Université de Lorraine.

Vous pouvez suivre cette émission, comme chaque jour en direct sur les ondes de France Culture, sur votre poste de radio mais aussi en replay sur le site franceculture.fr et en podcast quand bon vous semble via votre application préférée qui n’est vraisemblablement pas sous logiciel libre comme on aura l’occasion de le dire dans quelques instants.

Pour commencer rien de tel qu’une bonne petite analogie pour bien définir ce dont il va être question tout au long de cette heure via un extrait, celui d’un documentaire qui fait office un peu de référence en matière de vulgarisation du sujet. Ce documentaire s’appelle Nom de code : Linux1, il est signé par Hannu Puttonen et il est sorti en 2002. Linux c’est ce système d’exploitation open source, un logiciel libre qui est l'un des piliers fondateurs de ces mouvements. Écoutez comment il est défini dans ce documentaire.

Voix off, traduction des propos de Richard Stallman : Permettez-moi de faire une analogie entre les programmes informatiques et les recettes de cuisine. Il existe de nombreux points communs entre un logiciel et une recette, avec une liste d’étapes à suivre, des règles qui déterminent à quel moment vous avez fini ou comment revenir en arrière. À la fin on obtient un certain résultat.
Si vous aimez cuisiner, vous échangez sans doute vos recettes avec vos amis et vous êtes probablement amené à les modifier. Si vous avez modifié votre recette, que le résultat vous plaît et que vos amis s’en régalent, il y a des chances pour que vous leur donniez la nouvelle version de cette recette.
Et maintenant imaginez un monde dans lequel vous ne pourriez pas changer votre recette parce que quelqu’un aurait décrété qu’il est impossible de la modifier. Et imaginez que si vous partagiez quand même la recette avec vos amis, il vous traiterait de pirate et ferait tout pour vous envoyer en prison pendant des années.

Nicolas Martin : Voilà le logiciel et la cuisine. Finalement cette analogie a du bon, elle est extrêmement claire. Une réaction, peut-être, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Il m’a semblé reconnaître la voix de Richard Stallman dans ce documentaire, qui est le père fondateur du logiciel libre en 1983. Pour moi le logiciel libre, l’open source c’est une continuité et il y a une évolution sur les 35 dernières années maintenant, où on est passé bien sûr d’une logique un peu idéaliste telle qu’elle est exprimée par Richard Stallman à une industrie qui représente les milliards et même les centaines de milliards de dollars maintenant comme vous l’avez évoqué en début d’émission.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : Ce qui est intéressant dans l’analogie avec la recette de cuisine c’est qu’en fait il existe un entrepreneur qui a créé un repas complet dont la licence est une licence libre donc qui est modifiable, contrairement à la recette du Coca-Cola par exemple.

Nicolas Martin : Qui serait une sorte de recette propriétaire pour le coup.

Alexandre Hocquet : Bien sûr. La recette libre, ça s’appelle le Soylent. Son but c’est aussi de partager et de faire améliorer la recette au monde entier.

Nicolas Martin : Du moment que ce n’est pas Soylent Green

Alexandre Hocquet : C'est la référence à Richard Fleischer…

Nicolas Martin : …Mais Soylent ce n’est pas forcément très bon à manger pour tout le monde. Peut-être un mot pour rappeler que ce qu’on va définir aujourd’hui, les débuts de l’informatique, même les débuts d’Internet se passent, au maximum, en tout cas les grands entrepreneurs du secteur essayent au maximum de développer des langages propriétaires. On l’a oublié aujourd’hui, mais au début d’Internet AOL, Infonie en France, essayent de développer des plateformes en langage propriétaire qui ne soit pas accessible, lisible, transformable par tout le monde, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Effectivement. Là on est sur la question des standards ouverts qui dépasse, d’ailleurs, et qui est plus profonde que la notion de logiciel libre puisqu’elle concerne l’interopérabilité entre différents types de logiciels. Là, en l’occurrence, ce sont les logiciels côté serveur qui restent la propriété des géants, maintenant des géants d’Internet, et puis ceux que l’utilisateur final ou l’entreprise a sur son poste de travail ou dans son téléphone qui est ce qu’on appelle le navigateur.
Là il y a eu un mouvement effectivement très fort à la fin des années 90 de standardisation, l’arrivée du Web, d’HTML[HyperText Markup Language], le standard HTTP [Hypertext Transfer Protocol] et tout ce qui est venu derrière et qui a aussi été un moteur formidable pour l’évolution du logiciel libre et le fait que le logiciel libre a réussi à percer face à des positions qui semblaient inexpugnables d’acteurs propriétaires comme Microsoft.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet on a dire qu’effectivement que l’âge d’or, un peu, du logiciel libre ce sont les années 90-2000 et qu’aujourd’hui on est dans une sorte de contre-mouvement avec l’arrivée massive de la téléphonie par des opérateurs qui font disparaître derrière des interfaces propriétaires tout ce qui peut être justement accessible, programmable, développable. Est-ce que c’est la réalité ? Est-ce que c’est ce que vous ressentez ?

Alexandre Hocquet : Oui. Je peux aussi rebondir sur le fait de citer Microsoft. En tant qu’historien du logiciel, il y a une chose qui est intéressante, c’est que l’histoire de l’ordinateur est souvent faite sous l’angle de l’histoire du matériel. C’est une histoire à la limite hollywoodienne dans le fait d’être de plus en plus puissant, de plus en plus rapide, ce qui est vrai et le software, là-dedans, est souvent un peu laissé de côté. Depuis que le software existe, si vous voulez, c’est une industrie qui est en crise, en fait. Le software crisis c’est quelque chose qui date de 1967, si je me souviens bien, et qui est, grosso modo, l’idée que le design, la programmation, la diffusion, la portabilité, la maintenance, le support, tout ça font que le rythme de production est impossible à tenir vu l’évolution du matériel et que le software n’est jamais un produit fini en fait.
Donc la stratégie de Microsoft dans les années 80, qui a quand même supplanté en tant qu’entreprise de logiciels IBM qui était une entreprise de matériel, c’est qu’elle a eu une stratégie de captivité : le logiciel s’en sort, en fait il est florissant si les utilisateurs ne peuvent pas partir, puisque de toute façon le logiciel ne marche pas. D’où l’idée de propriétaire, et le Libre et l’open se sont construits en réaction à cette ambiance-là. Si vous me permettez juste un détail à propos du matériel cette fois, c’est que si le Libre de Stallman, de tout ce qui est free, a pu dans les années 80 s’implanter c’est aussi que le matériel, le personal computer, le PC qui est un objet standard, modulable l’a permis et, pour rebondir sur votre question, effectivement depuis que le téléphone a supplanté l’ordinateur alors ça devient de plus en plus dur.

Nicolas Martin : Oui, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Je ne suis pas d’accord pour dire que l’âge d’or du logiciel libre serait derrière nous ; au contraire ! Quand on regarde le poids économique de la filière du logiciel libre, je pense qu’on en reparlera, quand on regarde les opportunités qu’elle offre aux gens qui veulent démarrer, les start-ups. On parle de « start-up nation » depuis un an ou deux en France, mais c’est un phénomène mondial et ça ne pourrait pas être possible si tous les outils de développement pour développer des applications web, des applications mobiles, de l’intelligence artificielle depuis un ou deux ans qu’on s’y intéresse de près, n’étaient pas disponibles aujourd’hui en logiciels libres, avec tout ce qui va autour, même les outils pour apprendre. Et on voit aussi dans la réforme de l’enseignement scolaire en France qu’on va apprendre à nos jeunes à coder ; on utilise le mot « coder » ; moi je préfère « programmer ». Allez, on va utiliser la terminologique ambiante.

Nicolas Martin : On avait consacré justement une émission entière à l’apprentissage du code ou du programme informatique sur lequel nous avions largement débattu. On va mettre le lien sur le fil Twitter de l’émission. Un mot pour conclure cette introduction, si vous m’autorisez cet oxymore ; le film d’Hannu Puttonen se conclut par cette phrase que je trouve intéressante : « ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code ». Vous avez le sentiment qu’aujourd’hui le logiciel libre a libéré un peu plus que du code ? Ou au contraire, que les portes se sont refermées un peu plus vite que ce qu’on imaginait, Stéfane Fermigier ?

Stéfane Fermigier : Certainement ; c’est un mouvement bien sûr économique, technologique quand on le regarde uniquement sous l’angle du logiciel, mais on voit que ça a influencé d’autres domaines : on parle d’open hardware, donc du matériel libre, bien sûr des recettes de certains produits alimentaires on va dire ; on parle d’open data, en partant aussi de la phrase connue qui est que la donnée serait l’essence ou le pétrole du 21e siècle ; on parle d’open science aussi. On est dans une émission scientifique, le logiciel libre vient au départ peut-être de concepts qui venaient de la science : l'idée de revue par les pairs est absolument fondamentale dans la recherche scientifique. Eh bien maintenant la science reprend l'idée du logiciel libre qui est la reproductibilité, donc l’idée qu’il faut absolument publier l’ensemble des outils qui ont été utilisés pour produire un résultat scientifique et non pas simplement une feuille de papier avec des mots et quelques formules.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : C’est la devise de Framasoft2, en fait, la citation que vous venez de citer. Il y a un autre exemple encore plus simple, que le grand public connaît bien, c’est Wikipédia en fait. Wikipédia c’est la transcription dans un monde connu du grand public de principes politiques du logiciel libre.

Voix off : La Méthode scientifique– Nicolas Martin

Nicolas Martin : À 16 heures 10 sur France Culture nous parlons de logiciel libre et d’open source ; vous allez voir que ça n’est pas tout à fait la même chose, mais on va justement essayer de préciser cette différence dans quelques instants. Nous en parlons avec Stéfane Fermigier et Alexandre Hocquet. Eh bien justement, commençons peut-être par là, Alexandre Hocquet : logiciel libre, open source, est-ce qu’on parle de la même chose ? Est-ce qu’on ne parle pas de la même chose ?

Alexandre Hocquet : Bien sûr, cette fameuse distinction est source de tensions. Si vous me permettez de remonter dans le temps un peu plus loin que les années 80 et Richard Stallman.

Nicolas Martin : Bien sûr.

Alexandre Hocquet : En fait le mot open on le retrouve chez un philosophe que vous aimez bien citer, Nicolas, qui est Karl Popper.

Nicolas Martin : On en parle effectivement assez souvent dans cette émission.

Alexandre Hocquet : Vous connaissez Popper pour sa méthode de la réfutation. Le but de la réfutation c’est de tracer une frontière entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. L’idée derrière la tête de Karl Popper, ce qu’il visait comme n’appartenant pas à la science c’était le marxisme, le marxisme en tant que théorie scientifique de l’histoire. Pour Popper tout ce qui est vérité réfutable ne fait pas partie de la science. De la philo des sciences à la philo politique, Popper a écrit un libre pendant la Deuxième guerre mondiale qui s’appelle The Open Society and Its Enemies.

Nicolas Martin : La société ouverte et ses ennemis, donc.

Alexandre Hocquet : Voilà, exactement. Les ennemis de Popper, en l’occurrence, sont le communisme et le fascisme ou ce qu’il appelle le totalitarisme ; ce livre est une espèce de plaidoyer pour une société ouverte qui, grosso modo, correspond à la démocratie occidentale. La vision politique open de Popper est une critique de ce qui est immuable, une théorie individualiste pour qu’il y ait une diversité de la critique. Ce livre a été repris par Hayek, la Société du Mont-Pèlerin ; en fait il a été enrôlé dans une doctrine ultralibérale. Et c’est ça être open.
Open c’est un mot qui veut dire « gentil » en général, qui est facile à se définir contre ce qui est fermé mais qui est flou sur ce que c’est vraiment. Le paradoxe des années 80 c’est que pour les gens comme Stallman et donc du logiciel, c'est que l’ennemi c’est devenu justement cette société ultralibérale qui était promue par Hayek, ses multinationales, ses monopoles et donc le fait que ça provoquait quelque chose de fermé.
Du coup les principes ne sont pas si différents : anti-monopole, compétition juste, liberté en tant que libre marché, etc. Et c’est là où politiquement on fait une différence entre open et free, si vous voulez entre open et libre, c’est que la vision open est pragmatique, il s’agit de mettre la participation, la transparence, au service de l’efficacité qu’elle soit technique ou même business, tandis que la version free c’est un programme politique de résistance on peut dire, de lutte contre ce qui est propriétaire.

Nicolas Martin : On dit souvent effectivement pour essayer de distinguer, de faire le distinguo entre logiciel libre et open source, Stéfane Fermigier, que le logiciel libre ce serait finalement l’articulation philosophique de l’open source qui en serait l’adaptation méthodologique en quelque sorte.

Stéfane Fermigier : On peut voir ça comme ça. J’ai quand même tendance à dire que la différence entre les deux est très ténue. Donc il faut revenir un peu à l’histoire.

Nicolas Martin : À l’histoire peut-être. Repartons effectivement de Stallman.

Stéfane Fermigier : Pourquoi le mot open source a été introduit. Free software est une expression qui a été inventée essentiellement en 1983 ou 1984 par Richard Stallman et pendant 15 ans il y a eu un développement déjà assez considérable ; des dizaines, des centaines de logiciels libres ont été produits pas la Foundation Free Software Foundation3, l’organisation qui a été montée par Richard Stallman, et plein d’autres gens, et on avait déjà une offre tout à fait foisonnante en 1998, mais il y avait deux problèmes. Pour moi le principal c’est quand même le mot free en anglais qui veut dire à la fois libre et gratuit. Et quand vous dites free software ou freeware on disait aussi à l’époque.

Nicolas Martin : Gratuiciel, si on peut le traduire en français.

Stéfane Fermigier : On pensait essentiellement à la gratuité. Je vais dire que le sujet est encore d’actualité aujourd’hui. Ce matin, en lisant mon flux d’actualités, je tombe sur un article en anglais, c’était I have made a free Photoshop clone, ask me anything. ; « J’ai fait un clone free de Photoshop, posez-moi toutes vos questions ». Je me suis demandé, allez 50-50, 90, c’est quoi la probabilité que le mot free veuille dire « libre » et quelle est la probabilité qu’il veuille dire « gratuit » dans ce domaine qui est quand même le domaine du logiciel ; on parle d’un domaine sur lequel l’expression free software existe depuis 35 ans. Évidemment, le clone en question était gratuit, il n’était pas libre. Donc il y a vraiment un problème de branding.

Nicolas Martin : De marque.

Stéfane Fermigier : De marque pour un certain nombre de personnes dont certaines étaient des entrepreneurs ou associés, proches d’entrepreneurs, et qui se sont dit : on n’arrivera jamais à vendre quelque chose en le qualifiant avec un mot sur lequel il y a un risque fort d’ambiguïté. Elles ont inventé l’expression open source. Après elles ont pris une définition, qui n’est pas exactement la même que celle de Richard Stallman, mais, en pratique, il s’avère que ce sont tout le temps les mêmes logiciels qui sont à la fois free software et open source software. Donc en pratique, quand on a un logiciel, que l’on vous dise : « Tiens, prends ça c’est du logiciel libre » ou « Tiens c’est de l’open source » c’est la même chose.
Les gens qui travaillent dans ce domaine vont parfois avoir tendance à s’identifier plus à un mouvement qu’à un autre ou à une expression qu’à une autre. Il y a des gens qui sont effectivement plus attachés à l’éthique du développement logiciel et donc ils vont plutôt essayer d’utiliser « logiciel libre » ; d’autres, aussi parce qu’il y a une mode malheureuse en informatique en France qui est d’utiliser systématiquement les mots américains ; on n’ose même plus dire « informatique » on dit « je fais de l’IT », c’est beaucoup plus fashionable.

Nicolas Martin : À la mode.

Stéfane Fermigier : Voilà ! Donc on dit open source soit pour faire plus américain, ça fait plus sérieux ! Ou simplement pour lever l’ambiguïté, même si certains Français n’ont pas pensé que « libre », finalement, il n’y avait pas le problème en français, donc on peut continuer. Moi, personnellement, j’utilise les deux indifféremment ; j’essaie dans mes phrases, dans le même paragraphe, d’utiliser une fois l’un une fois l’autre pour ne vexer personne et surtout pour essayer d’unifier, de garder une cohésion au sein de notre communauté.

Nicolas Martin : L’open source, Alexandre Hocquet, ce serait du coup, une sorte de compatibilité de la logique d’entreprise avec ce qu’est, finalement, la pensée éthique du logiciel libre.

Alexandre Hocquet : Effectivement et rhétoriquement c’est assez compatible avec le fait que les gens qui sont plutôt du côté open source considèrent que finalement c’est à peu pareil, tandis que ceux qui sont du côté free software considèrent, que eh bien non, c’est vraiment différent. Une manière technique mais simple de résoudre l’ambiguïté c’est de s’intéresser à la licence du logiciel. Il y a des licences qui sont clairement du côté free software et d’autres qui ne sont pas compatibles avec le free software.

Stéfane Fermigier : Non !

Alexandre Hocquet : Eh bien si ! Tout simplement, par exemple, si on s’intéresse aux licences Creative Commons.

Nicolas Martin : On peut redire en quelques mots de quoi il s’agit pour les gens qui ne sont pas complètement bilingues avec le langage informatique et avec ce type de terminologie.

Alexandre Hocquet : La licence, c’est ce qui va permettre la diffusion du logiciel sous certaines conditions. En particulier, pour ce qui est de la licence Creative Commons4, ça peut s’appliquer à autre chose que des logiciels, par exemple une recette de cuisine.

Nicolas Martin : À une photographie ; à un document que l’on met en ligne dont on accepte qu’il soit partagé indéfiniment, par exemple.

Alexandre Hocquet : Par exemple une encyclopédie en ligne ; c’est ça.
Donc il y a une clause dans la licence Creative Commons qui s’appelle Share Alike, qu’on peut mettre ou ne pas mettre, et qui fait toute la différence entre quelque chose qui est considéré comme du coup free et quelque chose qui est considéré comme open. C’est-à-dire que le fait de mettre Share Alikeça oblige celui qui reprend à rester dans le monde du free. Ça veut dire que la vision politique du free c’est de dire, idéalement, le monde entier serait sous cette forme-là, donc on va essayer de propager cette idée. Tandis que du côté open, là on est beaucoup plus pragmatique.

Nicolas Martin : Peut-être un mot pour préciser cette mention Share Alike, c’est-à-dire que concrètement qu’est-ce que ça change vis-à-vis de la capacité à partager ou à modifier le document ou le logiciel quel que soit ce qui a été mis en ligne.

Stéfane Fermigier : J’ai deux objections.
La première c’est d’introduire les licences Creative Commons qui ne sont pas faites pour le logiciel, effectivement qui viennent de l’univers du logiciel libre mais qui ont été appliquées à des objets qui sont plutôt des œuvres d’ordre artistique, on va dire.
La deuxième, effectivement, c’est de dire qu’il y aurait des licences qui seraient open source au sens reconnu par l’Open Source Initiative qui est l’organisme qui certifie les licences open source.

Nicolas Martin : L’OSI5.

Stéfane Fermigier : Et le free Software.

Nicolas Martin : La FSF, la Free Software Foundation.

Stéfane Fermigier : Encore une fois les définitions précises sont différentes mais sont vraiment très similaires. La définition FSF est plus vague, elle rentre moins dans les détails. La définition OSI est plus opérationnelle. La définition OSI vient de la communauté Debian qui est une communauté de gens qui sont vraiment à fond pour le logiciel libre, donc on ne peut les accuser d’avoir de mauvaises intentions.

Maintenant dans les licences il est vrai aussi qu’il y a essentiellement deux grands types de licences, les licences dites à copyleft6 et les licences dites permissives — on utilise souvent ce terme —, qui viennent aussi de deux idéologies différentes et qui ont des applications business différentes.
Copyleft c’est essentiellement ce que vous appelez Share Alike, c’est-à-dire on demande aux gens qui vont utiliser mon logiciel de respecter ma volonté, de faire en sorte qu’il soit diffusé plus largement et donc de rediffuser toute modification dans certaines circonstances — il y a un certain nombre de points de détails —, mais de façon à en faire profiter le maximum.
Et les licences dites permissives, la plus connue étant la licence BSD7 qui vient d’une communauté très forte aussi, celle des UNIX BSD, qui est une autre forme de système d’exploitation libre où, au contraire, les gens sont tout à fait contents qu’on utilise le logiciel sans qu’il y ait forcément de réciprocité.

Donc il y a tout un éventail, il y en a peut-être 70 ; il y en a une dizaine ou une quinzaine qui sont vraiment importantes. Elles peuvent être classées en deux ou trois catégories. Il est important de bien les connaître. Il y a des enjeux juridiques forts quand on est développeur, quand on est chef d’entreprise, quand on est chercheur et qu’on veut valoriser sa recherche pour choisir les bonnes licences en fonction d’un usage. Évidemment ça peut être aussi en fonction d’une idéologie qu’on a soi-même, mais c’est aussi en fonction de l’usage qu’on veut en faire en termes, par exemple, de valorisation.

Nicolas Martin : On en va pas trop s’éterniser non plus sur ces différences-là qui sont certes importantes, mais il y a quand même énormément d’autres choses à dire. Peut-être qu’on peut revenir quelques instants sur l’évolution de la pensée et de l’introduction dans le monde de l’informatique de cette pensée du logiciel libre, de comprendre en quoi elles s’opposent. Quel est le point de départ en fait ? On a parlé de Richard Stallman, on l’appelle rms parce qu’il s’appelle Richard Matthew Stallman tout simplement, à l’origine il est programmeur au MIT. D’où ça vient ? Pourquoi cette volonté à un moment donné de sortir, de casser le langage propriétaire pour pouvoir donner accès au plus grand nombre, Alexandre Hocquet ?

Alexandre Hocquet : Il y a la fameuse anecdote de l’imprimante Xerox de Richard Stallman8 ; elle est fondatrice au sens où la vision, du coup, du free software, la vision Stallman compatible est très liée à une opposition à ce qui est propriétaire, qui prive les utilisateurs de possibilité de voir le code, possibilité de modifier le code ; ce sont les quatre libertés fondamentales.

Nicolas Martin : Qui sont les fondatrices de la FSF, les 4 libertés fondamentales numérotées de 0 à 3.

Alexandre Hocquet : C’est ça. Politiquement il y a vraiment un côté résistance de ce point de vue-là qui, à mon avis, est absent de la culture open source qui, au contraire, s’adapte.

Nicolas Martin : On peut les redonner rapidement :

  • la liberté 0, c’est la liberté d’exécuter le programme pour tous les usages ;
  • la liberté 1, la liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à ses besoins ;
  • la liberté 2, la liberté de redistribuer des copies du logiciel ;
  • la liberté 3, la liberté d’améliorer le programme et de publier ses propres améliorations.

Alexandre Hocquet : C’est ça.

Nicolas Martin : Donc ça c’est le point de départ. À partir de là Stallman ne se contente pas de développer, enfin de poser les jalons, les bases de ce que veut être la FSF ; il va développer ce qu’on appelle le projet GNU ; vous voulez nous en dire un mot, s’il vous plaît, Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Il y a, à un moment, le double génie de Richard Stallman c’est à la fois d’avoir des idées d’ordre philosophique et de les traduire sous une forme juridique assez complexe, comme tous les sujets juridiques, mais ça a été aussi de mettre en œuvre son programme. Parce que s’il s’était contenté d’être juste un agitateur d’idées, on n’en serait pas là.

Il a commencé d’abord tout seul, ou avec peut-être avec deux ou trois personnes, à créer les logiciels nécessaires pour faire ce qu’on appelle un système d’exploitation ; donc c’est l’ensemble des logiciels qui sont nécessaires pour faire tourner un ordinateur d’usage courant. À l’époque, le système dominant c’était déjà Windows, on connaît MacOS qui existait déjà aussi. Lui il est parti d’un truc qui était moins connu du grand public certainement, qu’on appelle UNIX, qui remontait aux années 70, qui pendant toutes les années 70 avait été essentiellement libre ; il était libre dans les faits mais pas juridiquement au sens où les universités, les laboratoires de recherche et certains industriels s’échangeaient librement le code source, amélioraient le code source du système UNIX jusqu’au moment où AT&T est arrivé.

Nicolas Martin : AT&T qui est un grand opérateur téléphonique américain.

Alexandre Hocquet : Voilà, et qui a racheté Bell Labs d’où sortait le système UNIX et qui a dit : « À partir de maintenant on passe à la caisse, on va essayer de monétiser », pour utiliser ce mot affreux.
Richard Stallman était contre la monétisation, en tout cas par le biais de la vente de licences, et il a entrepris, vraiment avec son talent de développeur et l’aide de quelques personnes, d’écrire les outils fondamentaux pour créer un système d’exploitation complet en commençant par ce qu’on appelle le compilateur, c’est-à-dire l’outil qui permet de traduire d’un langage source vers un programme exécutable. C’est un effort colossal, monumental et, à la fin des années 80, au début des années 90, il n’avait toujours pas vraiment avancé sur un sujet primordial qu’on appelle le noyau. Le noyau c’est le bout de programme qui est vraiment l’interface entre la machine et les programmes que l’utilisateur exécute. Et c’est là qu’il y a un deuxième programmeur extrêmement doué et également une personnalité extrêmement forte qui est arrivé, Linus Torvalds9 qui lui, jeune étudiant d’une vingtaine d’années s’est dit : pour m’amuser je vais faire un noyau et je vais l’appeler Linux parce que ça sonne bien avec mon prénom.
Comme on dit le reste appartient à l’Histoire. Linux est devenu un système dominant. Il faut savoir que c’est le système qui est dans Android.

Nicolas Martin : Aujourd’hui.

Alexandre Hocquet : Android équipe 90 % des téléphones portables dans le monde. Il y a, je ne sais trop combien de milliards de téléphones, de smartphones dans le monde donc presque tout le monde a un Linux dans sa poche.

Nicolas Martin : Peut-être un mot aussi de contexte sur la popularité des débuts de ce mouvement puisque Stallman fonde la Free Software Foundation en 1985. On est vraiment au tout début de l’informatique grand public, à l’époque de la multiplication des marques encore une fois, des langages propriétaires où, au contraire, il y a plein d’opérateurs qui apparaissent dans le secteur et qui comptent bien monétiser au maximum leurs programmes, leurs langages à eux développés maison et de les rendre les moins compatibles. On n’est pas du tout dans une logique de réseau et de partage à cette époque-là, Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : Oui. Mais paradoxalement ces deux idées, à la fois le côté Microsoft de cette époque-là de la domination du monde par le logiciel et, comment dire, toutes les histoires à propos de Stallman et ensuite de Linus Torvalds qu’on vient de raconter, leur point commun est d’avoir, ce que je disais tout à l’heure, un matériel qui était le personal computer, le PC, qui s’adaptait à ça. C’est-à-dire qu’avant le PC on avait des superbes computers ou des minis-computers, des modèles qui étaient tous différents ; des marques avec toutes leurs propres systèmes d’exploitation, complètement incompatibles les uns avec les autres et depuis on a des téléphones qui effectivement sont tous, à 90 % sous un système Linux, mais un système Linux proposé par Android, donc par Google, qui est partiellement libre.

Nicolas Martin : Ou partiellement propriétaire.

Alexandre Hocquet : Ou partiellement propriétaire. Du coup, comme les téléphones sont eux aussi très différents matériellement, c’est très compliqué d’avoir par exemple Lineage10, un système Android Linux débarrassé de Google ; chaque protocole pour chaque téléphone est très différent : c’est très complexe d’avoir quelque chose d’effectivement entièrement libre dans son téléphone.

Nicolas Martin : Entre 1985 et 1998, entre Stallman, Eric Raymond et Bruce Perens qui vont être à l’origine justement de l’Open Source Initiative que se passe-t-il ? Et pourquoi ce besoin de traduire cette Free Software Foundation, ce logiciel libre dans une autre forme, finalement, plus « entreprise compatible » entre guillemets. Alexandre Hocquet ?

Alexandre Hocquet : J’en reviens aux licences. C’est-à-dire que si vous considérez que votre but ce n’est pas que le monde entier soit libre, mais de développer des outils qui soient le plus possible compatibles avec vos outils et les outils qui existent dans le monde, du coup vous développez des choses que vous allez pouvoir essayer de rendre compatibles avec des choses qui sont propriétaires. Effectivement par exemple, que ce soit Google ou Microsoft, ce sont aujourd’hui des entreprises qui contribuent énormément au logiciel open source, pas avec la philosophie de rendre le monde entier libre, mais avec la philosophie, comment dire ça, de développer des communautés qui puissent participer à des outils, donc de rendre compatible cette vision du logiciel avec leur propre agenda économique ou politique.

Nicolas Martin : Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : Ce qui s’est passé effectivement autour de 1997-1998, c’est l’émergence de sociétés de plus en plus importantes qui ont fondé leur modèle d’affaires et, comment dire, qui ont réutilisé de manière extrêmement profonde le logiciel libre qui avait été développé un peu dans la nature soit par la Free Software Foundation de manière très structurée, mais aussi de manière beaucoup plus diffuse par une multitude d’acteurs, y compris Linus Torvalds et tous les gens qui tournaient autour du noyau Linux. Donc il y a un certain nombre de sociétés qui se sont créées pour distribuer sous une forme packagée, sous une forme vraiment utilisable par, je ne dirais peut-être pas déjà le grand public mais en tout cas un public beaucoup plus large que le public d’informaticiens qui était celui du départ et ces sociétés sont montées en gamme. Au début elles ne faisaient essentiellement que vendre des CD, souvent par correspondance, avec des petites annonces dans les magazines et, progressivement, elles se sont dit : non, si on veut vraiment développer notre activité il faut aller voir des entreprises » ; des entreprises qui déjà à l’époque pensaient à remplacer leurs UNIX propriétaires, donc des machines assez chères, avec des marges énormes côté constructeur, par du PC générique, du PC finalement acheté à un coût beaucoup moins élevé, mais avec le logiciel qu’il fallait trouver pour avoir le même type de service que ce qu’on avait avant.
Donc il y a eu cette bascule. C’est vraiment le monde économique ou, en tout cas, une partie du monde économique qui a voulu s’emparer, qui s’est emparé du sujet, mais qui s’est retrouvé face à ce problème de marque, d’image de marque et de branding dont je parlais tout à l’heure.

Pause musicale : Logiciel par Isolee.

Nicolas Martin : Le titre de ce morceau ne vous aura certainement pas échappé. Morceau du groupe Isolee qui s’appelle donc Logiciel, puisque nous parlons d’open source et donc de logiciel libre tout au long de cette heure. Nous en parlons avec Stéfane Fermigier qui est président du groupe thématique Logiciel Libre dans Systematic, coprésident du Conseil National du Logiciel Libre et PDG de la société Abilian ; avec Alexandre Hocquet, historien des sciences, professeur attaché aux Archives Poincaré de l’Université de Lorraine. Comme tous les mercredis aux alentours de 16 heures 30 c’est l’heure de retrouver La Recherche montre en main.

Tous les mercredis la voix d’un jeune ou d’une jeune chercheuse qui vient nous parler de ses travaux de recherche ; aujourd’hui c’est un jeune chercheur. Ivaylo Ganchev bonjour.

Ivaylo Ganchev : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes en thèse au laboratoire d’informatique avancée de Seine-Saint-Denis de l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis ; vous travaillez sur « Bugs, failles et sécurité dans la conception, la construction et la compréhension de logiciels. Applications au logiciel libre ». Bienvenue à La Recherche montre en main ; c’est à vous.

Ivaylo Ganchev : Merci beaucoup ; merci pour cette invitation.
Nous voulons tous utiliser des logiciels sans bogues et bénéficier d’une expérience utilisateur décente. Or la maintenance, dans le logiciel, est une activité très coûteuse. Selon les auteurs, les estimations varient entre 40 % et 90 % du coût initial du projet. Eh oui, ça coûte presque aussi cher de maintenir un logiciel que de le produire.

Pour cette raison, les éditeurs de logiciels essaient d’anticiper, de corriger les bogues avant le lancement d’une version. Pour cela différentes techniques sont utilisées.
Historiquement la méthode formalisée et la plus ancienne est celle qu’on appelle la complexité cyclomatique de McCabe.
Une autre méthode consiste à utiliser des fuzzers.
Ma recherche fait partie d’une troisième voie : l’analyse des métadonnées des dépôts logiciels. Dans mon cas il s’agit bien de dépôts de logiciels libres.
Métadonnées, ce sont des données qui expliquent des données. Par exemple, si on considère qu’un fichier de code source est une donnée, les métadonnées sont des informations comme : qui a produit la dernière modification du fichier, à quelle heure et depuis où ; ou encore combien de lignes ont été modifiées depuis la dernière version. On peut appeler cela des métadonnées simples ou non-liées.
On distingue aussi des métadonnées complexes qui nécessitent le recoupement de plusieurs métadonnées simples voire des informations provenant de plusieurs dépôts différents, par exemple combien de personnes ont travaillé sur un fichier, comment organiser le réseau des développeurs entre différents modules d’un programme, le temps de résolution d’un bogue ou bien le nombre de bogues par version.

Ma recherche consiste dans le fait d’explorer différents dépôts de données, principalement des dépôts de code source ou des dépôts de bogues, de récupérer et d’analyser les métadonnées à la recherche d’informations pertinentes.
La plupart du temps la récupération est simple, car les dépôts sont ouverts et en ligne. Il suffit de lancer des petits robots qui vont aller récupérer les métadonnées et les intégrer à une base de données locale.
Par la suite je procède au traitement et à l’analyse des données. J’utilise soit des outils disponibles librement, soit des outils que j’ai fabriqués dans le cadre de ma recherche. La plupart des problèmes que je rencontre sont des problèmes propres au domaine des mégadonnées ou big data en anglais. Par exemple, la qualité des données n’est souvent pas au rendez-vous et on doit passer un certain temps à les nettoyer. Ou bien on doit interconnecter des bases qui ne sont que très peu liées entre elles.
Finalement, si j’observe des résultats intéressants, je gratte un peu plus pour voir si on n'a pas trouver une métrique intéressante.
Actuellement je me focalise sur la recherche des métriques autres que celles déjà trouvées qui me permettent de déceler des parties d’un logiciel qui contiennent des bogues.
Eh oui, en analysant seulement les métadonnées on peut trouver, avec une confiance relativement importante, les endroits qui contiennent potentiellement des bogues. On peut aussi trouver des périodes de la semaine ou de la journée pendant lesquelles, statistiquement, on commet le plus de bogues et attirer l’attention des meneurs d’un projet sur ces points.
Au-delà de la recherche des endroits avec des bogues, je m’intéresse aussi à des questions comme les cycles de vie d’un logiciel et les étapes de son évolution.

Bien sûr, au-delà des dépôts de code source et des bogues, on peut analyser d’autres types de dépôts comme les archives des listes de diffusion, les archives de chat IRC ou encore les archives documentaires comme les wikis.
Du fait de l’ouverture du processus de développement les logiciels libres et à code ouvert fournissent d’énormes quantités de données qui ne demandent qu’à être explorées et exploitées.
Ces données peuvent être et sont utilisées à dresser des profils des projets : combien de développeurs actifs se trouvent derrière un projet ; est-ce qu’il y a des sociétés derrière un projet libre ; est-ce qu’il y a une communauté active ; quel est le temps moyen de résolution d’un bogue, etc.
Tout ceci est fait dans le but d’améliorer la qualité des programmes et de permettre aux utilisateurs d’avoir des logiciels avec moins de bogues. Cela permet aussi à des décideurs de savoir facilement si l’intégration d’un logiciel libre dans un système d’information est risquée ou non.
Cette activité de recherche fait partie d’un domaine de recherche qui s’appelle Empirical Software Engineering. Plusieurs conférences et journaux existent sur le sujet comme la conférence annuelle Mining Software Repositories.
Ce domaine n’est pas propre au logiciel libre. Les grands groupes industriels se sont approprié ces techniques et les utilisent en permanence pour améliorer la qualité de leurs produits.

Ce qu’apportent les logiciels libres, ce sont les grandes quantités de données disponibles librement. Ceci facilite énormément la recherche. Par exemple on n’est pas lié par des clauses de non-divulgation ou bien des restrictions d’accès au code source. Le point le plus important est certainement le fait que toutes les découvertes peuvent être vérifiées et toutes les expériences refaites.

De plus, personnellement étant utilisateur de logiciels libres de longue date, c’était un moyen modeste de faire un retour à la communauté et ainsi de contribuer à ce mouvement extraordinaire que sont les logiciels libres.

Nicolas Martin : Merci beaucoup Ivaylo Ganchev pour votre présentation. Je vous voyais sourire, à un moment donné, Alexandre Hocquet. Effectivement on sent, et c’est quelque chose d’important qu’on n’a peut-être pas vraiment évoqué dans la première partie de cette émission, l’importance, la puissance de la communauté qui est autour de la notion de logiciel libre qui est effectivement une communauté qui est soutenue par ce mouvement qu’on pourrait considérer comme un mouvement social.

Alexandre Hocquet : La communauté c’est effectivement ce qu’il y a de plus important. Dans l’introduction, si je me souviens bien, vous mentionniez le rachat de GitHub par Microsoft.

Nicolas Martin : Par Microsoft, on en a parlé.

Alexandre Hocquet : En fait GitHub est une plateforme qui est propriétaire et qui est rachetée par une entreprise propriétaire. Pourquoi la communauté du Libre pourrait s’émouvoir d’un tel rachat ? C’est qu’en fait GitHub est l’endroit où la communauté du Libre dépose ses logiciels. Donc c’est un endroit qui est important pour la communauté.
Et il y a quelque chose de très important dans le Libre, pour le coup que ce soit open source ou free software, c’est la notion de forking, l’idée qu’un projet peut se séparer en deux à n’importe quel moment : c’est à la fois une grande liberté propre au Libre et une grande menace parce que ce qui fait qu’un projet logiciel va mourir ou pas c’est la vitalité de sa communauté. Si on la divise en deux, on prend beaucoup de risques.
Une autre chose qui est importante dans la question de la communauté, qui est très liée à la période actuelle qui est différente de celle des débuts du Libre, c’est que le logiciel lui-même devient plus rarement le composant critique de la compétitivité. Du coup c’est plus facile de libérer beaucoup de code et de se concentrer sur rendre propriétaire seulement ce qui est à reprendre, comme GitHub par exemple, et la stratégie consiste à rendre open tout ce qui n’est pas grave d’être piqué. Donc pouvoir profiter d’une communauté de développeurs, du coup c’est typique du capitalisme qui absorbe sa critique, si vous voulez ; c’est profiter d’une main d’œuvre.

Nicolas Martin : Stéfane Fermigier.

Stéfane Fermigier : J’ai une remarque par rapport à tout le travail qui a été présenté, c’est qu’il s’appuie sur un corpus de méthodologies de développement qui s’est développé on va dire depuis peut-être une vingtaine d’années à peu près, à la création de SourceForge, ce qu’on a appelé les forges logicielles. Une forge logicielle c’est une application web, un site web collaboratif, l’ancêtre des réseaux sociaux si on veut, où les développeurs se regroupent autour de projets et vont contribuer en utilisant des outils de développement, mais des outils de développement qui sont faits pour le 21e siècle on va dire, donc des outils pour gérer le code source, des outils pour communiquer et, notamment, des outils pour communiquer les problèmes ou les améliorations à apporter sur une base de code.
À l’aide de ces différents outils on est capable de récupérer, comme l’a dit Ivaylo, les données ou les métadonnées ; il y a plusieurs types de recherche, là il s’attache aux métadonnées ; on peut aussi travailler directement sur les données, sur le code source lui-même, analyser les milliards de lignes de code source. Ça a un intérêt scientifique, ça a aussi un intérêt, maintenant, business. Il y a des entreprises, j’en connais quelques-unes, qui fournissent des outils d’analyse de code, en ligne, qui vont permettre aux entreprises qui prennent un abonnement d’améliorer, en tout cas de détecter les erreurs qu’il peut y avoir sur leur code, et qui sont, en général, mis à disposition gratuitement pour les logiciels libres. C’est à la fois du marketing, il ne faut pas le nier, mais c’est aussi une façon de redonner à la communauté quelque chose en retour.

Nicolas Martin : On en arrive aux temps présents, à l’heure actuelle avec un exemple important, une question centrale en tout cas, qui est la position de rôle de l’administration et des entités publiques vis-à-vis de l’open source et du logiciel libre. Bonjour Antoine Beauchamp.

Antoine Beauchamp : Bonjour Nicolas. Bonjour à tous, bonjour à toutes.

Nicolas Martin : Vous vous êtes rendu à l’ANSSI, qui est l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, pour examiner un système qui s’appelle CLIP OS, un système qui a pour vocation, précisément, de renforcer la sécurité informatique.

Antoine Beauchamp : Oui l’ANSSI, cette agence est rattachée en France au cabinet du Premier ministre et son but est d’assurer la défense des systèmes d’information de l’État mais aussi de conseiller et de soutenir les administrations et les opérateurs d’importance vitale dans leur sécurité informatique.
J’ai rencontré Vincent Strubel qui est sous-directeur de l’ANSSI et qui m’a parlé de CLIP OS, ce système d’exploitation développé par l’Agence et qui s’ouvre, grâce à l’open source, aux contributions extérieures. Vincent Strubel nous explique l’intérêt de l’open source dans le développement d’un système informatique comme CLIP OS et nous dit aussi pourquoi l’open source peut jouer un rôle dans la sûreté informatique et la protection d’informations sensibles, que ce soit au sein de l’administration ou bien d’industries dites critiques.

Vincent Strubel : CLIP OS est un système d’exploitation Linux, donc c’est ce qu’on appelle une distribution Linux. C’est un ensemble de logiciels qui forme tout l’environnement logiciel d’un ordinateur. Sa spécificité, c’est qu’il a été non pas écrit mais adapté par l’ANSSI pour renforcer sa sécurité. En particulier, il permet de cloisonner plusieurs environnements logiciels sur le même poste, c’est-à-dire qu’on a deux bureaux complètement isolés entre eux qui permettent de traiter des informations sensibles d’un côté et non sensibles de l’autre. Parce que par exemple on est connecté sur Internet mais en même temps on veut faire de la messagerie sensible ou administrer à distance des systèmes d’information critiques ou des choses comme ça, donc ça permet d’isoler ces deux cas d’usage. Plus généralement, c’est quelque chose qu’on a pensé pour résister aux attaques informatiques qu’on connaît, soit ne pas y être vulnérable, soit y être vulnérable mais moins qu’un système d’exploitation classique. Je prendrais l’analogie de la construction navale : quand on veut faire un bateau qui ne coule pas, non seulement on lui donne une coque solide mais en plus on le découpe en compartiments de telle sorte que quand il y a un trou dans la coque on perd un compartiment mais pas tout le bateau. Eh bien là on a fait pareil en informatique avec CLIP OS qui est découpé en compartiments, de telle sorte que si un virus, par exemple, prend la main quelque part sur un compartiment du système, il n’infecte pas tout et donc on garde l’essentiel.

Antoine Beauchamp : Ce système est développé en open source. Est-ce que tout le monde peut y contribuer ?

Vincent Strubel : Il n’a pas été initialement développé en open source. C’est quelque chose qui existe depuis plus dix ans à l’ANSSI, qui n’était pas conçu à la base pour faire de l’open source. Ça fait un moment qu’on se dit qu’on veut le publier ; on a été confronté au dilemme classique dans ce cas qui est : on a fait un développement insulaire, en vase clos, et ouvrir ça à des contributeurs externes ce n’est pas forcément leur faciliter la tâche parce que c’est devenu quelque chose de très compliqué. Donc là on saisit l’occasion d’une réécriture partielle, de reposer un certain nombre de concepts de base qui ont un peu vieilli ou qui pourraient être mieux faits maintenant et donc on ouvre une nouvelle version. On a publié la version antérieure à titre de référence, je ne pense pas qu’elle soit utilisable telle quelle par un extérieur à l’ANSSI. On ouvre le développement d’une nouvelle version, qui est dans un état assez préliminaire à ce stade, mais là-dessus toutes les contributions sont évidemment bienvenues.

Antoine Beauchamp : Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous disent qu’une agence nationale de sécurité informatique ne doit pas se mélanger avec l’open source, avec l’ouverture ?

Vincent Strubel : Fondamentalement on ne s’interdit rien ; on cherche à remplir notre mission le mieux possible. Après il y a beaucoup de simplifications, on en sort un petit peu, mais sur l’open source et la sécurité, c’est peut-être l’occasion d’en contredire certaines. On affirme parfois un peu rapidement que l’open source c’est contraire à la sécurité parce que l’attaquant peut voir le code source du logiciel qu’il cherche à attaquer. Ce n’est pas vrai en général. D’un point de vue théorique il y a quelque chose qui s’appelle le principe de Kerckhoffs, qui vient de la cryptographie, qui dit qu’une solution ne doit pas reposer pour sa sécurité sur le secret de son implémentation ; c’est un peu complexe à dire mais ça veut dire que si la solidité de la solution dépend du fait que l’attaquant ne sait pas comment elle est conçue ça ne marchera jamais. Et c’est très vrai dans la pratique puisqu’un attaquant qui a accès à un logiciel, même sans son code source, peut largement conduire les analyses dont il a besoin pour ses finalités à lui.
A contrario on dit aussi, parfois, que l’open source c’est mieux pour la sécurité parce que tout le monde regarde le code source et donc les bugs sont trouvés plus vite. C’est potentiellement vrai pour certains grands projets open source qui ont des millions et des millions d’utilisateurs et de contributeurs ; c’est quand même beaucoup moins vrai pour la majorité des projets open source parce qu’ils sont potentiellement développés par deux-trois personnes et franchement il n’y a pas grand monde qui va se livrer de son plein gré et de sa propre initiative à l’analyse d’un code source pour en chercher les faiblesses potentielles.
Donc il n’y a pas de plus ou de moins, il n’y a pas de positif ou de négatif dans l’open source ; c’est à peu près équivalent de ce point de vue-là avec du logiciel propriétaire.
Après, notre intérêt pour l’open source au-delà de notre propre contribution, ce sont les possibilités qu’elle offre. Avec l’open source on peut évaluer, de fait, la sécurité en regardant le code source, en l’analysant. Ce n’est pas magique mais si on s’en donne les moyens on peut le faire. C’est quelque chose qu’on pousse beaucoup de manière générale : l’évaluation par un tiers est un de nos fondamentaux historiques et on continue à le faire et on développe très largement de labelliser des solutions informatiques.
Avec l’open source on peut le faire, si j’ose dire, sans la coopération du développeur. Et on le fait dans la pratique, on lance de notre propre initiative des évaluations de logiciels open source qui nous semblent intéressants. On informe le développeur, on lui donne les résultats, il en fait ce qu’il veut, on n’attend rien de lui, donc c’est quand même intéressant.
Et l’autre possibilité c’est ce qu’on a fait avec CLIP OS, c’est que l’open source on peut l’adapter. Donc si on a un cas d’usage bien spécifique en tête, on peut adapter la solution à ce cas d’usage, la sécuriser mieux pour ce cas d’usage, quitte à perdre un peu de généricité ou d’ergonomie le cas d’échéant, mais on peut faire beaucoup plus dans ce cas-là.

Antoine Beauchamp : Est-ce qu’il y a beaucoup d’autres acteurs institutionnels de l’envergure de l’ANSSI qui se reposent sur l’open source ? Et si oui, est-ce que vous avez des exemples à me donner ?

Vincent Strubel : Qui se reposent sur l’open source, je pense que toute l’administration française s’appuie dans une large mesure sur l’open source, sans que ce soit une exclusivité, on a aussi du logiciel propriétaire évidemment, mais on a un large recours à des briques open source assez classiques comme n’importe quelle organisation aujourd’hui. Et de plus en plus on a une politique active au niveau de l’État de contribution à l’open source et des acteurs. Il y a évidemment la DINSIC et Etalab qui sont la DSI, direction informatique de l’État, qui sont en pointe là-dessus, qui, à la fois, contribuent elles-mêmes et encouragent les différentes administrations à contribuer. Là encore pas pour des raisons philosophiques mais simplement pour des considérations pragmatiques, que ça nous aide à travailler mieux et à mieux faire notre travail.

Nicolas Martin : Voilà le reportage du jour sur ce système CLIP OS développé par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. Peut-être une réaction simplement à ce que vous venez d’entendre, Alexandre Hocquet ?

Alexandre Hocquet : Là on parle de problématiques de défense nationale en fait et du coup on parle de système d’exploitation fait pour résister aux attaques. Ce qui m’a fait sourire c’est que, par exemple, le ministère de l’Éducation nationale, lui, est complètement inféodé à Microsoft, les contrats… Mais là, quand il s’agit de problèmes sérieux, contrairement à ce qui est suggéré dans le reportage, effectivement il vaut mieux et clairement, ils ne font pas appel à Microsoft pour ce genre de problèmes ! Effectivement, bien que ça soit open source, ils font des choix pour des questions de sécurité, des choix ouverts.

Nicolas Martin : Stéfane Fermigier pourtant il y a une loi en France, la loi du 7 octobre 2016, pour une République numérique, qui impose l’ouverture par défaut des codes sources composant les logiciels des administrations.

Stéfane Fermigier : Oui. C’est un de ses aspects, d’ailleurs on pourrait dire que c’est finalement la traduction de cette loi. Elle contient aussi un passage qui nous intéresse nous, promoteurs disons du logiciel libre, c’est l’idée que l’État doit faire la promotion du logiciel libre au sein de l’administration qu’elle soit centrale, services déconcentrés, services hospitaliers, enfin tout ce qui dépend de l’État. Ça c’est aussi quelque chose sur lequel on attend encore des actions je dirais fortes de l’État sachant que la DINSIC, par exemple, doit être le bras armé.

Nicolas Martin : La DINSIC qui est la direction…

Stéfane Fermigier : Interministérielle sur les systèmes d’information. Il y a un mot clef sur ce sujet c’est « souveraineté numérique ». Donc qu’on parle de sécurité avec l’ANSSI, mais qu’on parle plus généralement de l’utilisation du logiciel libre au sein de l’administration, c’est probablement le principal argument pour utiliser le logiciel libre : c’est à la fois de garder au sein de l’appareil de l’État la maîtrise de son informatique, de son système d’information, une chose qui devient de plus en plus cruciale et stratégique. On pense aussi que c’est l’occasion de renforcer une filière en France et en Europe d’entreprises qui sont spécialisées dans le logiciel libre et qui représente aujourd’hui 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 50 000 emplois ; un secteur qui recrute, sur lequel on espère aussi que les universités, les écoles d’ingénieurs, etc. vont continuer à former et former de plus en plus d’ingénieurs ou de développeurs à ces méthodes de travail, à ces outils de développement, à ces langages de programmation qui sont au cœur du développement logiciel open source.

Nicolas Martin : Ivaylo Ganchev, vous voulez réagir à ce reportage ?

Ivaylo Ganchev : Oui je voulais réagir un petit peu, surtout à la remarque de monsieur Hocquet. Effectivement, on peut penser que stratégiquement c’est plus intéressant pour un pays comme la France de privilégier le logiciel libre quand il s’agit d’infrastructures stratégiques. Mais bizarrement il y a l’exemple de l’armée : depuis 2009 l’Armée [le ministère des Armées, NdT] continue à souscrire un contrat de type Open Bar avec Microsoft.

Nicolas Martin : Open Bar ça veut dire tous les logiciels Microsoft, tout gratuit jusqu’au bout ?

Ivaylo Ganchev : C’est à peu près ça.

Stéfane Fermigier : Ce n’est pas gratuit !

Nicolas Martin : Pas gratuitement !

Stéfane Fermigier : On paye une cotisation globale et après on est encouragé à utiliser le maximum. Du coup ça n’encourage pas, au contraire, à l’utilisation de solutions alternatives.

Ivaylo Ganchev : C’était à peu près ça en fait ma remarque. C’est un sujet qui est très délicat, sur lequel plusieurs ministres ont été importunés, mais sur lequel il n’y a pas vraiment de position claire de la part du gouvernement, malheureusement je dirais. En plus de la loi pour une République numérique, on peut citer des lois un petit peu plus anciennes comme la loi sur l’Enseignement supérieur qui préconise la préférence du logiciel libre, son utilisation dans le cadre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Nicolas Martin : Alexandre Hocquet.

Alexandre Hocquet : Voilà ! Mais le ministère de l’Éducation nationale signe des contrats avec Microsoft. Là c’est carrément une question d’éducation et de culture ! Le projet de Microsoft c’est comme un dealer : habituer les gens aux outils pour ne plus s’en passer.

Stéfane Fermigier : Notre constat au sein du CNLL et d’autres organisations comme l’Aful [Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres ], l’April et plein d’autres, ça fait 20 ans qu’on discute avec des décideurs publics, avec des administrations, les représentants d’agences qui sont dédiées au numérique au sein de l’État ; on constate le plus souvent avec nos interlocuteurs directs vraiment un intérêt fort, plus que fort pour certains, une véritable volonté d’encourager le développement du logiciel libre dans l’administration.
Maintenant il faut savoir aussi qu’il y a des enjeux économiques majeurs, il y a du lobbying, comme on dit, d’acteurs qui ont un intérêt différent. C’est aussi pour cela qu’on essaie de se structurer, d’avoir un discours clair, d’avoir un discours à la fois clair mais aussi actionnable, de pouvoir dire : sur tel type de solutions, notamment les solutions infrastructures, mais aussi un certain type d’applicatifs il y a des solutions et il vaut mieux utiliser ces solutions, encourager le développement de logiciels d’origine française et garantir l’indépendance des services.

Nicolas Martin : Un tout dernier mot pour conclure, genre un tour de table pour vous entendre toutes les trois sur la question. On parle de l’effet incitatif des administrations ; on sait qu’il y a un certain nombre de décisions de justice antitrust qui ont empêché les constructeurs de vendre leurs logiciels, d’intégrer leurs logiciels propriétaires à l’intérieur des machines, etc. Néanmoins, aujourd’hui, quels sont les mouvements à faire quand on est face à des terminaux qui sont de plus en plus fermés, qui sont de moins en moins accessibles comme évidemment les téléphones portables ? Comment faire pour encourager, aujourd’hui, les citoyens, les consommateurs à avoir plus facilement recours à des logiciels libres, à des logiciels open source plutôt qu’à des logiciels propriétaires auxquels effectivement on a été certainement habitués comme des consommateurs par des dealers ? Votre avis rapidement Alexandre Hocquet, pour un dernier tour de table.

Alexandre Hocquet : Je pense qu’au-delà de la question de la technique et donc de la formation d’informaticiens, d’apprendre à coder ou ce genre de choses, il y a aussi une question de culture. Par exemple j’enseigne Wikipédia et Wikipédia c’est une façon d’essayer de comprendre des enjeux liés à tous ces problèmes dont on vient de parler dans un monde grand public, dans un monde qui n’est pas celui de l’informatique.

Nicolas Martin : Ivaylo Ganchev.

Ivaylo Ganchev : Aujourd’hui il faut absolument une approche stratégique, parce que les lois ne suffisent pas pour décréter le déploiement des logiciels libres. On a eu plusieurs cas de déploiements avortés qui ont mené à une catastrophe parce qu’il n’y a pas de méthodologie ; on ne déploie pas des logiciels libres comme ça ! Donc il faut absolument se munir d’une méthodologie de déploiement avec des documentations, des formations ; c’est un cycle qui est relativement complexe. Il ne faut pas penser qu’on peut changer les habitudes et les technologies qui sont quand même très ancrées aux usages quotidiens, juste comme ça par un coup de baguette. Il y a deux méthodologies : par top-down, du haut vers le bas avec des décisions ministérielles, mais il y en a une autre qui est le bottom-up qui est du bas venant de l’intérêt des usagers, des utilisateurs qui demandent à avoir plus d’outils maniables, libres, interopérables. Je pense que le secret se cache quelque part dans le rapprochement de ces deux méthodes.

Nicolas Martin : Stéfane Fermigier pour conclure.

Stéfane Fermigier : Il y a plusieurs types d’utilisateurs de logiciels. Il y a d’un côté le grand public et de l’autre les entreprises et les administrations. On va avoir des problématiques complètement différentes que ce soit d’un point de vue stratégique à long terme ou simplement de satisfaction de besoins immédiats. La recommandation qu’on peut faire pour le grand public c’est d’utiliser les logiciels libres les plus en vue, donc un navigateur libre Firefox bien connu, la suite bureautique LibreOffice, VLC un logiciel libre d’origine française que pratiquement tout le monde a sur son portable.

Alexandre Hocquet : Avec lequel on peut écouter votre émission, utilisé par des millions d’utilisateurs.

Nicolas Martin : Exactement, on peut écouter La Méthode scientifique, regarder ses vidéos.

Stéfane Fermigier : Ça c’est pour le grand public. Après pour s’initier au codage on peut partir sur des plateformes de développement qui sont très ouvertes comme le Rasberry Pi, avec lequel il y a possibilité pour les jeunes de s’éclater complètement en utilisant toutes sortes d’outils de développement et permettant d’expérimenter. Et puis, pour les entreprises, c’est d’avoir effectivement une stratégie plus sur le long terme que sur le court terme et communiquer, comment dire, aller voir les gens qui font du logiciel libre.

Nicolas Martin : Les gens qui font du logiciel libre.

Stéfane Fermigier : Exactement.

Nicolas Martin : On est très en retard, merci beaucoup.

Alexandre Hocquet : Et piratez vos téléphones !

Nicolas Martin : Et piratez vos téléphones !

Alexandre Hocquet : Arrêtez on va avoir des problèmes après !

Nicolas Martin : Merci beaucoup à tous les trois. Merci Stéfane Fermigier, Alexandre Hocquet, Ivaylo Ganchev. Merci à toute l’équipe de La Méthode scientifique. N’oubliez pas qu’aujourd’hui vous pouvez retrouver le podcast des Idées claires sur la question : est-ce que les aides sociales coûtent vraiment beaucoup trop de pognon à l’État ? La réponse est sur Facebook, Twitter et sur votre application de podcast préféré. Demain nous parlerons des biais idéologiques dans certaines études scientifiques, que ce soit dans les sciences humaines et sociales mais aussi dans les sciences dures. On se donne rendez-vous demain à 16 heures jusqu’à preuve du contraire.

Informatique privatrice - copyright madness - déboires du Joueur du Grenier - Décryptualité du 19 novembre 2018 - Transcription

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Luc - Mag - Manu - Christian

Titre : L'informatique privatrice et le copyright madness font les déboires du joueur du grenier - Décryptualité du 19 novembre 2018
Intervenants : Luc - Mag - Manu - Christian
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : novembre 2018
Durée : 15 min
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 46 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Musée de la civilisation celtique, Bibracte, France Entrave d'esclaves (antiquité) - Domaine public
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

En avance de phase sur l'article 13, Youtube et son système Content ID mettent en péril les revenus du Joueur du Grenier qui s'en explique dans une vidéo. Sa situation illustre le fameux Code is Law et les abus du copyright. Une situation qui fait écho en négatif avec à la conférence de Nina Paley que nous avions évoquée en juin dernier.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 46. Salut Manu.

Manu : Salut Mag.

Mag : Salut Christian.

Christian : Salut Luuuuc !

Luc : Christian est de bonne humeur ! On n’a rien fait la semaine dernière, c’est la grosse honte, mais nos emplois du temps respectifs, essentiellement le mien pour tout dire…

Mag : Mais nous aussi on n’était pas hyper-dispos !

Luc : Ça a été très compliqué.

Christian : Cette émission ne sera pas l’émission des Caliméro ; je commence à protester !

Luc : Sommaire Manu.

Manu : On a huit gros articles.

Mag :  :Sud Ouest, « Bordeaux : le sommet du logiciel libre a rassemblé 800 personnes », par Nicolas César.

Manu : C’est une édition de B-Boost, un sommet qui concernait le logiciel libre et l’open source et c’était sa première version à Bordeaux. Donc première veut dire qu’il y en aura sûrement d’autres qui vont suivre.

Mag : Atlantico, « Pourquoi Linux est un magnifique cas d’école des forces et des faiblesses de la tech européenne », par Rémi Bourgeot.

Manu : On rappelle que l’Europe n’est pas en avance parce qu’on n’a pas de GAFA qui vient de l’Europe. Eh oui, Christian me regarde avec des gros yeux !

Mag : Ils ne viennent pas d’Europe, mais ils sont tous en Irlande !

Manu : Pour d’autres raisons c’est vrai, des raisons fiscales.

Mag : Les Numeriques, « Les grandes gueules de la high-tech : Linus Torvalds, le prophète », par Jérôme Cartegini.

Manu : On revient sur le prophète. C’est un article sur sa pomme, Linus Torvalds, qui a eu la particularité d’avoir pas mal d’articles ces derniers temps sur sa mauvaise humeur et sa personnalité un peu difficile. Il parait qu’il a changé.

Mag : IT Social, « 100 millions de "repositories" confirment l’attrait pour GitHub et l’open source », par Yves Grandmontagne.

Manu : GitHub c’est cette plateforme qui diffuse et qui héberge beaucoup de logiciels libres. Il y en a en quelque sorte 100 millions qui sont maintenant sur la plateforme. Particularité : GitHub n’est pas du logiciel libre, ça fait toujours rager et Christian se tape le front parce que, effectivement…

Luc : Ils ont été rachetés par Microsoft.

Manu : D’autant plus !

Mag : Horizons publics, « Open data, un mouvement qui démarre », par Gérard Ramirez del Villar.

Manu : Qui démarre ?! Moi je pensais que c’était déjà en cours ; l’open data ce sont les administrations, les collectivités qui partagent des données avec nous les citoyens ; c’est un mouvement qui continue, qui marche bien ; la France est en pointe dans le monde.

Mag : Developpez.com, « Directive copyright : la mise en œuvre de l’article 13 est financièrement impossible », par Bill Fassinou. Ah ! Ah ! c’est étonnant !

Manu : Ça parle du CIO [Chief Information Officer] de Youtube, Susan Wojcicki, qui se plaint de l’article 13 qui est en train d’être mis en place ; on va continuer après ; on va finir les deux autres articles, mais on revient sur le sujet.

Mag : Le Monde.fr, « Macron invite géants du Web et gouvernements à "réguler ensemble" Internet », par la rédaction.

Manu : On dirait que tous les chefs d’État ont cette idée-là : ils veulent civiliser Internet. Ça ne marche pas et c’est tant mieux parce qu’on n’a pas envie que ce soient les hommes politiques qui dirigent Internet.

Mag : leParisien.fr, « Voisins-le-Bretonneux récompensée pour son utilisation des logiciels libres », par L. Mt.

Manu : Elle a transformé, c’était « logiciels gratuits » ; il se trouve que c’est un label qui a été fourni par des amis à nous, l’ADULLACT notamment.

Mag : Là je m’insurge tout de suite. Le label Territoire Numérique Libre, en tout cas ce n’est pas que l’ADULLACT parce qu’il y a aussi l’April, il y a aussi l’AFUL, il y a aussi la DINSIC ; bref, il y a plein de gens derrière le Territoire Numérique Libre.

Luc : Le sujet du jour, quel est-il ? Il est en rapport avec l’article 13, c’est ça ?

Manu : Oui. La transmission de la culture au sens Internet et on peut parler de ce dont on a déjà discuté, c’est-à-dire le droit d’auteur : comment il s’institue là-dedans et comment il prend sa place.

Christian : Et le financement de la culture.

Luc : Oui. C’est une sorte de suite à notre podcast de juin.1. On avait parlé de Nina Paley et c’est un peu la suite par le négatif, c’est-à-dire le contre-exemple de ce qu’elle a pu avancer, pour le coup qui parle d’argent alors que Nina Paley n’en parle pas du tout. Le point de départ est une vidéo du Joueur du Grenier.

Manu : Le Joueur du Grenier est un youtubeur qui a une bonne réputation et une certaine notoriété grâce à la plateforme. Il diffuse beaucoup de vidéos régulièrement sur les jeux vidéo des années 80-90 ; il fait des critiques, des parodies, il s’amuse au-dessus de ça et il marche assez bien.

Christian : Et il a beaucoup de talent.

Luc : Ils sont deux. Ils s’appuient beaucoup sur les communautés de geeks ; dans leurs vidéos il y a plein de gens qui jouent, qui se déguisent donc c’est vraiment très sympa, il y a un côté communautaire ; moi j’aime bien !

Manu : Et ils vont loin ; ils viennent aux Geek Faëries.

Luc : La vidéo en question2 est une vidéo dite sérieuse où l’un d’entre eux explique où ils en sont avec YouTube et toutes leurs difficultés.

Christian : Pourquoi il y a des difficultés avec YouTube ? C’est étonnant !

Luc : Christian, lui, n’a pas été convaincu ; ça ne t’a pas mis la larme à l’œil ?

Christian : Moi je le plains énormément parce qu’il s’est mis dans une situation de soumission à un gros système qui se retourne contre lui et ça, je le plains.

Manu : Tu parles de quelle situation ?

Christian : Problème de monétisation. Google décide sur YouTube de comment ça fonctionne, de comment sont monétisées les vidéos qui passent et, du coup, peut faire ce qu’il veut, changer les règles, etc., et puis les youtubeurs n’ont plus qu’à pleurer derrière !

Mag : Et là, en l’occurrence, il pleure pourquoi exactement ? C’est quoi son problème ?

Luc : YouTube a mis en place en avance sur l’article 13, en tout cas c’est ce qu’ils annoncent même si certaines personnes ne sont pas convaincues.

Christian : Oui ! Oui !

Luc : Christian encore lui ! Donc le Content ID qui est un système automatique qui va regarder ce qu’il y a dans les vidéos et repérer tous les contenus qui sont « copyrightés » : la musique, les vidéos, etc. Donc Le Joueur du Grenier3, notamment, ils font des vidéos à thème, par exemple ils vont prendre tous les jeux vidéo ; récemment ils en ont faite une sur Fort Boyard et c’est l’occasion de montrer les jeux et notamment les jeux biens ridicules et tout ça. Du coup, forcément, comme ils font une parodie de Fort Boyard, ils prennent la musique de Fort Boyard et, dans le système du Content ID, il suffit qu’ils aient un peu de cette musique-là, donc 10, 20, 30 secondes sur une vidéo de 30 ou 40 minutes, tout l’argent généré par la vidéo va dans les poches des ayants droit de la musique.

Mag : Que les ayants droit touchent des sous je peux comprendre, mais pourquoi tous les sous de la vidéo vont aux ayants droit ? Pourquoi on ne rétribue pas leur travail à eux puisque, quand même, ils ont fait plus de 90 % de la vidéo ?

Christian : Parce que c’est Google qui décide !

Manu : Effectivement, il n’y a pas de négociation qui a été faite pour l’instant entre les sociétés d’auteurs et les diffuseurs et c’est une des directions que les gens qui promeuvent l’article 13 veulent mettre en place : favoriser des négociations pour dire « chaque fois qu’il y a une vidéo YouTube va payer – YouTube qui est considéré comme ceux qui ont de l’argent – une certaine somme d’argent aux ayants droit dans une négociation » et, pour l’instant, YouTube, Google ne sont pas tout à fait d’accord, eux disent : « Eh bien non, nous on est juste des intermédiaires techniques » ; ils se défendent et ils se cachent derrière cela, à tort ou à raison, à définir, mais ils se défendent derrière ça, ils ne veulent pas payer pour l’instant.

Luc : Et on le voit dans la revue de presse de cette semaine puisque la CIO de YouTube…

Manu : Donc la chef d'exploitation.

Luc : … a dit : « Ce ne serait pas rentable. On ne peut pas le faire, c’est trop cher ». Une des hypothèses c’est qu’en fait ils jouent au con. Alors ce n’est pas une des hypothèses dans la vidéo du Joueur du Grenier.

Manu : Non, c’est nous, on suppose.

Luc : Ils joueraient au con en poussant le truc au maximum pour faire râler.

Manu : Donc ils mettent l’algorithme de Content ID en place de manière stricte pour que tous les youtubeurs se plaignent, pleurent et fassent leur Caliméro.

Christian : Leur Caliméro !

Luc : Après, ça pose plein de questions parce qu’il y a la musique, mais potentiellement il y a les jeux vidéo qu’ils montrent aussi. Donc pourquoi ils donneraient l’argent aux ayants droit de la musique et pas aux studios des jeux vidéo ? Et puis, quand il parle, c’est filmé chez lui, enfin dans l’endroit où derrière il y a plein de peluches et plein de trucs qui ne sont que des trucs de jeux vidéo, donc ça aussi c’est « copyrighté » ! Il y a des choses « copyrightées » dans tous les sens ! Donc il y a quelque chose de complètement arbitraire là-dedans en disant « tiens, parce que j’ai reconnu ça, alors je file tout l’argent… »

Mag : C’est justement un des travers de l’article 13 sur lequel on combattait, puisque c’est ridicule, en fait !

Luc : Tout à fait ! Ça reprend, comme le disait Christian, ce truc que Lawrence Lessig a appelé Code is Law il y a de ça des années et des années qui est « le code est la loi ».

Manu : « Le code est la loi » : l’architecture, en fait, impose les règles.

Luc : À partir du moment où on a mis les pieds dans YouTube, eh bien on est contraint par la façon dont YouTube fonctionne et on est coincé. La solution ce serait éventuellement quoi ?

Christian : Il faut essayer de trouver des solutions alternatives, comme on fait dans les logiciels libres.

Luc : Déjà, si on se met dans sa positon, si on se dit : en gros je suis victime d’un système qui est complètement inique.

Manu : Youtubeur qui gagne bien sa vie mais qui risque de devoir changer son mode de vie assez rapidement.

Luc : Éventuellement, il pourrait faire valoir son droit. Notamment il évoque le droit à la citation, le droit à la parodie en disant « ça ne marche pas, ça n’existe pas même ! »

Manu : Ça existe d’une certaine manière dans la loi, mais ce sont des exceptions au droit d’auteur et quand il y a 400 heures de vidéo qui sont uploadées chaque minute sur YouTube, il est difficile d’imaginer qu’il y ait des humains qui vérifient ces 400 heures de vidéo et qui disent : « attention, là il y a du droit d’auteur, là il n’y a pas de droit d’auteur. » Ce sont des algorithmes automatiques et les exceptions sont très difficiles à aller pêcher.

Luc : Sauf à se mettre quelques milliers d’euros d’avocat pour aller défendre une vidéo en disant « oui, mais là je suis dans le cadre de ceci cela » et d’y passer eux ans parce que les procédures sont longues. On voit que, d’une certaine façon, ce n’est pas une solution viable dans son contexte.

Christian : C’est donc un bon argument pour dire d’arrêter de donner de l’argent à Google et plutôt de donner de l’argent aux créateurs pour qu’ils puissent se défendre et que tout soit beau.

Manu : Il y a des possibilités qui ont été évoquées par Le Joueur du Grenier ; parmi celles-ci il y a celle de passer par du sponsoring.

Luc : Oui. Et c’est celle qu’il a choisie puisque, une semaine après peut-être, il a fait une vidéo de pub, une vidéo sponsorisée.

Mag : Aie ! Aie!

Christian : Une pub ?

Luc : Oui, en gros, c’est un truc sur un jeu vidéo. Par contre, ils annoncent clairement la couleur, ils ont cette honnêteté-là, parce qu’il y a un certain nombre de youtubeurs qui intègrent de la pub dans leurs vidéos sans le dire ; je m’intéresse pas mal aux vidéos de makers donc les gens qui bricolent et tout ça et il y a un éditeur de logiciels de CAO [Conception assistée par ordinateur] qui est systématiquement utilisé par tous les mecs qui font des vidéos de ce type-là et, une fois de temps en temps, ils font un vidéo de tutoriel en disant « voilà comment j’ai résolu tel truc », mais à aucun moment ils ne disent que c’est de la pub. Or eux sont réglos là-dessus ; ils ne se cachent pas.

Mag : Après je ne suis pas sûre que se farcir de la publicité soit vraiment ce que les gens ont envie de voir.

Luc : Il y a une autre solution qu’il évoque et il dit que c’est comme ça aux États-Unis, c’est de faire appel à des dons, mais ce n’est pas celle qu’ils retiennent.

Christian : Un financement participatif.

Mag : C’est dommage parce qu’on sait que ça fonctionne pour certains artistes. David Revoy4 avec Pepper&Carrot5sa bande dessinée sur son blog fonctionne très bien, a été reprise dans plein de langues, on commence à voir des petits produits à côté et il se fait financer uniquement par dons.

Luc : Après, il y a une question derrière aussi qui est importante au niveau de la culture parce qu’on pourrait très bien dire « oui mais voilà, les ayants droit ont ces droits, ils ont des droits sur ces éléments ; on ne peut pas refaire n’importe quoi. »

Manu : Ils ont des monopoles, des monopoles légaux, artificiels.

Luc : « Oui, mais le droit d’auteur, vous voulez la mort des auteurs, c’est ça ? »

Manu : C’est un monopole légal.

Mag : Après, quand on voit que le droit d’auteur s’exprime jusqu’à 70 ans après la mort de l’artiste, on peut se dire que ce monopole-là est un peu exagéré, non ?

Manu : Que jusqu’à 70 ans parce que là il y a Walt Disney, Mickey Mouse qui risque de passer dans le domaine public bientôt donc ils risquent de l’étendre encore ; ne t’inquiète pas !

Luc : Ce droit d’auteur augmente de 20 ans tous les 20 ans.

Mag : En gros il y a un abus, certes.

Luc : Ça c’est un premier point et après, quand on dit « regardez la création, ceci cela ». Là, on a typiquement des gens qui sont dans la création et qui, du coup, se font piquer le pognon, sans parler de faire fortune, au moins payer leur travail.

Manu : C’est vrai qu’au nom du droit d’auteur on lèse des auteurs.

Mag : Se servir du droit d’auteur pour récupérer de l’argent c’est toujours très facile, mais on n’a jamais aucune certitude que cet argent aille bien aux artistes et c’est ça qui est dommage.

Luc : Là il y a un autre mécanisme qui est que dès lors qu’on veut faire une création autour d’une culture qui est « copyrightée », alors on met les pieds dans un système où on se fait ratiboiser sur son boulot, ce qui est son cas aujourd’hui ; où, du coup, on est obligé de faire attention et il y a toujours cette question de la légitimité à reprendre cette culture « copyrightée » en disant « mais oui, mais elle est "copyrightée" donc c’est le droit, donc ça appartient à quelqu’un, donc on ne peut pas prendre quelque chose qui appartient à quelqu’un, ce serait du vol ! » Ça c’est un argument qu’on entend très souvent.
Sur cette question de légitimité, on vous engage à aller regarder la vidéo de Nina Paley qu’on avait citée en juin dernier, qui est limpide et qui est extrêmement brillante, qui explique qu’on n’a pas le choix, nous, d’être exposés à la culture. Elle prend l’exemple des chansons de Noël qu’elle déteste et qui sont rentrées dans sa tête parce qu’elle vit aux États-Unis et qu’elle est bien obligée de sortir de chez elle entre novembre et décembre. On est tous bombardés par plein d’informations, ça rentre dans nos têtes, on se les approprie nécessairement, on les digère, on les recrache donc tout ça nous appartient d’une certaine façon parce qu’on n’a pas eu le choix. Et cette vision de l’enfermement total, du contrôle, de l’interdiction, elle est abusive. La culture fait partie du monde et elle nous a nourris, même si des fois on mange de la merde, même beaucoup, ça n’empêche que c’est quand même passé par notre cerveau.

Christian : Et ses vidéos, est-ce qu’il peut les héberger ailleurs ?

Luc : L’autre et le dernier problème qu’il voit là-dedans, c’est la question de la notoriété. C’est-à-dire qu’aujourd’hui sur YouTube il peut être mis en avant par rapport à des nouvelles personnes qui arrivent, c’est facile de le trouver, il doit être proposé parce que c’est du contenu de qualité donc ça va bien plaire et il dit : « Si je vais sur Dailymotion eh bien il n’y a personne sur Dailymotion donc mon auditoire ne va pas me suivre ; du coup ça veut dire que j’arrête tout ! »

Mag : Moi je trouve ça très négatif de croire que son auditoire ne va pas le suivre. Il existe d’autres alternatives à Dailymotion, il y a aussi PeerTube6 que Framasoft est en train de développer, d’améliorer. Il pourrait très bien aller sur PeerTube et, contrairement à ce qu’il pense, je suis sûre que son auditoire le suivrait. Et plus les gens connus iront sur ces plateformes-là moins connues plus il y aura de gens sur ces plateformes-là et le nombre fait la force.

Christian : Moi je m’engage à aller le voir.

Manu : Parce que tu ne vas pas le voir aujourd’hui parce qu’il est sur YouTube.

Christian : Exactement.

Luc : Il y a plein de gens qui font ce genre de vidéos. Il y a MozinorMozinor qui est également dans le détournement et dans la parodie qui lui initialement refusait YouTube parce que, au contraire, il aime bien aller à contre-courant.

Christian : Bravo !

Luc : Il y a quelques années il était sur Dailymotion pour ne pas être sur YouTube mais il a laissé tomber Dailymotion,

Christian : Bon, eh bien pas bravo.

Luc : De fait, il avait de moins en moins de gens qui le regardaient. Peut-être qu’il se trompe, ce n’est pas un gars qui a une conscience politique particulièrement développée, il est juste là pour essayer de résoudre ses problèmes dans le cadre de ce qui marche, etc. ; il ne se pose pas de questions au-delà de ça. Cette question de la notoriété, de la mise en avant est super importante. Quand on voit des réseaux sociaux comme Mastodon7 qui est un équivalent de Twitter mais libre, où c'est difficile de retrouver ses amis ; ou que ce soit sur Diaspora par exemple.

Christian : Donc c’est aux utilisateurs de reprendre leur liberté, de sortir des gros systèmes, de reconquérir leur indépendance et il y a des choses, il y a une vie, il y a de la liberté en dehors des gros systèmes.

Luc : Pour PeerTube, Magali, tu sais si cette question de la notoriété est abordée techniquement ?

Mag : Je sais qu’il y a un gros travail qui est fait par plusieurs bénévoles, par Chocobozz qui lui est salarié de Framasoft, pour améliorer PeerTube. On fait des parcours d’utilisateurs pour voir quelles sont les habitudes des gens, ce qu’ils attendent et effectivement, on en discutait avant l’émission, il y a des gens qui ont envie qu’on leur propose des choses qui correspondent à ce qu’ils aiment. Ça sous-entend aussi que pour savoir ce qu’ils aiment il faut les espionner. Pour remplir certaines fonctionnalités il va falloir traverser une ligne blanche qu’on n’a pas forcément envie de traverser. Après, peut-être que ce sera fait, peut-être pas que ce sera une option du genre « proposez-moi ou ne me proposez pas ». C’est vraiment en discussion et c’est vrai que c’est un sujet assez tendu.

Christian : Ce qui est formidable, c’est que ce sont eux qui réfléchissent, ce sont eux qui vont prendre les décisions ; ce n’est pas une entité dont ils seront dépendants et les esclaves.

Luc : Sujet très vaste, n’hésitez pas aller voir la vidéo.

Christian : Elle est où la vidéo sur You… sur quelle plateforme ?

Luc : Je ne sais plus. En tout cas je vais mettre le lien su le site de l’April, sur la page du podcast. Très bien. Eh bien merci à tout le monde.

Manu : À la semaine prochaine.

Christian : Saluuut !

Mag : Salut.

À l'école du Big Data - Les Amis d’Orwell

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Collectif Souriez vous êtes filmé.e.s

Titre :À l’école du Big Data
Intervenants : Membres du collectif Souriez vous êtes filmé.e.s
Lieu :Émission Les Amis d'Orwell - Radio libertaire
Date : novembre 2018
Durée : 1 h 28 min
Voir le site de l'émission ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Child using a computer Wikimedia Commons - Licence Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves.

Transcription

Jet : Bonsoir. C’est l’heure des Amis d’Orwell sur Radio libertaire. Aujourd’hui beaucoup de monde autour de la table. On va vous parler du Big Data à l’école ; comment l’Éducation nationale prend des libertés avec les données personnelles de 13 millions d’élèves, autant que ça, effectivement. Autour de la table on a cinq personnes avec moi. Il y a Lise aujourd’hui qui assure la technique. Lise aux manettes, super.

Lise : Oui. Bonsoir.

Jet : Je suis avec Flo qui est une des intervenantes de ce soir qui m’a aidé à préparer l’émission. Flo, on a écouté un morceau de Lola Lafon.

Flo : Oui, c’était Lola Lafon Le bilan de compétences.

Jet : On va vous parler notamment des compétences telles qu’on les définit ainsi à l’école. On va vous parler des principaux fichiers scolaires en activité aujourd’hui. Dans Les Amis d’Orwell on en a parlé assez souvent depuis une dizaine d’années en mettant l’accent sur le livret scolaire unique, ce qui s’appelle le LSU, parfois on appelle ça aussi le LSUN, pour numérique. Nous parlerons aussi de Pronote ; c’est une sorte d’usine à gaz numérique éditée par une boîte privée qui équipe 80 à 90 % des collèges et lycées en France. Nous parlerons aussi d’une grande campagne d’évaluation nationale que le ministère impose aux élèves depuis cette rentrée ; ça se déroule en CP, en 6e et en seconde, je crois.

Flo : Oui.

Jet : C’est ça. Et surtout de la manière dont le ministère de l’Éducation nationale gère les données personnelles des enfants. C’est un peu la face cachée de l’« École de la confiance », parce qu’il faut rappeler que c’est le slogan génial qu’a trouvé le ministre de l’Éducation nationale, monsieur Blanquer, pour nous endormir, à l’image du serpent du Livre de la jungle.
Je vais donner un petit peu la parole à tout le monde pour que chacun se présente. D’abord Flo, encore une fois.

Flo : Bonsoir. Je suis institutrice sur Paris et mère d’un élève de 6e.

Jet : On va faire un petit tour de table.

Thomas : Thomas. AED, enfin surveillant dans un collège à Paris.

Jet : AED c’est donc ?

Thomas : Assistant d’éducation. « ED » c’est pour éducation.

Jet : Dans un collège à Paris.

Édouard : Édouard, pareil, assistant d’éducation dans le même collège à Paris, avec Thomas.

Jean-Marc : Jean-Marc, professeur des écoles en CP, donc concerné directement par les évaluations de cette année, dans une école élémentaire de Paris aussi.

Ghjuvanni Ghjuvanni, professeur dans un collège à Villepinte en Seine-Saint-Denis.

Jet : En Seine-Saint-Denis.
On va commencer par parler du Big Data. Peut-être qu’il faut indiquer de quoi ça parle. Ça vous parle le Big Data, en fait, si on fait un petit tour de table ?

Flo : C’était la colle du soir ! Bonsoir.

Jet : La colle du soir. C’est quoi le Big Data ?

Flo : Allez, donne la réponse !

Edouard : Je dirais que c’est le fait de ficher. Toutes les informations qu’on a les mettre sur des serveurs et tout avoir à disposition pour une durée indéterminée, pour ceux d’en haut.

Jet : Le Big Data c’est un amas d’informations sur tout et n’importe quoi. En fait ça ne concerne pas simplement des gens ; ça peut concerner tout simplement des informations sur la température qu’il fait, sur le nombre d’hectolitres, le volume d’eau qui est dépensé au niveau d’une commune.
Évidemment, quand on parle du Big Data à l’école, ça ne veut pas dire que le ministère de l’Éducation nationale est devenu hier soir une filiale de Facebook, mais c’est un petit peu ce que ça sous-entend. Facebook et toutes les grosses compagnies internets font du Big Data pour « servir », entre guillemets, les internautes de publicité ciblée. On parle aussi de Big Data dans les villes, dans la gestion des réseaux d’eau et des réseaux électriques, des réseaux d’énergie.
À l’école, ça veut dire tout simplement que les élèves sont fichés numériquement, on va le voir, et surtout selon leur état-civil, c’est-à-dire fichés nominativement. S’accumule sur leur dos – sans évidemment qu’ils soient complètement au courant, parfois pas du tout, notamment évidemment leurs tuteurs et leurs parents c’est la même chose – une masse énorme d’informations qui concernent leur comportement à l’école, leur assiduité et, de plus en plus leur niveau, leurs résultats scolaires.

Donc effectivement on peut se demander pourquoi l’Éducation nationale a besoin de recueillir autant d’informations sur les élèves et surtout en maintenant des bases de données qui ne restent pas au niveau des établissements, qui sont partagées au niveau académique, parfois au niveau national ; tout ça avec le nom des élèves et, évidemment, il y a un grand projet politique depuis une vingtaine d’années. C’est même parti du niveau européen : il y a eu des directives, il y a eu des mesures qui, aujourd’hui, arrivent à échéance, en fait. L’injonction c’est que chaque personne aura sur son compte une sorte de CV numérique qui s’accumule au fur et à mesure de sa scolarité et après au niveau de ses études supérieures ; cela arrivera à alimenter ce qu’on appelle le compte personnel de formation qui est censé être présent dans le compte personnel d’activité qui a été voté par la loi El Khomri il y a deux ans, effectivement c'était fameuse loi travail et c’était un des articles qui est passé.

Ça c’est, je dirais, la théorie, c’est le basique. Maintenant si on en vient justement à entrer dans les détails, tout à l’heure on a parlé de ces fameuses évaluations nationales. On va faire encore une fois un tour de table ; chacun prend la parole. Est-ce qu’on fait aussi un petit point sur les fichiers qui existent aujourd’hui dans l’Éducation nationale ?

Flo : Peut-être juste pour rappeler, pour avoir une idée de l’ampleur des dégâts si j’ose dire.

Jet : Les fichiers à l’école, ça commence à trois ans. C’est ça. La scolarité est obligatoire, comme vous le savez, de six à seize ans et, au niveau des données personnelles, ça commence à trois ans parce que dès l’entrée en maternelle, dès l'inscription de l’enfant, qui est sans doute en crèche, à l’école maternelle — ça se passe au mois de juin, tous les parents ont connu ça, au mois de juin il faut inscrire son enfant à l’école maternelle pour la rentrée de septembre — eh bien dès l’inscription l’enfant reçoit un matricule comme une espèce de tampon, un code barre sur le front ; ça s’appelle l’INE, c’est l’identifiant national élève et cet INE est versé dans une base nationale, c’est même un répertoire, et qui le suivra toute sa scolarité. Il rentre à l’école maternelle avec un premier fichier qui lui est académique, qui s’appelle Base Élèves, qui maintenant a été rebaptisé, qui s’appelle Onde, o, n, d, e. Ça veut dire quoi Onde déjà ? Ça veut dire : Outil numérique pour la direction d’école, c’est joli encore ! Base Élèves, il y a eu une grosse lutte il y a une dizaine d’années autour de ce fichier qui, justement, voulait rassembler à la fois les éléments d’état-civil, les éléments qui concernent les parents, mais également tout ce qui était relevé de notes, comportement de l’enfant, absences et notamment aussi des données de santé c’est-à-dire qui relèvent des suivis éventuels qui peuvent lui être proposés s’il est en situation de handicap. C’est ça ?

Flo : Il y avait la nationalité aussi à l’époque quand c’est sorti.

Jet : Donc en 2008 Base Élèves a été un petit peu refondu ; à l’époque le ministre c’était Darcos, donc le fichier Base Élèves est sorti un peu édulcoré et aujourd’hui, toutes les données qui ont été enlevées de Base Élèves il y a dix ans sont réapparues il y a deux ans dans le fameux livret scolaire unique numérique.
Ça c’est le premier maillon, en fait, de fichage républicain. Ce qu’on peut dire c’est qu’à l’école ça commence par l’INE plus le fichier Base Élèves qui a été rebaptisé Onde.

Ensuite, il y a le fichier Siècle qui prend le relais au niveau du second degré, donc dès le collège. Je vois qu’il y a pas mal de gens qui prennent des notes autour de la table ; c’est super !
Siècle, en fait là aussi, c’est une grosse usine à gaz. Dans Siècle il y a différents modules, par exemple pour repérer les décrocheurs ; les décrocheurs ce sont les élèves qui sortent ou qui sont susceptibles de sortir du système parce qu’ils sont en échec scolaire permanent ou qui se répète.

Il y a aussi deux passerelles informatiques qu’on appelle Affelnet qui gèrent les affectations, c’est-à-dire en sortie de l’école et en sortie du collège pour affecter les enfants dans l’établissement suivant et vous connaissez tous Parcoursup qu’on ne présente plus ; Parcoursup a remplacé une application qui s’appelait Admission Post-Bac et qui là gère concrètement par algorithme l’affectation des élèves. Là on est vraiment dans le Big Data final à la sortie de la terminale.

Il y a encore énormément d’autres applications. Tout à l’heure on parlera aussi de Pronote qui est une application qui est plutôt gérée dans les collèges, qui bientôt va apparaître dans les écoles.
C’est ça qu’il faut voir, c’est qu’il y a des fichiers qui sont gérés par l’administration, Onde et Siècle, et derrière, tout autour, il y a des logiciels, des progiciels qui sont vendus aux collèges et aux lycées pour, je dirais, créer des interfaces un peu sympa ; Pronote en est une.

Il y a aussi des ENT. Est-ce que ça vous dit quelque chose ? Les ENT sont des environnements numériques de travail qui sont, justement, pour les parents, pour les élèves, pour les profs, des manières de présenter de manière ergonomique l’accès à tous ces fichiers.

Et tout ça, en fait, participe aussi à l’acceptation du système puisque, évidemment puisqu’il y a des facilités d’accès ; il n’y a quasiment plus de cahier de textes, tout est géré en ligne. On relève aussi les notes des enfants en ligne ; on fait l’appel en ligne et effectivement, ça fait partie du sujet qui sera évoqué aujourd’hui avec nos invités.

Ça c’était donc le décor. Est-ce qu’on peut commencer maintenant par parler de la campagne d’évaluation nationale ? Première question : qu’est-ce qui existait avant ? Qu’est-ce que ça change ? Et qu’est-ce que ça implique au niveau des données personnelles des élèves ? Je ne donne pas la parole ; chacun la prend à l’arrache.

Jean-Marc : Donc Jean-Marc, pour travailler en élémentaire depuis une douzaine d’années, j’ai connu un certain nombre d’évaluations nationales sur la tranche d’âge des élèves de primaire. Il y a toujours eu des évaluations qui s’adressaient à une poignée, à un petit échantillon, pour faire des statistiques et pour éventuellement réfléchir à améliorer des choses dans le système scolaire.

Jet : Dans quelles classes ? Dès l’entrée au CP ?

Flo : Ça dépendait des années.

Jean-Marc : Ça dépendait des années. Ces évaluations-là qui s’adressent à un petit échantillon ça peut être effectivement des outils pour réfléchir à un système éducatif, pourquoi pas. Moi je suis arrivé sur le travail, sur mon école, sur le CE1 avec des évaluations nationales de CE1 obligatoires, un peu à la manière de celles d’aujourd’hui en CP, mais tellement obligatoires et avec un tel enjeu que les enseignants qui les faisaient passer touchaient une prime de 400 euros à ce moment-là, pour les faire passer exactement comme le ministère le souhaitait.

Jet : La carotte !

Jean-Marc : Donc la carotte. Pour montrer aussi que quand ils mettent en place des dispositifs tels que celui-là ils sont vraiment loin d’être sûrs d’avoir l’approbation de l’ensemble de la profession.

Jet : Ça c’était à quelle époque ?

Jean-Marc : 2008, Darcos. Blanquer c’était le conseiller de Darcos, à l’époque.

Jet : À l’époque.

Jean-Marc : Ce qu’on a aujourd’hui c’est vraiment dans la continuité de ce que Sarkozy avait essayé de mettre en place. Il avait tenté le coup et puis il y a énormément d’enseignants qui ont l’habitude d’obéir à tout ce qu’on leur demande, qui ne voient pas forcément où est le mal, qui essayent, qui laissent le temps de voir si les choses vont fonctionner ou pas, qui laissent leur chance à celui qui vient d’être élu dans notre belle démocratie ; je pense qu’il y en a aussi pas mal qui ont été contents d’empocher 400 euros.
À ce moment-là il y a eu vraiment des réactions diverses. Il y en a qui se sont dit : on ne va pas s’opposer brutalement à cette chose-là puisque s’il y a la carotte de 400 euros, il y a aussi potentiellement les sanctions qui viennent sur les opposants et les opposantes. Donc il y a eu une vraie réaction de faire passer ces évaluations-là et de faire remonter des résultats qui étaient plafonnés, qui optimisaient les résultats des élèves comme si tout le monde avait vraiment réussi ces évaluations. Cette manière un peu modérée, on va dire, de réagir, je pense que ça a quand même énormément brouillé les pistes et les enseignants ont pu avoir la prime de 400 euros tout en foutant quand même vraiment le bazar dans ce système-là.

Jet : À l’époque, on est d’accord, ce n’était pas numérique ; c’était des questionnaires papier.

Jean-Marc : Mais il y avait quand même une remontée numérique qui se faisait après, mais sur des logiciels de l’époque.

Jet : Un tableau excel.

Jean-Marc : Voilà, un tableau excel, exactement ça, oui. Il n’y avait pas encore cette dimension de garder les données à long terme ; par contre, on était déjà dans le fait qu’on soupçonnait réellement la presse, avec l’accord du ministère, de sortir après un classement d’écoles avec le démantèlement de la carte scolaire qui se jouait à peu près à ce moment-là aussi. Les enjeux c’était plutôt ceux-là à l’époque.

Jet : C’était donc national. C’est-à-dire que ce n’était pas des statistiques ; il n’y avait pas un département choisi : tout le monde devait le passer.

Jean-Marc : Là c'était tout le monde en même temps et c’était en CE1 et en CM2 pour l’élémentaire. Après, pour les autres niveaux, au collège, je ne me souviens plus.

Flo : Et même bien avant cela parce que moi je suis beaucoup plus vieille que Jean-Marc.

Jet : Toi aussi tu es aussi enseignante, professeur des écoles à Paris.

Flo : Oui, dans le primaire. J’ai peur de dire des bêtises, mais en gros, au tout début des années 2000, il y avait des évaluations en CE2 et en 6e ; ça a duré un certain nombre d’années. Pareil, sur livret papier et avec demande de saisie des résultats après.

Jet : Qu’est-ce qui change cette année alors ?

Flo : Je pense que c'est ce qui est nouveau dans ce que propose Blanquer et du coup c’est bien que Jean-Pierre ait parlé de ses origines.

Jet : De son parcours.

Flo : Et de l’idéologie qu’il y a derrière, quand même, qui était la même chez Darcos, chez Sarkozy et compagnie. En fait là, ce qui est nouveau à mon sens, c’est qu’il propose un peu du deux en un. C’est-à-dire qu’à la fois il y a un côté statistique à grande échelle, c’est-à-dire qu’on fait passer des évaluations à tous les élèves de France et de Navarre et on va voir s’ils savent lire ou pas, s’ils savent compter ou pas, etc., et, en même temps, ils ont vendu le fait de faire un retour personnalisé pour chaque élève en disant très précisément à l’enseignant comment il allait falloir remédier en fonction des difficultés, etc. On est à la fois sur un truc statistique qui est vendu comme anonyme et à la fois avec un retour complètement personnalisé, donc pas du tout anonyme, avec cette idée que l’ordinateur va recracher, en fait, un petit programme personnalisé qui va remettre sur les rails les élèves qui en ont besoin.
Et ça je pense que c’est nouveau. Et ça c’est vraiment Blanquer, c’est-à-dire que ça va avec cette idée de sciences cognitives, que finalement avec l’aide des sciences, ils apprendront mieux et on saura exactement ce qu’il faut faire, à quel moment. Et cette idée de nier complètement l’aspect humain des choses, l’aspect psychologique, l’aspect sociologique qui est quand même hyper-important dans le processus d’apprentissage, ouais ça c’est Blanquer tout craché.

Jet : Ce qui a changé avec ces évaluations c’est que tout est nominatif et qu’il y a eu un effort de communication énorme de la part du ministère pour précisément expliquer à quel point une partie du traitement serait anonyme. C’est la première fois que le ministère communique là-dessus. Ça veut dire qu’ils savent très bien que ça devient quand même très sensible : un site internet spécialiste dans l’éducation a révélé il y a quelque temps qu’une filiale d’Amazon était concernée parce que, apparemment, une partie des données sont hébergées par Amazon Web Services qui est une grosse multinationale ; ils ne vendent pas que de l’épicerie et des bouquins, ils font aussi beaucoup de service informatique aux entreprises. Donc le ministère a passé un contrat apparemment il y a deux ans avec une société qui est basée au Luxembourg qui, elle-même, a passé un contrat avec Amazon pour héberger une partie du traitement de ces données. Tout est nominatif ; c’est-à-dire que les enfants, en fait, sont désignés sous leur nom et leur prénom – si c’est à l’école ou au collège ça peut être différent –, mais il y a une partie, tout d’un coup, il y a des résultats qui sont envoyés sur un serveur qui est donc hébergé par cette filiale d’Amazon et, à un moment donné, il y a un anonymat. C’est-à-dire que le ministère affirme que les données nominatives sont conservées au ministère à Paris et que le prestataire extérieur qui est donc en Irlande apparemment – les serveurs sont en Irlande chez Amazon – ne possède aucune donnée nominative.
Ils ont fait quand même une communication là-dessus, sachant que d’habitude ils ne font aucune distinction ; ils parlent de traitement informatique, ils n’informent personne.

Flo : Sachant qu’il y a quand même un paradoxe comme tu le dis entre cette communication qui a été faite sur « non mais tout est anonymisé, ne vous inquiétez pas » et le fait que la DEPP, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance.

Jet : La performance ; le dernier « P » est important.

Flo : Ça fait rêver ! Donc la DEPP conserve les données nominatives. Elle les conserve nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire et cinq ans après la sortie du système scolaire de l’élève, là pof ! elle anonymise ! Ce qui pose quand même des questions. Pourquoi la DEPP aurait besoin, je ne sais pas, pour des statistiques, de garder les données nominatives jusqu’à cinq ans après la sortie du système scolaire ? Il y a quand même quelque chose qui n’est pas net !

Jet : Soit c’est anonyme, soit ça ne l’est pas. Si l’objectif c’est quand même de faire des statistiques, déjà tu n’as pas besoin de l’identité, premièrement et deuxièmement, cet archivage de cinq ans, quelque part c’est ça qui peut faire penser au Big Data, dans le sens où on accumule encore une fois des données sur des durées hyper-longues ce qui peut, justement, pousser les gens non pas à avoir confiance mais à se méfier. Ghjuvanni.

Ghjuvanni : Il faut aussi inscrire ça dans une certaine idéologie qui arrive avec Blanquer, de l’individualisation des primes des enseignants, en tout cas ce qui est annoncé. C’est déjà annoncé pour les enseignants d’éducation prioritaire +, les REP+, et à priori on ne voit pas pourquoi ça s’arrêterait là, ça devrait être étendu aux autres.
Pour les enseignants de REP+ donc qui sont les super réseaux d’éducation prioritaire, il avait été promis une prime, je crois qu’elle était de 3000 euros pendant la campagne de Macron, la campagne pour les présidentielles et ensuite il a été dit : « En fait on va donner une partie de cette prime, l’autre partie va être donnée en gros au mérite ». Or, pour donner au mérite il faut, à un moment donné, avoir des critères qui permettent de faire cette paye au mérite et du coup avoir des données qu’on garde sur plusieurs années pour voir l’évolution des écoles et les résultats des élèves… Parce qu’après l’idée ce n’est pas de stopper les évaluations en 6e ou en CP, elles vont être multipliées à tous les niveaux comme on le voit d’ailleurs dans le cadre de la réforme du bac où il va y avoir une évaluation permanente des élèves. L’idée est aussi là-derrière, parce que la logique – aux États-Unis ils ont appelé ça le Teaching to the test–, c’est-à-dire qu’à un moment on commence à enseigner uniquement pour faire des tests parce que, notamment c’est la commande, les différentes évaluations, et puis aussi parce qu’il y a une partie de la prime, une partie du salaire en tout cas, qui est liée à ça. Comme ça a été dit avant, pour faire des statistiques il n’y a pas besoin de recueillir autant d’informations : on peut prendre uniquement un échantillon et, de toute façon, on n’a pas besoin d’identifier précisément les données, en tout cas au niveau de l’élève.

L’autre argument qui a été donné, en plus des statistiques, c’était de dire que ça permettait de connaître le niveau des élèves, ce que n’importe quel enseignant ou enseignante sait bien au bout d’un mois, deux mois ; il voit à peu près ce qu’un élève arrive à faire, arrive moins à faire, sur quoi il faudra un peu plus travailler, sans avoir besoin de ça, parce que ça voudrait dire qu’avant c’était impossible à faire ! Or, on sait très bien que ce n’était pas le cas.
Du coup si tout ça était déjà fait avant ou n’est pas utile ! Si ce n’est pas utile pour faire des statistiques et si ce n’est pas utile pour avoir une idée du niveau des élèves, à quoi ça sert ? Après, la réponse coule un peu de source derrière.

Jet : Toi dans ton collège en Seine-Saint-Denis, ça se passe comment ces évaluations-là ? Tu as pu voir un peu comment ça se passait ?

Ghjuvanni : Moi ils m’ont puni de refus cette année, parce qu’ils ne m’ont pas donné de 6e.

Jet : Ah ben dis donc, qu'est-ce que tu as fait ? Mauvais élève !

Ghjuvanni : Ça doit être ça. Non je pense que c’était le hasard. Par contre, sur les élèves de 6e on a français et maths, donc on a deux créneaux par classe. Il y a des enseignants qui sont appelés à aller une heure en salle informatique pour faire passer ces évaluations sur ordinateur. Dans d’autres établissements il semblerait que ça soit sur tablette.

Jet : Ça dépend des dotations de chaque établissement. Ces tablettes pour les enfants c’est fun. Quelque part ça doit les amuser de remplir leurs QCM en ligne sur une tablette numérique !

Ghjuvanni : Il y avait un questionnaire qui devait être fait en 50 minutes. Pour ceux qui ont vu c’était presque drôle parce qu’il y avait les phrases exactes, à la virgule près, que l’enseignant devait dire. Ce qui rejoint d'ailleurs l’histoire de la personnalisation, tout ce qui a été dit, qu’on va savoir exactement ce qu’il faut faire pour chaque élève où, en fait, l’enseignant ne serait plus qu’un exécutant de ce qu’il y a à faire, sans avoir à réfléchir ; du coup on attaque la liberté pédagogique de l’autre côté ; sans interdire on oblige cette fois, ce qui change un peu les choses.
Après, sur les conditions de passage des évaluations, que ce soit en CP ou 6e, il y a beaucoup à dire en plus. On en a discuté hors antenne : certains parents ont entraîné leurs enfants aux évaluations parce qu’elles avaient été publiées avant sur Internet, sur le site du ministère ! Il n’y avait pas de secret. Il y a aussi des cas avec des questionnaires qui ont été complètement bâclés ou qui ont été invalidés avant. Enfin bon !
Par exemple, dans mon collège on n’a toujours pas les résultats ; on va arriver le 4 novembre ; peut-être qu’on les aura à la rentrée, en tout cas il se sera passé deux mois sans qu’on les ait. De toute façon l’utilité pédagogique, elle est nulle !

Flo : Ce qui intéressant c’est qu’il y a eu de la résistance quand même sur le terrain et dans le premier degré et dans le second degré, peut-être Édouard et Thomas, vous pouvez raconter comment ça s’est passé sur votre collège.

Édouard : Oui, carrément. Nous en tant qu’assistants d’éducation on n’a aucune information de la part de la direction de l’établissement par rapport à la passation des évaluations de 6e. Ce qu’on a fait c’est que du coup, avec mon collègue, on est allé en heure d’information syndicale et on venait d’avoir les informations via notre syndicat sur ce que ça supposait de faire et ce qui était obligatoire ou non.

Jet : Vous pouvez le citer le syndicat, ce n’est pas interdit, ce ne sera pas censuré à l’antenne.

Édouard : Le syndicat Sud Éducation Paris et, à l’ordre du jour, ce n’était même pas abordé. On savait que ça arrivait pour bientôt, on avait entendu des profs en parler, du coup on l’a ajouté à l’ordre du jour. Quand c’est venu sur la table, les profs ont pris la parole pour dire qu’en termes d’organisation c’était compliqué.

jef : Qu’ils n’auront pas le temps, tout ça…

Édouard : Que de toutes façons, les années précédentes ils n'avaient pas eu les résultats. On est intervenu sur le fait qu’effectivement, comment dire, ça faisait beaucoup de données qui étaient intégrées dans, on va dire, le Big Data et quand on a amené l’argument – si j’oublie des trucs tu me complètes – qu’il y avait une partie des données qui était stockée chez Amazon, il y a quelques profs qui ont tilté un petit peu. Sachant que dans l’établissement où on est ce n’est pas extrêmement politisé non plus. À priori, les profs se résignaient à faire passer ces évaluations-là. Ensuite on leur a appris qu’il n’y avait aucune obligation pour les enseignants de faire passer ces évaluations-là : il n’y a aucune circulaire qui soit parue au Journal Officiel et, du coup, ils ne risquent rien à priori.

Jet : C’était une injonction médiatique en fait. Comme tu dis, il n’y a pas eu de circulaire, de disposition réglementaire qui oblige les profs à le faire passer.

Édouard : Aucune ! Quand on leur dit ça, la première réaction des profs c’était un soulagement par rapport à l’organisation ; dire « tant mieux ! On n’est pas obligé de les faire. OK, on ne les fait pas. » Très vite, consensus sur la question et on a écrit dans la semaine suivante une lettre à la principale qui a été transmise pendant le Conseil d’administration et, de ce que j’ai vu du compte rendu du Conseil d’administration, les parents, surtout, étaient très compréhensifs et comprenaient complètement qu’on ne fasse pas passer ces évaluations. D’autant plus que, comme on disait tout à l’heure, c’est fait à peine un mois après la rentrée ; ça n’a pas vraiment de sens.

Jet : Oui, c’est ça. Si ce n’est même pas compris par les parents d’élèves et les profs, il y a peu de chances qu’il y ait du soutien.

Flo : Et Jean-Marc, sur ton école ?

Jean-Marc : Nous, ça fait déjà quand même des années qu’on est sur des positions assez strictes où on va mettre en avant en pédagogie ce qui sert les élèves et ce qui nous fait vivre des choses intéressantes dans les classes. Donc les évaluations, comme vous venez de dire, à deux semaines de la rentrée pour des élèves qui viennent de maternelle, les mettre tous et toutes à faire l’exercice en même temps avec les phrases à suivre à la virgule près, c’est une aberration pédagogique ; ça, on en est certains. Donc on l’a expliqué tout de suite aux familles à la réunion de rentrée en leur disant qu’on n’allait pas stresser les gamins, qu’on allait leur laisser du temps pour travailler, pour prendre leurs marques, pour coopérer au lieu d’être en compétition les unes et les uns avec les autres.
Il est aussi quand même important de rassurer les familles sur le fait que même si on est sur des positions de refus ou de boycott sur les injonctions ministérielles, disons les choses comme elles sont, on évalue les élèves individuellement en prenant du temps pour travailler avec eux et on va remplir des documents à destination des familles et à destination des collègues qui vont être beaucoup plus précis et beaucoup plus exigeants que ceux du ministère ; pas forcément plus détaillés, ça dépend sur quels points, mais c’est vrai que pour déceler des difficultés d’élèves et pour aider ces élèves il faut les connaître vraiment très bien.
Il y a beaucoup de professeurs qui perçoivent les évaluations du ministre et l’aide après qui va nous être proposée en ligne comme une aide parce qu’ils ne sont pas forcément habitués à passer énormément de temps à concevoir les outils et à concevoir les outils en équipe parce qu’il nous manque du temps pour ça. Et là où l’institution marque beaucoup de points c’est qu’elle nous propose quelque chose clefs en main qui va faciliter la tâche des collègues. Si nous on arrive derrière avec des outils beaucoup plus réfléchis dans le temps et qu’on les présente aux familles, les familles vont tout de suite comprendre notre refus, elles vont nous soutenir, elles vont nous dire merci de faire attention à leurs enfants et de travailler avec eux avec bienveillance et les choses vont être vraiment bien comprises.
Mais si jamais on est dans le rush comme c’est le cas de beaucoup de professeurs qui sont envoyés du jour au lendemain n’importe où, dans des endroits qu’ils ne connaissent pas, avec des équipes qui ne fonctionnent pas, ils vont se saisir des outils de l’institution effectivement comme une vraie aide pédagogique. Et c’est là-dessus qu’il y a un piège, qu’il y a un vrai piège, je pense, qui est réfléchi en amont.
Dans le temps il y a aussi l’idée de supprimer le statut de fonctionnaire et de recruter un maximum de contractuels qui vont être pris du jour au lendemain ; on va leur demander de faire classe devant des enfants et ça va être compliqué pour eux. Donc si les outils existent tout de suite avec des statistiques qui disent « ça, ça marche, tu n’as pas besoin de réfléchir », d’un seul coup c’est compréhensible.

Jet : Il y a un projet politique derrière.

Jean-Pierre : Il y a un vrai projet politique derrière toute cette logique-là et c’est pour ça que les mouvements pédagogiques tels la pédagogie ICEM [Institut coopératif de l’école moderne], pédagogie Freinet ou d’autres qui ont des vrais outils qui ont été conçus sur la durée, c’est une ressource pour nous ; il faut vraiment nous, qu’on puisse nous en saisir, et il y a aussi des équipes, alors je ne sais pas chez les assistants d’éducation dans le secondaire, mais en tout cas il y a aussi des réseaux, à Saint-Denis, dans l’animation dans le premier degré, d’animateurs et d’animatrices qui travaillent en pédagogie Freinet et qui peuvent aussi faire un lien avec le travail des instituteurs et des professeurs des écoles.

Flo : Et je pense que ce qu’on a tendance à oublier aussi, en plus de ce que tu dis, c’est qu’à la fois ça touche effectivement, comme tu le dis très bien, au pédagogique, etc., en fait ça touche à l’essence du métier qui fait qu’à la fois il y a cette liberté qui est hyper-angoissante parce qu’on ne sait jamais si on fait bien, donc quand on vous dit « ça, ça marche » c’est tentant parce que, du coup, ça rassure.
Là, en l’occurrence, il y a aussi autre chose dont à mon avis on n’a pas beaucoup parlé, c’est qu’il se trouve que tous ces résultats d’évaluation étaient à saisir dans un traitement informatique et, comme d’habitude dans l’Éducation nationale, on oublie systématiquement à dessein d’informer les parents que des données personnelles concernant leur enfant vont être saisies dans un traitement informatisé de données à caractère personnel.
Du coup, ce qui s’est passé là, c’est que comme d’habitude on demande de faire passer les évaluations et puis on demande de saisir les évaluations dans le traitement informatique et puis on ne prévient pas les parents. En fait, il y a eu une des attitudes qu’on a vues dans les écoles, parce qu’on a eu des retours comme ça, ce sont des enseignants qui ont fait passer les évaluations mais, parce qu'effectivement ça a fait le buzz cette histoire d’Amazon, etc., qui ont dit « nous, on ne saisit pas. »

Jet : On ne saisit pas informatiquement.

Flo : On ne saisit pas informatiquement les résultats. En fait, il y a eu des espèces d’équipes de choc qui ont débarqué dans les écoles : ils prennent l’IEN [Inspecteur de l’Éducation nationale], les conseillers pédagogiques et tout, ils arrivent et l’argument c’était de dire « mais voyons, les parents ont droit aux résultats. Si vous ne saisissez pas ils n’auront pas les résultats. » Ce qui est quand même complètement dingue c’est qu’ils ont aussi droit, éventuellement, qu’on les prévienne que les données vont être saisies et ça, personne n’en parle.

Jet : C'est juste un peu la loi.

Flo : En fait il y a eu, sur le tard finalement, une espèce de mot qui est arrivé dans les écoles d’abord et puis quelques jours après dans le second degré, dans les collèges, avec les mentions légales Informatique et Libertés. Et ce qui est incroyable c’est que c’est arrivé avec un mail au chef d’établissement – là c’est pour le collège de mon fils – disant « merci de remettre ce papier avec les résultats ». C’est-à-dire, en gros, on prévient les parents que des données ont été saisies, éventuellement qu’ils peuvent s’opposer une fois qu’elles ont été saisies et qu’elles ont craché des résultats.
Et ça, pour le coup, eh bien les parents ne sont pas au courant, ils ne savent pas, en fait, où elles vont ces données, où elles sont saisies ; quand ils ont l’info c’est trop tard. Moi j’ai eu l’info en exclusivité parce que la principale du collège a très peur de moi donc elle me dit : « Je vous le donne tout de suite » et je lui ai dit : « Ah, parce que là vous me le donnez maintenant mais ça veut dire que si des parents s’opposent vous allez devoir effacer ce que vous avez déjà pris du temps à saisir ? »

Jet : Donc aller en Irlande à vélo pour aller effacer les données !

Flo : Elle me dit : « Ah, mais je ne peux pas effacer, c’est tout en ligne ; donc hop ! C’est parti ! » En fait, on a une espèce de droit d’opposition qui est, dans la pratique, pas respectable, qu’on ne peut pas respecter parce que l’info arrive toujours trop tard. Et je pense que ce qui est important de dire ce soir c’est que ce n’est pas qu’elle arrive trop tard parce qu’elle s’est perdue dans le dédale des mails, etc. ; elle arrive trop tard à dessein parce que la position de l’Éducation nationale c’est clairement « pas vu pas pris ». Moins on donne d’infos, moi on n’aura d’opposition, plus on sera tranquille.

Jet : Tous les principes Informatique et Libertés que vous connaissez sans doute sur tous les fichiers possibles et imaginables s’exercent aussi, je dirais même surtout dans les administrations, y compris à l’école. Donc le principe d’information des personnes ou de leurs parents c’est le premier. Le deuxième c’est d’informer sur la finalité du fichier, qui y a accès, qui peut y accéder ; et troisièmement, important, la durée de conservation : combien de temps c’est conservé et ça aussi, pour avoir ce type d’info sur chacun des fichiers, il faut s’accrocher. Tout ça devrait arriver dans les boîtes ou dans les cahiers des enfants à la rentrée ; à chaque rentrée en fait, l’Éducation devrait faire une fiche d’information, même une réunion spécifique là-dessus ; ils ne le font jamais. Dans toutes les réunions de rentrée — tout le monde qui a eu des enfants à l’école a dû se les faire —, dans toutes les réunions d’information généralement on parle de tout, éventuellement à la fin un truc sur les fichiers, mais jamais, il n’y a jamais ne serait-ce qu’une petite fiche remise à chaque parent disant « voilà toutes les informations légales que vous êtes en droit de connaître sur les applications qui seront mises en place ». Le ministère, depuis 20 ans, enfin depuis 20 ans, plutôt depuis une dizaine d’années avec Base élèves, à dessein encore une fois c’est vrai, ne le fait pas, soi-disant pour ne pas éveiller ou quoi, mais en tout cas ce n’est pas du tout l’« École de la confiance » qu’on est en train de nous vendre en ce moment.

Jet : Là-dessus il y a quelque chose à rajouter ? Sur les évaluations, peut-être ?

Jean-Marc : Sur ces questions-là d’informer les familles ou pas, nous, sur notre école il y a dix classes plus les personnes, des enseignants, enseignantes, direction, des aides pour les enfants qui ont des besoins particuliers, donc ça fait une vingtaine d’adultes qui travaillent ensemble et on est arrivé à une position de refus complet de l’école. C’est-à-dire qu’aucun enseignant, aucune enseignante, ne remplit le livret numérique. On a refusé de faire passer les évaluations mais, en plus de ça, chaque trimestre on ne remplit pas le livret numérique comme il est demandé de le faire et ça nous paraît très important.
Avant d’arriver à cette position commune, on s’est posé la question de savoir si on devait impliquer les familles dans leur droit d’opposition à ce que les données de leur enfant soient saisies ou pas. Comme on était vraiment tous et toutes d’accord pour boycotter le dispositif, on s’est dit : on a pris nos responsabilités, c’est bon, on n’a pas besoin en plus d’impliquer les familles, mais on les a informées en début d’année pour leur dire « encore une fois on va faire tampon et on va empêcher l’Éducation nationale de saisir ces données, de mettre en place des choses en plus qui vont potentiellement aggraver le cas, l’avenir de vos enfants en cas de problème. »
J’ai l’impression, dans le débat, qu’on a quand même laissé un petit peu ouverte la question de « à quoi ça va servir toutes ces données ? » Il y avait quand même tout à l’heure l’idée du CV numérique. Ça veut dire qu’un travailleur ou une travailleuse arrive sur le marché du travail et n’est plus en possession de son CV mais c’est son employeur qui, en quelques clics, va pouvoir tout de suite le mettre en concurrence avec les six, la dizaine ou la cinquantaine de personnes qui arriveront.

Jet : Le passeport Orientation formation1 est un truc codé niveau européen et ça c’est une nomenclature de compétences qu’il faut, que chacun puisse avoir sur ce fameux CV. C’est effectivement un truc formaté.

Jean-Marc : Et ça c’est censé être opérationnel quand ? Parce que là, ça se met en place.

Jet : La directive date de 1995, tu vois, donc ça fait 20 ans qu’ils en parlent et ils font les choses pour que ça se passe.

Flo : Ils ont mis en place le fameux socle commun de compétences et de culture, il a été mis en place en 2006 et il y a un socle interprofessionnel en 2015. En fait, les compétences qu’on a à valider, que les élèves ont à valider du socle, sont exactement celles du socle interprofessionnel. Donc c’est vraiment fait pour. Je crois que sur les sept compétences il n’y en a que deux qu’on ne retrouve pas dans le socle interprofessionnel : c’est le fait de parler une langue étrangère et puis tout ce qui est culture humaniste parce que ça, ça ne les intéresse pas. Sinon tout le reste c’est mot pour mot les mêmes compétences ; donc c’est vraiment fait pour que, quand l’élève valide, ça bascule immédiatement dans ses compétences professionnelles. C’est-à-dire qu’on est vraiment en train de former, comme tu le disais Jean-Marc, le passeport, le CV des futurs demandeurs d’emploi.

Jet : On gère l’employabilité des élèves plutôt que savoir ce qu’ils ont réellement appris, ce qu’ils retiennent de l’école. C’est un peu la logique. Thomas, je rappelle, toi tu es dans un collège à Paris.

Thomas : AED dans un collège à Paris, comme Édouard. Si je peux me permettre, on ne gère pas du tout que l’employabilité des élèves parce qu’en fait, comme on disait tout à l’heure, on tend de plus en plus à contractualiser dans les postes d’enseignement, autant dans le primaire que dans le secondaire. Le fait que les données soient conservées après la fin de la scolarité des élèves, ça ne s'oriente pas exactement pour les élèves : ils sont partis, ils sont partis ! Enfin ils sont partis, la plupart dans le secondaire ou autre part. Du coup, le fait de conserver les résultats ça permet rétroactivement de contrôler la progression des professeurs. C’est-à-dire est-ce que vous avez eu des classes compétentes ? Vous n'avez pas eu des classes compétentes ? Du coup est-ce qu’on peut vraiment vous accorder votre mutation ? Ou peut-être pas. On ne gère pas, je pense, que l’employabilité des élèves dans un temps long de « vous êtes en CP mais en fait dans 15 ans vous serez sur le marché du travail ». On gère l’employabilité des gens qui sont déjà employés et pour eux : est-ce qu’on renouvelle votre contrat ou pas ? Est-ce qu’on vous conserve votre poste ou pas ? Je pense qu’il y a aussi ça qui se joue en fait. C’est une intuition ; évidemment il n’y a pas de directive là-dessus, il n’y a pas écrit noir sur blanc « on va contrôler les profs en même temps que leurs élèves. »

Jet : En fait le contrôle de la productibilité des profs est aussi en cause là-dessus.

Ghjuvanni : Et il y a une cohérence dans ce qui est dit. Si on ne prend que la question des évaluations, des compétences ou autres, de manière isolée, on peut porter une critique dessus. Par contre, si on prend l’ensemble des contre-réformes qui sont menées, en fait on s’aperçoit de la cohérence des choses, donc ce qu’on disait sur la question de la paye au mérite ou, tu as raison aussi, la question des mutations, etc., qui vont être mises en avant. Dans tous les cas, avec ce qu’on décrit là, on voit bien une vision utilitariste de l’éducation qui sert uniquement à donner un emploi et, en tout cas pour les enfants des classes populaires parce que pour les autres il y aura ensuite les grandes écoles qui feront leur travail, les écoles de commerce payées à crédit qui elles, feront leur travail ; par contre, pour une grande partie de la population, eh bien l’enjeu c’est de valider le socle de compétences qui ensuite est transféré dans le monde professionnel et c’est, à chaque fois, des choses qui sont hyper-utilitaristes. D’ailleurs, ce n’est pas anodin qu’on ait supprimé les cultures humanistes. On est sur une espèce de formation minimale où on sait la base c’est-à-dire en gros obéir, écrire, compter quand même un minimum. D’ailleurs, les évaluations sont faites en français et en maths aussi.

Jet : Et savoir chanter La Marseillaise.

Ghjuvanni : En gros c’est un peu ça. Il y a aussi cette vision-là qui est donnée à l’éducation et, du coup, faire des évaluations et en faire de plus en plus, ça correspond aussi à une logique de performance puisque dans le nom DEPP il y a « performance » à la fin : être performant aux tests et notamment aux tests internationaux, les trucs genre PISA2, etc., qui sont l’espèce d’objectif à atteindre ; le Graal absolu c’est de remonter au classement PISA parce qu’il y a une espèce de classement international qui est fait par l’OCDE.

Thomas : Ça n’a pas rapport avec la tour de Pise ?

Ghjuvanni : Ça penche un peu ! Il y a cette vision-là de l’école par la performance, par le résultat, d’ailleurs un résultat qui est chiffré et quantifiable, c’est-à-dire que si l’élève a pris du plaisir à faire quelque chose, ce n’est pas quantifiable ; on ne peut pas le mettre dans un fichier numérique, en tout cas c’est assez compliqué ; du coup, ça on l’enlève. Par contre s’il a su faire, je ne sais pas, lire une phrase correctement même s’il ne la comprend pas d’ailleurs, s’il a su la décoder même s’il ne sait pas ce que ça veut dire, là, ça va, ça marche bien parce qu’on est sur quelque chose de purement utilitaire quoi.

Flo : Peut-être qu’il faut préciser parce qu’il ne faudrait pas qu’on ait l’impression que notre propos c’est de dire maintenant avec tous ces traitements de données et ce Big Data, l’école deviendrait - comment dire ça… - un outil de reproduction sociale parce qu’en fait elle l’a toujours été. Je pense que c’est important de dire que oui, il faut quand même être conscient de ce à quoi sert l’école, en gros comme tu le disais très bien Ghjuvanni, les dominants sortiront dominants et les dominés dominés ; ça c’est ce que fait l’école depuis toujours. Ça n’a pas changé !
La petite différence c’est qu’avec cette multiplication de données numériques, les élèves, futurs élèves, etc., n’ont plus les données en main en fait ; enfin les familles n’ont plus les données en main. Ça, ça change quand même pas mal les choses. Moi, pour être institutrice depuis 20 ans, je me rappelle très bien qu’en fin de CM2 on remettait la pile de livrets scolaires, du CP au CM2, à l’enfant. Après, il en fait ce qu’il veut : s’il veut le brûler dans la cheminée il le brûle dans la cheminée, s’il veut l’archiver il l’archive, etc., mais en gros il n’y a pas de trace qui est gardée, ni à l’école… Et là, maintenant, le système qui se déploie c’est « si ton parcours a été chaotique eh bien il va te coller au cul jusqu’à la fin de tes jours ». Ça c’est quand même vraiment une nouveauté et je pense qu’on a une machine à broyer qui n’est pas nouvelle mais qui est encore plus performante que ce qu’elle était parce qu’il n’y a plus de droit à l’oubli, il n’y a plus d’effacement possible.
J’entends tout à fait ce que tu dis effectivement, Thomas, sur le fait que ça peut être aussi un moyen d’évaluer le travail de l’enseignant, mais moi mon idée c’est quand même de dire « enseignants, nous on sera tous morts et enterrés pendant que ce qu’on a écrit sur les gamins leur collera encore au derrière ». C’est quand même ça ! Je ne dis pas que j’ai envie d’être évaluée au mérite, surtout que je suis mal barrée, mais finalement ça me fait moins chier qu’on dise à un de mes anciens élèves quand il a 35 ans, qu’il arrive à pôle emploi : « Je ne comprends pas, en CP, ça a mis du temps quand même l’apprentissage de la lecture ! Vous n’avez validé que début juin ou je ne sais pas quoi ! » Ça ce n’est pas la même chose ! On n’est plus sur le même temps et, du coup, cette machine à broyer qu’est l’école, ce n’est pas nouveau, elle devient de plus en plus efficace et on a de moins en moins la main dessus.

Jet : Donc la « performance » de la DEPP c’est aussi la performance du broyage on va dire !

Jean-Marc : L’idée qu’avec des logiciels informatiques ils puissent contrôler le parcours des enfants et qu’un employeur puisse cliquer et avoir un comparatif qui lui permette de choisir qui il emploie et surtout qui il vire ou qui il va laisser sur le carreau — ça arrivera peut-être à un moment —, mais pour que ce soit efficient il faut quand même aussi qu’il y ait énormément de gens qui travaillent derrière, il faut qu’il y ait une cohérence dans la durée alors que là, tous les trois ans, le fichier change. Nous, les enseignants, on voit comment ça se passe quand on doit s’inscrire sur une base numérique Éducation nationale : une fois sur deux ça ne marche pas ! Donc on est encore très loin du compte.

Jet : Il y a des saboteurs chez vous ! C’est tout !

Jean-Marc : Je ne pense pas. Il y a beaucoup d’enseignants qui ne sont pas du tout carrés en informatique, ça c’est certain, mais en général, pour l’instant les logiciels qui nous sont proposés fonctionnent assez mal. Donc je pense que cette espèce de contrôle géant par informatique c’est aussi un fantasme que le pouvoir a ; il essaye de le mettre en place.

Jet : Qu’il entretient !

Thomas : Qu’il entretient. Pour l’instant ça ne fonctionne pas et je ne sais pas si ça fonctionnera un jour. Je pense que c’est très dangereux et qu’il faut qu’on soit très vigilants et si on peut tout boycotter un maximum il faut qu’on le fasse, d’autant plus que ça nous prend un temps monstrueux et que ce temps-là on ne l’utilise pas avec nos élèves ni avec nos collègues donc il faut qu’on soit vigilants là-dessus. Mais cette toute puissance, je ne sais pas si elle arrivera à un moment, moi je n’y crois pas trop à tout ça.

Flo : Ce qui est troublant c’est l’acharnement que met l’Éducation nationale à faire en sorte qu’aucun élève n’échappe à ces bases de données. Peut-être qu’on parlera un petit peu du parcours du combattant.

Jet : Oui. On parlera tout à l’heure du livret plus directement.

Flo : Et du parcours du combattant que représente le fait de s’opposer à ce que des données soient entrées dans ces bases de données. Là il y a vraiment la volonté de dire : il faut qu’il y en ait zéro qui nous échappe. Par exemple une famille qui aurait choisi de faire l’instruction à la maison, c’est possible, c’est la loi, l’élève est quand même rentré dans la base de données ; il a quand même un identifiant national et il est quand même saisi dans Onde. Pourquoi ? Pour quoi faire ?
Donc il y a vraiment cette volonté qu’il faut qu’ils y soient tous et ça va vraiment jusqu’à de la mauvaise foi caractérisée en ne donnant pas l’information aux parents pour être sûr qu’il n’y ait pas de refus.

Jean-Marc : Je pense que l’un des objectifs ce serait plus ce que vous me disiez tout à l’heure hors antenne, ce serait, je pense, de vendre les données à des sociétés privées pour pouvoir dégager du profit sur la question de l’éducation avec tous les gamins qui seraient en difficulté dans tel ou tel domaine et qui auraient potentiellement la possibilité d’entrer dans une école un petit peu meilleure : balancer après énormément de publicité.

Jet : Ça c’est le débouché ultime.

Jean-Marc : Oui. Mais au-delà de savoir si les enfants vont être fichés jusqu’à la fin de leur vie, c’est proposer quelque chose de marchand à leur famille qui va ensuite payer pour compenser tout ce que l’Éducation nationale n’aura pas fait puisqu’elle manque de moyens, que les enfants sont à la traîne. Ça je le vois à beaucoup plus moyen terme, j’en suis même à peu près convaincu.

Jet : Vous écoutez toujours Les Amis d’Orwell, 89.4 sur Radio libertaire. On va faire une petite pause avec La Rabia, je crois. On revient tout à l’heure pour parler du livret numérique et de Pronote qui casse la baraque dans les collèges et les lycées. On verra ça de près tout à l’heure.

Pause musicale : La grenouille par La Rabia.

Jet : Vous connaissez tous cette histoire de la grenouille qui, jetée dans une casserole d’eau bouillante, évidemment gicle, saute, s’échappe, alors que si on la met délicatement dans de l’eau à température ambiante et qu’on chauffe régulièrement, eh bien elle meurt joyeusement, dans la joie et la bonne humeur.

Vous êtes de retour dans Les Amis d’Orwell ; on parle de fichiers et de l’Éducation nationale. On a fait le tour sur les évaluations qui ont été passées au forceps dans les écoles, évaluations nominatives avec des remontées nominatives au ministère de l’Éducation nationale, également avec un traitement qui passe par les serveurs d’Amazon, qui a fait quelque bruit.

Retour sur le plateau. Je rappelle qu'on a deux professeurs des écoles de Paris ; on a un enseignant de Seine-Saint-Denis en collège et deux AED, Thomas et Édouard ; les AED sont des surveillants d’éducation, assistants d’éducation.

Édouard : Tout à fait.

Jet : On va parler avec vous de Pronote. Qu’est-ce que c’est que Pronote ?

Édouard : Pronote – je vais peut-être me tromper un peu sur deux-trois termes techniques – c’est une plateforme numérique qui est accessible à la fois par nous, la vie scolaire, donc les assistants d’éducation et les CPE [conseiller principal d’éducation], qui est accessible – puisqu’à chaque fois selon leur fonction les acteurs n’ont pas accès aux mêmes choses – par les enseignants également, par les élèves et par les parents.

Jet : C’est comme un portail internet où, avec des identifiants, on peut avoir accès à la base de données interne de l’établissement.

Édouard : Ils peuvent y accéder sur leur téléphone, nous sur les ordinateurs de l’établissement.

Jet : OK ! Ça marche aussi par appli sur le smartphone ?

Édouard : Exactement. Ça sert absolument à tout.

Jet : Donc à l’appel, aux notes.

Édouard : Exactement. Ça sert à faire l’appel. Pour les notes je ne sais pas exactement.

Ghjuvanni : Les notes sont mises dedans et les observations trimestrielles aussi.

Édouard : Les devoirs aussi.

Ghjuvanni : Le cahier de textes.

Édouard : Quand on fait des heures de permanence, il y a toujours un ordinateur dans la salle de permanence et les élèves, systématiquement, nous demandent : « Est-ce que je peux regarder Pronote pour savoir si j’ai des devoirs à faire ? » C’est-à-dire qu’ils ne notent plus rien dans leur agenda, tout est sur l’ordinateur et du coup, pour nous, c’est un outil de contrôle vraiment absolu. On passe la journée dessus.

Jet : Vous, les AED, vous contrôlez l’activité des profs via justement comment ils remplissent le cahier de textes.

Flo : Non !

Édouard : Pas des profs !

Thomas : Si avec l’appel, justement !

Édouard : Les profs un tout petit peu en fait, avec l’appel.

Thomas : L’appel du matin, chaque début de cours.

Édouard : Chaque début de cours. Chaque début d’heure on sait exactement quel prof a fait l’appel, quel prof n’a pas fait l’appel ; on peut leur envoyer des petits papillons pour leur rappeler de faire l’appel quand ils ne l’ont pas fait.

Jet : Papillons sur Pronote encore une fois !

Édouard : Voilà ! C’est une espèce, comment dire, de moyen de leur envoyer un petit signal.

Jet : Ça reprend aussi toute l’ergonomie d’un réseau social ; en fait c’est ça l’idée quelque part. Chaque enfant a son petit compte perso ; il a son cahier de textes numérique ; chaque professeur aussi a les classes, tout s’affiche avec des couleurs différentes, j’imagine, et ça reprend aussi l’ergonomie un petit peu attrayante, ludique, pour que ça passe.

Édouard : Tout à fait. En plus c’est couplé avec l’ENT de l’établissement.

Jet : L'ENT, Environnement numérique de travail, c’est ça ?

Édouard : Exactement. Donc c’est une interface commune avec tous les acteurs de l’établissement donc les élèves, les enseignants et même nous on y a accès, même le personnel administratif ; chacun a son petit avatar, peut mettre sa petite humeur du jour, ce qui occasionne des problèmes, d’ailleurs, parce que du coup les élèves qui vont avoir envie de faire des blagues vont se faire attraper tout de suite ; ça peut aller très loin pour pas grand-chose.

Jet : Des blagues sur Pronote ! Est-ce que tu peux expliquer ?

Édouard : Alors ce n’est pas sur Pronote, c’est sur l’ENT à côté : mettre une photo avec ses copains en train de fumer des cigarettes alors qu’on est en 4e ; ça se voit tout de suite, ça remonte à la direction qui appelle les parents, alors que c’est une blague.

Flo : Parce qu’une des fonctions de l’ENT c’est justement d’interconnecter tous les fichiers déjà existants. C’est-à-dire que l’ENT va être connecté, comme tu le disais, à Pronote mais aussi au LSU, au livret numérique, aussi à Siècle qui est le fichier administratif, etc. Donc tout ça est en lien. D’ailleurs il y a eu un arrêté de 2016, non, plus récent que ça sur les ENT, avec un temps de conservation de données à priori limité, parce que je crois que si l’élève, une fois qu’il est dans les études supérieures il ne manifeste pas sa volonté que ce soit effacé, en gros ce n’est pas effacé.

Édouard : Comme un casier judiciaire.

Flo : Voilà ! Un peu.

Jet : Un casier scolaire. Ça veut dire que vous les AED, les assistants éducation vous avez peut-être plus l’occasion d’avoir les mains dans le cambouis, dans Pronote, que les profs quelque part. Vous suivez un petit peu l’activité…

Flo : Non…

Édouard : Moi je dirais oui, parce que, dans une journée type, les profs font l’appel. Après ils peuvent l’utiliser par exemple dans le cas où ils excluent un élève pendant un cours.

Jet : Là on rentre dans la discipline, dans le dur.

Édouard : Sauf que derrière ce sont toujours des procédures hyper-compliquées sur le logiciel ; moi je sais que dans le collège où on est, les profs ne s’embarrassent pas à utiliser Pronote dans ces cas-là.

Thomas : Ils font un petit papier.

Edouard : Ils font un papier, ils les envoient dans notre bureau et après c’est nous qui gérons.

Flo : Après, ils utilisent Pronote aussi pour mettre les notes des élèves.

Ghjuvanni : On peut même mettre des QCM. Le problème c’est qu’en fait ça dépend de l’utilisation qu’on a. Je crois qu’il y a une force d’inertie assez importante qui fait que ça peut arriver lentement. Aujourd’hui, ils ont sorti une nouvelle version de Pronote ; tous les ans ils renouvellent un peu : il y a des petits trucs qui changent et puis surtout ils rajoutent des fonctionnalités. Encore une fois, ça dépend de l’utilisation des professeurs ; quand on a une utilisation minimale, on ne connaît pas tout.
Par contre, on peut faire de plus en plus de choses ; par exemple dans le cahier de textes qu’il est obligatoire de remplir pour le coup – maintenant il est quasiment uniquement numérique – on met ce qu’on a fait en cours, les notions travaillées parce qu’il y avait ça à un moment donné : il y a un an ou deux, on nous avait demandé, en tout cas dans mon collège, de marquer limite heure par heure tout ce qui avait été travaillé. On peut mettre des liens vers des sites ou des vidéos ; on peut mettre des QCM pour vérifier que les gamins ont bien travaillé chez eux.
En fait on peut faire plein de choses et en centralisant tout sur ce logiciel, sur Pronote, ce qui pose problème, ce qui revient à ce qu’on disait tout à l’heure sur la facilité apparente que cela peut avoir, parce qu’une fois qu’on aura maîtrisé l’outil – et on peut penser qu’avec les nouvelles générations qui vont arriver, qui auront déjà baigné là-dedans parce qu’elles l’auront utilisé en tant qu’élève et ensuite elles l’utiliseront en tant que prof, qu’AED ou autre – on peut penser qu’il va y avoir une espèce de normalisation et on va trouver normal de faire de plus en plus de choses en ligne. Je crois qu’il y a aussi des choses qui peuvent avoir un intérêt en soi. Si les gamins ont fait une sortie quelque part, mettre des photos en ligne sur le site internet, s’il est en interne et tout, ça a un intérêt qui peut exister, on peut aussi faire d’une autre manière, mais voilà ! Le problème, avec toutes les données qu’on rentre, à un moment donné, c’est aussi de savoir mettre une limite à ça !

Flo : Surtout, je pense que justement le danger de ce côté hyper-ergonomique, hyper-pratique, c’est qu’en fait souvent le prof lambda n’a pas conscience qu’il a entre les mains un traitement de données à caractère personnel.

Jet : C’est peut-être fait pour ça aussi.

Flo : Donc il tombe sous le coup de la loi, etc. Moi j’ai fait opposition à Pronote ; je suis la première à le faire dans le collège.

Jet : On t’a remis une médaille ?!

Flo : Non ! C’était l’évènement parce que jamais personne ne s’est opposé, ce qui est normal puisque personne n’a jamais eu l’information comme quoi il y avait des données rentrées dans ce traitement. Du coup, j’ai dû faire une cote mal taillée avec la principale, parce que moi, ce je voulais surtout, c’est qu’il n’y ait pas de notes, pas de commentaires, pas de sanctions, rien d’écrit. Du coup, j’ai cédé sur le fait qu’ils puissent quand même faire l’appel sur Pronote, parce que pour les profs s’il en manquait un dans le truc, c’était très compliqué. J’ai dit « OK ! On le laisse, vous faites l’appel, par contre je ne veux aucune donnée scolaire, de comportement éventuel, etc. » Mais c’était déjà la révolution ! Il a fallu faire un mot à chaque prof pour expliquer que s’il avait déjà entré des données il fallait les enlever, etc., et les profs étaient en panique. Ils ont demandé à la principale ce qu’ils devaient faire.
Ça veut dire qu’il y a un côté apprenti sorcier, quand même. On met des outils dans les mains et à aucun moment on informe. Attendez, à un moment les parents ont leur mot à dire ! Et ça c’est une vraie bataille qu’on a du mal à mener parce que la non-information fournie, elle est volontaire, elle est organisée, etc., et c’est très dur d’aller contre la machine.

Jean-Marc : Sur notre école élémentaire, il y a eu un moment où un collègue a utilisé ce type d’argument qui a quand même aidé les collègues à se mettre d’accord ; ils nous a dit : « Comme l’information on ne l’a pas faite précisément aux familles, voire pas du tout puisqu’on ne nous l’avait pas demandé, potentiellement on est hors la loi. Si une famille se retourne contre nous elle gagnera et, à ce moment-là, ça peut aller au pénal ». Et c’était vrai puisqu’on avait fait un stage, le stage anti-hiérarchie il y a deux ans, qui nous avait informés très précisément sur ces points. On savait qu’aucun de nos parents d’élèves ne nous poserait de problème, par contre, éthiquement on se disait : tiens, il arrive assez souvent que la hiérarchie se mette hors-la-loi vis-à-vis de nous pour nous mettre la pression, mais là elle se met en plus hors-la-loi et elle nous demande de nous mettre hors-la-loi vis-à-vis des familles. Ça, ça a quand même aussi pesé ; sans ça on aurait quand même été en refus, je pense, mais c’était un argument en plus qu’on peut utiliser.

Flo : Peut-être qu’on peut rappeler d’ailleurs, accessoirement, l’information qui est censée être donnée aux familles et qui n’est jamais donnée ou quasiment jamais. En gros, à partir du moment où il y a utilisation d’un traitement informatisé de données il y a le droit d’information, donc on doit informer les familles et, entre autres, informer des finalités du traitement, c’est-à-dire à quoi il sert, quelles informations sont récoltées et sont placées dans ce fichier.

Jet : Pour combien de temps.

Flo : Voilà ! Il y a un droit d’accès, c’est-à-dire qu’elles peuvent normalement aller voir la principale du collège en disant « je veux savoir tout ce qu’il y a dans Pronote ou dans Siècle sur mon enfant », etc.

Jet : C’est peut-être le droit qui est le plus respecté, évidemment si on le demande.

Flo : Faut-il être informé !

Jet : Ça fait forcément chier le directeur ou le proviseur parce que ça lui prend du temps et qu’il faut qu’il imprime des pages.

Flo : Après, il y a un droit de rectification. D’ailleurs je pense qu’il y aurait quelque chose à lancer comme action au niveau du livret numérique parce que, comme c’est un fichier, il y a un droit de rectification. Je pense qu’aller emmerder les instituteurs en disant « moi, ce commentaire-là ne me va pas, vous le rectifiez », je pense que ça pourrait bien mettre le bazar. Et puis, le dernier droit, c’est le droit d’opposition.
En fait, si ces quatre droits-là ne sont pas signifiés aux parents, comme tu le disais très bien Jean-Marc, alors c’est absolument illégal ; ça s’appelle une collecte déloyale de données et donc on se met effectivement hors-la-loi en faisant ça. Et ça c’est un bon argument à utiliser et en tant que parent puisqu’on est tranquille, en gros l’info on ne l’a jamais eue, et en tant qu’enseignant, comme tu le dis, pour dire « ah ben non ! moi je ne me mets pas en danger » parce qu'effectivement, comme tu le disais très bien, si un parent se retourne, c’est du tout cuit, il est sûr de gagner.

Jet : Le droit d’opposition, effectivement, c’est un droit qui est presque régalien, j’allais dire, c’est un truc qui s’impose sur chaque fichier, évidemment celui de Franprix et tout le monde peut comprendre qu’il en faut un, mais peu de gens savent que dans les fichiers de l’Éducation nationale aussi tu as ce fameux droit d’opposition. Évidemment, la loi française est très tordue, comme toutes les lois, et tout le droit fondamental est tordu. La loi française dit « pour des raisons légitimes, pour des motifs légitimes, on peut s’opposer ». Le problème c’est que c’est le ministère de l’Éducation nationale qui est à la fois juge et partie, qui donc fait le traitement, qui décide de le lancer et qui décide aussi, qui juge si c’est légitime ou pas qu’on s’y oppose.

Flo : Mais le RGPD a modifié cet aspect de motif légitime.

Jet : Justement. Le RGPD, c’est donc le Règlement général pour la protection des données qui a été adopté dans toute l’Europe, toute l’Union européenne, le 25 mai dernier ; on a fait d’ailleurs une émission dans Les Amis d’Orwell ; vous pouvez retrouver le podcast sur notre site souriez.info, on en a parlé pendant une heure et demie, c’était juste avant que ça passe. Le RGPD3 s’applique aussi aux fichiers administratifs sauf aux fichiers policiers donc les fichiers imposés. C’est vrai que le RGPD a réécrit un petit peu le droit d’opposition, c’est l’article 21 je crois, dans une formule un peu moins ambiguë et surtout qui laisse vraiment apparaître le fait que c’est aux responsables du traitement, en l’occurrence le ministère et les rectorats, etc., de montrer que le fichage est impérieux et légitime pour la mission de service de public sur laquelle ils sont impliqués et pour laquelle ils ont lancé le fichier. Donc ce serait à eux, effectivement, de prouver à tout le monde que pour que l’éducation se passe bien dans les écoles, les collèges et les lycées il faut absolument qu’il y ait un fichage nominatif qui sorte de l’établissement, qui remonte à Paris et surtout qui soit conservé pendant des années.
Donc le RGPD est, quelque part dans sa formulation, un peu plus protecteur. Pour l’instant personne n’est allé encore au procès. Ce qui va se passer c’est que le ministère va continuer à dire « eh bien moi je trouve que le fichage que je mets en place avec le livret scolaire est légitime, il est impérieux » ; le ministère va dire ça et après ce sera aux parents d’aller devant le tribunal administratif pour contrer cette affirmation-là. La différence c’est qu’effectivement ce sera au ministère de prouver cette impériosité, le côté incontournable du fichage nominatif pour faire l’école et pour apprendre, parce que la mission de l’école ce n’est pas de faire des fichiers, c’est d’enseigner.
On est vraiment au début du droit ; ce droit-là vient de changer. Effectivement c’est le parcours du combattant pour s’opposer, depuis dix ans c’est la croix et la bannière.

Flo : C’est la croix et la bannière parce déjà il faut avoir l’information ; à priori le parent lambda il ne l’a pas.

Jet : Mais même ceux qui l’ont !

Flo : Après, même un parent qui aurait l’information, en général pas donnée par l’école mais récupérée, je ne sais pas, sur le Net ou parce qu’il est allé à une réunion, etc., il en a entendu parler, même une fois qu’on a cette information, eh bien ce n’est pas gagné. Comment je vais dire ça ? En fait il faut trouver l’équilibre entre l’aspect, ce dont tu parlais Jet, de loi ; en gros il faut être clair, que ce soit un principal de collège ou un directeur d’école, la loi il ne la connaît pas. Il y a juste l’article 21 du RGPD à lire et vous en savez plus que votre chef d’établissement ; ce n’est pas mal parce que ça les impressionne toujours.
Ceci étant dit, je pense qu’il ne faut pas oublier que c’est une lutte et que, comme c’est une lutte, c’est aussi un rapport de force. Ça ne suffit pas de dire « le RGPD a dit ». Évidemment, si on est nombreux c’est plus facile, donc pour ça il faut faire de l’information, il faut faire des réunions, il faut diffuser au maximum.

Jet : Des réunions entre parents et professeurs.

Flo : Et après, il faut être hyper-sûr de soi. C’est-à-dire que moi, par exemple, je me suis opposée dès le début du LSUN pour mon fils en CM1.

Jet : Tu as aussi fait opposition à Base élèves.

Flo : Il se trouve que ça a été respecté à la lettre parce que j’ai envoyé un courrier plus que salé à l’institutrice, en gros en lui disant que si elle saisissait je la traînais devant le tribunal. Du coup elle s’est dit : non, je ne vais pas saisir, je vais faire un livret papier.
La deuxième année j’ai même eu un courrier de l’inspectrice me disant « on fera un livret papier » : un courrier signé de l’inspectrice ! Comme quoi, quand on tape très fort du poing sur la table ! Ça ne veut pas dire qu’on y arrive toujours. Il faut connaître un tout petit de lois et, en même temps, il faut y aller super fort.
Ça se complique vachement au collège, d’abord parce qu’il y a plus de fichiers et en plus, parce que l'information est encore moins donnée. Quand j’ai rencontré la principale du collège en début d’année, là, elle a commencé par me dire « ah mais moi on me demande de faire du tout numérique alors je ne sais pas comment je vais pouvoir faire » ; là-dessus il faut être sans pitié. Il faut dire « j’entends bien ce qu’on vous demande, mais c’est la loi ». En gros, il faut bien voir que ce soit l’institutrice, le directeur, le professeur ou le principal de collège, il va être écartelé entre ce que le parent va demander et ce que sa hiérarchie lui demande et, en gros, c’est à celui qui va crier le plus fort. L’objectif est très clair ; il faut qu’il ait plus peur du parent d’élève que de son inspecteur ou de son DASEN [Directeur Académique des Services de l’Éducation nationale] ou directeur, recteur, etc. Et pour ça c’est vrai que, moi je le dis très franchement, il faut arrêter d’être gentil avec les maîtresses parce que la maîtresse elle est peut-être gentille, mais elle remplit des fichiers sur votre enfant.

Jet : Ou les maîtres aussi !

Flo : Ou les maîtres, non parce que lui est gentil, mais elle remplit des fichiers sur nos enfants et qui vont les suivre bien après leur sortie du circuit scolaire.

Jet : Ça ne suffit pas juste de dire « je n’étais pas au courant ! ».

Flo : Ce n’est pas pour rien que Blanquer a imaginé cette idée de « l’École de la confiance » parce qu’il sait que c’est comme ça qu’il arrive à faire passer ses trucs. Je ne sais pas pourquoi il y a cette espèce de vieille idée : les gens ont assez confiance dans l’école et sont un peu persuadés que le maître, la maîtresse, sont gentils ! Eh bien non, ils ne sont pas gentils ! Il faut juste vérifier ce qu’ils font et surtout il faut leur dire « ça oui, ça non ». Voilà ! Il faut prendre une position hyper-ferme là-dessus.

Jet : Base élèves, je vous rappelle, ça été lancé il y a dix ans, en 2008. À l’époque il y a un collectif, d’ailleurs dont tu fais partie Flo, un collectif de résistance à Base élèves qui s’appelle le CNRBE qui a été créé il y a dix ans. Le site internet est encore actif, il est bien foutu, il y a plein de documents, des fois il y a même trop de documents, donc retraitbaseeleves.wordpress.com4, ça se trouve assez facilement. Il y a régulièrement des articles pour expliquer, même des propositions de courrier type à envoyer, à utiliser, qu’on soit dans le premier degré, à l’école, au collège ou au lycée pour justement agir en tant que parent. Mais également, l’intérêt ce n’est pas que son enfant n’y soit pas, c’est aussi vraiment que la prise de conscience se fasse au sein de l’établissement ; il faut jouer à la fois sur les syndiqués, les non-syndiqués, FCPE [Fédération des Conseils de Parents d’Élèves] ou pas, il faut y aller.
On a eu envie d’inviter aujourd’hui au téléphone Camille qui est une mère d’élève qui, par l’intermédiaire de ce collectif, le CNRBE, a témoigné. Elle nous a envoyé une lettre de dix pages ; c’est trop long pour qu’on puisse la lire, en plus ce n’est pas très pratique. Elle nous a vraiment expliqué son parcours du combattant depuis un an et demi, en fait. On l’a lue tous les deux, Flo, et c’est vrai que ça retrace vraiment toute la mauvaise foi, même tout le mépris qu’on peut avoir finalement. Elle s’est tapée son professeur, le directeur de l’école – sa fille était en CE2 en 2017, aujourd’hui elle est en CM1 ; elle s’est tapée l'IEN, donc l’inspecteur de circonscription, c’est l’inspecteur qui gère une circonscription, c’est-à-dire quelques établissements et le DASEN, donc le directeur académique des services de l’Éducation nationale, donc c’est le grand ponte, dans chaque département il y a un DASEN qui est donc en dessous du recteur.
Dans sa description c’est typique, c’est quelqu’un qui est au courant qu’il y a un fichier qui est lancé ; avant même que les données soient enregistrées elle en parle à son professeur, elle fait un courrier ; le professeur lui dit « pas de souci » ; ensuite il ne se passe rien pendant un an et demi et, tout d’un coup, elle se rend compte : il y a un bilan fin de cycle, CE2 c’est la fin du cycle 2, c’est ça ? Le cycle c’est trois ans, donc à la fin du cycle 2 il y a un bilan qui est effectué et les parents remarquent que c’est sous forme informatique et ils se rendent compte que finalement le livret scolaire a été rempli pour leur enfant, alors qu’elle a fait un courrier, qu’on lui a dit « il n’y a pas de souci ».
C’est là qu’elle reformule, elle refait une lettre de refus. Je vous passe les détails, mais encore une fois elle est passée par l’IEN, par le DASEN, elle a plusieurs réponses et des fois c’est du tac au tac, elle reçoit la réponse et le soir même elle répond. On comprend bien, en plus, qu’elle y connaît plus, comme tu disais, qu’elle en connaît vraiment beaucoup plus que le DASEN sur la question du droit et de ce qu’elle a en possession pour contrer le diktat, mais finalement la machine l’a déjà écrasée !

Flo : Surtout, ce qui est intéressant, c’est que dans son histoire, on voit bien dans les réponses, que ce soit la réponse de l’inspecteur ou du directeur de l’académie, c’est qu’en fait ça ne leur pose aucun problème de mentir vraiment de manière éhontée dans le courrier en disant « l’information a été donnée ». Elle dit : « Eh bien non, l’information n’a pas été donnée ; si l’information avait été donnée, je l’aurais eue » ; et il redit dans le courrier d’après : « L’information a été donnée ». Du coup, là leur histoire est vraiment kafkaïenne parce que vu la manière dont ils connaissent eux assez bien le dossier, ils auraient pu tomber face à une équipe qui cède. En fait, là l’équipe ne cède pas ; c’est-à-dire qu’elle a cette attitude de dire « on va demander à l’inspecteur » ; évidemment l’inspecteur va dire « vous remplissez ! » Voilà !
L’avantage c’est qu’ils sont très énergiques tous les deux, ils sont bien décidés à ne pas lâcher, mais en gros, ça va se finir au tribunal.

Jet : En fait ils se sont rendu compte en juin de cette année que le bilan de fin de cycle avait été informatisé. Ils ont refait les courriers et ils ont eu une réponse du DASEN, une réponse qui refusait, en fait, leur refus. C’est comme ça que ça se passe.
Je crois qu’ils n’ont pas encore dans leurs arguments, il ne me semble pas qu'ils aient notifié l’article 21 du RGPD qui est beaucoup plus clair et qui devrait peut-être être plus facile à motiver.
La réponse du DASEN c’est que le livret scolaire est nécessaire pour le brevet des collèges qu’on passe en 3e. Vous avez entendu parler de cet argument, ou pas ?

Jean-Marc : C’est un argument qu’on nous sort souvent en disant « si vous boycottez, si vous ne remplissez pas, ça va mettre en péril l’avenir scolaire, l’orientation de vos élèves ». Et comme pour l’instant ces fichiers numériques sont quand même relativement récents, ils ont changé, même le droit, là, a changé récemment, enfin ce n’est pas encore vraiment en place, donc eux sont dans le bluff quand ils nous disent « à cause de vous, vos élèves n’auront pas le brevet ou n’auront pas le bac ou ne pourront pas avoir une bonne orientation », ils sont dans le bluff parce qu’ils ne savent pas. Mais on ne peut pas non plus être sûrs du contraire. Donc nous, on est quand même obligés de prendre le risque ou de réfléchir avec ce risque-là ; on ne sait pas trop.
Ça nous met dans une position un petit peu, des fois, inconfortable. C’est pour ça que je parlais tout à l’heure d’une position assez consensuelle et molle, soutenue par exemple par le texte de l’intersyndicale parisienne : il y a l’appel à ne pas remonter les résultats et à l’époque, donc en 2008, il y avait plutôt l’appel à ne faire remonter que des résultats positifs, donc le maximum pour tous les élèves.

Jet : Une espèce de grève du zèle quoi !

Jean-Marc : Et ça c’est peut-être plus mou que de boycotter tout, mais au moins sur cette question de « est-ce qu’on met en péril les élèves », si on leur met à tous 20 sur 20, potentiellement ils peuvent tous avoir la meilleure orientation possible et le brevet. Donc ça peut-être quand même aussi une manière de semer la zizanie, ça c’est clair, mais aussi de favoriser les gamins et aussi ceux qui auraient des mauvaises notes ou de l’absentéisme de ne pas le faire figurer et, en plus, de leur mettre des bonnes notes.

Jet : Pour finir juste un truc à propos de Camille et après on passe à autre chose. Finalement ils ont réclamé l’information qu’ils n’ont jamais eue. En fait le document qu'ils ont reçu en octobre, il y a un mois, c’était un document qui date d'il y a deux ans, qui est de l’ONISEP et qui n’est même pas du tout à jour par rapport à tout ce que le ministère fournit d’ailleurs sur son propre site.

Ghjuvanni : Tout à l’heure on a dit qu’effectivement il fallait crier plus fort que le rectorat, là-dessus on est bien d’accord. Ça c’est pour le côté parent, mais après pour les enseignants ou même pour les personnels de Vie scolaire qui manient aussi de Pronote, puisqu’on parlait de ce logiciel-là qui est ultra majoritaire dans les établissements du second degré, notamment dans les collèges, il y a aussi la question, encore une fois, à se poser : mais toutes ces données qu’on rentre à quoi vont-elles servir ? On l’a bien décrit lors de l’émission à quoi ça pouvait servir. Du coup il faut aussi, à un moment donné, en tant qu’enseignant ou enseignante ou assistant d’éducation ou CPE se poser la question de dire « mais quand on parle de l’intérêt de l’enfant, l'intérêt de l’élève, etc., est-ce que, en faisant ça, on répond à son intérêt ? » Un exemple tout bête, mais quand on remplit une mauvaise appréciation, une appréciation négative sur un bulletin papier qu’on fournit à la famille et qui reste au sein de l’établissement, on a une information et on transmet une information à la famille. Point barre.
Quand on la met dans un fichier numérique dont on ne maîtrise pas les données, dont on ne maîtrise pas la transmission des données – d’ailleurs c’est un peu drôle parce que ça été dit dans le fameux rapport qui a mis du temps à sortir, de 2018, qui s’appelle « Données numériques à caractère personnel au sein de l’Éducation nationale »5, qui est fait par le ministère.

Jet : Il a mis six mois à sortir.

Ghjuvanni : Qui dit pendant tout le long de la quarantaine ou cinquantaine de pages, en fait « les enseignants rentrent des informations mais ne savent pas à quoi ces informations vont servir ». À un moment donné, il faut se poser la question de savoir à quoi elles vont servir et ensuite, en conséquence, choisir en conscience de les remplir ou pas. À mon avis, une fois qu’on sait à quoi elles vont servir ou à quoi elles peuvent servir, on ne les remplit plus du coup. Il y a eu, par exemple, plusieurs cas, mais je crois un ou deux surtout qui sont ressortis, d’élèves qui ont eu 18 ans et qui étaient sans papiers, qui, au moment où ils ont fait leur demande de papiers à 18 ans, se sont vu refuser leur titre de séjour parce qu’il y avait marqué qu’ils manquaient de motivation dans leur bulletin scolaire.

Jet : Exact.

Ghjuvanni : À un moment donné c’est aussi ça l’influence qu’on a sur la vie des élèves et sur le futur des élèves. Donc se poser ces questions-là. Et sur la question du brevet, dernièrement ils ont sorti une étude, je crois la semaine dernière, sur le brevet en Île-de-France avec un décalage entre le taux de réussite réel, en tout cas ce qu’on a, et le taux de réussite uniquement sur l’examen final c’est-à-dire en supprimant la validation des compétences : on a des écarts qui sont abyssaux. Je crois que dans les Yvelines ils sont à 15 % de réussite en examen final et en Seine-Saint-Denis je crois que c’est 22-23 %, quelque chose comme ça ; on est sur des chiffres qui, de toute façon, montrent que la validation des compétences ne ressemble à rien et ne veut rien dire. D’ailleurs, dans la plupart des établissements, elles sont remplies à la va-vite, à l’arrache sur un bout de table en fin d’année.
Quitte à remplir ça aussi mal que ça autant tout remplir et tout valider pour tout le monde. À moment donné c’est aussi ça le rôle qu’on doit avoir nous en tant que personnels de l’Éducation !

Jet : On a encore quelques minutes pour boucler. À ce propos je rappelle le site du CNRBE : retraitbaseeleves.wordpress.com, il y a pas mal de choses concernant ce dont on a parlé. On a fait une émission il y a deux ans dans Les Amis d’Orwell sur le livret scolaire, c’était en décembre 2016, les archives sont sur souriez.info. Sur le Big Data aussi on a fait une émission sur l’exposition Terra Data qui s’est terminée en janvier 2018, c’est aussi vachement intéressant, si vous avez l’occasion d’y aller. Un truc à dire aussi Flo ?

Flo : Oui. On vous conseille la lecture des dossiers du Canard enchaîné qui doivent être encore en kiosque.

Jet : Ça reste trois mois en kiosque.

Flo : « #vieprivée c’est terminé ». Il y a notamment deux articles sur l’école qui sont édifiants et qui valent vraiment le détour.

Jet : Qui résument très bien la problématique.

Flo : Donc en kiosque en ce moment. Agenda ?

Jet : Qu’est-ce qu’on peut dire au niveau de l’agenda. Justement il y a un truc en rapport avec l’éducation.

Flo : Oui, lundi 12 novembre : grève, manifestation justement contre la réforme Blanquer. Si mes informateurs sont bons je crois que le rendez-vous est à 14 heures à Luxembourg ; donc ça c’est lundi 12 novembre pour l’éducation.

Jet : Ensuite on a repéré quelque chose qui se passe en forêt de Romainville ; on va sûrement faire des émissions ou une émission prochainement là-dessus. Donc c’est une forêt à la ville de Paris ; le 5 c’est lundi prochain, il y a un appel à venir aider les camarades qui bloquent les travaux ; c’est un projet de la région qui veut raser un tiers de la forêt pour faire une énième base de loisirs, super, aux portes de Paris. Il y a gens qui parlent de Zad et compagnie, c’est du délire mais pourquoi pas ! Donc lundi 5 rendez-vous là-bas sur place.

Flo : Oui. Dès 7 heures 30 du matin et toute la journée pour bloquer les machines ; les métros les plus proches sont Bobigny, Pantin, Raymond Queneau ou bien Mairie des Lilas.

Jet : Suivez vos agendas préférés, notamment il y a quelque chose qui se passera sans doute le 10 novembre autour de la grosse poubelle nucléaire de Bure, une journée de soutien aux opposants. Et également on a repéré aussi à la Porte d’Orléans, le 5, c’est lundi prochain également.

Flo : Ah oui, en soutien aux camarades de Marseille qui luttent pour préserver la Place de la Plaine qui est un quartier populaire de Marseille qui est en train de se faire totalement saccager. Il y a un rendez-vous, c’est lundi 5 novembre à 19 heures à La Parole errante avec des courriers qui seront lus, écrits justement par des gens de la Plaine.

Jet : Merci à tous nos invités. On passe la parole à Enrique maintenant et on retrouve Les Amis d’Orwell dans quinze jours parce que Les Amis d’Orwell c’est un vendredi sur deux donc à 21 heures sur Radio libertaire, 89.4. Je le répète : le podcast souriez.info, souriez « ez » point info parce que, évidemment, « Souriez vous êtes filmés » c’est l’association qui a lancé cette émission Les Amis d’Orwell il y a maintenant 12 ans, 13 ans.
Merci Lise pour ta performance géniale. On finit en musique avec ?

Flo : La Rumeur.

Lise : On finit avec La Rumeur.

Jet : On finit avec La Rumeur. Bien joué ! Bon choix ! À très bientôt à toutes et à tous. Merci.

Quand Magali boycotte Facebook - Décryptualité du 26 novembre 2018 - Transcription

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Magali

Titre : Décryptualité du 26 novembre 2018 - Quand Magali boycotte Facebook
Intervenants : Luc - Mag - Manu - Christian - Lucile
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : novembre 2018
Durée : 13 min 25
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 47 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Magali Garnero Trombinoscope de l'April - Licence LAL version 1.3 ou ultérieure, CC-BY-SA version 2.0 ou ultérieure et GNU FDL version 1.3 ou ultérieure, en savoir plus.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Lors de la Semaine des Libertés numériques du Bar commun, Magali a, entre autres, participé à une table ronde sur le thème « faut-il boycotter Facebook ». L'occasion de faire un point sur ce réseau social particulièrement critiqué depuis un an.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 47. Salut Manu.

Manu : Salut Mag.

Mag : Salut Christian.

Christian : Salut Lucile.

Lucile : Salut Luc.

Luc : On est nombreux ce soir autour de la table. Qu’est-ce qu’on a au sommaire de la revue de presse Manu ?

Manu : Un sommaire très rapide.

Mag : Oui, que quatre articles. Le premier : FIGARO, « Un développeur du logiciel VLC et un hacker français nommés chevaliers de l’Ordre du Mérite », par Elisa Braun.

Manu : C’est super intéressant et en plus c’est sur Le Figaro ; ça parle de Libre de manière très positive avec des médailles à la clef. C’est quand même assez important.

Luc : C’est qui ?

Christian : C’est un chevalier.

Manu : On n’a pas le temps !

Mag : Mais si, c’est Jean-Baptiste Kempf ; c’est un copain, on le connaît.

Luc : Et il est très content !

Mag : Et le hacker c’est Gaël Musquet, pareil, c’est aussi un copain. Article suivant : InformatiqueNews.fr, « L’Open Source : du SI à la transformation numérique », par la rédaction.

Manu : C’est encore une étude qui est faite sur des DSI, des directions de services informatiques, pour montrer que le Libre, l’open sourcemarche bien et marche de mieux en mieux. Donc allez jeter un œil si vous êtes dans une entreprise qui s’intéresse à tout ça.

Mag : Next INpact, « Quand le droit d’auteur devient plus vigoureux que la lutte contre les contenus terroristes », par Marc Rees.

Manu : Ça parle de l’article 13 notamment, et de l’article 11 aussi sur la réforme des droits d’auteur en Europe et il semblerait qu’étant donné les différentes sanctions qui sont prévues dans ces articles, ça risque d’être pire que si on diffusait des contenus terroristes sur Internet. Donc ça fait un peu tache.

Luc : C’est par rapport à la responsabilité des hébergeurs ; ça arrive plus vite, plus fort pour du piratage que pour des trucs de terrorisme.

Manu : C’est un peu ridicule, mais bon ! Le ridicule ne tue pas, pas encore. J’annonce le prochain article parce qu’il y a quelqu’un d’intéressant dedans : Le Drenche, « Faut-il boycotter Facebook ? », de Magali Gardero et Éric Delcroix. Magali Gardero, ça me dit quelque chose, mais je ne vois pas de qui il s’agit !

Luc : C’est marrant, Mag, c’est le même prénom que toi !

Mag : Oui, mais ce n’est pas le même nom, et pourtant c’est la même photo. Bref ! Effectivement j’ai participé à une petite conférence lors d’un évènement qui s’appelle La Semaine des Libertés Numériques1 et le journaliste qui a animé l’évènement a voulu faire beaucoup de provocation en proposant un boycott de Facebook.

Manu : On va parler de ça parce que c’est un sujet des plus intéressants.

Luc : Pour se mettre un petit peu dans l’ambiance, autour de la table qui utilise ou a utilisé Facebook ?

Lucile : Moi j’ai utilisé beaucoup Facebook.

Luc : Mag ?

Mag : Moi je l’utilise professionnellement mais pas personnellement.

Luc : Et après ? Silence éloquent !

Manu : J’ai un compte.

Luc : Tu as un compte.

Manu : Mais je ne poste rien dessus. Peut-être que j’ai un retransfert de Twitter, il faut voir, mais pas grand-chose.

Mag : Il ne poste pas, il espionne !

Manu : Et toi Christian ?

Christian : Eh bien non, moi je travaille les solutions alternatives, le fait de s’en passer parce que n’est pas forcément utile et qu’on peut trouver des solutions ailleurs. Alors ce n’est pas forcément évident, mais il y a des alternatives. Oui.

Manu : Et toi Luc.

Luc : Moi j’ai créé un compte il y a des années de ça, je suis resté 15 jours, j’ai trouvé ça abominable et je suis parti.

Manu : C’est moche ce que tu dis ! Tu ne regardes pas la pulsation des réseaux sociaux, tu n’es pas au courant de ce qui se passe pour le coup ! Tu rates plein de choses !

Mag : Luc, tu as dit que tu avais fermé ton compte Facebook.

Luc : Oui.

Mag : Eh bien j’ai une mauvaise nouvelle pour toi : tu es toujours là et d’ailleurs nous avons des amis en commun.

Luc : OK. Il va falloir que j’aille le fermer.

Manu : C’est un phénomène dont on a déjà parlé plusieurs fois, mais c’est bizarre qu’on le voit, c’est peut-être un compte fantôme.

Luc : Non, non ! J’avais créé un compte à l’époque, c’était il y a des années de ça, et c’est possible ; je n’y suis jamais retourné.

Manu : La suppression ne marche pas de manière immédiate et il faut souvent reconfirmer la suppression. On le sait depuis le hashtag #DeleteFacebook.

Luc : En plus de ça moi, à l’époque, je n’ai pas trop testé « autoriser de fermer son compte » et de le supprimer.

Christian : Voilà. Avais-tu envoyé la copie de ta carte d’identité ?

Luc : C’était bien avant que Max Schrems fasse toute sa démarche. Max Schrems, on le rappelle, c’était à l’époque un étudiant autrichien qui avait dit « je veux supprimer, en accord avec le droit européen, faire supprimer toutes les données qu’il y a, y accéder déjà et faire supprimer » et Facebook avait refusé, fait du blocage. Il avait été obligé de lancer des procédures bien lourdes et ils lui avaient donné toutes ses infos au format papier donc avec quelques dizaines de kilos de papier pour bien montrer qu’ils n’avaient pas tellement envie de se plier au droit européen.

Manu : Fait-il boycotter Facebook ? Qui a tenu l’argumentaire de « oui, il faut boycotter Facebook » ?

Mag : C’était moi qui étais pour le boycott et c’était Éric Delcroix qui était contre.

Manu : Et tu avais beaucoup d’arguments ?

Mag : J’en avais trop en fait. Le problème ça a été de se limiter. Au départ j’ai préparé ma conférence en disant « voici tous mes arguments. Je vais aller maintenant chercher dans la presse pour m’appuyer et avoir des exemples concrets ». La première fois que j’avais fait ça j’avais dû remonter à quatre ans ! Quatre ans en arrière pour trouver des articles qui correspondaient. Là je suis remontée jusqu’à avril 2018. C’est-à-dire qu’il s’est passé tellement de choses en 2018, on a tellement entendu de mal de Facebook depuis le début de l’année que ça a été trop facile pour préparer ma conférence.

Lucile : Moi je suis toujours inscrite sur Facebook parce que j’occupe le terrain, je n’aimerais qu’on prenne ma place. Par contre, on ne me retrouve pas parce que j’ai tellement critiqué l’OTAN, Israël, la Turquie, les Américains, les génocides multiples et variés des Yéménites, des Rohingyas et tout ça, qu’on ne me trouve plus. Donc voilà ! Après on peut dire qu’il y a deux poids deux mesures, parce que les Rohingyas, eh bien il n’y a pas eu beaucoup de fermetures de comptes pour les gens qui faisaient des appels à la haine alors que j’ai des amis syriens qui ont dû recréer des comptes une bonne dizaine de fois.

Luc : Manu, tu peux peut-être nous raconter cette histoire.

Manu : Les Rohingyas c’est une population musulmane qui est génocidée en ce moment dans un pays à majorité bouddhiste et il semblerait que les autorités du pays aient utilisé massivement et pendant plusieurs années Facebook pour construire toute une narration contre les Rohingyas ; elles auraient créé des comptes de trolls, des faux-comptes de popstars et différentes identités fausses. 700 personnes auraient travaillé pendant des années à cette narration : les Rohingyas ce sont les traîtres, les Rohingyas ce ne sont pas des gens qui viennent du pays, les Rohingyas ce sont moins que des animaux il faut les tuer. Le résultat est un génocide qui ne dit pas forcément son nom parce qu’il y a plein de gens qui le refusent et Zuckerberg, vraisemblablement, était au courant depuis assez tôt de toutes ces manigances et, ça fait partie des problèmes, n’a rien fait.

Luc : Facebook a le plus grand mal à filtrer les choses. Un truc moins dramatique avec l’élection présidentielle et tous les trolls, tout ce qu’on appelle les fake news qui est un terme qui ratisse un peu large, mais tout ça, tous les réseaux sociaux n’arrivent pas à filtrer.

Christian : C’est étonnant parce que ça rappelle un autre grand système dont on a parlé la semaine dernière qui fait ce qu’il veut, qui ne respecte pas forcément les lois, les personnes, et à nouveau on se retrouve avec un gros système qui n’est pas forcément intéressant. Il faudra vraiment réfléchir à explorer des alternatives plus intéressantes.

Manu : Mets un nom sur le système dont tu parles !

Christian : On a parlé de You… You… You… Youtube.

Luc : Il n’arrive pas à le dire. Ça lui écorche la bouche. En tout cas aujourd’hui on parle de Facebook ; dans les arguments pour Facebook il y avait quoi ? Ton opposant a dit quoi ?

Mag : Mon opposant a dit que c’est là où il y avait le plus de monde.

Luc : C’est vrai. Oui.

Mag : Donc on ne pouvait pas vraiment en sortir.

Luc : C’est la dictature de la majorité.

Mag : Voilà ! Il a aussi sorti un argument qui m’a fait de la peine pour lui, il a dit que sans Facebook il n’y aurait pas les gilets jaunes. Comme si on avait besoin de Facebook pour promouvoir les gilets jaunes. Avant, les gilets jaunes auraient très bien pu se faire connaître autrement sans passer par Facebook. Et puis non, je ne vais pas être méchante avec les gilets jaunes !

Luc : C’est un sociologue donc il peut trouver intéressant qu’il y ait des mouvements qui se créent. De fait il y a ça.

Lucile : Après, il y a des problèmes qui sont liés généralement à Internet avec les trolls qui peuvent être sur n’importe quel support et l’éducation des gens à la réaction aux trolls, vérifier les profils, ne pas nourrir les trolls, etc. Donc il y aussi un savoir être qui pourrait limiter les dégâts, on va dire.

Manu : Je pense qu’il y a effectivement une forme de pédagogie à avoir et qui est en cours, en fait, par les différents médias qui apprennent à la population à mieux à réagir. Ça va prendre du temps mais éventuellement, les gens vont devenir sophistiqués par rapport à tout cela. On peut l’espérer !

Mag : Dans les autres arguments qui m’ont aussi fait rire, il a parlé de La Redoute ; La Redoute qui récupérait nos données, qui nous envoyait de la pub sous forme de catalogue, pour nous montrer qu’en fait Facebook n’avait vraiment rien de nouveau, que ça existait depuis des années. Il a aussi mélangé les choses en disant « pourquoi vous boycottez Facebook ? Pourquoi vous ne boycottez pas les autres GAFAM ? »

Luc : Donc tu lui as répondu que tu boycottais aussi les autres GAFAM.

Mag : Je lui ai proposé de faire quatre autres conférences sur Google, Amazon, Apple et Microsoft, avec plaisir.

Luc : Donc coup tes arguments c’était quoi ? Tu as quatre arguments majeurs ; il y en a d’autres, il y en a plein d’autres.

Mag : Dans mes arguments majeurs, il y avait le fait que Facebook c’est une énorme entreprise américaine qui fait partie des cinq plus grosses puissances boursières, or ses services sont gratuits, donc il y avait forcément un moyen de se faire du fric derrière notre dos. Je lui ai parlé des données et du non-respect des données qu’ils récoltaient avec la revente, l’analyse et tout ce qu’ils peuvent en faire.

Luc : On rappelle que l’équivalent belge de la CNIL a dit que Facebook ne respectait pas le droit européen ; donc ce ne sont pas juste des allégations.

Mag : J’ai aussi parlé des fake news dont tu parlais et mon dernier argument, qui était mon préféré, c’était les failles informatiques. Quand on voit la tonne d’argent que se fait Facebook sur notre dos, comment ça se fait qu’ils arrivent encore à se faire pirater ? Comment ça se fait qu’ils donnent ? Il y a un exemple qui m’avait bien perturbée : ils ont donné leurs données, toute la vie privée intime à un soi-disant chercheur qui en l'a partagée à tout son réseau.

Luc : Ça c’est l’affaire ?

Mag : Cambridge Analytica2.

Luc : Cambridge Analytica ; à chaque fois je l’oublie. Ils ne les ont pas données qu’à une seule personne. À l’époque ils donnaient à plein, plein de partenaires.

Christian : Ils les donnent ?

Luc : Ils ne les donnent plus mais à l’époque ils les donnaient.

Manu : Il fallait juste signer un contrat.

Christian : Un contrat ? Un contrat avec de l’argent ?

Manu : Non, non ! Un contrat qui t’engageait juste à respecter certaines clauses. Il fallait soi-disant être de bonne foi.

Luc : Et ce n’était pas nécessairement le contrat de Facebook. Il y a un article que j’ai vu passer justement sur toute l’histoire en question où, en fait, ils ont admis qu’ils avaient signé un accord avec le prestataire, ils n’ont pas lu les conditions d’utilisation et c’est le prestataire qui a permis d’alimenter Cambridge Analytica qui a pompé les données de genre 87 millions de personnes et Facebook a lâché le truc sans lire les conditions, le contrat de la personne à qui il était en train de filer les données de 87 millions de personnes. Donc non seulement ils les ont données à n’importe qui, mais manifestement ils n’ont fait aucune vérification.

Manu : Rassurons-nous, Facebook, enfin Mark Zuckerberg s’est excusé : « Pardonnez-moi, excusez-moi, on ne le refera plus. »

Mag : Il a dû le faire au moins une dizaine de fois depuis le début de l’année !

Lucile : J’avais déjà participé à d’autres forums sur des problématiques politiques ou religieuses où on avait aussi des problèmes de trolls, aussi des problèmes de filtrage un peu orienté et tout ça. Ce qui est le plus inquiétant sur Facebook c’est la réécriture de l’histoire, de vos fils, de posts et tout ça. On rentre quand même dans un système où on se sent manipulé. Il y a des gens qui sont conscients de devenir accros parce qu’il y a des optimisations pour que les gens postent et tout.

Manu : Pour qu’ils restent plus longtemps.

Lucile : Quand même, ce que je trouve positif, c’est que quand les gens se font attaquer et boycotter, etc., ils finissent par prendre conscience qu’en fait il faudrait déjà qu’ils publient sur un site personnel parce que tout ce que tu publies appartient à Facebook, un site personnel à l’extérieur et après qu’ils se servent de Facebook comme de n’importe quelle…

Luc : Plateforme de diffusion, en fait.

Manu : Il semble que toi, Luc, tu avais des histoires là-dessus, de gens qui, de l’intérieur, avaient remarqué des choses.

Luc : Ils sont sortis ! En 2017, coup sur coup, deux personnes qui ont bossé chez Facebook et qui n’ont pas eu des petits boulots: il y en a une qui a un nom que je vais écorcher, c’est Chamath Palihapitiya, qui était le vice-président de la croissance d’audience de Facebook ; lui est super virulent, il dit texto qu’il interdit à son fils, à ses enfants, d’utiliser « cette merde », je le cite.

Manu : Depuis qu’il est parti de Facebook, avec de l’argent !

Luc : Depuis qu’il est parti et qu’il se sent vachement coupable. Les deux ont gagné beaucoup d’argent, mais ils l’ont gardé, quand même ! Ils se sentent super coupables, mais il y a des limites à tout ! Une de ses citations c’est : « nous avons créé des outils qui déchirent la cohésion sur laquelle la société est fondée. »

Il y a un deuxième gars qui lui aussi a eu un petit poste chez Facebook, il était président, donc président de Facebook, il s’appelle Sean Parker et en 2017, même chose, il s’est barré. Pas aussi virulent que le précédent, il dit : « Facebook – et ça rejoint ce que tu disais Lucile – a été conçu pour exploiter une vulnérabilité humaine. » Sean Parker explique en gros que Facebook a été pensé pour hacker le circuit de la récompense, donc de la dopamine. L’idée c’est non seulement d’y rester longtemps mais aussi d’y revenir le plus souvent possible. Tout le monde aime être au centre de l’attention : quand on va poster on a des retours et tout est fait pour que les gens aient un retour régulier pour se sentir bien et pour revenir, pour remanger de la pub et remettre des informations qui vont être exploitées derrière.

Manu : Chose amusante, des chercheurs ont étudié les gens qui utilisent Facebook et ils ont déterminé qu’en majorité les gens sont plus malheureux d’utiliser Facebook que de ne pas l’utiliser, donc c’est assez terrible !

Luc : Toutes les études ne vont pas toujours dans ce sens-là, mais c’est vrai qu’il y en a un paquet qui disent ça.

Mag : En tout cas je voulais remercier Julien Roirant, le journaliste animateur de cette conférence contre le boycott.

Luc : Pour le boycott.

Mag : Pour ou contre le boycott et mon partenaire de conférence, Éric Delcroix, qui est un sociologue et qui a écrit plusieurs livres, donc qui aurait très bien pu être pour le boycott. Il avait tous les arguments pour me remplacer et moi j’aurais peut-être… Non ça aurait été compliqué de faire contre le boycott. En tout cas je le remercie d’avoir participé à cette conférence.

Manu : Au Bar commun.

Mag : Au Bar commun, 135 rue des Poissonniers dans le 18e Paris ; c’était un super évènement.

Luc : Merci beaucoup. Salut tout le monde. À la semaine prochaine.

Mag : Salut !

Manu : À la semaine prochaine.

Lucile : Salut.

Jérémie Zimmermann : 1984, un manuel d’instructions ?

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Jérémie Zimmermann

Titre :1984, un manuel d’instructions ?
Intervenants : Jérémie Zimmermann - Bruno, intervieweur
Lieu : Thinkerview
Date : octobre 2018
Durée : 1 h 24 min
Visionner la vidéo ou écouter le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Intervieweur : Jérémie Zimmermann, bonsoir.

Jérémie Zimmermann : Bonsoir.

Intervieweur : Nous vous recevons sur une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview. Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement s’il vous plaît ?

Jérémie Zimmermann : Déjà je ne sais pas pourquoi tu me vouvoies, ça fait bizarre.

Intervieweur : Vas-y.

Jérémie Zimmermann : Je suis Jérémie Zimmermann ; c’est moi. J’ai été pendant un temps porte-parole d’une organisation qui s’appelle La Quadrature du Net1, que j’ai fondée il y a une dizaine d’années. J'ai, depuis une quinzaine d'années, milité pour les logiciels libres, pour leur défense et leur promotion et je me demande même pourquoi je suis là.

Intervieweur : Je vais dire pourquoi tu es là. Tu fais partie de nos tout premiers invités, on se connaît depuis des années et le fait que tu quittes La Quadrature, que tu démissionnes, on s’est sentis obligés de t’inviter parce que tu fais partie des murs pratiquement, c’est vrai, et ta démarche intellectuelle au sein de La Quadrature nous a aussi beaucoup motivés pour continuer ce qu’on fait, donc voilà !

Jérémie Zimmermann : Démissionner, c’est un peu formel ; c’est administratif, j’ai juste souhaité m’enlever cette étiquette-là pour continuer et faire autre chose. Tu sais, ça nous arrive à tous dans la vie, à un moment on faisait quelque chose et puis on va faire autre chose. J’ai énormément de respect pour La Quadrature du Net et tous ceux qui y sont, je leur fais à tous un gros bisou. Certains de mes meilleurs amis sont ceux avec qui j’ai partagé ces moments absolument formidables ; j’ai pu passer des moments, des expériences dingues avec tous ces gens-là. Il y a un moment où tout le monde venait me voir en disant « ah La Quadrature du Net », alors que moi, en fait, ça fait quatre ans que j’ai lâché mon poste à plein temps de représentant, porte-parole, coordinateur, etc. Il était juste temps de marquer ça ; si vous voulez parler à La Quadrature du Net vous allez là-bas, si vous voulez me parler vous venez ici. Mais ce n’est pas l’annonce de l’année.

Intervieweur : Revenons aux sources. Pourquoi La Quadrature à l’époque ?

Jérémie Zimmermann : Parce qu’à l'époque on était un certain nombre à se retrouver autour des valeurs du logiciel libre, d’un usage de l’informatique et des réseaux qui permettait aux gens de se retrouver, de réfléchir, de partager, de mettre en commun, de s’organiser et que, alors qu’on était chacun dans nos structures autour du logiciel libre, on s’est dit : là il y a d’autres trucs qui sont en train de se passer.
On avait bataillé sur la transposition de la directive EUCD [European Union Copyright Directive] — les vieux souvenirs parlent d’un temps que les moins de vingt ans, tout ça… — un projet de loi qui venait toucher au logiciel libre par le copyright, par le doit d’auteur, qui venait imposer des espèces de conneries restrictives. Nous on était montés au front ; on était allés au Parlement ; on avait envoyé des lettres, des machins, on avait passé plein de coups de fil, etc., mais c’était une fois, sur un projet.

À l’époque, en fait, quand Sarkozy était en train d’accéder au trône on s’est dit : on va en chier ! Il est arrivé et il a mis l’HADOPI [Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet] sur la table, donc on s’est dit : là il y a besoin de s’organiser un petit peu pour aller contrer ce genre de menace. Dès le début, en fait, c’était un peu notre expérience, notre background, comme on dit – vous avez la traduction simultanée je crois ; l’idée c’était d’aller sur ces fronts parlementaires, législatifs, pas parce qu’on croyait fondamentalement que la loi c’était l’alpha et l’oméga de tout ce qui se passait dans le monde, mais parce qu’on avait repéré là des processus particulièrement infects, un processus d’élaboration qui était particulièrement corrompu, des lobbies industriels qui arrivaient avec des dossiers dorés sur tranche qui se retrouvaient, boum ! direct copiés-collés sous forme d’amendements ; des ministres et des machins ministériels qui étaient à brasser du vent et qui copiaient-collaient les trucs des lobbies. Et on s’était dit à l’époque que c’était intéressant d’exposer ça pour bâtir une sorte de compréhension collective, une sorte de mémoire politique ; c’était d’ailleurs le titre d’un logiciel qu’on a développé pendant un temps pour garder des traces des décisions qui étaient prises dans les parlements.

Donc on s’était dit : on veut donner à chacun les moyens de comprendre, les moyens de s’organiser, les moyens de participer. Donc on a pris presque comme un outil, en fait, ces dossiers législatifs, comme un cas d’école : si vous voulez comprendre le monde et si vous voulez comprendre comment les choses évoluent regardons l’espace d’un instant un petit bout de processus législatif.

On a fait du boucan à l’époque et très vite on s’est retrouvés au Parlement européen. Moi j’ai passé peut-être sept ans à naviguer dans les couloirs du Parlement européen. Au début je connaissais une personne, puis deux, puis trois et, de proche en proche, documenter ces processus législatifs à l’échelle européenne. Il y a plein de trucs qu’on a faits au milieu de la nuit, bourrés, en disant « ouais, c’est cool ». À un moment, on a pris un diagramme improbable du président de la Commission européenne qui expliquait le processus législatif européen : première lecture du truc, première lecture du bidule, deuxième. Tu vois le truc, tu as envie de te pendre tellement c’est obscur ! Le diagramme lui-même explique pourquoi tout le monde s’en fout, en fait, de l’Union européenne, et nous on a pris le machin et on mettait : vous êtes ici. J’ai passé un quart d’heure sur Inkscape à faire un cercle comme ça avec écrit : vous êtes ici avec un point au milieu et on le déplaçait sur le diagramme pour essayer vaguement de tenter d’expliquer ce qui se passait.
Donc on a fait ça pendant des années et puis La Quadrature du Net est devenue une sorte d’institution, est devenue autre chose ; il y a des salariés, il y a des membres, il y a un crédit d’estime, d’image ; c’est devenu presque un bon client des médias. Il y a beaucoup de dossiers aujourd’hui qui sont traités par La Quadrature du Net et moi j’ai juste, à un moment, ressenti le besoin d’aller faire autre chose. Parfois on dit que les vies des gens ce sont des cycles de cinq ans, sept ans, dix ans je ne sais pas. Pour moi c’est la fin d’un cycle.
Au passage il se trouve qu’à force de me retrouver dans les couloirs du Parlement européen, de rencontrer parfois des gens très bien…

Intervieweur : On t’a proposé d’en manger un peu ?

Jérémie Zimmermann : Bien sûr, alors là… C’était vraiment se tromper de…

Intervieweur : Des noms ?

Jérémie Zimmermann : Non ! des noms, non ! Mais parti machin, parti bidule, parti machin. Pfff ! C’était ma réponse de base.

Intervieweur : Tu n’as pas marché, quoi !

Jérémie Zimmermann : Non ; soit je cours, soit je suis à l’arrêt, je contemple, mais je ne marche pas au pas !
Le truc c’est qu’après, à la louche une dizaine d’années parce que, avant, à La Quadrature du Net il y avait la bataille sur les brevets sur les logiciels et d’autres trucs, en gros après une dizaine d’années à regarder le processus législatif européen, à voir la Commission européenne et ses crânes d’œuf, à voir le Parlement avec ses commissions parlementaires et ses « trilogues » et ses machins, je ne veux même pas entrer dans les détails, eh bien quelque part j’ai perdu la foi. Il y a dix ans tu m’aurais demandé « alors l’Europe, machin », j’aurais dit « oui l’Europe, le Parlement européen, l’institution démocratique et tout, on y va, on y va ! » Et à force de regarder ces machins fonctionner, plus j’en parlais, plus je me rendais compte que j’expliquais, en fait, pourquoi ça ne fonctionne pas.

Intervieweur : L’Europe ne fonctionne pas ?

Jérémie Zimmermann : Si tu regardes le fameux diagramme du processus dit de codécision, l’élaboration législative [Jérémie mime le geste du violoniste, NdT], tout le monde s’est endormi déjà sur la chaîne YouTube. Si tu regardes le processus de codécision tu vois, oui, la Commission est la seule qui balance un truc, qui met un truc sur la table. Ensuite le Parlement carbure. Le Parlement est démocratique : les gens sont élus, il se passe des trucs. Le Parlement décide quelque chose et puis vient le Conseil de l’UE et le Conseil de l’UE ce sont les gouvernements, ce sont les États membres. Quand on va parler d’Internet ça va être 28 ministres des Télécoms ; quand on va parler de glyphosate ça va être 28 ministres de l’agriculture. Et le Conseil de l’UE en fait c’est le co-législateur, comme l’Assemblée et le Sénat qui se renvoient la navette parlementaire, on a le Parlement et le Conseil, et donc ça ne choque personne ou alors tout le monde s’en fout qu’une bande d’exécutifs…

Intervieweur : Non-élus.

Jérémie Zimmermann : C’est l’exécutif, une bande d’exécutifs mis dans le même sac se retrouvent ah! législatif ! Comment on disait déjà ? Séparation des pouvoirs ! Pfff! ! Il n’y a pas ! Et cette bande, c’est toi qui l’as dit, de non-élus du Conseil de l’UE a systématiquement le dernier mot après le Parlement européen. Le Parlement peut décider « oui, oui », si derrière les États membres disent « on n’en veut pas », on se retrouve en seconde lecture. Le Parlement dit « mais si, on en veut quand même » et les États membres disent « eh bien non, on n’en veut pas ». Et à la fin d’une éventuelle troisième lecture qui arrive tous les 36 du mois, ce sont les États membres qui décident de mettre le truc à la poubelle.

Donc pour avoir vécu le truc pendant dix ans, du début à la fin, le diagramme je l’ai écumé comme les sept mers, arriver à cette conclusion « mais en fait ça ne peut pas fonctionner démocratiquement ce merdier ». Et me retrouver avec le statut de personne publique, qui m’est un petit peu tombé sur le coin de la gueule, à me retrouver dans des interviews, des trucs et des machins, des conférences et trucs, à me mordre l’intérieur de la bouche parce que si j’exprimais un peu trop mon opinion là-dessus, j’avais un discours qui commençait presque à être le calque du discours des eurosceptiques.

Intervieweur : François Asselineau.

Jérémie Zimmermann : Le truc c’est que je suis ni nationaliste, ni fasciste. Pour te dire les frontières, je m’en cogne, je suis plutôt contre.

Intervieweur : Asselineau n’est ni un fasciste ni un…

Jérémie Zimmermann : Qu’est-ce que tu me dis ? Je ne sais même pas qui c’est ; on s’en fout ! Ce n’est même pas une question de noms, de partis ou de trucs et de machins ; je me rendais compte que ma vision de l’Europe commençait à coïncider avec celle de ceux qui étaient contre l’Europe parce qu’ils étaient pour les nations, contre l’autre, pour la violence. Et je me suis dit « là il faut que j’arrête, il faut que j’aille faire autre chose. »

Au passage, physiquement j’ai, comme on dit, burn-out. Il y a mon corps qui m’a dit « t’arrête » [Jérémie mime le fait de tirer un signal d’alarme, NdT], donc j’ai arrêté et, pendant que La Quadrature devenait autre chose, se structurait avec pour objectif, quelque part, de générer moins de douleur pour ceux qui la font avancer, eh bien moi je suis allé faire autre chose, j’ai pris un petit peu de distance, j’ai pris mon temps, j’ai pris le temps de me remettre les idées en place.

Intervieweur : C’est le fait que tu crois en l’Europe et que tes désillusions ont pris le contrôle de ta pensée face à…

Jérémie Zimmermann : Contrôle de ma pensée ; il est malin celui qui pourrait dire d’où elle vient ! Finis ta question, pardon !

Intervieweur : Donc l’Europe ça ne fonctionne pas, en fait !

Jérémie Zimmermann : Écoute ! Sur les sujets sur lesquels j’ai œuvré pendant dix ans, on a remporté des batailles, des victoires phénoménales. Attends ! Tu ne peux pas dire ça ; tu ne peux pas dire, pour ceux qui ne voient pas Bruno [Jérémie fait un clin d’œil, NdT] ; on fait comme on a dit pour le chèque ! Il est en train de me faire [Jérémie indique entre deux doigts « un peu », NdT] ! Non, on a remporté des victoires qui étaient inimaginables à l’époque.

Intervieweur : En roubles ?

Jérémie Zimmermann : On a fait péter le high-score du nombre de coups de fil entrants dans le Parlement européen autour du paquet Télécoms. On a fait adopter par 88 % du Parlement européen un truc qui dit « les droits et libertés des utilisateurs d’Internet ne peuvent être restreints que par une décision préalable du juge », au moment où la France était en train de faire son HADOPI. 88 % du Parlement ! Sarkozy était le président du Conseil de l’UE donc ils ont fait quoi ? Ils ont pris le stylo, ils ont fait tac ! [Jérémie mime le geste de rayer, NdT]. On s’en fout.
On a remporté cette victoire contre l’ACTA [Anti-Counterfeiting Trade Agreement] ; quand je dis « on » ce n’est pas nous, La Quadrature du Net ; c’était une espèce de coalition informelle, un réseau de réseaux au travers de l’Europe et du monde ; on avait des amis polonais, japonais, australiens, américains.

Intervieweur : On a toujours.

Jérémie Zimmermann : Que j’ai toujours, bien sûr, mais qui faisaient partie de ce mouvement où on a défoncé un accord commercial qui était négocié par 39 pays dont les 27 à l’époque de l’UE, où pendant quatre ans tout le monde nous a dit : « Vous êtes des clowns, ça ne marchera jamais ! », à la fin on a gagné 12 contre 1. Donc on a quand même vachement secoué le cocotier ! Il y a quand même des moments où des technocrates de la Commission européenne, j’ai l’impression, j’imagine, à qui il arrivait encore parfois se réveiller au milieu de la nuit en disant « ACTA, Internet, oh mon dieu ! »

Intervieweur : Jérémie Zimmermann.

Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas moi, c’était vraiment une espèce de réseau de réseaux.
Donc on a quand même secoué un certain nombre de cocotiers, mais, au bout du compte, il y a toujours le machin qui revenait par la fenêtre une fois qu’on l’avait chassé par la porte. On avait beau se débarrasser une fois, deux fois, trois fois des fameuses « mesures techniques que doivent utiliser les opérateurs d’Internet pour enlever les contenus illégaux » et autres formulations qui ouvrent la porte à la censure généralisée, à chaque fois qu’on le dégageait, dans les six mois venait une nouvelle consultation publique sur nani-nana ; il y a une fois où on a fait en sorte qu’il y ait 1500 personnes qui répondent à une consultation publique de l’UE alors que d’habitude tout le monde s’en cogne, ce qui faisait que les individus étaient les premiers à répondre avant même l’industrie, mais, quel que soit le résultat de la consultation on savait très bien ce qu’ils allaient faire derrière, et ce qu’ils allaient faire derrière c’était la même chose.
Donc à un moment, tu vois, c’est Sisyphe : tu vides le verre, il se remplit et à la bonne tienne. À un moment je suis allé boire ailleurs.

Intervieweur : Gibolin 2000.
Tu demandes quoi ? Tu demandes plus de souveraineté ? Tu demandes quoi ? À ce que si on récupère un peu plus de souveraineté ça va permettre de faire avancer correctement les débats ? Pas ?

Jérémie Zimmermann : Directive, la souveraineté. Allons enfants !

Intervieweur : Ce sont les arguments des gars qu’il y en face.

Jérémie Zimmermann : Attends ! Déjà souveraineté c’est un de ces mots-valises qui veulent dire tout et son contraire. Et puis surtout, pour commencer, moi je ne demande rien. Comme je t’ai dit je ne sais vraiment pas pourquoi je suis là, parce qu'aujourd’hui je ne représente rien ni personne que moi-même. Tu m’avais interrogé en tant que porte-parole de La Quadrature du Net, il y avait une position que je venais te livrer, c’était à moitié ce que moi je pensais et ce qu’on pensait dans ces discussions collectives. Mais là, vraiment, c’est juste moi, donc je ne demande rien ; je ne demande rien à personne.
Je suis allé prendre de la distance, je suis allé réfléchir, je suis allé regarder le monde un petit peu différemment. Il y a ce biais qu’on a tous je crois : quand tu fais quelque chose pendant un an, cinq ans, dix ans, tu sais on dit « quand tout ce que tu as c’est un marteau, tous les problèmes ressemblent à un clou ». Donc il y a un moment où tu te retrouves avec un mode de pensée : tu es administrateur réseau, tu vas tout voir en mode d’administration réseau ; tu es réalisateur, tu vas tout voir en mode de cadre, de lumière, de machin ; tu es politique, tu vas tout voir en matière d’influence de pouvoir, de projets de lois, etc.
Moi j’ai eu ce besoin, pour moi — et je ne dis pas que c’est ce qu’il faut pour le monde —, mais j’ai eu besoin pour moi de prendre de la distance, de prendre du recul, de remettre en question des choses dont j’étais convaincu et de prendre le temps du temps et de prendre le temps de la réflexion.

Intervieweur : Prendre le temps de l’errance.

Jérémie Zimmermann : Donc je ne demande rien à personne. Je souhaite à bon nombre d’entre nous, peut-être par des privilèges similaires aux miens ou par un concours de circonstances, d’avoir l’occasion de réfléchir, de prendre de la distance et de penser à ces choses avec un petit peu de recul.
Maintenant tu me parles de souveraineté.

Intervieweur : Je vais te parler de Brexit.

Jérémie Zimmermann : Il va me parler de Brexit ! Je vais aller me boire une bière en face pendant que tu parleras de Brexit.

Intervieweur : Question d’Internet : est-il possible de réformer l’Union européenne ?

Jérémie Zimmermann : C’est quoi la souveraineté ? C’est la souveraineté des États-nations ? C’est la souveraineté des institutions ? Ou c’est la souveraineté des individus ? Ou c’est la souveraineté de nos corps ? Qu’est-ce que tu veux dire par souveraineté ?

Intervieweur : Qu’est-ce qu’il veut dire ?

Jérémie Zimmermann : C’est qui « il » ?

Intervieweur : La question d’Internet c’est : est-il possible de réformer l’Union européenne pour qu’elle devienne démocratique ? Quelles conséquences sur l’Union européenne si elle se défait ? Frexit ?

Jérémie Zimmermann : Hou ! Frexit. Il a bon dos Internet, franchement ! Écoute ! Pour réformer l’UE, il faut réformer les traités constitutifs de l’UE. Je ne sais pas si tu te rappelles on a eu, en 2006 je crois, un vote sur un traité qui était un projet de Constitution européenne où 55 % des Français ont dit « non ». Dans les années qui ont suivi, le truc, quasiment à la virgule près, est revenu et s’appelait traité de Lisbonne parce que les États membres, ensemble, ont décidé « on va faire un nouveau traité » et ce traité a été adopté. Donc ça ce sont les traités constitutifs de l’UE. Il y a eu le traité de Lisbonne, il y a eu le traité de Maastricht, il y a eu le traité de Rome, etc.
On va utiliser le terme constitution mais c’est, en gros, l’épine dorsale de l’Union européenne. Ces traités-là, pour les modifier, il faut l’unanimité des États membres, les mêmes qui ne laissent rien passer au Parlement qui soit contraire à leurs intérêts nationaux négociés ; il faut l’unanimité ! Un problème simple : le Parlement européen est à Bruxelles, tu sais, et puis il est à Strasbourg aussi. C’est Chirac et Helmut Kohl, je crois, qui avaient décidé ça à l’époque. Quel beau symbole : Strasbourg, l’amitié franco-allemande, les 12 États membres.

Intervieweur : Chirac, pas Mitterrand, non ? Chirac.

Jérémie Zimmermann : Non, je ne sais pas ! Peut-être. Bref ! C’était pour le symbole, c’était beau, c’était bien, tout le monde était content ; à l’époque il y avait 12 États membres ; aujourd’hui il y en a 28. Le centre géographique de l’Union européenne, je crois qu’il est quelque part entre l’Allemagne et la Pologne aujourd’hui. Donc que tous les députés européens aillent une semaine par mois de Bruxelles à Strasbourg, en fait ça fait chier tout le monde. Strasbourg est une petite ville très jolie, très bonne choucroute, bonne bière, etc., mais 99 % des gens du Parlement européen ça les gonfle d’aller de Bruxelles à Strasbourg avec des malles remplies de documents qui se perdent en chemin ; les hôtels sont pleins à craquer, les assistants parlementaires sont cinq dans des chambres doubles. Il y a 800 taxis à Strasbourg pour 5000 personnes qui viennent travailler une semaine par mois dans ce machin-là.
Pour bouger le Parlement européen de Strasbourg, pour dire « bon, allez, on arrête les conneries, maintenant on reste à Bruxelles parce que c’est plus pratique pour tout le monde », il faut l’unanimité des États membres donc il faudrait que la France soit d’accord ; mais la France ne voudra jamais ! Parce que ça apporte du blé à la région, parce que ça truc, parce que ça machin. Donc tu vois, sur un problème qui est anodin ! Il y a une pétition qui a été signée par 90 % du Parlement européen pour dire « on ne veut plus de Strasbourg, on ne peut pas ». C’est, je ne sais plus combien, 23 camions de 12 tonnes qui vont de Bruxelles à Strasbourg une fois par mois pour porter les malles pleines de papier ; ça ne fait aucun sens aujourd’hui. Pourtant ça ne changera jamais parce que la France ne voudra jamais.

Maintenant tu imagines, l’unanimité des États membres quand tu as Victor Orbán en Hongrie, quand tu as « Droit et justice » en Pologne, quand tu as les Italiens, les Autrichiens et toute cette bande de fachos qui arrivent au pouvoir en capitalisant sur la déliquescence des institutions et des partis politiques ! Quand est-ce qu’il y aura une unanimité des États membres sur quoi que ce soit dans un futur proche ou éloigné ?

Donc souveraineté, machin ! [Jérémie joue du pipeau, NdT]. Moi, si tu veux, j’aimerais bien te parler de la souveraineté des individus et comment on fait. Je suis ravi d’être ici, tout ça machin, mais on n’a fait que parler déjà un peu de moi, ce qui m’embarrasse, et beaucoup de lieux, des institutions et des machins. Maintenant, tu sais, mes sujets c’est Internet, ce sont les ordinateurs, ce sont les réseaux d’ordinateurs, c’est le logiciel libre et les machins comme ça.
Donc ça veut dire quoi la souveraineté des individus ? Ça veut dire quoi être soi-même, avoir la garantie d’être soi-même, avoir la liberté d’être soi-même, de pouvoir devenir quelque chose, de pouvoir expérimenter avec des idées, de pouvoir expérimenter avec soi-même ? Ça veut dire quoi ça, aujourd’hui, quand dès que tu commences à réfléchir et que tu appuies sur une touche de ton clavier, il y a une entreprise de la Silicon Valley qui stocke ça sur son disque dur ? Qu’est-ce que ça veut dire la souveraineté quand dans nos poches on a des machins qui sont des espions bourrés de censeurs avec deux caméras, un micro, un truc, un machin, qu’on ne sait pas contrôler, parce qu’ils comportent cette puce, le baseband, qui est un truc entièrement propriétaire, fermé, contrôlable à distance.

Intervieweur : Et que personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur.

Jérémie Zimmermann : Et que personne ne sait ce qui se passe à l’intérieur, tu vois ! Donc s’il fallait vraiment parler de souveraineté, parlons de la souveraineté des individus et de comment les machins dans les États-nations, dans les frontières, les institutions et les trucs qui sont censés nous représenter, vont pouvoir, éventuellement, nous aider à reconquérir cette souveraineté individuelle qu’on a perdue.

Intervieweur : RGPD ?

Jérémie Zimmermann : Pfff ! Elle est bonne celle-là.

Intervieweur : Pourquoi elle est bonne ?

Jérémie Zimmermann : Règlement général de la protection des données. Encore une fois quand tu vois comment les trucs sont élaborés à Bruxelles ! Il y a des exceptions, il y a des trous partout ; il y a des trous partout dans ce machin. Il y a une notion dite « d’intérêt légitime » ; quand c’est « l’intérêt légitime » du processeur de données, alors il n’a pas à mettre en œuvre les obligations qui sont les siennes.
Il y a cette notion de consentement où, vous avez tous vu, tu cliques sur un site web, on vous dit : « C’est cool, tu es chez nous, tu consens ? Oui/non ? Si tu ne consens pas tu te casses. » Peut-être qu’un jour une cour de justice va dire que oui, machin, mais ça va être peut-être dans un an, peut-être dans deux ans et puis il y aura un appel et peut-être trois ans et peut-être cinq ans. En cinq ans, les lobbies industriels ont le temps de faire écrire trois nouvelles législations. Les histoires de Télécoms, le paquet Télécoms c’est quasiment tous les ans qu’il y a un nouveau projet de loi qui arrive à Bruxelles.
Eux jouent la montre, ils ont un texte qui est un amas incompréhensible, qui génère beaucoup d’attention. Tu as plein de juristes, d’avocats qui sont là « oui, RGPD, machin », qui vendent des nouveaux services de prestation ; eh bien oui c’est nouveau, c’est un super business. Tout le monde est occupé avec ce nouveau business-là.

Intervieweur : À brasser du vent !

Jérémie Zimmermann : Et pendant ce temps-là, le comportement des prédateurs, des entreprises de données ne change pas d’un iota. Et pendant ce temps-là, la dépendance à leurs services ne fait qu’augmenter et leur pénétration dans nos sociétés, dans nos institutions, dans nos poches, dans nos modes de vie, devient de plus en plus irréversible.

Je ne veux pas avoir l’air plus cynique que je ne le suis, mais pour avoir vu de l’intérieur comment s’élabore la loi, pour avoir vu aussi comment elle est appliquée et comment les pouvoirs politiques, les uns après les autres dansent autour du pot et font la danse du ventre devant les lobbies industriels et leur donnent le stylo pour écrire la loi eux-mêmes, je me dis que notre salut ne viendra pas de la loi.

Intervieweur : D’où alors ?

Jérémie Zimmermann : Je te renvoie la question. D’où viendra — le salut c’est peut-être un grand mot —, mais nos façons de, osons le mot, résister et de s’organiser pour résister, peut-être qu’elles ne passeront pas par la loi et attendre que le règlement machin finisse de tomber avec tous ses trous, avec toutes ses incertitudes, avec tous ses machins qui seront transposés de 12 façons différentes.

À titre personnel, même au travers de La Quadrature du Net et même avant dans mes passages de militant dans d’autres organisations avant La Quadrature du Net, ma question fondamentale, enfin mes questions fondamentales c’est un, qu’est-ce qu’on fait ? Deux, comment on le fait ?

Intervieweur : Et où on va.

Jérémie Zimmermann : Où cours-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?
Mais sérieusement qu’est-ce qu’on veut ? Qu’est-ce qu’on défend ? Qu’est-ce qu’on promeut ? Comment on s’organise ? Et surtout comment on fait ça sans tomber dans une forme de routine, sans tomber dans des pièges de devenir les bons clients, d’aller répondre aux consultations, de faire là où on nous dit de faire, de nous asseoir sur la petite chaise qu’on nous a laissée dans un coin de la salle de réunion «  multi-stakeholder ».

Intervieweur : Selon toi on va où là ?

Jérémie Zimmermann : Pfff ! Il se trouve que ma boule de cristal est en panne aujourd’hui donc j’aurais bien du mal à prédire l’avenir. Mais juste en regardant un petit peu le présent, on a des entreprises transnationales dont le pouvoir est bien au-delà de celui des États-nations, qui sont engagées dans des comportements prédateurs au sujet de nos données personnelles, au sujet de nos comportements, au sujet de nos vies ; une influence qui s’étend sur des champs qui vont de la banque à l’assurance, à l’embauche.

Intervieweur : Dans la recherche.

Jérémie Zimmermann : À la détermination de cibles pour des frappes de drones, donc vraiment à toutes les couches de nos sociétés. Et, en même temps que le pouvoir de ces entreprises augmente sur nos vies, on a des pouvoirs publics qui deviennent des parodies d’eux-mêmes, genre la République en marche, cette espèce de petite PME…

Intervieweur : Start-up.

Jérémie Zimmermann : Start-up ça veut dire PME en fait ! Une espèce de petite start-up de novices qui sourient bien sur un poster et qui avancent en marche forcée.

Intervieweur : Ça marche bien !

Jérémie Zimmermann : Attends de voir les Européennes, attends de voir si ça marche bien !

Intervieweur : Ils vont se faire taper ?

Jérémie Zimmermann : Il n’y a plus un poids lourd pour soutenir ! Donc une bande de clowns, comme ça, qui arrivent sur une espèce de coup de poker et qui parient sur la déliquescence des partis historiques qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et qui, en fait, ont vendu leur pouvoir au plus offrant.
Donc des pouvoirs publics qui ont lâché la main et des entreprises qui sont de plus en plus puissantes. Ça fait un paysage dans lequel de plus en plus de gens ne croient plus dans une espèce de mythologie ambiante que oui, l’État protège, la patrie, liberté, égalité, fraternité ; quand on renvoie des bateaux couler en Méditerranée, qu’on gaze des mémés avec leurs sacs de poireaux, qu’on va faire des perquisitions à quatre heures du matin et assigner à résidence des militants politiques ou qu’on laisse des suprématistes s’armer de l’autre côté de l’Atlantique, on voit des pouvoirs publics qui renoncent.

Intervieweur : Ou qu’on passe des contrats avec des gens qui coupent la tête de certains journalistes !

Jérémie Zimmermann : L’Arabie saoudite ; on pourrait parler de Kadhafi aussi.
Donc sans avoir la capacité même de dire où on va, déjà essayer de souffler, regarder où l’on est, arrêter de se voiler la face sur un certain nombre de choses et regarder avec un petit peu de distance, un petit peu de calme où l’on en est, ça pourrait peut-être être un début d’élément de réponse aux questions comment on s’organise et qu’est-ce qu’on fait.

Intervieweur : Ce n’est pas trop tard pour s’organiser ?

Jérémie Zimmermann : Trop tard ! Il est toujours trop tard et il n’est jamais trop tard ! Trop tard par rapport à quoi ?
Maintenant, le fait est qu’on est de plus en plus nombreux à chercher des façons de s’organiser qui vont au-delà des structures institutionnelles.

Intervieweur : Comment ça va ta petite fiche S ?

Jérémie Zimmermann : Je ne sais pas, tu peux me l’obtenir, en fait ; tu as des gens à qui tu peux demander ? J’espère qu’elle est épaisse parce que, un jour, ça fera comme des décorations qu’on affichera peut-être sur notre plastron. Je n’en sais rien, je m’en fous ! Mais le fait de se dire que quand l’institution a échoué, quand on ne reconnaît plus l’institution, quand dans notre tête, quelque part, on a fini de destituer l’institution, de la renverser de son socle, regarder au-delà et se demander : qu’est-ce qui nous reste à faire ? Est-ce qu’on n’a plus que les yeux pour pleurer et c’est la fin du monde : il n’y a plus de République, il n’y a plus rien ? Ou est-ce qu’au contraire on n’a pas là un champ des possibles qui s’ouvre à nous, un boulevard dans lequel décider de ce que l’on veut être, de ce que l’on veut faire, de comment on veut s’organiser les uns avec les autres ?

Intervieweur : Est-ce qu’il faut qu’on réveille nos vieux démons ? Basculer la table ? Qu’on s’énerve un peu ?

Jérémie Zimmermann : Je ne sais pas si un démon qui dort ça sert à quoi que soit ou bénéficie à quoi que ce soit.

Intervieweur : Un démon que tu réveilles. Tu m’as déjà réveillé le matin, tu sais ce que c’est !

Jérémie Zimmermann : Je préférerais qu’on n’en parle pas. D’une, je ne vois pas vraiment ce que tu veux dire par là. Pourrais-tu préciser ?

Intervieweur : Être révolutionnaire, pour appeler un chat un chat.

Jérémie Zimmermann : Pfff ! Révolution, c’est un de ces mots qui ont été un petit peu aspirés, dénaturés.

Intervieweur : Tu es plutôt Marat ou Robespierre ?

Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas ça. Il y a l’iPhone 12 qui sort, on va te dire « c’est une révolution ! » ; il y a un nouveau machin « c’est une révolution ! » ; la nouvelle Freebox « c’est une révolution ! » ; machin « c’est une révolution ! »
Déjà dans l’histoire, les révolutions ça n’a jamais été des événements très prévisibles, très calculés. Très souvent c’est un mélange d’un petit nombre de gens qui sont organisés et qui savent plus ou moins où ils vont et d’un certain nombre de conditions historiques qui font qu’un pouvoir en place est devenu une sorte de scène de théâtre, un truc en carton qui est prêt à s’effondrer sous son propre poids.
Est-ce que les conditions aujourd’hui sont réunies pour que le pouvoir en place s’effondre sous son propre poids ? Peut-être que ce sont les prochaines élections européennes qui le diront ; peut-être que c’est autre chose ; peut-être que c’est quelque chose qui n’est pas du ressort des élections qui nous le dira ; bien malin celui qui viendra s’asseoir sur ce fauteuil plus ou moins confortable, avec une bière plus ou moins tiède.

Intervieweur : Du gibolin.

Jérémie Zimmermann : Du gibolin plus ou moins tiède.

Intervieweur : L’abus d’alcool est dangereux pour la santé.

Jérémie Zimmermann : Exactement. Attention les enfants ! Pour te dire qu’il sait ce qui va se passer tu vois ! Donc ces conditions, par définition, on n’en sait rien !
Pour moi la deuxième partie de la question c’est comment on s’organise et qu’est-ce qu’on veut ensemble ?

Intervieweur : Qu’est-ce que tu penses du Comité Invisible2 ?

Jérémie Zimmermann : Par définition il est invisible donc c’est difficile d’en penser quelque chose. Sur les trois bouquins, L’Insurrection qui vient, À nos amis et Maintenant, déjà j’en recommanderais la lecture. Je ne suis pas d’accord avec tout.
L’Insurrection qui vient je l’ai trouvé un peu brouillon, un peu adolescent dans le style.
À nos amis j’ai trouvé qu’il posait de très bonnes bases pour aider ceux qui souhaitaient regarder le monde différemment à le faire. Par exemple, il y a un truc que j’ai gardé de À nos amis : de dire qu’en fait quand on regarde ces clowns en papier qui tiennent les institutions aujourd’hui, les centres de pouvoir ne sont plus là où a l’habitude de les voir. Il y a un Parlement avec ses colonnes, sa moquette épaisse, ses dorures, ses statues, ses machins, en fait c’est devenu une sorte de théâtre et en réalité le vrai pouvoir aujourd’hui il est dans l’infrastructure : c’est EDF, c’est Areva, c’est Google ; ce sont les réseaux de routes, de trains ; c’est dans les réseaux que se trouve le vrai pouvoir ; c’est le New York Stock Exchange ; et cette analyse moi je la trouve juste. De dire qu’à mesure que ces clowns ont laissé le pouvoir leur échapper parce qu’ils l’ont vendu au plus offrant, eh bien le pouvoir s’est retrouvé au plus offrant et le plus offrant ce sont les groupes industriels transnationaux qui ont eux bâti l’infrastructure de leur fortune qui très souvent repose sur la captation de ressources, voire l’exploitation, au sens propre, de ressources.
Donc pour moi ça a été important de lire ça dans À nos amis parce que je l’avais plus ou moins compris en côtoyant de loin certains de ces acteurs. Mais eux, là vraiment, ils l’ont formulé de façon assez implacable.
Le dernier, Maintenant, je le trouve intéressant aussi pour des raisons différentes et là encore je ne suis pas d’accord avec tout : la façon dont ils parlent des communs, du bien commun, je trouve qu’il y a beaucoup à redire, mais ce n’est pas pour autant que je mettrais le tout à la poubelle et, de toutes façons, je n’ai pas besoin d’être d’accord à 100 % avec quelqu’un pour trouver que ce quelqu’un est intéressant. Mais dans Maintenant ils apportent non plus des clefs de compréhension, mais, quelque part, des clefs de mise en œuvre, des clefs d’action, en disant « tu te sens écrasé dans un monde injuste, tu vois tous ces machins qui déconnent, etc., eh bien tiens ! pense destitution. Imagine qu’en fait le président ce n’est plus le président de tous les Français machins, c’est peut-être juste un clown, un pantin ; que la Caisse d’assurances machin, que l’Assemblée, le Parlement, ce ne sont pas les trucs tricolores, les dorures et les machins, en fait c’est peut-être juste une bande de glandus qui n’ont rien compris. Et juste le fait dans sa tête d’être capable de se dire pfff ! en fait ça ce n’est pas important, ça permet de regarder au-delà.

Intervieweur : Les désacraliser.

Jérémie Zimmermann : Il y a ça dans cette notion de destitution et je trouvais que c’était un des trucs intéressants.
Tu parlais de ma fiche S tout à l’heure, je ne sais pas si ça va me faire étiqueter anarcho-autonome, comment ils disaient ? Ultragauche, radicalo-violent, je ne sais pas quoi ! Encore une fois je m’en fous et puis, de toute façon, le Comité Invisible c’est une de mes sources d’inspiration, c’est un des trucs que je lis. Si tu étais Google tu saurais tout ce que je lis, même si j’essaie de faire attention.
Je trouve qu’il y a des choses intéressantes partout même chez des gens avec qui tu n’es pas forcément d’accord.

Intervieweur : On en est où de la surveillance. Est-ce que 1984était censé être un manuel ? Comment tu vois l’évolution des pouvoirs politiques ?

Jérémie Zimmermann : 1984, c’est évidemment une autre de mes inspirations, presque un livre de chevet. Je l’ai lu trois-quatre fois ; je recommande à n’importe qui de le lire et de le lire en anglais d’ailleurs ; peut-être le lire une fois en français et ensuite le lire en anglais parce que le verbe d’Orwell est vraiment [Jérémie envoie un baiser, NdT] ! Maintenant c’est presque un poncif, c’est presque un lieu commun d’invoquer 1984 quand on va parler de surveillance. Mais 1984 c’est de la douceur à côté de ce qu’on vit. Je ne sais pas si tu te rappelles, il y a un coin de la maison de Winston Smith, un petit coin dans lequel il peut se mettre, il ouvre une latte de son parquet, il sort un carnet et il écrit des trucs dedans et Big Brother ne le voit pas. C’est quoi un coin de ta maison où Google ne te voit pas aujourd’hui ? Où tu vas ? Sans parler des machins que les gens mettent dans leur salon qui écoutent en permanence et c’est 20 % des foyers américains, 13 % en Allemagne j’ai vu, qui ont un dispositif espion, un machin d’écoute dans leur salon, qui écoute en permanence ce qu’ils disent.

Intervieweur : Les enceintes connectées le font aussi.

Jérémie Zimmermann : Et les téléphones Android ou Apple ou truc machin. 1984 c’est de la petite bière à côté ; c’est normal il l’a écrit dans les années 30 ou 40, je ne sais plus. En quelle année il l’a écrit ?

Intervieweur : On va demander ça à la communauté, ils vont nous trouver.

Jérémie Zimmermann : Internet ! Aidez-moi à ne pas avoir l’air imbécile.
Sans aller jusque-là les éléments pour moi les plus importants dans 1984 ce n’est pas tant Big Brother et la surveillance parce que ça on l’a dit, on l’a répété.

Intervieweur : C’est l’autocensure.

Jérémie Zimmermann : C’est l’autocensure mais c’est aussi le job de Winston Smith au Ministère de la Vérité.

Intervieweur : Il est publié en 1949.

Jérémie Zimmermann : Ah ouais, je suis un peu tombé loin avec les années 30.
Au Ministère de la Vérité, Winston Smith bosse à mettre à jour la novlangue. Ça aussi c’est un des poncifs qui vient de 1984, mais la novlangue c’est l’État qui impose les mots à utiliser et ces mots sont imposés pour neutraliser le sens.

Intervieweur : « Parce que c’est notre projet ! »

Jérémie Zimmermann : Et pour neutraliser la capacité à réfléchir et la capacité à penser.
On avait beaucoup rigolé, enfin rigolé jaune, à l’époque de la LOPSI, la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, Brice Hortefeux, Sarkozy, tout ça, une loi, je crois, de 140 articles qui touchait à 40 ou 50 codes différents, une espèce de fourre-tout incroyable où il y avait un amendement qu’on avait surnommé l’amendement novlangue qui disait « remplace dans tous les textes législatifs et réglementaires le mot "vidéosurveillance" par le mot "vidéoprotection" ». Donc tu as l’État qui dit « maintenant on ne parle plus de vidéosurveillance, mais on parle de vidéoprotection ». Et on comprend tous pourquoi. La surveillance, tout le monde se dit : hou là, je n’ai pas envie d’être surveillé. Peut-être que la surveillance c’est justifié de temps en temps, mais moi je n’ai pas envie d’être surveillé ! Alors que protection, tout le monde a envie d’être protégé.
Donc on voit comment le sens des mots est utilisé pour neutraliser la capacité à penser.

Intervieweur : Pour discréditer certains.

Jérémie Zimmermann : Et pour moi, c’est vraiment ça le cœur de 1984. Eh oui, on est en plein dedans. George Orwell a été un observateur très fin des régimes totalitaires, des régimes nazis et des régimes soviétiques et a observé comment le pouvoir totalitaire exerçait son pouvoir sur les individus et c’est ça, je pense, l’héritage d’Orwell. Beaucoup ont lu dans 1984 une critique du régime soviétique, mais il s’est aussi éminemment inspiré des régimes fascistes pour écrire son truc.

Aujourd’hui, on est dans une forme de, est-ce qu’il faut appeler ça un pré-fascisme, un proto-fascisme, est-ce que c’est même une bonne idée de s’en référer à des régimes des années 30 et 40 pour décrire le monde dans lequel on est aujourd’hui ? Franchement je n’en sais rien ! Mais la caractéristique de nos régimes autoritaires, aujourd’hui, c’est qu’il y a une composante extrêmement forte d’industries. Ce n’est plus juste un taré avec une casquette et un drapeau qui va donner l’espoir en machin, un truc meilleur parce que tout le monde en a marre, mais ce sont des tarés dans la Silicon Valley.

Intervieweur : Pourquoi des tarés ?

Jérémie Zimmermann : Des tarés parce que si tu regardes la psychologie de gens comme Peter Thiel, Elon Musk ou Eric Schmidt, tu vois que ces gens ont une espèce de bulle idéologique inspirée par Alan Ryan, qui est une espèce d’individualisme forcené.

Intervieweur : Libéral.

Jérémie Zimmermann : Ce n’est pas libéral à ce stade, c’est psychotique, c’est sociopathe ; c’est libéral à un point où tout le monde est ton ennemi et il n’y a que toi sois capable d’écraser tout le monde pour y arriver et ces gens-là sont glorifiés ; ils ont des agences de com’ qui s’assurent de leur image. Elon Musk a une agence de com’ que pour lui, que pour son image à lui. Et parce que ces gens-là ne sont pas le gouvernement, les pouvoirs publics, et que le gouvernement nani-nana, eux sont respectés, eux sont glorifiés et on les voit presque comme étant des modèles. Donc quand ces gens-là impulsent des politiques publiques et je dis la Silicon Valley, mais il n’y a pas qu’eux.

Intervieweur : Le mouvement transhumaniste et tout ce qui va avec.

Jérémie Zimmermann : Les transhumanistes, pfff !
Donc quand ces gens-là impulsent des politiques publiques et que les pouvoirs publics en sont réduits à les suivre en courant, en tenant un petit truc derrière pour essayer de récupérer les miettes derrière eux, eh bien c’est à la fois, quelque part différent des fascismes des années 30 et 40, encore que, dans les années 30, les groupes industriels ont été les premiers à faire la promotion des régimes fascistes parce que eux promettaient des gros contrats, une grosse expansion : en Allemagne, les industries automobiles, de l’armement, de l’acier et machin, étaient ravies de l’arrivée de ce petit gars avec sa moustache parce que ça promettait des jobs et tout ça.

Là on voit arriver quelque chose qui est un peu informe ; le contour est mal défini. Quand c’est une entreprise qui, par définition, est transnationale, elle a beau avoir son siège en Silicon Valley, elle a des conseils stratégiques qui lui viennent de la Virginie où se trouvent les espions ou de Washington où se trouve le Pentagone. Elle a un siège social en Irlande qui vend de la propriété intellectuelle à son siège en France, qui va revendre ses bénéfices à la filiale néerlandaise, ce qu’on appelle un double Irish Dutch sandwich qui permet à Google, par exemple, de faire évacuer 60 milliards de dollars aux Bermudes et de ne payer quasiment aucun impôt sur les sociétés en Europe.

Intervieweur : C’est beau !

Jérémie Zimmermann : Donc ces machins-là n’ont même pas de centre ; il n’y a même pas un endroit où tu peux tourner le regard et te dire : là il y a un problème et là c’est l’ennemi.

Intervieweur : On fait quoi alors ? Le constat. Question d’Internet : après le constat qu’est-ce qu’on fait ? Les solutions ?

Jérémie Zimmermann : Les solutions ! S’il y en avait je ne serais pas en train de boire du gibolin en discutant avec toi. Je serais en train d’y travailler, enfin j’espère, parce que d’une part, j’ai l’impression qu’il y a énormément de choses qui nous sont volées chaque instant et qu’il faut reconquérir. De la même façon qu’il faut reconquérir notre capacité à penser et que pour ça il faut reconquérir notre capacité à prendre du recul.

Intervieweur : Reconquérir oui. Se venger ?

Jérémie Zimmermann : Attends, hou là ! Tu m’as posé une question qui est assez difficile comme ça, tu vas me laisser le temps d’y répondre ; laisse-moi le temps de me planter en y répondant pour ensuite aller…
Reconquérir sa capacité à penser, son esprit critique, donc une forme de prise de distance. Pour une prise de distance il faut prendre du temps ; pour prendre du temps il faut peut-être s’émanciper de ces injonctions permanentes à la rapidité : tu as tweet, contre-tweet, retweet, réponse, tac ! e-mail, réponse clac, bip-bip, bip-bip, des trucs qui clignotent et qui te disent que tu es obligé d’être là, de répondre, où les gens s’inquiètent pour toi si après 12 heures tu n’as pas répondu à un SMS. Il faut peut-être apprendre à reprendre le temps.

Intervieweur : Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Jérémie Zimmermann : Je te regarde comme ça parce que tu es en face de moi, que tu tiens un micro et que je m’adresse à toi. Je peux regarder la caméra, mais on m’a toujours appris qu’il ne fallait pas faire ça quand on était filmé. Je ne sais pas ; tu en penses quoi ? Ça va ?
Donc quelque part peut-être apprendre à reprendre le contrôle de nos vies, de notre temps, de nos pensées et par là, peut-être, redécouvrir ou découvrir tout court, si on en a été privé assez tôt, nos humanités. Le fait d’être un humain en face d’un autre humain, avec du gibolin ou pas, avec une bonne assiette de fromage ou des graines ou je ne sais pas quoi, mais ce qui nous connecte, ce qui nous met en face et qui n’a pas des ordinateurs en chemin ; des trucs sans les écrans, sans les claviers, sans les réseaux, mais où on se sent être les uns avec les autres ; où on se sent en lien, où on se sent en solidarité, où on se sent en capacité ; où on partage l’expérience ensemble et de là se demander, en fait, ce qu’on veut faire maintenant. Sans les « du passé faisons table rase » et autres slogans éculés ; sans pensées préconçues, sans idéologie.

Intervieweur : Sans vengeance.

Jérémie Zimmermann : Ah ! On y viendra peut-être, je ne vois même pas ce que je vais dire là-dessus, mais sans trucs préconçus ; avoir vraiment cette capacité honnête, presque naïve, à se demander : maintenant qu’on est là, on est, je ne sais pas, il ne faut peut-être pas le dire, on est six dans cette pièce, eh bien si on coupait la caméra, si on enlevait les écrans, qu’on se mettait autour d’une table et qu’on se demande : on fait quoi ce soir, demain, la semaine prochaine ? Qu’est-ce qu’on veut pour l’année prochaine, pour dans cinq ans, pour dans dix ans ?
Donc retrouver une capacité à être ensemble en dehors d’un monde d’injonctions à l’immédiateté, en dehors d’un monde qui nous pompe les données, qui nous pompe la vie pour nous contrôler et, je n’ai pas envie de paraphraser le Comité Invisible ou des machins comme ça — ce n’est pas une question de se rendre ingouvernable —, mais quelque part de s’émanciper d’un certain nombre de formes de contrôle qu’on a peut-être déjà intériorisées. Tu as parlé de Google et le fait de dire Fuck off Googleà des gens ; leur expliquer que Google c’est cette bande de gens qui, au travers du programme des drones US, aide à identifier et suivre des cibles ; que Google fonde l’évasion fiscale à hauteur de milliards d’euros par an ; que Google c’est la surveillance de masse. Tu leur dis ça et ils sont là « ah oui, mais Google ! » Tu vois comme dans 1984 on dit « mais on a toujours été en guerre avec l’Eurasie » ; ces mantras qu’on a tellement entendus qu’on les a intériorisés : « mais Google, c’est Google ! Comment tu veux te passer de Google ! » Eh bien il y a Searx3, un métamoteur de recherche, il y a OpenStreetMap4, il y a, etc.
Donc arriver à balayer des trucs qui sont devenus tellement des certitudes qu’on a perdu l’habitude de les prendre en considération ou de les contester ; c’est une partie de la réponse, je pense, à qu’est-ce qu’on fait.

Une deuxième partie de la réponse, tu as envie de parler de vengeance, je ne sais pas.

Intervieweur : Pour vendetta.

Jérémie Zimmermann : Attends ! Avant ça, une autre partie de la réponse, parce que là je t’ai fait comme une espèce de manifeste analogue en mode « on se retrouve autour d’une table entre humains, sans avoir besoin d’écrans et de machins ». Mais ces écrans et ces machins sont déjà là, ils sont dans nos vies, ils sont partout. Si on devait compter, entre ceux qu’il y a dans nos poches, sur la caméra, sur les machins ; on est six, il doit y avoir 20 écrans dans la salle. Donc la question ce n’est pas de tous les détruire un par un, la question c’est aussi est-ce qu’il y a encore quelque chose à faire ?

Intervieweur : Par exemple des interviews de plus d’une heure sans montage ni coupure ?

Jérémie Zimmermann : Ne me dis pas qu’on en a plus d’une heure !

Intervieweur : On approche de l’heure.

Jérémie Zimmermann : J’ai soif. Il te reste de la bière, du gibolin quelque part ?

Intervieweur : Il n’y en a plus !

Jérémie Zimmermann : La question c’est qu’est-ce qu’on va en faire de tous ces écrans ? Il y a en a certains qui sont véritablement devenus nos espions, nos ennemis et ceux-là il faut être capable de les identifier et peut-être, oui, de s’en séparer ; peut-être de les pirater, de les hacker, de les bidouiller pour en faire quelque chose d’autre.

Maintenant la question c’est comment on utilise des écrans ? Comment aujourd’hui on peut utiliser les ordinateurs ? Et tu me vois venir avec mes gros sabots de 150 mètres de long ! La question du logiciel libre c’est un projet politique qui a 30 ans et c’est un projet politique qu’on a, en quelque sorte, considéré comme acquis. Il y a 15 ans on se battait pour le logiciel libre, pour en parler, pour que les gens le comprennent et en parlent et là, quelque part, il y a eu comme une sorte de lassitude ; mais le paysage a aussi évolué. Au cœur du logiciel libre l'idée c’est que si on ne se garantit pas le contrôle des machines collectivement, alors les machines vont nous contrôler.

Intervieweur : Ou les mecs qui contrôlent les machines.

Jérémie Zimmermann : Évidemment. Donc la façon de comprendre ces questions-là a aussi évolué au fil de temps et il y a peut-être là aussi un ou deux wagons qu’on aurait ratés, voire un train qu’on aurait raté, parce que la question du logiciel s’est déportée vers le matériel. Sans entrer dans les détails techniques chiants, le firmware, je ne sais même pas comment on appelle ça en bon français, en gros le logiciel qui est niché sur le hardware, sur le matériel, et qui est initialisé quand on allume l’ordinateur, c’est un truc dont Richard Stallman a commencé à parler il y a 15 ans en disant « il y a vrai problème, là » ; on était tous « oui Richard, tu es bien gentil, mais bon, on n’a pas le temps de s’emmerder avec ça. »

Intervieweur : Jésus.

Jérémie Zimmermann : Et il se trouve qu’aujourd’hui il n’y a plus vraiment de limites entre ce qui est logiciel et ce qui est matériel. Tu allumes un bout de matériel, il va charger un bout de logiciel dans le matériel et puis ensuite charger un bout de logiciel qui va appeler un autre bout de logiciel dans le matériel et le truc, là, on est complètement largués. Et si tu essaies d’utiliser GNU/Linux, Debian, sans logiciel propriétaire dans ta Debian, il y a 99,9 % de chances que tu fasses ça sur du matériel dont tu as perdu le contrôle parce qu’il contient dans ses puces du logiciel qui est propriétaire et qui, la plupart du temps, est là pour t’espionner.
Et le paroxysme de ça ce sont les architectures d’Intel, un truc qui s’appelle le Management Engine, on a tous besoin de management, bien sûr ! C’est un truc qui permet, n’est-ce pas, dans le monde de l’entreprise, de faciliter à distance, bidule, machin… ; c’est un ordinateur dans l’ordinateur et ça, c’est depuis quelque chose comme 2005 ou 2006 que tous les ordinateurs équipés de processeurs Intel contiennent le machin sur lequel tu vas travailler et un ordinateur dans l’ordinateur qui peut être activé à distance.

Intervieweur : La backdoor qui va bien !

Jérémie Zimmermann : C’est la backdoor universelle.

Intervieweur : C’est beau !

Jérémie Zimmermann : C’est beau ! C’est plutôt pas mal fait. On sait depuis quelque temps qu’il y a le système d’exploitation Minix5à l’intérieur de ces machins-là, ce qui est drôle parce qu’il a été écrit par Andrew Tanenbaum qui était le mentor de Linus Torvals ; des loops de loops de loops.

Je n’ai pas de solution toute faite, mais se poser la question du logiciel libre en termes éthiques, en termes philosophiques mais aussi en termes pratiques et mettre à jour sa vision de ce que doit être une informatique libre.
Une informatique libre ce n’est pas lire trois fois la GPL [] et se battre machin [Jérémie bat sa coulpe, NdT ; ce n’est pas suivre un dogme ; ce n’est pas brûler un cierge devant une image de Saint Ignucius6 ; l’informatique libre c’est une utilisation des ordinateurs qui permette aux individus de se libérer, de s’émanciper, de contrôler leur vie, plutôt qu’être à la merci d’intérêts prédateurs, qu'ils soient industriels ou étatiques. Et là, j’ai l’impression quelque part qu’on a un petit peu, je ne vais pas dire lâché l’affaire, mais en tout cas perdu du terrain, gravement perdu du terrain.

Intervieweur : Par fainéantise ?

Jérémie Zimmermann : Pfff ! Pas par fainéantise. Regarde le nombre de sujets qui nous sont tombés sur la gueule au cours de ces dix dernières années ; nous on est arrivés, La Quadrature du Net, HADOPI, copyright, machin. Depuis, regarde la neutralité du Net, regarde les équipements qui sont collés au cœur du réseau, regarde la surveillance de masse, regarde le filtrage.

Intervieweur : C'est beau.

Jérémie Zimmermann : Ce que je veux dire c’est qu’on nous a appelés cinq gus dans un garage, on a rarement été plus de cinq à être à temps plein à faire ce genre de machin. Ce n’est pas qu’on se soit fait dépasser par les événements tant que les événements eux-mêmes sont vraiment dépassants, quoi !
Là aussi prendre un peu de recul, mettre à jour notre vision de ces choses-là et comprendre qu’on ne pourra pas être libres et utiliser des ordinateurs si l’on n’a pas une éthique et une pratique strictes de ce que l’on veut y voir. Et passer en revue le matos ; passer en revue le software du début à la fin, s’en donner les moyens.

Intervieweur : Le hardware aussi.

Jérémie Zimmermann : Mais bien sûr ! Tu parlais de souveraineté tout à l’heure, c’est là où les intérêts des individus rejoignent peut-être les intérêts de ce qui reste des États-nations : quand on a vu que les États-Unis ont interdit le hardware de ZTE ou de Huawei parce qu’il y avait des backdoors des Chinois dedans ; que Snowden nous a montré que Cisco c’était rempli de backdoors et tout le monde utilise des routeurs Cisco américains donc a les Américains au cœur de son réseau, etc. Si les gugusses qui étaient dans les ministères de la Défense et les machins et les ANSI [Agence Nationale de la Sécurité Informatique] et les bidules n’étaient pas en train de se rouler les pouces, n’étaient pas en train d’amener des contrats à Thales7 !

Intervieweur : À Palantir8 !

Jérémie Zimmermann : Ou à Palantir, et avaient quelque chose à faire vraiment, ce sont les questions qu’il faudrait se poser aujourd’hui et là on pourrait imaginer des efforts au-delà des nations, au-delà des budgets étriqués des uns et des autres, pour commencer à réfléchir vraiment à du hardware sinon libre, parce que là encore c’est un concept, mais du hardware qui permettrait vraiment à ses utilisateurs de savoir ce qui s’y passe.
Avant que tu ne reprennes il y a une architecture de microprocesseur qui s’appelle RISC-V, RISC, R, I, S, C, comme Reduced instruction set computing qui est, en fait, une architecture de microprocesseur en kit. Tu peux prendre l’ensemble des specs [spécifications] ou un petit bout des specs et faire ce que tu veux avec.

Intervieweur : Tu as testé ?

Jérémie Zimmermann : Non, parce que les premiers trucs RISC-V produits à quelques, je crois, milliers d’exemplaires valaient 1000 balles la pièce ; je n’ai pas encore eu ça entre les mains et puis, franchement, je suis la dernière personne pour aller compiler des machins là-dessus ; je connais des gens dix fois plus balaises que moi pour faire ces trucs-là. Mais il se trouve qu’il y a des gens dans le champ industriel, avec les milliards que ça implique, qui sont en train de se poser ces questions aujourd’hui.
Je ne sais pas du tout où en est le projet : il y a un des gars qui est un des fondateurs du Raspberry Pi, qui est un gros succès mais qui, au passage, est du hardware propriétaire avec des puces de chez Broadcom au milieu pour faire le Wifi ; ce n’est pas une backdoor mais c’est un arc de Triomphe de backdoors au milieu de ces Raspberry Pi et qui a lancé un nouveau projet en disant « le but c’est d’avoir du hardware qu’on ne peut contrôler qu’avec du logiciel libre ». Et ça, ça s’appelle lowRISC, encore R, I, S, C, jeux de mots, RISC, risque, eh bien peut-être que ça c’est un tout petit pixel d’espoir sur un gros tableau noir.

Intervieweur : J’ouvre une parenthèse. Tu te rappelles l’un de nos potes Stman, ça te parle, tu sais, qui gueulait sur le vernis.

Jérémie Zimmermann : Vite fait !

Intervieweur : Bon, on referme la parenthèse.

Jérémie Zimmermann : Donc il y a une vraie question. En gros, le logiciel libre va au-delà du logiciel. L’informatique libre va au-delà du logiciel. Et se poser la question de ces architectures informationnelles qui permettent aux individus de vivre, d’exister, d’expérimenter et de s’organiser en toute liberté plutôt que sous contrôle, là, pour moi, c’est un enjeu absolument crucial. Et hélas, il y a peu de gens, peu de ressources pour ces choses-là aujourd’hui. Je pense que c’est un combat qui mérite vraiment d’être mené.

Intervieweur : Question d’Internet : est-ce qu’il peut nous dire un peu comment il s’organise à titre perso ? VPN tout le temps, ou pas, logs et autres ? J’ai une autre question dans le même sens. Vas-y réponds ! Est-ce que Jérémie peut mettre en avant des logiciels systèmes, moteur éthique et social.

Jérémie Zimmermann : Pour ça retrouvez-moi sur mon blog Jérémie… Bon ! Il y a des trucs que je n’ai pas envie de révéler. Je ne suis vraiment pas un exemple en tout. Oui, j’utilise un VPN [Virtual Private Network] pour tout, c’est le VPN d’un ami.

Intervieweur : Qui est ? C’est un ami qui commence par B ?

Jérémie Zimmermann : Non, c’est un ami qui commence par ce qui commence ! C’est son truc. C’est lui ; si je ne donne pas de nom ce n’est pas pour donner des lettres de nom.

Intervieweur : B comme Benjamin ?

Jérémie Zimmermann : Il y en d’autres qui commencent pas B, tu vois ! Bruno ! Tu vois !
Donc j’utilise un VPN pour tout, mais je n’ai aucune illusion que ça me protège de quoi que soit. Je n’utilise que des logiciels libres sur mon laptop ; oui, donc je n’ai pas un firmware propriétaire, je n’utilise pas le wifi de mon laptop, j’ai enlevé la puce wifi de mon laptop parce que celle-ci je ne pouvais pas l’utiliser avec du logiciel libre.
J’ai un BIOS en logiciel libre qui s’appelle Coreboot.
Sur mon — certains appellent encore ça téléphone —, mais sur mon ordinateur de poche j’utilise tant bien que mal un truc qui s’appelle Replicant qui est une version de LineageOS, qui est un fork d’Android, mais dans lequel il n’y a aucun logiciel propriétaire, donc je n’ai pas la caméra frontale, je n’ai pas le GPU donc l’accélération hardware, je n’ai pas le wifi, je n’ai pas le Bluetooth. Ça m’enlève des trous de sécurité au passage, mais ce n’est même pas une question de sécurité parce que les mises à jour de ce machin-là c’est tous les, va savoir, parce que ce sont des volontaires qui se crèvent la paillasse pour faire ce truc, donc je n’ai pas l’illusion que ça m’apporte plus de sécurité. C’est vraiment à la fois pour des raisons éthiques et pour me mettre un peu dans le bain pour savoir au jour le jour ce que j’utilise et comment je l’utilise.

J’ai arrêté d’utiliser un machin qui s’appelle Signal9, que beaucoup d’activistes utilisent aujourd’hui, qui est une messagerie dite sécurisée ; j’ai arrêté de l’utiliser parce que l’auteur, Moxie, a interdit aux gens de le distribuer sans son autorisation et de le distribuer autrement que par Google. Donc la question est-ce que c’est vraiment un logiciel libre se pose. Tu dis « mon truc c’est un logiciel libre donc tout le monde a le droit de l’utiliser, de le copier, de le modifier et de l’étudier », mais si tu dis ça et que tu dis au passage « au fait les gens n’ont pas le droit de le modifier », qu’est-ce qui se passe vraiment ? Donc il y a ça, il y a le fait que Signal t’oblige à donner ton numéro de téléphone ; pas juste d’avoir un nickname ou un machin jetable. Non ! Tu es obligé d’avoir un numéro de téléphone.
Signal centralise toutes les métadonnées sur son infrastructure à lui qui repose sur Amazon et sur Google et au passage Signal, comme beaucoup de projets qui sont dans le domaine de la sécurité, de la protection de la vie privée, etc., a un financement en grande partie par le gouvernement US. Donc voilà !

Intervieweur : Telegram, non ?

Jérémie Zimmermann : Telegram10 c’est une farce ! Moi je n’en sais rien mais mes potes cryptographes qui savent de quoi ils parlent disent que la crypto de Telegram c’est de la blague.
Un truc qui s’appelle Wire11, qui a l’air intéressant, mais il n’y a pas encore le code source de tout, leur appli c’est une espèce de gros veau ; il n’y a rien qui soit parfait en la matière.
OMEMO12, le protocole de chiffrement qui va avec Jabber, qui n’est pas OTR13, semble assez intéressant. Mais tous ces machins c’est presque du bricolage ; tu vois, je ne suis pas en train de dire tout le monde doit utiliser machin, tout le monde doit faire comme moi, parce que je me rends bien compte qu’il y a encore énormément de boulot et que ces trucs-là sont difficiles.

Maintenant il y a un truc. Sur le côté difficile d’accès, tu vois, là aussi Signal ils ont fait des choix dans leur interface.

Intervieweur : Bleep ?

Jérémie Zimmermann : Bip ?

Intervieweur : Bleep. Ça ne te parle pas ? Même protocole que BitTorrent.

Jérémie Zimmermann : Bleep ça ne me dit rien.
Signal ils ont fait des choix d’enlever de l’interface le fait de vérifier la clef de chiffrement de ton correspondant. Avant, dès que tu ouvrais un truc dans Signal ils faisaient « attention, le truc n’est pas vérifié, cliquez ici. » Et puis tu allais voir : est-ce que c’est la bonne personne ? Tu passes un coup de fil « dis donc c’est bien toi 3AB28 ? » Eh bien ça ils l’ont enlevé de l’interface ; maintenant il faut aller dans « menu, clac, bidule, en bas, option, clac, tu déroules, en bas, tu cliques, vérifier. » Ah ! C’est bizarre ça ! Parce que si tu enlèves ça, ça rend plus facile le fait de s’introduire dans les communications de quelqu’un, même si c’est chiffré. Mais ils l’ont juste poussé, poussé, poussé. Ils l’ont poussé pourquoi ? Tu sais pourquoi ? Pour rendre ça plus user-friendly, plus agréable, plus facile, plus simple d’accès. Un monde plus doux, plus simple plus joli, plus tout ça !
Moi, de plus en plus, j’ai l’impression que penser l’informatique et l’usage des ressources – ordinateur, réseaux, tout ça – en termes de ce qui est facile et pas facile, ce qui est confort et pas confort, user-friendly ou pas user-friendly, c’est en fait un piège intellectuel. Que quand quelqu’un te dit « vas-y clique ici, ça marche tout seul, c’est user-friendly », en fait il est en train de t’arnaquer.

Intervieweur : Apple.

Jérémie Zimmermann : Par exemple Apple. Par exemple Google. Des exemples il y en a plein. Et penser que des outils aussi complexes que les ordinateurs et les réseaux qui les lient puissent être simples, en fait c’est une erreur intellectuelle. Et de la même façon qu’on va dire « tu cliques ici pour parler espagnol ». Non ! Tu sais que tu vas devoir passer quelques centaines d’heures voire quelques milliers d’heures avant de parler espagnol ! « Clique ici pour savoir jouer du violon ! » Eh bien non, ce n’est pas du violon ; c’est peut-être Guitar Hero avec quatre boutons, mais ce n’est pas une vraie guitare. Et personne ne va être choqué à l’idée de se dire qu’il faut passer des centaines d’heures avant de savoir jouer de la guitare.
Je ne dis pas que chacun devrait passer des centaines d’heures à apprendre l’informatique avant d’utiliser l’informatique, mais le fait est que si tu ne prends pas le temps d’essayer de comprendre et d’utiliser des choses qui peuvent te sembler un petit peu arides, eh bien il y a de très fortes chances que tu te fasses arnaquer.

Donc au lieu de penser d’un côté en termes user-friendly et de l’autre côté « oh c’est trop compliqué parce que, tu comprends, moi j’ai autre chose à faire », on devrait plutôt penser en termes de : une politique qui permette aux gens de s’émanciper, de s’organiser et d’agir librement versus une politique du contrôle qui capture les gens, leurs données et leur vie.

Intervieweur : Est-ce que tu vois des choses à aborder ?

Jérémie Zimmermann : Des choses à aborder ?

Intervieweur : Des sujets qu’on n’a pas touchés.

Jérémie Zimmermann : J’en vois plein, j’en vois mille. C’est ton job ici.

Intervieweur : Vas-y. Il est 20 heures 10, tu sais.

Jérémie Zimmermann : Non, je ne sais pas ! C’est toi qui as la montre. C’est toi le maître.

Intervieweur : Tu vois un truc que tu veux aborder avec nous ? Un sujet qui pourrait intéresser notre communauté ?

Jérémie Zimmermann : Tu vas croire que c’est ma marotte. Ah ben tiens, je n’ai qu’à faire un petit peu d’auto-promo. Parce que, après m’être un peu crevé le cul pendant des années…

Intervieweur : Tu es dans un film en ce moment ? C’est ça ?

Jérémie Zimmermann : Non, ce n’est pas ça !
Après avoir fait des erreurs pour moi et pour les autres en mode de combien il faut donner, combien il faut y aller, tu sais, en bossant 7 jours sur 7 parce que le week-end quand tu n’es pas en train de te faire emmerder par des coups de fil de journalistes, alors tu as le temps de travailler pour ce qui doit arriver lundi et que, pareil, après 8 heures du soir c’est là où tu peux commencer ta deuxième journée de travail, où tu peux être un petit peu à l’abri des sollicitations et machins. Donc après m’être cramé à la tâche et après avoir, directement ou indirectement, cramé des gens autour de moi, parfois sans le vouloir mais parce que les gens couraient avec moi et que j’imposais un rythme parfois trop dur, je pense qu’il faut se poser la question aussi : quand on combat, les combats peut-être que ça ne se fait, en fait, jamais sans douleur. Donc apprendre à gérer cette douleur et ne pas se dire parce que tu as 50 journalistes qui t’appellent dans la journée, parce que machin, que tout le monde te demande ton avis, te dire que tu es une espèce de super héros qui ne va jamais mourir, mais réaliser la dureté, la difficulté de ces combats-là et s’organiser pour la gérer.

Pendant mon burn-out et le moment dans ma vie où je me suis aperçu que mon corps tout entier me demandait de tout arrêter – il m’a fallu du temps pour tout arrêter –, la première chose que j’ai recommencé à faire c’est dormir et me faire des nuits de 12 heures, de 8 heures, là où j’en étais à dormir 3-4 heures par nuit, régulièrement, parce qu’il y avait tellement de choses à faire.

Au moment où j’apprenais ça, je réapprenais ça pour moi-même, avec une bande d’amis on a créé un truc tout à fait informel qui s’appelle Hacking With Care. C’est une espèce de jeu de mots ; hacker au sens originel de bidouiller, hacker avec le care, mais en même temps hacker le care ; care que l’on comprend comme les façons que l’on a entre humains de prendre soin les uns des autres, de partager de la bienveillance, de la bonté et, quelque part, de voir ce care comme autant de technologies que l’on peut s’approprier, que l’on peut hacker, que l’on peut partager.

J’ai énormément appris en massage. Cet après-midi encore j’étais en train de faire un massage des pieds à une copine qui est dans une phase difficile. J’ai appris le massage des pieds et mon amie masseuse a appris la cryptographie. L’idée c’était de partager ses compétences, de partager ses technologies et c’est aussi bien le massage que le yoga, que la méditation, que certains soins par les plantes. Et réfléchir ensemble à comment on peut penser, pour le coup vraiment en dehors de la machine, mais réfléchir à l’humain en même temps que l’on réfléchit à la société, à la politique, au combat, etc.

Intervieweur : Il y a un parti politique que tu soutiens ?

Jérémie Zimmermann : Non !
En même temps, quand on faisait ce truc Hacking With Care14, on a commencé à produire des ressources que chacun trouvera sur notre wiki bien sûr, comme des protocoles de massage ; Le massage des mains pour tous, un petit livre qui ressemble au fucking manual de Read the fucking manual que tu peux imprimer, laisser traîner dans ton hackerspace, dans ton bureau avec tes copains, etc. ; le massage des mains comme un truc qui se donne, comme un cadeau et qui, en même temps, crée un espace d’intimité dans lequel on se retrouve, dans lequel on se parle comme on se touche ; on a perdu l’habitude un peu de se toucher dans un monde super individualiste. Retrouver des espèces de canaux de communication entre les individus, je pense que c’est directement connecté à tout ce dont on a discuté sur la façon de s’organiser, sur la façon de se retrouver, sur la façon de reprendre le contrôle de nos vies et ne plus se voir comme des unités autonomes, individualistes, randiennes15, performantes, algorithmiques, etc., mais comme des gens, des humains faits de chair et d’os, de forces et de faiblesses, de moments difficiles et apprendre dans nos vies mais aussi dans nos structures, dans nos mouvements, dans nos modes d’organisation à gérer ces descentes, ces moments difficiles et à ne pas dire « non, non, lui il est fou de toute façon. De toute façon, lui, c’est un connard, machin », mais prendre soin des autres, s’ouvrir sur les autres. Je pense que c’est aussi une partie des réponses. Donc Hacking With Care les uns les autres, mais parti politique, non.

Intervieweur : On arrive à la fin de notre interview.

Jérémie Zimmermann : Il y a bien des questions d’Internet encore ? Non je ne sais pas. Alors Internet, qu’est-ce que vous foutez Internet ? Il faut que vous serviez à quelque chose !

Intervieweur : Est-ce que les lanceurs d’alerte ne devraient pas lancer, proposer une nouvelle version du système politique ? Pouvoir, écologie trois points de suspension.

Jérémie Zimmermann : Les lanceurs d’alerte, proposer. Waouh !

Intervieweur : Que pense-t-il du néo-luddisme, un mouvement moderne d’opposition à toute partie du progrès technique ? Comment contribuer au développement du logiciel libre ?

Jérémie Zimmermann : Tu vois qu’il y a des questions internet. Merci Internet. Je n’ai pas douté un seul instant.

Intervieweur : Y a-t-il une taille critique sur chaque structure ?

Jérémie Zimmermann : Attends ! Là tu viens de lancer trois questions qui en contiennent chacune cinq.

Intervieweur : Cryptomonnaie.

Jérémie Zimmermann : On laissera ça à ceux que la monnaie intéresse.
Sur la question des lanceurs d’alerte : non, ce ne sont pas les lanceurs d’alerte qui doivent faire des propositions. C’est une vraie question de comment on fait émerger les propositions. Elles doivent émerger de partout à la fois et admettre que les propositions ne seront jamais consensuelles. Peut-être que ce mythe de la démocratie représentative où il faudrait 50,000 % de suffrages exprimés parmi des votants qui sont déterminés comme ci, comme ci, comme ça ; peut-être qu’en fait il faudrait s’émanciper de ça et qu’une proposition, à partir du moment où elle a une masse critique de soutiens, alors elle devient valide. Peut-être qu’elle entre en conflit avec d’autres propositions et peut-être qu’il faut les expérimenter. Mais les lanceurs d’alerte, non, ce n’est pas une catégorie de population qui serait au-dessus de toutes les autres.
Maintenant, au travers de l’action du, comme on dit, lançage d’alerte, lancé d’alerte, est-ce qu’en exposant les turpitudes, les mensonges, les crimes des institutions et des entités qui sont censées être les dépositaires d’une certaine forme d’autorité, de représentation, etc., est-ce que cette forme d’exposition-là ne porte pas en elle le germe de propositions ? C’est quelque chose de tout à fait ouvert.

Maintenant il y a des solutions techniques qui ont été avancées et tu parles de cryptomonnaie ; il y a une espèce de techno béatitude…

Intervieweur : Blockchain !

Jérémie Zimmermann : Blockchain voilà. Ah ben tiens, la démocratie ne marche pas, on n’a qu’à faire une démocratie sur la blockchain et ça va marcher ! Right ! Donc il y a une forme de techno béatitude. On nous a dit « oui liquid democracy, machin, tu vois, tu cliques ici ». En fait, le truc c’est du vote électronique et le vote électronique on sait que ça ne peut pas marcher. Quand tu as une machine qui est entre l’expression de la volonté de quelqu’un et un pouvoir quelconque, le pouvoir va aller mettre le doigt dans la machine et la tourner à son avantage.
Donc il n’y a pas un truc magique sinon ça ferait longtemps qu’on l’aurait exprimé et ce n’est pas le fait d’ouvrir les entrailles des institutions comme la NSA avec les machins de Snowden, ce n’est pas le fait d’exposer qui va magiquement changer les institutions, les transformer en quelque chose de meilleur.
Maintenant, le fait d’exposer ça permet de faire réfléchir ; ça permet d’éveiller quelque part les consciences ; ça permet de donner des outils à chacun, se dire : hou là ! Et de faire peut-être ce petit pas de côté, de faire ce petit pas de recul pour prendre de la distance et se demander comment on veut les choses.

Donc les lanceurs d’alerte non, ce ne sont pas des héros non plus à glorifier, à mettre sur un piédestal, etc. On est potentiellement tous des lanceurs d’alerte ; on a tous accès à des savoirs plus ou moins exclusifs, plus ou moins élitistes ; chacun dans sa boîte qui voit un supérieur ou un collègue faire une connerie est susceptible de dire à d’autres qui ne sont pas dans le cercle, qui ne sont pas dans le machin « là il se passe quelque chose et il y a un vrai problème ». Lancer l’alerte c’est presque le devoir de chacun. Il n’y a pas quelques héros avec une cape et un machin qui sont les lanceurs d’alerte et le reste du monde. Des alertes il y en a plein qui méritent d’être lancées.
La deuxième question piège c’était quoi ?

Intervieweur : Que pense-t-il du néo-luddisme, un mouvement moderne d’opposition à tout ou partie du progrès technique ?

Jérémie Zimmermann : Tout ou partie. Non. S’opposer à tout, de toute façon c’est une stratégie perdante parce que tout arrive. Mais c’est intéressant que ça vienne en ces termes-là parce que le luddisme est un mouvement qui a souvent été décrit comme des gens qui étaient contre les machines et qui étaient contre le progrès. En réalité c’est issu de mouvements très structurés de travailleurs, d’employés, qui s’organisaient contre les abus de pouvoir de leur patron. Des gens qui s’organisaient contre l’exploitation, qui ont vu les machines arriver comme un outil de l’exploitation et qui se sont opposés aux machines comme une des formes d’opposition à l’exploitation. Donc le luddisme ce n’est pas juste des gens, des crétins qui vont aller casser les machines ; ce n’est pas du tout ça. Ce sont des gens qui ont eu un recul et une analyse politique du rôle des machines dans les interactions entre les humains et qui ont dit « si les machines doivent être utilisées comme ça, alors on ne veut pas les utiliser ».
Ce qui est intéressant aussi c’est que les luddites ont été écrasés par l’armée. Ils ont tellement fait peur au pouvoir en place qu’on a envoyé l’armée écraser les mouvements luddites, pour dire à quel point ils étaient perçus comme une menace et peut-être pour dire à l’époque combien le pouvoir en place était main dans la main avec les industriels.
Donc l’histoire des luddites je crois que ça en dit long sur l’histoire des mouvements sociaux, sur l’histoire des mouvements de résistance, sur l’histoire des mouvements qui contestent quelque chose qui nous est imposé comme étant « c’est le progrès, c’est l’innovation donc on doit tous l’accepter » ; allez hop ! tous une puce dans le cou, tous les empreintes digitales, tous des caméras partout, tous des machins. Des gens qui vont dire « attends, wait ! On souffle un coup, on réfléchit et on se pose la question : est-ce qu’on veut ça, oui ou non ? »

Je ne sais pas ce que nos amis les internets entendent par néo-luddisme mais qu’il y ait partout dans le monde, dans tous les milieux et pas seulement dans telle ou telle petite niche politique, des gens qui se posent aujourd’hui la question de notre rapport aux machines, de nos interactions avec les machines et entre nous humains au travers des machines et qui se demandent s’il n’y a pas, peut-être, une forme d’urgence à reprendre le contrôle ou d’urgence à sortir de l’urgence, je pense que c’est quelque chose de très sain.

Intervieweur : Rapide, Bullrun !

Jérémie Zimmermann : Rapide : Bullrun !
Bullrun c’est un des 150 et quelques je crois programmes de la NSA qui ont été exposés par le petit nombre de documents qu’Edward Snowden a, en pratique, rendus publics. Il y avait des tonnes on n’en a vus que très peu.
Bullrun est un de ces programmes-là. Il faut rappeler à ce stade qu’on parle Snowden, Snowden, Snowden. Snowden c’est 2013 la publication de ces documents et ces documents étaient tous datés de 2012. Donc c’était il y a six ans. Et six ans, à l’échelle de l’évolution des technologies et à l’échelle de l’évolution des capacités et des ressources des services de renseignement, c’est une ère, ou plusieurs ères !

Bullrun c’était la capacité que s’arrogeait la NSA à aller saboter les technologies permettant de protéger sa vie privée. Et Bullrun c’était un éventail de méthodes pour aller saboter les technologies.
Parfois c’était placer un employé de la NSA dans une équipe de développement pour qu’il ajoute deux-trois bugs que la NSA puisse exploiter pour s’assurer qu’une technologie qui est censée protéger la vie privée ne la protège pas tant que ça.
Parfois, et ça a été encore une fois documenté, c’était aller payer 10 millions de dollars une entreprise, RSA [RSA Security], pour qu’elle laisse un trou de sécurité ouvert au lieu de le corriger.
Parfois, ça a été des gens de la NSA qui allaient s’asseoir dans les comités de standardisation des protocoles pour dire « hou là, là, ça a l’air beaucoup trop compliqué le truc que vous essayez de faire là ! Non, non, on a un truc pour vous c’est plus simple ! » Là encore pour permettre à la NSA de se laisser un pied à l’intérieur des protocoles, des communications, des données, etc.
Donc ce que l’on a vu avec Bullrun c’est, sans doute là encore, une petite fenêtre sur cette capacité-là, mais c’est une volonté des États ou en tout cas des États-Unis et de ses partenaires les Five Eyes.

Intervieweur : Les Five Eyes ?

Jérémie Zimmermann : Les Five Eyes c’est une alliance historique qu’il y a entre les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada, dans laquelle leurs services de renseignement partagent l’information. On ne sait pas exactement ce qu’ils partagent et comment, mais en gros, on l’a vu là aussi dans les documents d’Edward Snowden, le GCHQ [Government Communications Headquarters] britannique va aller espionner des Américains, parce que la NSA « officiellement » n’a pas le droit d’espionner les Américains et ensuite la NSA va échanger l’espionnage d’un citoyen grand-breton contre ça, donc c’est une espèce de marché de dupes ; c’est vraiment un marché pour le coup, une espèce de jeu de poker où on s’échange des cartes.

Ce que montre Bullrun c’est que les États investissent des ressources considérables pour aller affaiblir la capacité des individus et des entreprises à protéger leurs données et leurs communications. C’est un paradoxe immense parce qu'on le sait, cette agence c’est la NSA, la National Security Agency, dont la mission est de garantir, on l’indique, la sécurité nationale des États-Unis et, pour ce faire, elle s’estime légitime à aller affaiblir la sécurité du monde entier y compris des citoyens américains, en rendant les protocoles de communication, le matériel, etc., plus faibles, moins fiables.

Intervieweur : On arrive à la fin.

Jérémie Zimmermann : Peut-être, c’est toi qui vois ; c’est toi le guide.

Intervieweur : On dit toujours « laisser un conseil pour les jeunes générations. »

Jérémie Zimmermann : Ah merde !

Intervieweur : Il fallait t’en rappeler mec ! On va te donner une pré-question, ce n’est pas une question, c’est donne deux-trois livres à lire pour la communauté et ensuite ton conseil pour les jeunes générations.

Jérémie Zimmermann : Il y en a un, je l’ai déjà dit, c'est À nos amis et Maintenant. Le troisième, si vous arrivez à mettre la main dessus Théorie générale de l’information et de la communication de Robert Escarpit. Salut Christophe si tu nous regardes. Un ouvrage, je crois, de 1973 ou 1976 qui est d’une densité ! Il faut presque le voir comme une forme de poésie tellement ce truc est dense ; il y a des équations et des machins. C’est un type qui était un scientifique absolument brillant qui explique les réseaux, qui explique les communications et qui explique aussi le pouvoir que ça implique ; un truc complètement visionnaire et vraiment brillant.
Après peut-être des trucs sur le bouddhisme zen ou sur le taoïsme, mais je n’ai pas de titres en tête.

Et conseil aux jeunes générations ! Ce serait peut-être : n’écoutez pas les conseils des vieilles générations et globalement ne leur faites pas confiance ; leurs matériels, leurs softwares, leurs protocoles, leurs institutions, ayez toujours, toujours un doute critique à leur sujet, y compris sur ce que je vous dis là. Et vraiment cultivez ce doute, cultivez cette critique et inventez-vous, inventez par vous-même, cherchez, essayez, échouez. N’ayez pas peur d’échouer, acceptez l’échec comme une partie du chemin, comme une partie de l’expérimentation. Et surtout ne nous faites pas confiance, détrônez-nous, destituez-nous.

Intervieweur : Jérémie Zimmermann, merci.

Jérémie Zimmermann : Merci à toi.


Comment, pourquoi les Chatons et notamment le Chapril - Décryptualité du 3 décembre 2018 - Transcription

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Nolwenn - Magali - Christian - Nico - Luc

Titre : Décryptualité du 3 décembre 2018 - Comment, pourquoi les Chatons et notamment le Chapril
Intervenants : Nolwenn - Magali - Christian - Nico - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : décembre 2018
Durée : 14 min
Écouter ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Logo Chapril - Licence GNU FDL - CC by-sa - LAL
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Souscrivant à l'initiative Chatons de Framasoft l'April sort son Chapril. L'occasion de rappeler en quoi consiste l'initiative et l'engagement associatif à offrir de telles alternatives.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 48. Salut Manu. Non ? Pas de Manu ! Où est Manu ? Bon, eh bien alors salut Mag.

Mag : Miaou Nolwenn.

Nolwen : Miaou Nico.

Nico : Miaou Christian.

Christian : Miaou Luc.

Luc : Comment ça miaou ? Je vois que quand Manu n’est pas là, les chatons dansent ou un truc comme ça. Manu est parti ; il n’a même pas fait de revue de presse, elle n’est pas encore publiée.

Mag : En fait il l’a faite, mais elle n’est pas validée.

Luc : Donc on n’en parlera pas cette semaine.

Mag : Ça fait bizarre d’ailleurs un décryptualité sans revue de presse !

Luc : Oui, mais c’est la vie ! C’est comme ça ! Donc du coup nous avons décidé de parler CHATONS.

Mag : Oui. On va chatonner ce soir.

Luc : Une initiative dont on parle régulièrement avec un point de vue, ce soir, un petit peu plus particulier parce qu’il y a des chatons qui se montent notamment à l’April et chez Parinux. Du coup, on a des gens qui sont en première ligne et qui peuvent en parler. Un chaton c’est quoi ?

Mag : Un chaton1 c’est un membre du collectif des Hébergeurs, Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires.

Nolwenn : Rien que ça !

Luc : C’est une initiative lancée par ?

Nico : C’est une initiative qui a été lancée à l’origine par Framasoft2. Ils avaient décidé de Dégoogliser Internet3. Ils avaient proposé plein de services et ils se sont rendu compte qu’ils devenaient un peu trop gros parce que plein d’utilisateurs sont arrivés sur leurs services et, du coup, ils étaient en train de se transformer en Google bis. Donc ils ont dit : on ne deviendra pas gros, on va faire plein de petits chatons partout et donc monter plein de structures qui vont gérer globalement les mêmes services, mais de manière décentralisée et avec peu d’utilisateurs ; leur but c’est d’être en dessous de la barre du millier d’utilisateurs.

Mag : Parce que plus on est nombreux et mieux c’est !

Luc : Effectivement. C’est un petit dans la logique de ce que FDN avait fait, donc French Data Network4 qui était le premier fournisseur d’accès associatif et qui, grossissant, avait dit : « On ne veut pas devenir gros, on va apprendre à d’autres personnes à faire la même chose que nous ». Framasoft s’est mis un peu dans cette logique-là.

Christian : Et ça permet donc une plus grande décentralisation des services, ce qui est vraiment positif.

Mag : Des chatons on en trouve partout : il y en a France, au Canada ; pour l’instant ça s’arrête là. Il me semble qu'il y en a peut-être un qui va arriver en Belgique ou qui est déjà en Belgique.

Christian : Il y a une très belle carte sur le site chatons.org où on peut les consulter, les localiser, les voir.

Luc : Chatons au pluriel.

Christian : chatonsss point org !

Luc : Combien de chatons au final ?

Mag : 61 chatons actuellement mais là il y a une nouvelle portée et je pense qu’il va y en avoir six ou sept de plus.

Luc : Une portée c’est quand il y en a de nouveaux qui rentrent ? Du coup, qu’est-ce qu’il faut pour faire un chaton ?

Christian : Déjà, on ne fait pas ce qu’on veut quand on est un chaton : il y a une charte à respecter, il y a aussi un manifeste très engagé à suivre et auquel il faut adhérer. Donc il y a un certain nombre de règles importantes à respecter.

Nico : Les règles, en fait, c’est tout ce qui va faire qu’un service va être éthique. Ça va être : on s’engage à ne pas surveiller les données, à ne pas faire de censure, à éviter les contrôles par les administrateurs des données des utilisateurs ; cela a été renforcé en plus avec l’entrée en vigueur du RGPD [Règlement général sur la protection des données] qui était clairement dans la philosophie de ce que les chatons voulaient mettre en place. Après, il y a toutes les problématiques techniques : faire des backups, avoir un business modèle viable donc pas un truc qui va mourir tout seul parce qu’il n’y a pas de finances ou il n’y a personne pour s’en occuper. Il faut vraiment venir avec un vrai projet, sur le long terme, et pas juste un truc kleenex qui finira dans 15 jours.

Mag : Et bien sûr solidaire : si un chaton meurt, il faut que les données qui sont stockées chez ce chaton-là puissent être récupérées par les autres chatons pour que le service continue.

Luc : Est-ce qu’on a déjà eu des petits chats morts ? Le petit chat est déjà mort ?

Mag : Oui, il y en a un qui a préféré arrêter parce qu’il n’arrivait plus à maintenir ses services.

Christian : Il faut voir qu’un chaton c’est une aventure humaine ; c’est du temps, de l’investissement, une machine plus ou moins puissante et du temps pour mettre en place les choses et parfois on s’aperçoit que, effectivement, c’est trop de disponibilités pour ce qu’on a, mais ce n’est pas grave, c’est positif, ce sont des expériences partagées et c’est très bien ! Vu qu’il y a beaucoup de chatons, même s’il y en a un qui disparaît, ça ne remet pas en cause le service et le principe pour tout le monde.

Luc : Du coup, comment on fait pour récupérer ses données ? Parce que si on met ses données dans un chaton et que le chaton meurt, il passe sous une voiture, comment on fait ? On a mis toutes ses billes dedans, c’est foutu ?

Christian : Là-dessus la charte des chatons est très claire, c’est-à-dire que les données sont récupérables pendant un certain temps et en respectant un certain nombre de règles.

Luc : Mais si la personne lâche le morceau et dit « ce n’est plus mon problème », comment tu peux garantir qu’elle va faire ce qu’elle s’est engagée à faire ?

Nico : C'est vrai que ça va être compliqué, quand même, si ça ferme du jour au lendemain. C’est arrivé je crois, récemment, pas sur un chaton mais sur un autre service où ils ont perdu leur disque dur suite à une erreur de manip de leur hébergeur, eh bien !!!!

Luc : Du coup il n’y avait pas de backup ?

Nico : Là non ; là l’hébergeur a vraiment tout « vraqué » d’un coup ; ils se sont retrouvés un peu dans le gaz. Malheureusement la fiabilité à 100 % n’existe pas, mais les chatons s’engagent à faire le maximum possible à hauteur de leurs moyens. Forcément qu’une structure un peu plus grosse aura peut-être plus de moyens et plus de fiabilité qu’une structure plus petite. Quoique ça ne veut pas forcément dire grand-chose en informatique.

Nolwenn : Ou pas !

Christian : Rappelons, bien sûr, que dans tout système d’information, il ne faut pas forcément faire une confiance absolue à son fournisseur et faire ses propres sauvegardes. C’est une règle de base en informatique.

Luc : Et rappelons que les GAFAM, les très très grosses boîtes qui ont beaucoup de moyens font également d'énormes conneries. En 2011 c’était Sony qui s’était fait piquer des millions de données bancaires, des numéros de cartes bancaires valides, non chiffrés à priori.

Nico : Il y avait Google qui s’était pris la foudre sur un data-center et qui avait perdu quelques téraoctets de données dans un coin.

Mag : Il y avait Facebook qui distribuait gratuitement des données de ses utilisateurs.

Luc : Voilà ! Les données de 86 millions de personnes et qui, en plus de ça — il y avait un article là-dessus, c’est assez récent — n’avait pas lu les conditions de la boîte à qui il donnait les données de 86 millions de personnes. Donc le risque zéro n’existe pas.
Dans les chatons qui quittent le navire, il y en un autre un peu particulier qui est parti et qui lui a décidé que le principe de chaton ne lui convenait plus.

Mag : En fait il y eu un ultimatum : soit vous virez tel chaton, soit je me barre ! Et à chaque fois qu’il y a ce genre d’ultimatum !

Luc : Pourquoi virer le chaton ? Sur quelle base ?

Nolwenn : Pour des raisons politiques. Après, le problème des chatons c’est que comme ce sont des collectifs, forcément chaque collectif peut avoir sa propre position politique et sa vision de comment doivent être faites certaines choses. C’est inhérent à tous les milieux, que ce soit les chatons ou ailleurs.

Christian : Je vous invite à regarder le site chatons.org parce que la charte est assez précise justement sur les exigences et les attendus. Les exigences ont leurs limites, donc il peut y avoir des gens qui estiment qu’il y a besoin de plus, effectivement. Là, encore une fois, c’est une activité collective et des fois il y a des gens qui n’adhèrent pas et préfèrent prendre leur chemin. C’est possible. Le chaton n’est pas là pour tout remplacer, n’est pas là pour tout faire, mais c’est un projet, c’est une référence, c’est un repère dans l’espace numérique qui est plutôt intéressant, mais qui ne veut pas dire qu’à côté il n’y a pas aussi d’autres activités.

Luc : Qu’est-ce qu’on trouve comme types de services dans ces chatons ?

Nolwenn : Globalement on va retrouver le même genre de services que ceux qu’on trouve déjà chez nos amis de Framasoft. Ça va être par exemple des pads ou des agendas en ligne.

Luc : Un pad c’est quoi ? Un iPad c’est ça ?

Nolwenn : Non. C’est un outil de travail collaboratif pour travailler sur du texte. Par exemple vous voulez faire une page wiki qui n’existe pas, vous êtes cinq copains, vous allez travailler sur la même page et à la fin vous allez pouvoir tout pousser d’un coup.

Luc : On l’utilise aussi pour les compte-rendus ; on travaille à plusieurs en même temps sur les compte-rendus quand on fait des réunions ; ça marche bien.

Mag : Ou pour les traductions.

Luc : Quoi d’autre ?

Christian : Des pastes pour copier-coller des morceaux de texte, échanger rapidement sur Internet quand on ne travaille pas au même endroit en même temps.

Luc : C’est tout ?

Mag : Il y a aussi des raccourcisseurs d’URL, ce qui est assez pratique quand on doit envoyer une URL par mail, ça fait un petit bout au lieu de trois lignes. Il y un abonnement au flux RSS.

Luc : Plus personne n’utilise les flux RSS !

Mag : Si, il y en a.

Christian : Plus qu’on ne croit. Il y a aussi des instances Mastodon.

Nico : Après, globalement, c’est tout logiciel qui est hébergeable sur un serveur et partageable par plusieurs personnes.

Luc : Logiciel libre.

Nico : Logiciel libre. D’ailleurs je ne sais même pas s’il y a une notion de logiciel libre dans les chatons.

Mag : Si.

Nolwenn : Si.

Christian : Si. C’est dans la charte, il y a marqué « il faut que ça soit des logiciels sous une licence compatible avec celles de la Free Software Foundation.

Nico : Globalement, n’importe quel logiciel peut être installé sur un chaton, il suffit juste d’avoir suffisamment d’utilisateurs pour le demander, suffisamment de gens pour l’installer et puis suffisamment de gens pour le maintenir aussi, derrière.

Luc : Dans les services intéressants il y a aussi Nextcloud5 qui est une sorte de cloud personnel — c’est déjà un gros logiciel donc tout le monde ne l’offre pas — qui permet de synchroniser ses contacts, son agenda, d’héberger des fichiers et de les partager. Moi j’en ai un chez la Mère Zaclys qui est un chaton ; c’est quand même vachement pratique et ça évite de mettre tous ces trucs-là chez les GAFAM.

Nico : Nextcloud est un bon exemple parce que c’est un des plus compliqués à maintenir pour les chatons : ça consomme beaucoup de disque dur, justement les gens vont mettre beaucoup de données dedans, du coup il faut des grosses capacités techniques ; tous les chatons n’ont pas ces capacités-là donc il y a très peu de Nextcloud et, du coup, tout le monde va chez les mêmes. Ce sont vraiment des services comme ça qui sont un peu critiques et malheureusement pas encore très bien décentralisés.

Mag : À Parinux on a un Nextcloud ! Et vous à l’April ?

Christian : On a d’autres services. D’ailleurs c’est un point important, nous recrutons des animateurs de services. Si vous avez un service qui vous intéresse particulièrement vous pouvez nous le proposer, on se fera une joie de vous accueillir dans l’équipe Chapril pour l’installer, le maintenir et le faire vivre.

Luc : Christian, toi qui as participé de l’intérieur à la mise en place du côté technique d’un chaton, ça consiste à quoi, en gros, en essayant de rester clair pour les néophytes ?

Christian : Principalement c’est mettre effectivement une machine en place. Certains chatons se basent sur des toutes petites machines qui fonctionnent presque toutes seules par exemple avec YunoHost6. Nous on a fait le choix d’une infrastructure plutôt solide avec deux serveurs redondés, des backups, de l’espace numérique fantastique. À partir de là on a installé des machines virtuelles pour faire tourner des services. Un gros travail ! Au passage je salue Polux et toute l’équipe de l’April.

Mag : Et Quentin et Édouard et Didier et VX. Bref !

Luc : Du coup tu estimes à combien de temps de boulot passé là-dessus par les membres de l’April ?

Christian : Mais quand c’est du plaisir on ne compte pas, voyons ! Je dois reconnaître que ça a été l’occasion de faire aussi des Chapril Camps, de bloquer des week-ends pour passer du temps ensemble à mettre en place une infrastructure de qualité.

Nico : De toute façon, en termes de temps, ça va beaucoup dépendre des services qu’on propose, du nombre d’utilisateurs qu’on va accueillir. Forcément, si on accueille 10 000 personnes avec des services par paquets de 12, il va vraiment falloir beaucoup de moyens. Alors que si un chaton ne propose qu’un service à dix adhérents ça, ça peut se monter en un après-midi sans problème.

Nolwenn : Après il y a un point aussi qui n’a pas forcément été soulevé, ce sont les compétences personnelles de chaque administrateur. Comme dans les chatons la plupart des gens sont des bénévoles et ne sont pas forcément du métier de l’administration système, c’est aussi un point de vue personnel, une montée en compétences qu’il faut acquérir et ce n’est pas toujours évident à acquérir ; il faut vraiment une vraie curiosité, une vraie volonté de le faire et d’apprendre.

Christian : C’est ça qui est passionnant, c’est que chacun peut apporter sa plus-value ; on n’est pas forcément obligé d’être un adminsys professionnel pour participer ; on peut commencer par juste installer un logiciel libre et voir comment il fonctionne, comment il s’installe, être accompagné et puis juste s’occuper de ça, ne pas s’occuper de l’infrastructure à côté, des serveurs, du routage, des sauvegardes, du monitoring. Non, non, on laisse ça à ceux qui savent faire et on se concentre juste sur le service ; ça prend moins de temps et ça permet effectivement un, de participer deux, d’être utile et de monter en compétences, absolument.

Luc : Il faut aussi tenir dans la durée, effectivement. Souvent on sait que sur les projets bénévoles on arrive, quand on a de la chance, à trouver des gens motivés au départ, mais des gens motivés dans la durée ce n’est pas toujours facile ; comment on fait pour maintenir des trucs parce qu’il y a des mises à jour à faire, ce genre de choses, comment on fait pour tenir dans la durée ?

Nico : C’est aussi pour ça que les chatons n’excluent pas les entreprises. Vous avez le droit d’être une entreprise mais, du coup, sous certains formats puisqu’il y faut une entreprise éthique donc les SCOP [Société coopérative et participative] en particulier pour faire ce système-là. Vous pouvez très bien faire payer le service ; il faut juste que ce ne soit pas gratuit ou, en tout cas, pas financé par la publicité ou par la revente des données des utilisateurs, donc éviter ce que font les GAFAM. Mais vous pouvez monter, avec un business modèle fiable vous pouvez être un chaton et vendre votre service à vos clients.

Mag : Et vous pouvez aussi être un particulier, avoir un chaton totalement fermé réservé à votre famille. Donc c’est vraiment ouvert à un grand nombre de personnes.

Christian : Certaines associations ont des services qui sont réservés aux adhérents et là les cotisations permettent, par exemple, de couvrir l’espace disque nécessaire pour avoir un Nextcloud ou autre.

Luc : On cite souvent les Motards en Colère parce qu‘on ne les attend pas là ; on ne voit pas les Motards en Colère en chatons, mais ils ont leur propre chaton réservé aux Motards en colère.

Christian : Pour faire durer il faut une équipe effectivement, souvent d’adminsys mais justement c’est aussi l’opportunité d’installer une organisation avec une équipe et de se répartir avec un adminsys qui va gérer le gros serveur et des personnes qui vont ne s’occuper que d’un service ; ça peut être plus léger. On voit que ça peut être l’organisation habituelle des gros geeks qui sont tout seuls ou alors, justement, une équipe ouverte.
Autre point important, il n’y a pas que des geeks ou des técos pour faire tourner un chaton. Il y a besoin de rédactionnel, il y a besoin de graphisme. L’un des points intéressants avec le Chapril, c’était de travailler avec Antoine Bardelli, un des graphistes avec qui on travaille beaucoup à l’April et qui nous a fait un magnifique logo Chapril ; je vous invite à aller voir chapril.org7, c’est magnifique !

Mag : Laisse-moi deviner ! Il a une tête de chat, c’est ça ?

Christian : Oh ! Comment tu as deviné ?

Luc : OK ! Il y a une autre chose qu’il faut faire effectivement dans la durée, c’est accompagner les utilisateurs, c’est une chose que je compte faire au sein de Parinux parce qu’il y a des tas de gens qui vont galérer un petit peu et il faut les aider. Il y a plein d’outils, on n’en a cité qu’une partie ; il y a notamment le truc pour les dates, l’équivalent de Doodle que tout le monde utilise et ça marche tout aussi bien ailleurs.

Christian : On en a un sur Chapril !

Luc : Ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier ; s’il y a une alternative utilisez-la plutôt qu’utiliser le machin propriétaire qui vous espionne, ça ne vous coûtera pas plus cher et ça ne vous fera pas perdre de temps. Donc voilà ! Allez sur chatons.org, chatons au pluriel, chatonsss. Amusez-vous bien et on se retrouve la semaine prochaine

Mag : Miaou.

Christian : Miaou.

Nolwenn : Miaou.

Luc : Wouaf !

Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 4 décembre 2018

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Frédéric Couchet

Titre :Émission Libre à vous ! diffusée mardi 4 décembre 2018 sur radio Cause Commune
Intervenants : Caroline Corbal - Pierre Baudracco - Frédérique Pfrunder - Laurent Costy - Isabella Vanni - Olivier Grieco - Frédéric Couchet
Lieu : Radio Cause commune
Date : 4 décembre 2018
Durée : 1 h 30 min
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Licence de la transcription :Verbatim
Illustrations :Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

logo cause commune

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout dans le monde sur le site cause-commune.fm. La radio dispose d’un webchat, donc utilisez votre navigateur web et rendez-vous sur chat.libre-a-toi.org ou directement sur le site de la radio et vous cliquez sur « chat », ainsi vous nous retrouvez également sur le salon dédié à l’émission.
Nous sommes mardi 4 décembre 2018, nous diffusons en direct mais vous écoutez peut-être un podcast dans le futur.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre. Je suis Frédéric Couchet, délégué général de l’April.
Le site web de l’April est april.org et vous pouvez y trouver dès maintenant une page consacrée à cette émission avec tous les liens et références utiles que nous allons citer — ceux que nous n’avons pas encore mis sur la page je les rajouterai à la fin de l’émission —, les détails sur les pauses musicales et toute autre information utile en complément de l’émission.
N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu, mais aussi des points d’amélioration. Je vous souhaite une excellente écoute.

On va passer maintenant au programme du jour.
Nous allons commencer par une interview de présentation du Paris Open Source Summit qui est un évènement qui va se dérouler demain et après-demain.
Ensuite, d’ici une quinzaine de minutes, notre sujet principal porte sur les logiciels libres et le monde associatif et j’ai le grand plaisir d’avoir en studio avec moi Frédérique Pfrunder, déléguée générale chez Le Mouvement associatif. Bonjour Frédérique.

Frédérique Pfrunder : Bonjour.

Frédéric Couchet : Également présent Laurent Costy, administrateur de l’April, co-animateur du groupe de travail Libre Association de l’April et directeur adjoint de la Fédération Française des MJC, donc Maison des jeunes et de la culture. Bonjour Laurent.

Laurent Costy : Bonjour à toutes et à tous.

Frédéric Couchet : On vous retrouve d’ici une petite quinzaine de minutes. Ensuite, aux alentours de 16 h 45, nous aurons une présentation de notre initiative Libre en Fête par ma collègue Isabella Vanni.
À la réalisation de notre émission nous avons notre ami Olivier Grieco. Bonjour Olivier.

On va passer tout de suite au premier sujet. Comme je vous l’ai dit, on va commencer par une interviewe de Pierre Baudracco et Caroline Corbal qui sont membres du comité de programme de Paris Open Source Summit, qui vont nous parler de cet évènement qui a lieu les 5 et 6 décembre 2018 au Dock Pullman à Aubervilliers. C’est une interview qui a été enregistrée il y a quelques jours et on se retrouve juste après.

Frédéric Couchet : Eh bien bonjour. Je suis en compagnie de Pierre Baudracco et de Caroline Corbal ; nous allons parler d’un évènement qui se passe les 5 et 6 décembre 2018 à Aubervilliers, près de Paris, c’est le Paris Open Source Summit. Je vais demander à Pierre et Caroline de se présenter rapidement. Pierre.

Pierre Baudracco : Bonjour. Donc Pierre Baudracco, je suis président du programme de l’édition 2018 du Paris Open Source Summit ; je suis également président d’un éditeur de logiciels libres qui s’appelle Blue Mind.

Frédéric Couchet : Blue Mind est un concurrent libre à Microsoft Exchange, si je me souviens bien.

Pierre Baudracco : Exactement, la messagerie collaborative.

Frédéric Couchet : Caroline, peux-tu te présenter rapidement ?

Caroline Corbal : Bonjour, Caroline Corbal. J’ai le plaisir cette année de coordonner la thématique « Écosystème » du Paris Open Source Summit. Par ailleurs je travaille dans une entreprise qui s’appelle Inno3, spécialisée dans le logiciel libre et l’open data et je suis présidente d’une association qui promeut un outil libre de démocratie participative.

Frédéric Couchet : Qui s’appelle comment ?

Caroline Corbal : DemocracyOS.

Frédéric Couchet : OK. Merci. Maintenant on va commencer par la présentation de cet évènement, Paris Open Source Summit. Pierre, peux-tu nous présenter en quelques mots ce qu’est cet évènement, quels sont les objectifs, le public attendu, les intervenants qui sont annoncés ?

Pierre Baudracco : Très rapidement. Le Paris Open Source Summit c’est le plus grand évènement européen lié à l’open source. C’est un évènement généraliste qui va contenir un espace exposition, donc des sociétés viennent exposer leurs produits, leurs savoir-faire ; un grand programme de conférences dont je suis président et dont Caroline est vice-présidente d’une des thématiques majeures ; qui va contenir également un village d’associations, associatif, puisqu’une des particularités de l’open source c’est d’avoir tout un pan lié à la communauté, on en reparlera, et puis un événement qui intéresse aussi des VIP puisque nous avons l’honneur d’accueillir la ministre Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, des gens de l’ANSSI de l’État et diverses personnalités, le Cigref par exemple.

Frédéric Couchet : L’ANSSI c’est l’Agence de sécurité de l’État et le Cigref, rappelle-moi ce que c’est ?

Pierre Baudracco : Le Cigref, en gros, c’est le club des DSI des 150 plus grandes entreprises françaises.

Frédéric Couchet : C’est ce qui regroupe les directions informatiques des grandes entreprises françaises. Caroline, comme l’a dit Pierre, toi tu t’occupes d’un thème qui s’appelle le thème « Écosystème » ; est-ce que tu peux nous en dire plus ?

Caroline Corbal : La thématique « Écosystème » cette année on l’a vraiment vue comme une tribune pour rassembler et valoriser celles et ceux qui ont fait le choix de l’ouverture et de la collaboration pour innover plus efficacement, plus durablement. Donc il y a des thématiques phares qui sont portées dans ce cadre-là, notamment « l’éthique du numérique » puisque la confiance dans le numérique en dépend. Donc on va parler de données personnelles, on va parler d’intelligence artificielle, des modèles économiques liés au logiciel libre aussi. On va aussi beaucoup parler de comment l’open source et ce qu’on appelle aujourd’hui l’inner source, donc des pratiques liées à l’ouverture peuvent accélérer la transformation numérique des organisations. On a fait aussi le choix d’apporter beaucoup d’importance à l’inclusion et à la diversité dans cette édition, notamment la place des femmes dans l’open source, dans le numérique en général mais dans l’open source aussi, déjà en féminisant plus le programme mais aussi en ayant des sessions dédiées à ce sujet-là qui seront très accès solutions pratiques : comment est-ce qu’on peut apporter collectivement des réponses à ces enjeux ? Il y a des femmes de plein de projets à la fois recherche, d’entreprises, du secteur public, qui vont venir témoigner et apporter des solutions concrètes.

Frédéric Couchet : Ça c’est super. Déjà ça démontre qu’en fait, par rapport aux personnes qui écoutent l’émission, eh bien toute personne qui écoute l’émission peut venir, ne serait-ce que sur le thème « Écosystème ». Le grand public peut venir, peut découvrir ces conférences, et puis les personnes un peu plus techniques ou un peu plus connaisseuses de ces sujets peuvent aussi être intéressées par le thème « Écosystème » bien entendu mais aussi par les deux autres thématiques qui sont les thématiques « Tech » pour technique et « Solutions ». Pierre est-ce que tu peux nous les présenter ?

Pierre Baudracco : Effectivement l’open source est d’origine assez technique, ce sont des outils informatiques, donc toute la galaxie technique est invitée et vient en général à cet évènement.
La thématique « Solutions », on a voulu justement ouvrir pour proposer et montrer quelles solutions existaient en open source, en logiciel libre, à destination du grand public et des entreprises et il n’y a pas besoin de connaître le logiciel libre pour ça : c’est « voilà ce qui existe en termes de logiciels, d’applications de gestion ou autres ».
La thématique « Écosystème », Caroline en a parlé, ce sont tous les impacts que l’open source peut avoir sur la société et on aura des débats cette année, notamment en conférence plénière, un keynote sur la souveraineté, en quoi l’open source peut aider à préserver ou garder une souveraineté numérique en France ou en Europe par rapport aux géants américains qui sont très ou trop puissants. Et une problématique liée aux compétences, à l’emploi, à l’embauche, c’est pour ça aussi que la ministre madame Vidal vient puisque c’est un des enjeux phares : le numérique explose, l’open source est un moteur de cette révolution numérique et aujourd’hui on manque de talents et de compétences donc il faut favoriser l’émergence de personnes dans ces domaines.

Frédéric Couchet : Très bien. Ça me fait penser d’ailleurs que les gens qui peuvent chercher de l’emploi aujourd’hui dans le logiciel libre, eh bien Paris Open Source Summit c’est le bon moment de rencontrer des entreprises qui recrutent parce qu’effectivement vous recrutez des talents. Je suppose que c’est dans toutes les catégories techniques que vous recrutez.

Pierre Baudracco : Oui. Toutes les catégories : techniques, mais ça peut être même commerce, ça peut être marketing, mais effectivement il y a un gros focus sur le technique et d’ailleurs cette année, au Paris Open Source Summit, on a organisé un forum RH avec les coorganisateurs notamment Systematic, le pôle Systmatic a organisé un grand forum RH, un endroit pour se retrouver justement par rapport à l’emploi, donc avec des conférences, avec des jobs dating, avec un concours coding party, etc.

Frédéric Couchet : D’accord ça me fait penser à une question : qui organise, en fait, le Paris Open Source Summit ?

Pierre Baudracco : Le Paris Open Source Summit est coorganisé par le pôle de compétitivité Systematic, par les régions, par la société Weyou qui est en charge de la logistique et de la commercialisation de la partie exposition et par le CNLL qui est, en fait, la fédération qui regroupe l’écosystème professionnel du logiciel libre et qui fournit beaucoup de contenus justement.

Frédéric Couchet : Donc le CNLL qui veut dire Conseil national du logiciel libre, même si je crois que le nom va évoluer. En tout cas on peut dire que c’est la structure qui représente un petit peu les acteurs économiques du logiciel libre en France et je suppose qu’il y aura effectivement une présentation du CNLL avec les deux coprésidents Stéfane Fermigier et Philippe Montargès.
Tu parlais de Weyou ; pour les gens qui suivent le logiciel libre depuis longtemps c’est aussi la structure qui organisait les salons GNU/Linux expo il y a quelques années, donc il y a une persistance dans l’organisation, et une des caractéristiques, justement ce que tu disais tout à l’heure Pierre, et Caroline va peut-être pouvoir nous donner des détails sur la partie exposants, le village exposants qui mélange à la fois des entreprises et également des associations du logiciel libre.

Caroline Corbal : Tout à fait. Il y aura plusieurs stands dédiés aux entreprises de l’open source et, par ailleurs, il y a un village des associations qui réunit de nombreux acteurs associatifs qui représentent bien la diversité et la richesse, en fait, des associations du Libre. Il y aura également une session pour ces acteurs-là via l’outillage des associations ; donc même si vous n’êtes pas une association du Libre, vous pouvez aller vous renseigner sur les outils libres que vous pouvez utiliser au sein de votre association, qui sera coorganisée par Webassos et par l’April. On a vraiment souhaité donner une place particulière aux associations qui feront aussi la clôture du Paris Open Source Summit cette année.

Frédéric Couchet : Merci Caroline de parler de ça parce qu’en fait ça fait l’enchaînement vu que dans l’émission du 4 décembre le sujet principal ce sera justement logiciel libre et monde associatif avec notamment Laurent Costy qui intervient à Paris Open Source Summit.
Parmi les évènements associés, en tout cas les temps forts, j’ai noté, et je crois que tu voulais évoquer ça Caroline, la présence de la DSI de l’État qui va faire une journée ouverte à toutes les personnes de l’administration qui veulent contribuer au logiciel libre.

Caroline Corbal : Tout à fait. L’idée c’est d’organiser une journée, donc les blue hats, les chapeaux bleus, vous pourrez les reconnaître car ils vont vraiment porter des chapeaux bleus sur l’évènement. L’idée c’est de rassembler une communauté autour des logiciels libres qu’utilisent ou produisent les administrations et lever, petit à petit, les freins qui peuvent exister à la contribution à ces logiciels libres. Ça fait notamment suite au fait que l’État a publié récemment, cette année, sa politique de contribution en matière de logiciel libre.

Frédéric Couchet : Tout à fait. Nous aurons l’occasion, début 2019, justement d’inviter des représentants de cette structure et qui ont nommé, en plus, un référent logiciels libres qui est un libriste de longue date, qui s’appelle Bastien Guerry, qui sera présent lui aussi, évidemment, à Paris Open Source Summit.
Pierre est-ce qu’il y a d’autres évènements associés dont tu veux parler ? Peut-être le Prix « Acteurs du Libre » ou d’autres évènements ?

Pierre Baudracco : Effectivement j’ai présenté le salon, l’évènement rapidement, j’ai oublié de mentionner que le Paris Open Source Summit c’est également une dizaine d’évènements associés comme la remise du Prix « Acteurs du Libre », comme le Forum RH, comme EOLE qui est un évènement sur la partie juridique de l’open source, comme l’Open Source Community Summit, comme l’Open CIO Summit donc un petit sommet des grands DSI. Voilà ! C’est plein d’évènements qui se déroulent dans le cadre du salon et je voudrais aussi rajouter, puisque Caroline a parlé du village associatif, que la cérémonie de clôture cette année, donc le deuxième jour, le 6 décembre en fin de journée, est organisée par les associations et sera assez festive. Nous aurons la présence de l’Open Source Initiative, l’OSI, avec son président qui va venir parler et fêter des anniversaires comme l’anniversaire de linux.fr, etc. Donc ça va être festif, venez nombreux déguster et manger ces gâteaux.
Et dernier point, le Paris Open Source Summit en chiffres : le Paris Open Source Summit c’est 5000 visiteurs, donc vous avez compris que tous les publics sont les bienvenus ; c’est un évènement qui est gratuit donc n’hésitez pas à vous pré-inscrire ou venir directement le jour même ; c’est plus de 200 conférences et plus de 150 exposants. Donc c’est une vraie grand-messe sur l’open source européenne.

Frédéric Couchet : Effectivement c’est un évènement à ne pas manquer sur le logiciel libre et l’open source. Tu parles des fêtes ; effectivement le site linux.fr qui est un site d’information sur le logiciel libre fête ses 20 ans et ça sera à la fois festif et aussi un peu bruyant parce qu’ils nous ont demandé notre mégaphone ; on essaiera de ne pas faire trop de bruit ! Mais effectivement, beaucoup de structures fêtent, entre guillemets « leurs 20 ans » parce qu’une date marquante dans le logiciel libre c’est 1998, comme tu l’as dit, avec notamment la création de l’Open Source Initiative et le lancement d’un certain nombre de projets.
Avant de vous laisser la parole peut-être pour des derniers points, on va rappeler les dates, le lieu et comment ça se passe en pratique : c’est-à-dire est-ce que les gens qui veulent venir doivent s’inscrire ? Est-ce que c’est payant ? Caroline est-ce que tu peux nous donner les informations pratiques ?

Caroline Corbal : L’évènement est gratuit. Vous pouvez réserver votre badge sur le site internet, donc c’est opensourcesummit.paris l’URL pour y accéder, et ensuite, le jour J, il suffit de se présenter et de récupérer son badge à l’entrée.

Frédéric Couchet : Quelles sont les dates ?

Caroline Corbal : Les 5 et 6 décembre. L’évènement ouvre ses portes à 9 heures les deux jours.

Pierre Baudracco : Et le lieu.

Frédéric Couchet : Le lieu, je l’ai noté, parce que c’est au Dock Pullman, donc c’est 87 avenue des Magasins Généraux à Aubervilliers. Rassurez-vous, c’est à 100 mètres de la Porte de la Chapelle et il y a des bus qui arrivent. Pierre, tu veux rajouter…

Pierre Baudracco : C’est juste aussi au bout de la ligne 12 du métro. On peut y aller en métro.

Frédéric Couchet : D'accord.On peut y aller en métro effectivement. Oui, Porte de la Chapelle je crois que c’est la ligne 12 de mémoire. Donc le Dock Pullman, les 5 et 6 décembre 2018, ça ouvre ses portes à 9 heures. Vous avez compris aussi qu’il faut être présent le jeudi 6 décembre aux alentours de la fermeture pour profiter du final avec les associations, les différentes fêtes. On va rappeler le site web c’est opensourcesummit.paris, donc pré-réservez votre badge ; l’accès est gratuit mais il faut s’inscrire. Caroline, Pierre est-ce que vous voulez rajouter quelque chose avant qu’on conclue ?

Pierre Baudracco : Non. C’est juste un grand évènement très ouvert, on a vu, différents publics, différentes manifestations, des conférences, donc venez nombreux, l’intérêt c’est d’être le plus nombreux possible pour accompagner cette ouverture de la révolution numérique qui passe par l’open source.

Caroline Corbal : Peut-être pour conclure, un dernier mot pour dire aussi merci à toutes les personnes qui ont contribué à faire de cette édition ce qu’elle va être et la diversité notamment du programme parce que là on est juste Pierre et moi et au comité de programme on est cinq personnes. Par ailleurs ce sont énormément de personnes qui travaillent sur le sujet, qui sont très représentatives de la diversité de l’écosystème, qui viennent du secteur public, du secteur privé, des associations et qui ont travaillé pendant un an. Donc un grand merci à toutes ces personnes.

Frédéric Couchet : Effectivement on les remercie. On a hâte d’être à la semaine prochaine, les 5 et 6 décembre 2018, à Aubervilliers, près de la Porte de la Chapelle, pour deux jours autour du logiciel libre. Écoutez, merci Pierre et merci Caroline. À bientôt.

Pierre Baudracco : Merci Frédéric.

Caroline Corbal : Merci et rendez-vous les 5 et 6 décembre.

Frédéric Couchet : Merci.

Frédéric Couchet : Merci.
Vous venez d’entendre une interview avec Pierre Baudracco et Caroline Corbal, membres du comité de programme de Paris Open Source Summit qui se déroule demain et après-demain au Dock Pullman à Aubervilliers.
Vous avez beaucoup entendu parler du terme open source. Pour les gens qui suivent bien l’April vous savez que ce n’est pas un terme que l’on privilégie. Les termes « logiciel libre » qui vient de l’anglais free sofware et open source dans le sens donné par l’Open Source Initiative, en pratique, désignent à peu près les mêmes logiciels, mais l’usage de ces deux termes met en valeur des points de vue qui sont très différents. Le mouvement du logiciel libre est avant tout éthique, basé sur le partage de la connaissance et sur l’entraide là où le mouvement open source met plutôt en avant les aspects pratiques, économiques, des logiciels libres. En plus, le terme open source est souvent utilisé pour tromper les personnes et qualifier des logiciels qui ne répondent pas aux critères donnés par l’Open Source Initiative, qui fête donc ses 20 ans dans deux jours.
Le terme logiciel libre étant plus précis et renforçant l’importance des libertés il est privilégié à l’April, mais l’évènement s’appelle Paris Open Source Summit.

Vous êtes de retour sur cause commune 93.1, toujours l’émission de l’April Libre à vous !. Comme l’ont dit Pierre Baudracco ou Caroline Corbal, Laurent Costy interviendra lors de l’évènement pour parler de l’outillage informatique libre pour les associations. Mon collègue Étienne Gonnu interviendra également dans deux thématiques : une thématique sur la directive droit d’auteur et une sur les logiciels libres de caisse suite à une action très importante menée par l’April et d’autres structures. Le détail du programme est sur le site opensourcesummit.paris et les interventions de l’April vous les retrouvez sur le site april.org.

Nous allons changer de sujet mais pas totalement vu que Laurent est avec moi. Laurent Costy, tu es administrateur de l’April, tu es co-animateur de notre groupe de travail Libre Association et tu es directeur adjoint de la Fédération française des MJC. Rebonjour Laurent.

Laurent Costy : Bonjour Fred.

Frédéric Couchet : Frédérique Pfrunder qui est déléguée générale au Mouvement associatif. Rebonjour Frédérique.

Frédérique Pfrunder : Rebonjour.

Frédéric Couchet : Déjà, avant d’introduire le sujet, avant d’aborder le détail du sujet logiciel libre et monde associatif, peut-être présenter en quelques mots vos deux structures ; donc Frédérique Pfrunder sur Le Mouvement associatif.

Frédérique Pfrunder : Le Mouvement associatif est une association, ça commence bien ! Nous regroupons en notre sein des coordinations associatives qui elles-mêmes regroupent des fédérations, des réseaux associatifs. L’objet du Mouvement associatif c’est de porter toutes les questions de développement de la vie associative en France, de traiter tous les sujets transversaux de développement de la vie associative. Voilà ! On essaye de porter la voix des associations notamment dans les rapports avec les pouvoirs publics, mais pas seulement, et d’animer aussi des réflexions inter-associatives sur des sujets partagés, les sujets de l’engagement du bénévolat, mais aussi des sujets du modèle économique, de la relation avec les partenaires publics, etc.

Frédéric Couchet : D’accord. Le site internet c’est lemouvementassociatif.org

Frédérique Pfrunder : Absolument.

Frédéric Couchet : Laurent Costy, tu ne vas pas présenter l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre ; le groupe de travail Libre Association, on y reviendra plus tard dans le cadre de l’émission. Par contre, tu peux peut-être nous présenter ton activité professionnelle en tant que directeur adjoint de la Fédération Française des MJC.

Laurent Costy : Je travaille au niveau de la Fédération Française des MJC en ayant travaillé préalablement au niveau des régions. Ce que je trouve intéressant de pointer là, finalement, c’est qu’à la fois j’ai un pied dans le monde libriste en étant administrateur de l’April et puis, par ailleurs, je suis confronté au quotidien à la difficulté des associations quand il s’agit de vouloir aller vers le Libre ; donc j’ai ces deux regards. Parfois je suis confronté à des situations assez complexes puisque moi j’aimerais aller vers le Libre au sein de la Fédération Française et puis le quotidien fait qu’à un moment donné on doit avancer, on doit sortir des fiches de paye avec un logiciel, etc. Ça on y reviendra tout à l’heure, mais voilà ! Je suis confronté au quotidien et tiraillé entre cette volonté d’aller vers le Libre et la difficulté au quotidien d’avancer sur le sujet.

Frédéric Couchet : On reviendra évidemment sur les difficultés au quotidien. On va commencer peut-être par faire un petit point sur le contexte associatif en France, sur l’équipement informatique des associations et les personnes pour gérer cet équipement informatique. Frédérique Pfrunder, est-ce que tu peux nous faire un petit point, justement sur cet environnement associatif pour qu’on comprenne mieux, parce que je crois qu’on sous-estime la place du mouvement associatif en France ; les télés parlent beaucoup de l’importance des entreprises, mais le mouvement associatif est très important.

Frédérique Pfrunder : C’est vrai, absolument. Un petit panorama rapide. Les associations, en France, c’est 1,5 million de structures, donc beaucoup ! À peu près 20 millions de bénévoles : on estime qu’un Français sur deux est adhérent d’une association. Ce qu’il est important de préciser c’est que les associations sont extrêmement diverses dans leurs modèles et 85 % d’entre elles fonctionnent uniquement avec des bénévoles. Après, à côté de ça, il y a 15 % d’associations employeuses ; la très grande majorité de ces associations employeuses ont un ou deux salariés, donc des toutes petites structures.
Le tissu associatif c’est ça : c’est 85 % d’associations qui ne fonctionnent qu’avec des bénévoles, des gens qui donnent de leur temps, un peu de temps, beaucoup de temps, ça dépend, mais qui donnent de leur temps gratuitement, et puis un certain nombre de petites structures employeuses, mais avec, encore une fois, un ou deux salariés qui sont là pour aider les bénévoles à remplir l’objet social de la structure et qui vont gérer les aspects administratifs, ce type de choses.
À côté de ça il y a des très grosses associations, enfin il y a des moyennes associations, de très très grosses associations ; on ignore parfois à quel point elles sont grosses : l’APF France handicap, par exemple, c’est 11 000 salariés ; c’est aussi énormément de bénévoles mais c’est 11 000 salariés. On peut en citer quelques autres que tout le monde connaît : la Croix-Rouge, Les Restos du Cœur, Médecins du monde sont des associations, Emmaüs, la Fédération Française des MJC qui est d’une plus petite taille évidemment, on n’est pas sur 11 000 salariés.

Laurent Costy : 170 salariés.

Frédérique Pfrunder : Voilà. Mais c’est une grosse structure associative : pour les associations, 170 salariés c’est beaucoup. Voilà pour un panorama très rapide et pour placer le contexte des associations, de ce que sont les associations. Elles sont présentes partout sur le territoire et sur des secteurs d’activité extrêmement divers : les associations c’est le sport, c’est la culture, l’éducation populaire, les loisirs, les colonies de vacances, l’animation, l’accueil d’enfants, l’accueil périscolaire. C’est aussi beaucoup dans le sanitaire médico-social ; il y a beaucoup de crèches qui sont des crèches associatives, des hôpitaux qui sont aussi associatifs, ce qu’on sait assez rarement. Voilà ! Donc c’est une très grande diversité d’actions, une très grande diversité de modèles, du coup une très grande diversité de besoins aussi, évidemment dans l’équipement informatique comme dans les compétences générales.
Si on parle de l’équipement, c’est vrai que là aussi c’est compliqué de faire des généralités compte-tenu de la diversité. Les associations, comme à peu près toutes les structures et les citoyens, ont progressé dans leur équipement informatique, évidemment, au fil des années. Être outillé en informatique, en numérique et faire appel aux outils numériques, c’est une nécessité pour le tissu associatif comme ça l’est dans la vie quotidienne d’à peu près tout le monde.
Il y a une étude de Recherches et solidarités qui a été faite en 2013 puis 2016, qui montre bien qu’il y a une évolution continue dans ce domaine-là : 72 % des associations sont équipées d’un site internet, donc 72 % sur les 1,5 million de structures, ça fait quand même…

Frédéric Couchet : Ça fait beaucoup de sites !

Frédérique Pfrunder : Ça fait beaucoup de sites !

Frédéric Couchet : Je précise que la référence de l’étude dont tu parles est sur le site de l’April pour les personnes qui veulent aller plus dans le détail.

Frédérique Pfrunder : Évidemment ça va être des sites d’une qualité inégale et qui ont une utilité différente en fonction des associations : ça peut être juste un site vitrine ou des sites ressources beaucoup plus importants, mais les associations se tournent évidemment vers ces outils. Beaucoup d’associations utilisent de plus en plus des réseaux sociaux, évidemment. Et puis on voit aussi une très nette progression de l'utilisation des outils collaboratifs sans doute parce que là ça répond aussi à un point essentiel de l’activité associative.

Frédéric Couchet : À leur pratique.

Frédérique Pfrunder : Eh oui, à une pratique qui est de faire parler les gens ensemble, de collaborer, de concerter, élaborer une parole collective parce que c’est bien ça qui est au plus profond des associations, c’est la construction collective, l’intelligence collective ; pour ça, les outils collaboratifs c’est quand même vraiment bien.
Ça fait partie des progressions importantes de ces dernières années en termes d’équipement pour les associations, ce qui veut bien dire qu’il y a un besoin important. Mais il y a aussi un besoin de compétences et là c’est plus compliqué. Ce qui est relevé par les associations dans leurs difficultés pour ça, c’est bien une question de temps, une question de moyens, une question de compétences en interne ; on y reviendra sans doute dans les discussions, que ça soit pour le Libre ou plus globalement pour l’équipement numérique de façon générale, en fait ; ce n’est même pas que pour le Libre.

Frédéric Couchet : Oui. Ce tour d'horizon concerne effectivement l’informatique en général.

Frédérique Pfrunder : Tout à fait.

Frédéric Couchet : On prend conscience, effectivement, à partir du moment où tu nous dis que dans 85 % des associations il n’y a que des bénévoles, forcément l’informatique va être gérée par des bénévoles qui connaissent plus ou moins un système et qui vont peut-être orienter des décisions.

Frédérique Pfrunder : Absolument. Ceci dit, ce qui est intéressant c’est qu’il y a une assez bonne connaissance – enfin, une assez bonne connaissance – du principe du logiciel libre en tout cas dans les associations. Les associations interrogées, pour beaucoup d’entre elles, ont dit connaître l’idée du logiciel libre et soit être déjà équipées soit avoir envie d’y aller. Donc il y a une marge de progression intéressante en la matière.

Frédéric Couchet : Laurent Costy, tu veux réagir là-dessus ?

Laurent Costy : Oui. On l’a vu. Dans le cadre du groupe de travail de l’April Libre Association on a fait plusieurs enquêtes aussi, alors très modestes par rapport à Recherches et solidarités, mais ne serait-ce qu’avec ces enquêtes en 2008-2009 et puis 2014-2015, on a vu un peu le changement d’état d’esprit des associations. C’est-à-dire qu’en 2008-2009 la question c’était plutôt « mais c’est quoi les logiciels libres ? », alors que dix ans plus tard on avait la question « mais comment on fait pour y passer ? » Donc on sent bien quand même un changement de mentalité par rapport au logiciel libre et une connaissance au moins du nom et de ce que ça peut représenter.

Frédéric Couchet : Et de leurs usages, je suppose, en interne, mais on y reviendra par rapport aux types de logiciels. Est-ce que tu voulais ajouter quelque chose sur cette partie-là, Frédérique ?

Frédérique Pfrunder : Non. Je pense que ça fait un panorama déjà assez vaste et, encore une fois, qui montre toutes les potentialités. Il y a certainement un gros travail d’information, d’éducation à faire, mais en tout cas voilà ! L’intérêt existe, le besoin existe ; les associations ont plein d’usages à faire du numérique et là-dessus les outils du Libre peuvent sans doute correspondre à beaucoup d’entre eux.

Frédéric Couchet : Justement, on va arriver à ce sujet du lien entre monde associatif et logiciel libre. Je pense juste que j’ai oublié de citer le site web de la Fédération Française des MJC donc c’est ffmjc.org et le groupe de travail Libre Association c’est libreassociation.info même si on y reviendra tout à l’heure.
Justement Laurent, pourquoi les valeurs du logiciel libre rejoignent-elles celles du mouvement associatif ? Et finalement pourquoi c’est plus qu’un outil pour le mouvement associatif le recours au logiciel libre ?

Laurent Costy : J’avais travaillé un peu la question plutôt dans le lien logiciel libre éducation populaire. L’éducation populaire c'est finalement une forme un peu restreinte du mouvement associatif dans son ensemble puisque tout à l’heure on a cité la santé, on a cité le sport, etc., même si, évidemment, il y a des croisements. Il y a une partie du monde associatif qui se reconnaît dans l’éducation populaire donc c’est plutôt ce lien-là que j’avais travaillé, entre les valeurs de l’éducation populaire et les valeurs du logiciel libre. J’avais fait un master sur la question. Je vais vous épargner la longueur du texte, mais peut-être que je peux résumer, justement, par le lien entre les quatre libertés du logiciel libre et ce qui fait lien avec les valeurs de l’éducation populaire.
Si vous vous souvenez des quatre valeurs du logiciel libre :

  • vous avez la liberté d’utilisation. Là, très clairement, contrairement à un logiciel privateur, les utilisatrices et les utilisateurs sont égaux devant l’utilisation. On n’a pas de discrimination en fonction des aspects financiers, en fonction des aspects techniques, etc. Ça c’est une première chose qui met les utilisatrices et les utilisateurs sur le même pied d’égalité et ça c’est quelque chose qui rejoint un peu tout ce qu’on défend au sein de l’éducation populaire et plus généralement, quand même, au niveau des valeurs associatives ;
  • la deuxième liberté pour le logiciel libre, c’est bien la question d’étudier le programme. Là, très clairement, c’est l’ouverture à l’esprit critique. Quand les choses sont accessibles, ça veut dire qu’on autorise les gens à se pencher sur la question, à regarder, à observer, à critiquer, à poser des questions. On est, encore une fois, dans la progression du citoyen pour qu’il puisse soit s’outiller lui-même soit demander à d’autres pour être aidé et comprendre les choses. Si le logiciel est fermé, en aucun cas on ne peut aller voir ce qui se passe dedans et essayer de comprendre même si, bien sûr, il y a des questions de compétences au départ mais en tout cas on comprend bien l’esprit et l’esprit, au départ, est important à mon avis;
  • la troisième liberté c’est la question de modifier le programme. Je viens initialement d’un monde associatif sur la question de la culture scientifique et technique, donc évidemment la question du droit à la bidouille est vitale dans l’éducation populaire.

Frédéric Couchet : Qu’est-ce que tu appelles la bidouille ?

Laurent Costy : Le droit à la bidouille ça veut dire le droit à mettre les mains dans le cambouis, à essayer de comprendre comment c’est fait. C’est vital pour le citoyen à un moment donné, que ce soit un programme ou que ce soit une loi ; à un moment donné il faut s’intéresser aux choses et si on nous ferme la boîte, qu’on n’a pas le droit de s’intéresser aux choses, ça veut dire qu’on nous demande d’être des moutons, des lemmings, tout ce qu’on veut ; on doit faire ce qu’on nous dit et on n’a pas d’autre choix dans la vie. Là on va vers une société totalitaire ou je ne sais pas quoi, mais, en tout cas, ça ne va pas dans le sens d’un monde citoyen où chacun prend ses responsabilités, à mon avis. Ça c’était la troisième liberté ;

  • et puis la quatrième liberté de redistribuer le programme, eh bien là on rejoint toute la question de l’intérêt général et du bien commun. C’est-à-dire que là on nourrit : tout ce qu’on fait, ça sert aux autres et on ne garde pas ce qu’on a fait pour soi en espérant tirer parti de ça et puis surtout abuser des autres, sinon ça ouvre des perspectives vraiment négatives de mon point de vue. La quatrième liberté : redistribuer. L’intérêt général, le bien commun, on sait très bien que le logiciel libre rejoint vraiment cet esprit des biens communs, enfin des communs en général.

Frédéric Couchet : Finalement c’est une approche de l’informatique qui n’est pas du tout technique mais qui est totalement politique et sociétale en fait.

Laurent Costy : Complètement, et ça fait le lien aussi à un point qu’on avait soulevé dans notre enquête avec les associations : un des problèmes vis-à-vis de l’informatique, c’est que c’est considéré par les conseils d’administration comme quelque chose de technique. Comme c’est technique, ce n’est pas quelque chose qui doit être posé, discuté en conseil d’administration et ça je trouve que c’est une vraie erreur parce que l’outil est technique et l’outil est aussi source de pouvoir. Donc, à un moment donné, il faut absolument pouvoir maîtriser ces enjeux-là pour ne pas que l’association soit manipulée par ailleurs.
J’ai eu le cas, j’intervenais dans un centre social sur la question des logiciels libres samedi dernier, ils ont vraiment pris conscience que c’était important et, du coup, ils ont posé cette discussion-là en conseil d’administration et, à partir de ce moment-là, des actions sont nées. C’est-à-dire que c’est dans la discussion au sein du conseil d’administration qu’un plan d’action a été mis en œuvre, même modeste, mais en tout cas prenant en compte la question du logiciel libre, de la migration et puis de perspectives pour aller vers une informatique plus respectueuse des utilisatrices et utilisateurs.

Frédéric Couchet : Et ça c’est relativement récent. Je pense que ça confirme un peu ce que disait tout à l’heure Frédérique Pfrunder justement sur cette prise de conscience et le fait que c’est avant tout quelque chose de politique et qui ne dépend pas que des militants de terrain et que les structures dirigeantes doivent aussi accompagner.

Frédérique Pfrunder : Je partage totalement tout ce qui a été dit, évidement. Les associations sont comme les citoyens, forcément d’ailleurs puisqu’elles sont constituées de tous ces citoyens, et cette méconnaissance finalement du logiciel libre, de ses enjeux, au regard du monde informatique c’est assez largement partagé. Je pense qu’il y a un certain nombre de sujets aujourd’hui qui amènent à une meilleure connaissance, en tout cas plus d’inquiétude qui entraîne la nécessité, pour les uns et les autres, de s’intéresser. La question des données personnelles va quand même commencer à être de plus en plus saisie ; les associations y sont forcément confrontées parce qu’elles ont beaucoup de fichiers, etc. Donc tous ces questionnements autour des données personnelles vont aussi les obliger à s’interroger sur ces questions-là et à en faire des sujets plus politiques que techniques. C’est vrai qu’en général, dans une première appréhension, ils sont très techniques : il nous faut un site internet, il nous faut un logiciel de traitement de texte, il faut qu’on puisse gérer nos mails et puis chacun va amener sa compétence, celle qu’il a chez lui dans sa maison, dire : ah ben tiens, moi j’utilise ça, c’est pratique.

Laurent Costy : Ils vont surtout utiliser ce qui est imposé au quotidien ; quand on achète un ordinateur on n’a pas le choix !

Frédérique Pfrunder : Absolument. Ce qui est imposé au quotidien, ce qui est le plus facile. Il y a la question de ce qui est imposé, la question de ce qui est facile.

Frédéric Couchet : C’est la question de la vente forcée, effectivement, ordinateur-logiciel.

Frédérique Pfrunder : Absolument. Et puis surtout l’absence de questionnement, effectivement, et le conseil d’administration d’une association va s’intéresser à son objet social. Une association qui a pour objet la lutte contre la pauvreté, eh bien dans son CA elle traite de la question de la lutte contre la pauvreté, elle ne traite pas de l’équipement informatique de sa structure, ce qui est un tort parce qu’effectivement les valeurs associatives il faut les faire vivre dans le projet qu’on porte mais au sein même du projet, évidemment. Une association c’est avant tout un collectif démocratique, un lieu de construction collective, d’élaboration collective, d’implication citoyenne et ça, ça doit passer aussi par le fonctionnement interne de l’association. Là-dessus, c’est sûr que la question des outils utilisés, de tous points de vue, doit se poser. Elle ne se pose pas pour la question informatique alors qu’elle va se poser, par exemple, pour l’équilibre des votes au sein du conseil d’administration. Finalement il faut aller plus loin et se dire que les outils qu’on utilise au quotidien sont aussi des éléments du projet. Ça ne se fait pas dans toutes les associations, mais il y a une appétence pour ça, sans aucun doute, et il faut que ça soit posé comme un enjeu, clairement.

Frédéric Couchet : Je suppose aussi que c’est compliqué parce que c’est relativement récent finalement ; on a l’impression que l’informatique est très ancienne, mais… C’est vrai que l’informatique est très ancienne, mais les bouleversements ont moins de dix ans, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux, les géants de l’Internet qui révolutionnent tout. Aujourd’hui il y avait la présentation de la nouvelle Freebox qui va encore plus loin dans l’espionnage, d’un certain point de vue, vu que Alexa est installé, le micro d’Amazon est installé par défaut sur la Freebox, donc on va vraiment dans un chamboulement complet. Effectivement, on peut comprendre que le monde associatif, comme tout le monde, a du mal pas à percevoir mais en tout cas à se positionner parce que ça nécessite du temps, des échanges. On ne peut pas critiquer ça, on peut le juste le constater et, effectivement, il faut discuter pour pouvoir mettre en place des solutions.

Laurent Costy : Oui le temps institutionnel associatif est long ; c’est un temps long ! Il faut laisser mûrir la réflexion, il faut requestionner, réinterroger le projet, etc.

Frédéric Couchet : Exactement! Je vous propose qu’on fasse une petite pause musicale. Attention, ça va bouger, parce que c’est un groupe de Montréal qui s’appelle Tintamare et le morceau s’appelle Downtown.

Voix off : Cause commune.

Pause musicale : Downtown par le groupe Tintamare.

Voix off : Cause commune – cause-commune.fm 93.1

Frédéric Couchet : Vous venez d’entendre Downtown du groupe Tintamare. J’espère que vous avez apprécié ça dans vos oreilles. Si vous n’avez pas compris toutes les paroles, sur le site de l’April vous avez le lien vers ce groupe et il y a non seulement le fichier musical mais il y a aussi les paroles.

Vous écoutez l’émission Libre à vous ! sur radio Cause commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm. Actuellement l’émission est consacrée au logiciel libre et monde associatif avec Laurent Costy, administrateur de l’April et directeur adjoint de la Fédération Française des MJC et Frédérique Pfrunder qui est déléguée générale Le Mouvement associatif.

Juste avant la pause musicale nous parlions du rapprochement des valeurs entre le monde du logiciel libre, le monde associatif, éducation populaire, économie sociale et solidaire, et nous parlions aussi de la complexité de la prise en compte de la partie logiciel libre par les conseils d’administration d’associations. Frédérique, j’ai envie de te questionner un peu aussi sur la prise en compte par Le Mouvement associatif de cette question du logiciel libre. Quelle est la position ou, en tout cas, les positions que pourrait avoir Le Mouvement associatif, les perspectives sur ce sujet ?

Frédérique Pfrunder : Le Mouvement associatif, la structure donc, n’a pas pris de position formelle sur le logiciel libre en disant « il faut que les associations utilisent toutes des logiciels libres, etc. ». Ce n’est pas notre vocation, on ne donne pas d’instructions au monde associatif ; de toute façon on aurait tort d’essayer, on n’y arriverait certainement pas et tant mieux, d’ailleurs.
En revanche, ce sur quoi on essaye de travailler, c’est de sensibiliser les associations aux enjeux du numérique et évidemment, le recours au logiciel libre en fait partie. On a plusieurs projets dans ce sens-là ou plusieurs actions dans ce sens-là. On a monté un projet collectif qui s’appelle RéZolutions Numériques, qui a été déployé dans les régions avec un certain nombre d’acteurs où on traite de différentes questions relatives à l’utilisation du numérique, des outils informatiques par les associations en essayant de leur donner des clefs, des informations, de l’outillage. Évidemment, la question du Libre fait partie de cet ensemble dans RéZolutions Numériques. Quand on fait une journée RéZolutions Numériques en région, en général il y a toujours des acteurs du Libre, plutôt des acteurs locaux d’ailleurs, qui sont présents et qui viennent sensibiliser, exposer, partager.

Frédéric Couchet : De manière, effectivement, à montrer que ça existe et que des acteurs locaux, sur le terrain, existent pour accompagner éventuellement les structures.

Frédérique Pfrunder : Absolument. Pour accompagner celles qui le souhaitent et, encore une fois, pour sensibiliser les acteurs associatifs à ces enjeux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi le logiciel libre par rapport à d’autres ?
Il y en a une nouvelle édition de RéZolutions Numériques à Arras dans deux jours donc dans les Hauts-de-France. Pour ceux qui sont dans les Hauts-de-France, n’hésitez pas à aller y faire un tour, vous rencontrerez plein d’acteurs du numérique.
On va voir un petit échange-débat dans le cadre d’un cycle de conférences qui s’appelle du Piment dans l’Assoc’, que le Mouvement associatif organise pareil, pour les associations, pour les sensibiliser à un certain nombre de questions sur leur structure-même et le prochain Piment dans l’Assoc’ est sur le numérique, on a appelé ça : « Associations, les pigeons du Web ? », c’est un peu un raccourci, mais justement pour essayer de pointer cette question-là. Je parlais des données personnelles tout à l’heure, des réseaux sociaux comme Facebook sont très désireux d’avoir plein de flux et notamment de flux associatifs sur leur réseau. Est-ce que quelqu’un, enfin est-ce que toutes les associations se posent vraiment des questions sur ce qui est fait des données, est-ce qu’il faut vraiment y aller et pourquoi il ne faudrait pas y aller ?

Frédéric Couchet : Et quelles alternatives existent ?

Frédérique Pfrunder : Absolument.

Frédéric Couchet : On pense notamment aux services proposés par Framasoft dans le cadre de CHATONS donc Collectif des Hébergeurs Autonomes Neutres Transparents et Solidaires et qui essaiment parce que d’autres structures proposent les mêmes services alternatifs, effectivement, aux géants du web, l’April par exemple : le chaton de l’April s’appelle chapril.org ; je fais un peu d’auto-promo.

Frédérique Pfrunder : Et avec un nom pareil on se demande bien comment on pourrait ne pas vouloir l’utiliser !

Frédéric Couchet : Exactement ! Le Piment dans l’Assoc’, c’est quel jour ?

Frédérique Pfrunder : C’est le 18 décembre.

Frédéric Couchet : À Paris ?

Frédérique Pfrunder : À Paris, aux Canaux, donc à Stalingrad ; c’est ouvert aux acteurs associatifs, il suffit de s’inscrire, on trouve toutes les infos sur notre site internet. C’est ouvert à tout acteur associatif, bénévole, salarié d’association, qui veut venir échanger sur ces questions-là. On fait ça sous forme de débat mouvant ; on essaye de faire en sorte que ça soit un peu dynamique et non pas sous forme de conférences trop fermées.
Voilà ! C’est le type de choses qu’on essaye de faire au Mouvement associatif pour ouvrir, sensibiliser.
Il est bien évident qu’on pourrait aller plus loin, j’espère bien qu’on ira plus loin et, pour être tout à fait honnête, au sein de notre conseil d’administration par exemple, nous n’avons pas discuté de ces questions-là pour savoir si nous-mêmes nous devions nous équiper avec du logiciel libre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, même si on utilise assez largement les outils de Framasoft. Hélas nous ne sommes pas totalement passés au Libre !

Frédéric Couchet : Pas totalement parce que je suppose que, comme beaucoup de structures, vous utilisez en grande partie, Le Mouvement associatif, du logiciel libre.
Il y a un dernier projet sur lequel je voulais éventuellement que tu nous dises quelques mots c’est le projet Solutions d’associations auquel on a contribué l’an dernier.

Frédérique Pfrunder : Que j’ai oublié, tout à fait. Qui est projet qu’on a coconstruit avec La Fonda qui est une association qui travaille aussi sur la prospective associative, on va dire. L’idée de Solutions d’associations c’était de mettre en valeur des initiatives portées par les associations pour répondre aux enjeux de société. Et effectivement, on a fait un appel à contribution auprès des associations pour toutes celles qui souhaitaient mettre en avant, faire connaître leurs réponses aux enjeux de société et l’April a contribué sur la question du logiciel libre ; ça fait partie, aujourd’hui, de notre banque de données sur les solutions associatives pour changer le monde.

Frédéric Couchet : Exactement. La référence est sur le site de l’April si vous la cherchez. On a bien compris que pour l’instant, effectivement, il n’y a pas une position prise en conseil d’administration, j’aurais tendance à dire pas encore. Nous aurons l’occasion, sans doute, de refaire une émission, peut-être dans quelques mois, avec les évolutions

Frédérique Pfrunder : Ceci dit, je précise quand même que Le Mouvement associatif n’a pas vocation à prendre position, enfin à trancher des questions de société de ce type-là. On travaille sur les questions de vie associative. Évidemment, comme on a pu le souligner, la question du logiciel libre a un lien avec les valeurs associatives et donc c’est quelque chose qu’il faut qu’on ait dans nos perspectives. De là à dire que le monde entier doit passer au logiciel libre, ça n’est pas le rôle du Mouvement associatif.

Laurent Costy : Je vous rassure, Frédéric n’avait pas préparé un engagement à signer en sortant disant « Le Mouvement associatif dans un an est sous logiciel libre, sur tous les aspects. »

Frédérique Pfrunder : On ne sait pas !

Frédéric Couchet : Non, je n’avais rien préparé ; on y va par étapes. Merci en tout cas Frédérique pour ce petit point d’étape. Laurent, on a parlé beaucoup de logiciels libres, de valeurs, mais on va peut-être rentrer un petit peu en détail sur les logiciels libres utilisés par le monde associatif : est-ce qu’il y a des évolutions ? Et aussi la fameuse question du système d’exploitation entièrement libre, c’est-à-dire du poste de travail entièrement libre.

Laurent Costy : Effectivement, de toute façon la question de la migration c’est quelque chose qui se prépare, c’est quelque chose qui s’étudie, qui prend du temps, qui se fait en fonction du contexte de l’association. Encore une fois, le panorama des associations est tellement divers qu’il n’y a aucune règle qui peut s’appliquer à toutes, évidemment. Après, il peut y avoir des préconisations, une des étapes généralement recommandée c’est de se dire que sous environnement privateur on installe plutôt des logiciels libres.

Frédéric Couchet : Lesquels ?

Laurent Costy : Par exemple LibreOffice pour tout ce qui est bureautique : le tableur, le traitement de texte, la présentation éventuellement ; potentiellement la base de données. Donc ça, c’est quand même une base qui est une première étape. Évidemment les gens habitués à la position de certaines icônes, certains menus, vont avoir des réticences parce qu’on bouscule leurs habitudes, leur zone de confort, donc il faut accompagner ça : il faut préparer des petits tutoriels, de l’accompagnement, rassurer les gens « mais si, ta fonction existe quand même aussi sous LibreOffice ». Donc ça se prépare.
Sur le courriel, par exemple Thunderbird peut faire l’affaire et peut être une bonne alternative à la solution propriétaire qui est native souvent sous Windows qui est Outlook.
Évidemment, avant tout ça, avant même de décider ce qu’on pourrait mettre comme logiciels, il faut faire un état des besoins de chaque personne. Quand il y a des salariés par exemple, la chargée de communication n’a pas les mêmes besoins que la comptable, que le chargé d’actions, etc. Donc il faut bien identifier les besoins des personnes pour ne pas, effectivement, tout traiter dans l’ensemble. Et il y aura peut-être, d’ailleurs, une démarche de migration différentiée parce qu’il y a des logiciels, encore, pour lesquels on n’arrive pas à se passer de Microsoft Windows : la comptabilité ça reste encore compliqué, la paye c’est pratiquement exclu, donc ces postes-là, pour l’instant, on n’a pas de perspective pour les faire migrer sous une distribution GNU/Linux par exemple. Donc oui, il y a des précautions à prendre.
Après, sur le détail des logiciels qui existent, la retouche photo, Gimp, enfin tout ça vous les trouvez sur les sites tels que l’April, Framasoft qui a développé une page qui vous permet d’avoir la correspondance du logiciel libre correspondant au privateur que vous utilisez.

Frédéric Couchet : Le site c’est framasoft.org.

Laurent Costy : Merci. Et dans leur campagne Dégooglisons Internet, ils avaient pas mal travaillé sur la question, réactualisé leurs correspondances, on va dire.
Donc il faut prendre du temps pour justement préparer un peu cette transition-là.
Et puis, quand les gens commencent à être habitués, une fois qu’il n’y a pas plus de logiciels qui font barrage, eh bien on peut envisager la migration sous un système d’exploitation libre.

Les systèmes d’exploitation libres ont fait beaucoup de progrès par rapport à il y a dix ans, donc c’est vrai que même quelqu’un qui n’a pas beaucoup de compétences techniques, normalement, au quotidien, s’il est un peu accompagné, ça se passe très bien.

Frédéric Couchet : C’est clair que quand on compare les environnements de bureau en logiciel libre d'il y a dix à aujourd’hui, ça n’a strictement rien à avoir. Il y a dix on n’encourageait pas forcément des gens à migrer comme ça au logiciel libre, enfin à un système entièrement libre.

Laurent Costy : Je veux bien faire une petite parenthèse, là mon côté associatif, pas mon côté libriste. On a quand même eu cette tendance-là à « survendre », entre guillemets, les systèmes d’exploitation.

Frédéric Couchet : Certaines personnes ont peut-être eu une tendance ; nous on n’a jamais survendu justement parce que…

Laurent Costy : Certaines personnes ! Dans le monde associatif ça a parfois été perçu comme ça.

Frédéric Couchet : OK ! C’est le problème des militants peut-être libristes qui disent : « Migre complètement » sans tenir du besoin de la personne et de la réalité des choses. Ce n’est pas du tout la façon dont il faut faire.

Laurent Costy : Du coup les gens n’étaient pas prêts, du coup les gens ont été confrontés à un mur et finalement ont été vaccinés pour dix ans et n’ont plus du tout envie de revenir vers le logiciel libre. Il faut qu’on arrête avec cette idée reçue qu’on passe au Libre très facilement, que c’est Plug and Play, etc. Ce n’est pas si simple que ça !

Frédéric Couchet : C’est quoi Plug and Play ? Pardon !

Laurent Costy : On branche et ça marche ! Des fois ça ne marche pas, mais comme le logiciel privateur d’ailleurs. On ne s’en rend pas compte avec le logiciel privateur parce qu’on n’a que ce choix-là et on ne fait plus attention. L’informatique, parfois, il faut pouvoir se pencher sur la question et essayer de résoudre les problèmes. Il y a des fois ça ne marche pas ! Bref !

Frédéric Couchet : D’où l’importance de l’accompagnement humain !

Laurent Costy : Voilà, tout à fait !
C’est plutôt une démarche, c’est plutôt une progression, c’est plutôt prendre le temps. L’accompagnement au changement c’est primordial dans les associations, mais que ce soit sur l’informatique et sur toute autre chose. Dans le projet c’est systématiquement ça : un nouveau projet dans une association, eh bien il va falloir changer des choses, il va falloir se mettre un peu en danger, ça fait partie de cette logique-là.

Frédéric Couchet : En précisant effectivement que cette démarche progressive permet un accompagnement sur la durée. En fait, les logiciels dont tu as parlé sont à la fois disponibles sur environnement privateur Microsoft Windows par exemple, mais aussi sur environnement libre. Donc en fait, une fois qu’on a commencé comme ça par les outils type LibreOffice, The Gimp ou autres, effectivement la migration vers l’environnement complètement libre est « plus simple » entre guillemets. Et je reviens sur le fait que les environnements, aujourd’hui, ont quand même très nettement progressé. Une des difficultés, peut-être, c’est aussi, on en parlait tout à l’heure, le fait que les associations, quand elles achètent du matériel, eh bien c’est souvent préinstallé avec un Microsoft Windows ou autre environnement privateur. Donc effectivement l’effort pour aller vers autre chose est important parce que les gens ont déjà quelque chose d’installé. Si au moins, un jour, on avait la possibilité d’avoir le choix de son système d’exploitation sur les ordinateurs qu’on achète ce serait quand même une grande avancée pour la liberté de choix et pour les libertés.

Laurent Costy : Pour préparer l’émission, j’ai interpellé un directeur sur la Maison-phare à Dijon parce que je savais qu’il avait un peu engagé ce processus de migration, en tout cas il voulait aller vers le Libre.

Frédéric Couchet : Raconte-nous ça. Vas-y.

Laurent Costy : Du coup je l’ai un peu interpellé sur les difficultés qu’il pouvait rencontrer au quotidien. De fait on l’a déjà évoqué, mais du coup, là j’ai vraiment un retour concret de la complexité qu’il a eue au quotidien. Il reste toujours convaincu à ce jour, mais c’est vrai qu’ils ont fait deux pas en avant un pas en arrière pour pouvoir continuer le processus. Évidement, il y a toute la question de la culture imposée, c’est exactement ce que tu disais à l’instant, le fait qu’on achète une machine, c’est Microsoft dessus et on ne nous laisse même pas la possibilité de penser qu’il pourrait y avoir autre chose ! C’est quand même un monde imposé et ça, un peu, c’est difficilement supportable pour le monde associatif, pour certaines personnes, quand même.
Les gens sont habitués à quelque chose et les faire changer d’habitudes ça reste très compliqué quel que soit le sujet.

Dans un premier temps, en démarrant le projet, ils ont essayé de mettre un dual boot, ce qu’on appelle un dual boot, donc le système Windows et à la fois, sur le même ordinateur, un système…

Frédéric Couchet : Un double amorçage en fait.

Laurent Costy : Un double amorçage, voilà, et laisser le choix aux gens. De fait, naturellement, les gens restaient sous le système Windows, eh bien oui, ils sont habitués à ça, c’est normal. Par ailleurs, en plus, visiblement la version n’était pas stable, il y avait des bugs sous Linux. Du coup on avait deux systèmes concurrents et un qui n’était pas complètement bien configuré. De fait c’est pareil, ça donnait une raison de plus aux gens de rester sous Windows à ce moment-là.
Après, effectivement, ils sont restés plutôt sur une démarche sous Windows et ils ont fait cette démarche qu’on a évoquée tout à l’heure de mettre des logiciels libres sous système d’exploitation privateur. Donc ils utilisent le traitement de texte. À priori, ce qu’il me disait, c’est que, pour l’instant, il y avait juste un logiciel qui leur posait souci qui est un logiciel de montage vidéo qui est encore un logiciel privateur. Mais en tout cas, ils avaient commencé à éliminer la majeure partie des logiciels autres que ce logiciel-là, peut-être par habitude de l’animateur, je ne sais, parce qu’effectivement des logiciels vidéo moi j’en connais, je ne les utilise pas beaucoup, je ne les ai pas pratiqués beaucoup, mais je sais qu’il en existe sous GNU/Linux.
Après ils avaient quelques difficultés avec les partenaires, les institutions. Par exemple, ils sont centre social, donc ils ont des liens avec la CAF et puis, par rapport aux formats de fichiers, ils avaient parfois des problématiques avec la suite Microsoft.

Frédéric Couchet : La compatibilité des formats de fichiers.

Laurent Costy : Tout à fait.

Frédéric Couchet : Pour l’outil de vidéo il y a notamment Blender qui est, de l’avis de beaucoup de gens… Je ne sais pas si ça répondait au besoin exactement, en tout cas il y a plusieurs outils.

Laurent Costy : Blender c’est plutôt de la 3D.

Frédéric Couchet : Peut-être. Je vais avouer que je ne suis pas un expert.

Laurent Costy : Je pense que Blender ça ne répond pas. Par contre, je sais qu’il y a d’autres logiciels de montage vidéo. On reviendra vers eux éventuellement pour les aider.
C’est pareil, c’est aussi une question qu’on a au niveau des petites associations, des très petites associations. Eux ils sont structurés, il y a une quinzaine de salariés, de mémoire, qui travaillent à temps plein donc, à un moment donné, par rapport aux besoins, ils se sont appuyés sur un progiciel de gestion intégrée, sur un logiciel avec une communauté libre, Odoo par exemple, et ils l’ont fait paramétrer à leurs besoins. Donc ça, ce n’est absolument pas à la portée de l’association qui n’a pas de salariés. Et puis il faut accompagner le prestataire pour bien expliquer les besoins ; c’est un travail lourd et qui ne peut répondre qu’à des besoins de structures moyennes ou importantes. Ça, pour le coup, ils en sont complètement satisfaits. Ça répond à leurs besoins, évidemment c’est dimensionné pour eux !

Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce que sur le retour d’expérience tu as fini ?

Laurent Costy : Il me reste deux points.

Frédéric Couchet : Vas-y.

Laurent Costy : Sur la question des moteurs de recherche ils sont passés sous Qwant. Ils ont essayé d’éradiquer d’entrée, systématiquement par défaut Google, je pense que c’est une très bonne chose, et puis ce qu’il explique, la plus grosse difficulté qu’il a eue malgré l’intervention de tiers extérieurs, c’est de réussir à convaincre l’équipe que c’était autre chose qu’une question technique et une lubie du directeur.

Frédéric Couchet : On en revient à la discussion de départ.

Laurent Costy : Et de l’importance de faire venir des gens de l’extérieur. Dans mon réseau, au sein de la Fédération Française, à chaque fois que je parle de logiciel libre, ça gonfle les gens, soyons très clairs ! Alors que quand c’est quelqu’un d’autre qui vient en parler : « Ah ben oui, finalement pourquoi Laurent nous disait ça ? Ce n’est peut-être pas inintéressant ! » Il y a aussi ces jeux-là à faire jouer pour pouvoir débloquer, peut-être parfois, des situations.

Frédéric Couchet : D’accord. Sur les freins à l’adoption du logiciel libre dans le Mouvement associatif en général, je suppose, Frédérique, que tu as aussi des retours d’expériences ou un avis sur la question.

Frédérique Pfrunder : Je partage ce qui a été dit ; je pense que ça ne peut être qu’une démarche de toutes façon, une démarche au long cours. C’est intéressant cette question du militant, ce que dit Laurent, que dans sa structure on lui dit : « Bon, ça suffit ! » Ce n’est pas toujours facile au sein de structures militantes que sont les associations d’accepter une autre militance. C’est assez drôle ! En fait, une association ce sont souvent des militants ; ça semblerait naturel qu’ils entendent une autre militance et qu’ils l’intègrent, or ce n’est pas si simple que ça. Effectivement, ils ont tendance à dire « va militer dans ton autre association et puis là on fait ce pourquoi on a monté notre association, notre objet. »

Frédéric Couchet : On reste sur l’objet social de l’association, le reste ce n’est pas important, en tout cas.

Frédérique Pfrunder : Exactement. Évidement c’est un peu caricatural. Heureusement les associations sont, pour certaines d’entre elles, prêtes à intégrer un certain nombre de choses, mais effectivement ce n’est pas si simple alors que ça paraîtrait assez naturel.
Les freins oui, bien sûr, ils sont ceux-là. J’ajouterais peut-être un autre frein qui est la question du réseau. J’ai parlé du panorama associatif, je n’ai pas dit qu’en France les associations sont assez structurées en fait, le monde associatif est assez structuré et fédéré. C’est-à-dire qu’il y a à peu près la moitié des associations qui font partie de réseaux, alors de façons assez diverses avec des liens plus ou moins forts. Sur ce côté démarche, c’est vrai que si une tête de réseau décide de faire cette démarche, il faut vraiment qu’elle prenne en compte la question de la compatibilité ; je pense que la question de la compatibilité est importante parce que ça veut dire qu’il faut que tout ce qu’elle fait soit aussi approprié par les structures de son réseau, donc ça peut être en cascade ; ce n’est pas juste changer.

Frédéric Couchet : C’est le ruissellement du logiciel libre !

Frédérique Pfrunder : C’est le ruissellement du logiciel libre, c’est magnifique ! Et comme on a quelques doutes sur le ruissellement, je ne sais pas ! Ça peut être une question.
Je pense que c’est quand même un enjeu, enfin c’est une problématique pour les réseaux parce que ça ne veut pas dire forcément ne changer que les façons de faire de la tête d’épingle qui a dix salariés, ça veut dire aussi réussir à développer ça dans toutes les petites structures qui font partie du réseau, mais si on ne le développe pas ça peut poser d’autres…

Frédéric Couchet : Et sans que ce soit vu comme imposé par la structure du réseau parce que c’est totalement risqué.

Frédérique Pfrunder : Ça c’est sûr ! La logique descendante ça ne marche pas. Ça c’est clair, ça ne marchera pas !

Frédéric Couchet : Donc on oublie le ruissellement, c’est même contre-productif.

Laurent Costy : C’est même l’inverse de ce qu’on voudrait obtenir !

Frédérique Pfrunder : Il faut vraiment que ça soit approprié donc c’est la question de la pédagogie, effectivement, de bien expliquer les enjeux et après, même quand c’est approprié et qu’on se dit : oui ça serait super ! Hou là, il faut le faire, on est déjà débordés, on n’est que des bénévoles, on n’a déjà pas le temps de faire ce qu’on voudrait faire dans notre projet associatif, comment on fait pour faire ça ? La question de l’accompagnement est essentielle, mais je ne sais pas s’il y a vraiment tant de moyens que ça d’accompagnement pour le passage au Libre. C’est une question : qui sont les personnes compétentes qui peuvent venir accompagner les associations dans cette transformation ? C’est un enjeu pour l’April sûrement !

Frédéric Couchet : Ça tombe bien, merci pour l’enchaînement, parce que c’est le dernier point de notre discussion du jour sur les ressources extérieures pour accompagner les associations, les aider vers le logiciel libre. Notamment on va parler du guide Libre Association, déjà du groupe de travail Libre Association, Laurent, que tu peux présenter désormais.

Laurent Costy : Ou alors on fait peut-être un tour de tous les partenaires qui peuvent agir sur la question.

Frédéric Couchet : Comme tu veux. Oui.

Laurent Costy : On a cité Framasoft, je pense que tout ce qu’ils mettent en place est assez remarquable. Moi je n’arrête pas de les recommander, même si je suis membre du conseil d’administration de l’April je fais de la promotion pour Framasoft.

Frédéric Couchet : Ce sont des amis, en plus.

Laurent Costy : Ça me semble évident de toute façon ! Vu le travail qu’ils produisent au quotidien je pense qu’il faut absolument souligner les services qu’ils ont mis en place, qui sont des vraies alternatives décentralisées. Ça aussi c’est une question vraiment centrale justement pour l’avenir.

Frédéric Couchet : Et appropriables parce que le but c’est que les gens puissent éventuellement installer leurs propres services s’ils ont les compétences et le temps.

Laurent Costy : Et ça, si les fédérations se saisissent de cet objet-là, c’est vraiment un outil extrêmement intéressant. Du coup il y a des discussions autour de ça. Il y a déjà des fédérations d’éducation populaire qui se sont positionnées par rapport à ça, qui vont installer des chatons ; je pense à la Ligue de l’enseignement qui s’est positionnée sur ces questions-là. Donc Framasoft me semble essentiel.
Je peux renvoyer aussi vers l’Agenda du Libre parce que, sur l’Agenda du Libre vous avez aussi une liste de structures qu’on appelle des groupes d’utilisatrices et d’utilisateurs de logiciels libres, qui sont sur les territoires et qui peuvent potentiellement aider une association. C’est fonction de l’histoire de ce groupe d’utilisateurs qu’on appelle GULL, s’il est ancien, s’il a envie d’aider ou pas, ou si c’est un sujet qu'il préférerait garder en interne, etc., mais en tout cas ça vaut la peine de regarder s’il y en a un près de chez vous et s’il peut, potentiellement, apporter une aide.

Frédéric Couchet : Le site c’est agendadulibre.org.

Laurent Costy : Ça ce sont des structures alternatives ressources auxquelles je pense ; il y en a sans doute d’autres, je n’ai pas préparé particulièrement cette question.

Frédéric Couchet : Il y a les prestataires de services locaux qui existent, les sociétés de services en logiciel libre qui sont d’ailleurs souvent des petites structures, à taille humaine, et qui peuvent parler, évidemment, aux associations.

Laurent Costy : Tout à fait. Du coup c’est vrai que nous, au sein du groupe de travail Libre Association de l’April, on essaye de fournir des outils et d’aider les associations sur cette question-là. On avait produit, par exemple, le guide des logiciels libres pour les associations qui est encore accessible sur le site de Framasoft d’ailleurs, je pense.

Frédéric Couchet : Il est accessible sur le site libreassociation.info à la fois en version numérique et effectivement, il est disponible aussi en version Framabook.

Laurent Costy : Qui a été un peu actualisée quand même.

Frédéric Couchet : Qui a été un petit peu actualisée sur le contenu et sur la mise en forme et j’en profite pour dire que les personnes qui seront à Paris Open Source Summit demain et après-demain ou à l’Ubuntu Party de ce week-end à la Cité des sciences et de l’industrie que nous avons des exemplaires du guide à disposition.

Laurent Costy : Ce guide-là est quand même intéressant parce qu’à la fois on rappelle la question du rapprochement des valeurs, ce qui me semble essentiel, et puis, évidemment, on présente tous les outils alternatifs qui pourraient vous aider.
Un des projets en ce moment du groupe Libre Association c’est de travailler sur le développement d’un logiciel de valorisation du bénévolat. On sait que cette question-là est centrale pour les associations et que c’est un peu compliqué de pouvoir comptabiliser ce temps-là ou d’avoir un outil simple qui permette un peu de centraliser les besoins. Donc, on est en train de travailler avec le Crajep Bourgogne-Franche-Comté, je vais expliquer ce que c’est Fred, je te vois me regarder. C’est le Comité régional des associations de jeunesse et d’éducation populaire de Bourgogne-Franche-Comté, avec le Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté qui soutient financièrement le projet. Très vraisemblablement, pour l’instant on n’a pas encore la réponse, mais en tout cas la Fondation du Crédit coopératif semblait intéressée et aussi Le Mouvement associatif régional à cet endroit-là. Voilà ! On essaye de mettre autour de la table des acteurs concernés par cette question-là et, à priori, toutes les associations le sont, pour faire aboutir quelque chose qui servira à tout un chacun et donc alimenter le bien commun et l’intérêt général.
Et puis de temps en temps, quand on a le temps au sein du groupe Libre Association, on aide l’État.

Frédéric Couchet : Explique-nous, effectivement.

Frédérique Pfrunder : Qui en a bien besoin !

Laurent Costy : Bien sûr ! On les aide à tenir leur engagement parce que par exemple, cet été l’État avait produit un Cerfa. Cerfa c’est un modèle de document – les associations connaissent bien ça – qui permet aux associations de faire leurs demandes de subvention.

Frédéric Couchet : Un formulaire administratif pour faire des demandes de subvention.

Laurent Costy : Exactement. Or, pour faire un formulaire administratif, l’État s’est donné des règles. Il faut qu’il respecte certaines règles et, par exemple, que le PDF qui est produit pour ce formulaire puisse être ouvert par l’ensemble des systèmes d’information, par l’ensemble des logiciels, etc.

Frédéric Couchet : Logique !

Laurent Costy : Logique ! Sauf que, évidemment quand j’ai ouvert ce document cet été sous ma distribution GNU/Linux Debian, eh bien c’était impossible d’ouvrir le document. Heureusement on me disait : « Mais si, allez télécharger la dernière version d’Adobe, ça va s’ouvrir ». Je télécharge. Ah oui, une version GNU/Linux très bien ! Évidemment, quand on cliquait, il n’y avait pas de version. Donc l’État n’était pas en cohérence avec ses propres règles. Du coup qu’est-ce qu’on a fait dans le groupe ? On a décidé, finalement, de reproduire un document et de le mettre à disposition.
On a aussi interpellé par le biais du Mouvement associatif régional la DRJSCS, enfin la Direction régionale jeunesse cohésion sociale. On n’a jamais vraiment eu de réponse sauf que, au final, le document s’est retrouvé sur le site officiel.

Frédéric Couchet : Sur le site officiel.

Laurent Costy : On n’a pas eu de réponse officielle, ce qui est bien dommage parce que finalement ils ont fait le travail. Ça ce sont aussi des petits exemples de choses qui peuvent être faites par le groupe et qui peuvent aider les associations.

Frédéric Couchet : Merci Laurent. Je vais rappeler que le groupe est ouvert à toute personne qui le souhaite : en allant sur libreassociation.info vous avez un formulaire qui vous permet de vous inscrire sur la liste de discussion ou en allant sur le site de l’April.
Le temps passe vite il nous reste vraiment quelques minutes. On a fait un premier tour, bien sûr on va refaire des émissions sur le sujet. Restez avec nous jusqu’au bout à l’antenne, j’ai eu une petite surprise pour les personnes qui apprécient notre émission. Frédérique est-ce que tu as quelques mots à ajouter sur ce sujet soit des freins, soit de l’accompagnement ?

Frédérique Pfrunder : Juste pour rebondir sur Bénévalibre. Effectivement Le Mouvement associatif ne s’est pas encore vraiment positionné sur le projet mais ceci dit on a déjà parlé. Je pense que c’est vraiment intéressant cette entrée par un outil spécifique aux associations, qui répond à un besoin qui n’est servi nulle part ailleurs. Comptabiliser le bénévolat, c’est dans les associations que ça se passe. Et avoir cet outil créé dans le cadre du Libre, je pense que c’est une bonne porte d’entrée, peut-être, pour cette question pédagogique. Je ne vais pas y revenir, je pense que l’essentiel c’est vraiment ça. Une fois qu’une association a compris ce que sont les enjeux derrière, il y a encore plein de travail pour arriver à faire quelque chose, mais, au moins, c’est une première graine qui est semée dans l’esprit ; on y pense, petit à petit on peut faire un chemin, avancer, et il y a une vraie convergence de vue, indiscutablement, entre les acteurs du logiciel libre qui sont associatifs pour beaucoup et les associations dans leur grande diversité. Encore une fois tous les questionnements actuels qui émergent quand même de plus en plus auprès des citoyens vont forcément, aussi, être saisis par les associations, ce qui peut promettre un beau développement du Libre dans le monde associatif.

Frédéric Couchet : C’est une belle conclusion. Laurent, est-ce que tu veux ajouter quelque chose ?

Laurent Costy : Non. Je vais laisser le mot de la fin à Frédérique.

Frédéric Couchet : Je vais juste faire une petite précision parce que sur le salon web de la radio, Tonio nous précise que Blender fait aussi du montage vidéo.

Laurent Costy : Pardon. Au temps pour moi Fred !

Frédéric Couchet : Je n’étais pas sûr. Il y a des gens qui nous écoutent et qui, en plus, apportent des corrections. Merci Tonio sur le salon web de la radio.
Je vous remercie donc Laurent Costy qui est administrateur à l’April et directeur adjoint de la Fédération Française des MJC, Frédérique Pfrunder qui est déléguée générale du Mouvement associatif, d’être venus pour cette première émission. On a fait un premier tour de table et peut-être que, dans le cadre d’une deuxième émission, on fera des retours d’expérience plus concrets avec des gens qui ont tenté d’utiliser des logiciels libres, de migrer, etc. En tout cas merci à vous.

Nous allons faire une petite pause musicale. Comme c’est bientôt Noël on a fait un choix évidemment en conséquence. Le groupe s’appelle Les bernardo et le morceau s’appelle tout simplement Joyeux Noël.

Voix off : Cause commune 93.1

Pause musicale : Joyeux Noël par le groupe Les bernardo

Voix off : Cause commune – cause-commune.fm - 93.1

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur radio Cause commune 93.1 pour l’émission Libre à vous! de l’April. Vous avez noté que cette pause musicale était très différente de la première ; là c’était Joyeux Noël par Les bernardo.
On va changer de sujet pour parler d’un évènement qui va arriver en 2019, qui s’appelle le Libre en Fête, qui est une initiative de l’April. J’ai interviewé il y a quelques jours ma collègue Isabella Vanni qui ne pouvait pas être là aujourd’hui, qui est coordinatrice vie associative et assistante projets à l’April. On va écouter l’interview et on se retrouve juste après.

Frédéric Couchet : Aujourd’hui je suis en compagnie de ma collègue Isabella Vanni ; tu es animatrice vie associative et responsable projets à l’April et tu vas nous parler de l’initiative Libre en Fête. Déjà peux-tu nous expliquer ce qu’est l’initiative Libre en Fête ?

Isabella Vanni : Libre en Fête est une initiative ou, encore mieux, un évènement national coordonné par l’April, qui a lieu tous les ans depuis 2002, donc on est déjà arrivé à la 18e édition en 2019 ; il a lieu à l’arrivée du printemps et l’objectif c’est de faire découvrir le logiciel libre au grand public dans une dynamique si possible conviviale et même festive. On va dire qu’au printemps la vie reprend son cours après l’hiver et on a pensé que le printemps est aussi une très bonne occasion pour les personnes, justement, de découvrir comment reprendre le contrôle de leur informatique grâce au logiciel libre.

Frédéric Couchet : Tu parles d’un évènement qui a lieu au printemps. Est-ce qu’il y a des dates précises pour ces évènements dans le cadre du Libre en Fête ?

Isabella Vanni : Oui Fred. On est déjà en mesure de communiquer les dates pour l’édition 2019. En 2019, Libre en Fête aura lieu du samedi 2 mars au dimanche 7 avril. Bien sûr, rien n’empêche d’organiser aussi des évènements à des dates légèrement avant ou légèrement après cette période ; on n’est pas aussi stricts non plus.

Frédéric Couchet : Ce sont des évènements, mais ce n’est pas l’April qui organise ces évènements. Qui organise ces évènements et pour quel public ? Tu as dit que c’est principalement pour le grand public.

Isabella Vanni : Tout à fait. L’April a un rôle de coordination. Les évènements sont organisés par toute structure ayant à cœur le logiciel libre, sa diffusion auprès d’un public plus large. Ça peut être un GULL, je rappelle ce qu’est un GULL parce que c’est un acronyme pour groupe d’utilisateurs et utilisatrices de logiciels libres, donc des associations locales qui se proposent, justement, d’organiser des évènements ou des permanences pour favoriser la diffusion du logiciel libre, mais ça peut être aussi d’autres structures qui peuvent être potentiellement intéressées à cette action par exemple une médiathèque ou encore un hackerspace ou encore un café associatif ; pourquoi pas une maison de la jeunesse et de la culture. Il suffit qu’il y ait une personne motivée à l’intérieur de la structure et, bien sûr, que cette personne obtienne l’accord de la structure pour qu’un évènement puisse se faire, puisse s’organiser.

Frédéric Couchet : Dans les autres structures il y a aussi les espaces publics numériques qui sont des lieux d’accueil et de sensibilisation en informatique ; souvent d’ailleurs il y a de la sensibilisation basée sur du logiciel libre. Je suppose que c’est aussi l’occasion, pour des groupes d’utilisateurs et d’utilisatrices, de nouer des partenariats avec des espaces publics numériques.

Isabella Vanni : C’est l’une des conséquences du Libre en Fête. L’objectif c’est justement de favoriser la diffusion, la promotion du logiciel libre auprès du grand public, mais l’une des conséquences positives c’est aussi la mise en place de partenariats, effectivement, entre les espaces publics numériques et les GULL, les associations d’utilisateurs de logiciels libres.

Frédéric Couchet : Les associations de promotion du logiciel libre. Ça a lieu au printemps, donc c’est la 18e édition. On a déjà une idée du nombre d’évènements qui sont organisés à peu près chaque année. Combien d’évènements sont organisés à l’occasion de chaque édition, à peu près ?

Isabella Vanni : On va dire que les trois dernières années, on a eu environ entre 150 et 190 évènements. On a eu un pic en 2009, on a dépassé les 200 évènements et j’espère qu’on pourra atteindre, accomplir à nouveau cet exploit en 2019.

Frédéric Couchet : L’objectif pour 2019 c’est d’atteindre ce pic de 200 évènements. Est-ce que sont des évènements qui sont organisés uniquement en France, principalement en France ? Ou il y a des évènements dans d’autres pays, notamment francophones.

Isabella Vanni : Les évènements, jusqu’à présent, étaient organisés notamment en France. Bien sûr le logiciel libre n’a pas de frontières donc on peut organiser un évènement n’importe où. D’ailleurs en 2018, par exemple, il y a eu des évènements organisés aussi en Belgique et en Suisse.

Frédéric Couchet : Si on comprend bien c’est un ensemble d’évènements qui sont organisés autour du printemps. L’April étant là, on va dire, pour lancer cette initiative, proposer des outils de sensibilisation. Il y a un site internet qu’on va déjà indiquer, qu’on rappellera à la fin de l’interview, c’est libre-en-fete.net. Mais concrètement, comment une structure qui organise un évènement peut référencer son évènement dans le cadre du Libre en Fête ?

Isabella Vanni : L’initiative Libre en Fête s’appuie sur l’Agenda du Libre, on en a déjà parlé dans cette émission ; c’est un site, en fait, de références pour trouver tout évènement ou toute structure autour du Libre près de chez soi. Ça permet aux organisations, aux structures qui organisent des évènements de référencer, de publier, de soumettre l’évènement Libre en Fête sur l’Agenda du Libre pour lui donner un maximum de visibilité. Et pour que l’évènement soit référencé dans le cadre de cette initiative, il suffit d’ajouter le mot clef libre-en-fete-2019 un tiret entre chaque mot donc libre tiret en tiret fete tiret 2019.

Frédéric Couchet : Il faut aller sur le site de l’Agenda du Libre, agendadulibre tout attaché point org et quand vous saisissez votre évènement vous pouvez mettre un certain nombre d’étiquettes, de tags, par exemple atelier d'initiation et vous rajoutez donc l’étiquette libre-en-fete-2019 ce qui permet ensuite aux évènements d’être référencés directement sur le site de l’initiative Libre en Fête.
On encourage évidemment toutes les structures à organiser des évènements, à les référencer ; je suppose d’ailleurs qu’il y a des évènements qui sont organisés dans le cadre du Libre en Fête mais que les structures organisatrices ne référencent pas sur l’Agenda du Libre parce qu’elles oublient.

Isabella Vanni : Ça peut arriver, donc c’est le rôle du coordinateur ou de la coordinatrice en l’occurrence ; c’est-à-dire que l’April, en tant que coordinateur, fixe les dates, choisit le thème, d’ailleurs j’en profite pour dire que cette année le thème est « la priorité au logiciel libre au quotidien » ; l’April met aussi à disposition un site web, tu en parlais tout à l’heure, fait des appels à participation, notamment en direction des organisations qui sont déjà actives sur l’Agenda du Libre, et veille à ce que les évènements soient correctement référencés. Si ce n’est pas le cas c’est à moi de veiller à ce que ce soit fait et à relancer les structures.

Frédéric Couchet : Donc nous invitons toutes les structures, évidemment qui le souhaitent, à organiser des évènements dans le cadre du Libre en Fête. Si vous avez besoin d’outils de sensibilisation, des dépliants, des affiches, des autocollants, eh bien l’April en a à disposition donc vous pouvez nous contacter. Vous pouvez aussi en trouver sur le site enventelibre.org donc enventelibre tout attaché point org. Isabella tu vas peut-être simplement nous rappeler les dates, le site et si tu as quelque chose à ajouter par rapport à cet évènement.

Isabella Vanni : Oui. Je voudrais en profiter pour donner quelques pistes parce qu’il y a plein d’évènements différents qui peuvent être organisés. Il peut s’agir de conférences, d’ateliers d’initiation à un logiciel libre ou à un service libre en ligne ; il peut s’agir de séances de contribution à un projet collaboratif, je pense par exemple à Wikipédia ou OpenStreetMap. Ça peut être aussi des install-parties ; je rappelle que les install-parties, on l’a déjà dit dans d’autres émissions, ce sont des réunions où les gens peuvent aller pour se faire aider à installer un système de distribution libre sur leur ordinateur. Il peut s’agir aussi de vidéos sur le logiciel libre ou d’expositions expliquant le logiciel libre et ses enjeux. D’ailleurs l’Expolibre de l’April peut être un outil très pertinent pour ce genre d’évènement. Bien sûr, il est aussi possible de proposer plusieurs activités dans le cadre d’une même journée de découverte.
Je voudrais parler particulièrement d’un évènement très sympa qui a eu lieu en 2018, Libre en Fête en Trégor. En fait, plusieurs associations de cette région s’associent tous les deux ans pour se donner le temps d’organiser un bel évènement, pour proposer une série d’animations autour du logiciel libre et en 2018, en plus de nombreuses mini-conférences sur différents thèmes comme le logiciel libre, l’open data, la cybersécurité, elles ont proposé aussi des jeux libres, elles ont proposé une séance de cartographie participative, je parlais tout à l’heure d’OpenStreetMap, elles ont proposé aussi des démos de l’imprimante 3 D parce que l’esprit Do It Yourself est très cher aux libristes et il y a des points de contact très forts avec les hackerspaces. Donc voilà ! C’est pour donner des exemples d’évènements qui peuvent être organisés.

Frédéric Couchet : Libre en Fête en Trégor c’est en Bretagne. Install-partie, on parle aussi souvent de fête d’installation, même si ce n’est pas forcément totalement festif mais en tout cas c’est collaboratif et il y a souvent des choses à partager au-delà des logiciels.
Est-ce qu’on a fait le tour de la présentation de Libre en Fête. Tu veux peut-être rappeler les dates, le site et les éléments importants. Le site de l’Expolibre dont Isabella vient de parler c’est expolibre.org, vous pouvez retrouver l’Expolibre en version PDF que vous pouvez imprimer et il y a également une version qui est disponible à la location. Isabella je te laisse conclure.

Isabella Vanni : Tout à fait. Pour l’édition 2019, les dates retenues sont du samedi 2 mars au dimanche 7 avril 2019. Le site c’est libre-en-fete.net, donc libre tiret en tiret fete point net. Une liste de discussion est également disponible lef, l, e, f arobase libre tiret en tiret fete point net [lef@libre-en-fete.net].
Participez nombreux ; le succès de l’évènement sera possible grâce à vous. Donc organisez plein d’évènements !

Frédéric Couchet : Écoute merci Isabella. Je trouve que c’était très clair. Nous vous encourageons à organiser plein d’évènements de découverte du logiciel libre et nous encourageons évidemment les personnes à aller ensuite à ces évènements qui seront annoncés au fur et à mesure depuis début 2019 jusqu’à autour du printemps 2019. Merci Isabella je te souhaite une bonne fin de journée.

Isabella Vanni : Merci. À vous aussi.

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour en direct sur Cause commune 93.1. Vous avez eu une présentation par ma collègue Isabella Vanni de l’initiative Libre en Fête dont la première édition date de 2002 et qui, d’ailleurs, est née en Bretagne, sur des plages de Bretagne et je salue à cette occasion l’autre personne qui a lancé cette initiative à l’époque, c’était Pascal Desroche qui se trouve toujours en Bretagne. L’objectif : je vois passer sur les réseaux sociaux qu’on annonce 200 évènements en 2019 pour le Libre en Fête, donc il va falloir, évidemment, organiser plein d’évènements.

L’émission se termine bientôt. On va passer aux actualités, aux annonces, dont une devrait normalement vous faire plaisir, enfin j’espère !

Sur les actualités à venir et notamment les évènements, on en a parlé tout à l’heure, il y a le Paris Open Source Summit qui a lieu les 5 et 6 décembre à Aubervilliers. Je vous rappelle que mon autre collègue Étienne Gonnu interviendra mercredi à 9 h 15 pour parler des logiciels libres de caisse et de la loi anti-fraude à la TVA. Vous vous dites : quel lien entre les deux ? Eh bien venez voir sa conférence ou sinon je vous donne rendez-vous début 2019 dans l’émission où on reviendra sur le sujet, car c’est une action très importante, institutionnelle, qui a été menée par l’April suite à la loi de finances de 2016. Étienne interviendra également une dizaine de minutes dans le cadre des présentations, donc Open Source Community Summit, le 5 décembre de 13 h 45 à 16 h 30 ; ce sont plusieurs interventions courtes et il abordera la problématique du partage de code dans la directive droit d’auteur. On a déjà parlé de ce sujet dans des émissions précédentes, mais la directive poursuit sa route au niveau du Parlement européen ; on en reparlera début 2019, car le sujet sera à nouveau d’actualité.
Laurent Costy qui est toujours avec moi en studio interviendra jeudi 6 décembre à 15 h 30 dans l’atelier « Les logiciels libres pour nos associations : enjeux et solutions pratiques ».
L’April a évidemment un stand, donc vous pouvez nous retrouver sur le stand B24.
Le week-end vous avez l’Ubuntu Party, les 8 et 9 décembre à la Cité des sciences et de l’industrie. Je suppose que sur cette radio de nombreux appels ont été faits pour l’Ubuntu Party avec notamment Olive et Charlotte.

Olivier Grieco : Mais surtout, le plateau de Cause commune sera en direct, sur toutes les émissions du week-end, depuis la Cité des sciences.

Frédéric Couchet : Vous venez d’entendre la voix d’Olivier Grieco qui nous rappelle que le plateau de Cause commune sera en direct ; vous pourrez voir les gens du plateau et effectivement ce sera diffusé en direct.

Olivier Grieco : Samedi et dimanche.

Frédéric Couchet : Samedi et dimanche. L’April aura un stand. Vous y retrouverez aussi l’Expolibre dont vient de parler Isabella, je l’ai apportée tout à l’heure donc elle devrait être disponible sur l’espace.
Avant ça jeudi 6 décembre, vous avez la soirée de contribution au Libre qui a lieu à la Fondation pour le progrès de l’homme rue saint-Sabin ; c’est tous les jeudis pour permettre d’apprendre à contribuer au Libre en fonction de vos compétences.
Tous les autres évènements vous les retrouvez évidemment sur le site de l’Agenda du Libre, donc agendadulibre.org.
On a parlé de Noël, si vous voulez offrir des cadeaux, des goodies utiles et sympas à vos amis, familles, vous avez le site enventelibre.org dont il a été question tout à l’heure ; vous pouvez y retrouver des tee-shirts, des livres, des badges, des clefs USB.
Vous pouvez aussi faire un don à Cause commune pour aider à soutenir l’association qui porte cette radio, parce que, évidemment, il y a des coûts matériels.

Une petite annonce aussi : aujourd’hui c’est la septième émission mensuelle ; nous avons ouvert un questionnaire sur le site de l’April, donc april.org, pour avoir des retours et suggestions concernant notre émission, pour vous permettre, en fait, de vous exprimer et puis nous, d’améliorer l’émission au fur et à mesure. Je vous encourage à vous rendre sur april.org, ça prend à peu près une dizaine de minutes pour remplir ce questionnaire ; en tout cas c’est très utile pour nous d’avoir des retours.

Je vous dis que l’émission est une mensuelle. L’annonce de service de fin d’année, notamment après discussion avec Olivier Grieco et avec l’équipe de l’April : nous avons décidé de passer notre émission en hebdomadaire à partir de janvier 2019. La première émission hebdomadaire ce sera le 8 janvier ; j’ai essayé de convaincre tout le monde de faire une émission le 1er janvier, mais on m’a dit qu’il n’y aurait pas forcément grand monde pour écouter. Donc à partir du 8 janvier 2019 nous serons en hebdomadaire. La raison est tout simplement pour nous permettre de traiter plus de sujets, de pouvoir réagir à l’actualité avec une émission hebdomadaire. C’est le même horaire 15 h 30 17 h. À la première émission nous aurons justement la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, donc la DINSIC ; une personne de la mission Etalab qui est chargée de la politique d’ouverture et du partage des données publiques du gouvernement français. Dans la première interview qu’on a écoutée tout à l’heure sur Paris Open Source Summit il était question du référent logiciel libre Bastien Guerry ; Bastien sera peut-être avec nous. Et dans la deuxième émission, là je vous annonce vraiment du très sérieux, nous aurons le plaisir et l’honneur d’avoir le président de la CADA, la Commission d’accès aux documents administratifs, qui viendra échanger avec nous, avec Regards citoyens et avec Xavier Berne de Next INpact suite à une récente décision de la CADA qui nous questionne et c’est en lien avec le ministère de la Défense, nos meilleurs amis !

Nous passons en hebdo. Pour nous c’est vraiment quelque chose d’important ; j’espère que ça vous fait plaisir et que vous serez à l’écoute de l’émission.

Celle-ci se termine. Vous retrouvez sur notre site web, april.org, toutes les références utiles ainsi que sur le site de la radio Cause commune donc cause-commune.fm. N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration.
Nous vous souhaitons de passer une belle journée, de passer également de belles fêtes de fin d’année et on se retrouve le 8 janvier 2019 pour la première émission en hebdomadaire. D’ici là portez-vous bien et nous nous quittons en musique, comme d’habitude, avec Wesh tone.

Edge passe à chromium, quelles conséquences pour les navigateurs libres - Décryptualité du 10 décembre 2018 - Transcription

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Nolwenn - Christian - Nico - Manu - Luc

Titre : Décryptualité du 10 décembre 2018 - Edge passe à chromium, quelles conséquences pour les navigateurs libres
Intervenants : Nolwenn - Christian - Nico - Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : décembre 2018
Durée : 15 min
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 49 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Logo Chromium Wikipédia - Licence Creative Commons Attribution 2.5 Generic license.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Edge, le navigateur de Microsoft abandonne son moteur propriétaire maison pour adopter celui de Chromium, projet libre porté par Google. Quelles sont les enjeux d'une telle décision dès lors que l'immense majorité des utilisateurs utilisent des moteurs proposés par Google ?

Transcription

Luc : Décryptualité.

Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 49. Salut Manu.

Manu : Salut Christian.

Christian : Salut Nico.

Nico : Salut Nolwenn.

Nolwen : Salut Luc.

Luc : Aujourd’hui est un grand jour puisque, Manu, tu viens de comprendre que « salut Manu » c’était une sorte de leitmotiv parce que ça rime, en fait.

Manu : Oui. On ne fait pas toujours attention !

Luc : Ça fait je ne sais pas combien d’années qu’on fait ça, tu n’avais pas réalisé.

Manu : Vieux motard qu’on aimait.

Luc : Le sommaire, qu’est-ce qu’on a ?

Christian : acteurspublics.com, « Bastien Guerry : “Le logiciel libre a besoin d’une vraie stratégie de mutualisation au sein de l’État” ».

[Christian n'a pas prononcé le mot « libre », NdT]

Manu : Le logiciel libre et c’est bien. Ça veut dire que l’État s’intéresse à utiliser nos technologies favorites pour les implémenter dans différentes administrations et c’est Etalab qui le dit par l’intermédiaire de Bastien Guerry qu’on apprécie beaucoup.

Christian : ITforBusiness, « Officiel : Microsoft Edge adopte Chromium et l’open source ».

Manu : Chomium c’est comme un petit enfant qui va passer sous l’aile du parent Microsoft. On va en parler après.

Christian : The Conversation, « Débat : L’open science, une expression floue et ambiguë », par Alexandre Hocquet.

Manu : Ça parle de science ouverte. C’est un concept qui prend pas mal d’idées du logiciel libre, c’est pour ça qu’on en parle et qu’on aime bien en parler. La science ouverte ce n’est pas quelque chose de si nouveau, finalement, mais qui rebondit un peu sur ce qu’on fait.

Christian : Echo Sciences, « Le FabLab, un lieu d’émancipation sociale : discours ou réalité ? » par Eléonore Pérès.

Manu : Allez jeter un œil, ça parle un petit peu de ce qu’on fait dans les fablabs de manière réelle et ça compare notamment les États-Unis et la France où les accès aux fablabs n’ont pas l’air de suivre les mêmes conditions.

Christian : Journal du Net, « A l’Open CIO Summit, la tentation open source des groupes toujours plus forte », par Antoine Crochet-Damais.

Manu : C’est ce qui vient de se passer il y a quelques jours, l’Open Source Summit, où il y a plein d’entreprises qui se retrouvent et qui se sont congratulées sur le logiciel libre, l’open source de leur point de vue. Ça marche bien et ça aussi ce n’est pas mal.

Christian : ZDNet France, « La Commission européenne privilégie le logiciel libre », par Thierry Noisette.

Manu : Là c’est tout un truc au niveau de l’Europe où il y a des recommandations qui sont en train d’être faites, on parle d'une des entités, la Commission, donc ça peut percoler, en théorie, jusqu’aux administrations des différents États ; c’est quelque chose d’assez fort. Je pense qu’on va en parler dans les semaines qui viennent parce que c’est assez conséquent.

Luc : Le sujet de la semaine, ça va être ?

Nico : Un sujet à troll !

Luc : Un sujet à troll, oui, et une question de navigateur internet puisqu’on l’a vu dans la revue de presse : Microsoft décide d’utiliser Chromium1. On le rappelle, Microsoft fait des navigateurs depuis très longtemps ; il y a fort longtemps 20 ans, 15 ans, dans ces eaux-là, ils avaient sorti une série de navigateurs qui s’appelait Internet Explorer qui a été maudite par tous les développeurs.

Manu : Hou ! Je maudis encore les développeurs qui ont travaillé sur cette bouse !

Nico : C’était un véritable cauchemar à l’époque. En fait, le navigateur n’implémentait pas bien les standards et, du coup, les développeurs web s’arrachaient les cheveux pour avoir des sites à peu près compatibles. Malheureusement il était majoritaire, il trustait 80 % ou 90 % de parts de marché à l’époque, donc on n’avait pas le choix.

Luc : Microsoft utilisait sa position dominante avec le système d’exploitation pour forcer à l’utilisation de son navigateur et pour tout péter en se disant « on va mettre la main sur Internet » à une époque où c’était en train de se développer.

Christian : Et il prenait les utilisateurs en otage.

Luc : Il y a déjà quelques années, Internet Explorer ayant fini par récupérer une réputation absolument désastreuse, ils se sont dit : il faut qu’on se refasse une virginité et on va créer un machin qui s’appelle Edge. Ils n’ont pas pu se retenir de prendre un logo qui ressemblait vachement à celui d’Internet Explorer et, du coup, de saboter leur propre plan, en disant « on recommence tout depuis zéro ». J’avais lu des trucs plutôt positifs disant que ça marchait plutôt pas mal.

Manu : C’était moins pire !

Luc : Voilà ! Tout aussi proprio que ce soit.

Christian : Mais comme ce n’est pas un logiciel libre, on ne peut pas savoir s’ils n’ont pas repris exactement le même qu’avant en changeant juste le logo !

Luc : En tout cas aujourd’hui, coup de théâtre qui n’en est pas tout à fait un parce qu’il y avait quand même des signes annonciateurs : ils ont décidé de passer à Chomium. Chomium c’est quoi ?

Nolwenn : Chromium c’est un navigateur qui est basé sur du logiciel libre, de base.

Manu : C’est du logiciel libre.

Nolwenn : Par The Chromium Projects, c’est ça ?

Manu : Voilà.

Nolwenn : Qui est basé sur WebKit.

Manu : Il y a tout un historique dans les moteurs de rendu2 : Blink, WebKit, KHTML ; c’est une famille de logiciels.

Luc : Il faudrait qu’on en parle en détail et qu’on explique aussi ce qu'est un moteur de rendu.

Nolwenn : Le moteur de rendu c’est ce qui fait que vous allez pouvoir voir votre page web de façon visuelle et pas en mode texte sur un terminal.

Luc : D’accord. C’est ce qui va interpréter le code pour l’afficher, en quelque sorte.

Nolwenn : Oui, c’est ça.

Luc : Et en quoi c’est important ?

Nico : Si on veut avoir le même rendu d’un navigateur à l’autre, le but c’est d’avoir normalement des normes, des specs qui disent comment ça doit se rendre, comment telle balise va s’afficher dans une page. Du coup, chacun a plus ou moins ses implémentations et sa propre lecture des specs. Il faut être relativement proche d’un navigateur à l’autre pour ne pas trop perturber l’utilisateur.

Manu : Le résultat c’est que Chromium est intégré sous la forme majoritaire dans le logiciel privateur fait par Google qui s’appelle Chrome, mais dont le cœur, le moteur comme dans une voiture, ce qui fait tourner la bête, eh bien est libre, ce qui nous plaît de plein de points de vue, n’est-ce pas Christian ?

Christian : Comme Chrome n’est pas un logiciel libre, nous ne savons pas dans quelle mesure ce moteur libre a été modifié pour ne plus être aussi fonctionnel que le libre. Donc !

Nolwenn : Oui. De ce point de vue-là ça peut très vite se voir au niveau du développement web parce que justement, dès qu’on va vouloir faire un peu CSS [Cascading Style Sheets] ou même du Java script…

Manu : Ce sont des apparences et des fonctionnements. Ce sont des technologies qu’on implémente.

Nolwenn : Dès que l’on va vouloir avoir un affichage identique entre Chrome et Firefox, par exemple, on pourra se rendre compte qu’il y a des spécifications définies par le W3C [World Wide Web Consortium] qui ne sont pas respectées et qui font que l’affichage va se casser.

Manu : Là tu as introduit Firefox3. C’est un concurrent en logiciel libre, c’est donc un autre navigateur internet.

Luc : De la Fondation Mozilla qui est l’organisation qui le chapeaute, qui a d’autres projets également, mais c’est le projet phare. Du coup, avec ce moteur de rendu qui est vraiment la clef de voûte du navigateur, il y a plein de navigateurs, mais ils utilisent un nombre de moteurs assez réduit. Qu’est-ce qu’on a comme moteurs disponibles ?

Nico : On avait celui qui était plutôt basé sur Mozilla Firefox c’était Gecko. On a WebKit qui était un ancien moteur de rendu qui date des années 90, je crois, quelque chose comme ça.

Luc : 98.

Nico : 1998. Qui a été réutilisé par plein d’autres petits projets.

Luc : Dont Google avec Chrome.

Nico : Dont Google, mais il y a eu aussi Opera, Midori.

Manu : Apple.

Nico : Apple, Android ou autres et on avait du coup Internet Explorer, je n’ai plus en tête, d’ailleurs, le nom du moteur qui était utilisé.

Manu : On va l’oublier.

Nico : On va l'oublier. Et puis Edge qui est arrivé derrière. Il y a quelques années, l’avantage c’était que ces moteurs-là avaient globalement la même part de marché, on était aux alentours de 25 et 30 %, donc c’était relativement équitable.

Manu : C’est-à-dire que les utilisateurs qui allaient sur Internet utilisaient tous certains navigateurs mais à peu près de manière égale.

Nico : En gros, si on résume à Google, Firefox et Internet Explorer, il y avait 33 % chacun, plus les petits à côté, mais c’était une situation qui était relativement bien homogène. Aujourd’hui la situation n’est plus du tout la même avec Google qui truste 80 %, 70-80 %, le passage d’Internet Explorer à WebKit qui va encore plus monter la barre, donc on se retrouve aujourd’hui avec du 90 % pour WebKit et 10 % pour Gecko.

Manu : Ce n’est pas tout à fait WebKit, c’est un fork de WebKit qui a encore un autre nom, qui s’appelle Blink, c’est une famille.

Luc : Aujourd’hui pour expliquer : WebKit c’est le moteur qui avait été utilisé par Google dans Chrome, qui est utilisé par plein d’autres navigateurs, dont le navigateur d’Apple qui s'appelle Safari.

Manu : Par Apple, Safari.

Luc : Google, il y a quelques années, a forké c’est-à-dire qu’ils ont fait une nouvelle version qui est la leur, qui s’appelle comment ?

Manu : Blink.

Luc : Bkink. Du coup il y a encore des gens qui sont sur WebKit, notamment le Safari en question, Opéra, et il y a Bkink qui est utilisé par Chrome et Chromium.

Manu : Par Opera maintenant.

Nico : Et par Edge bientôt.

Luc : Donc par Edge puisque Microsoft, en gros, balance tout ce qu’ils ont fait et disent : « Nous aussi on se range derrière la bannière de Google ». Du coup, en termes de moteur, qu’est-ce qui reste qui ne soit pas Google ? Il ne nous reste, finalement que ?

Nico : Firefox.

Luc : Que Firefox !

Manu : Ça leur donne une importance phénoménale.

Luc : À Firefox ?

Manu : Oui. À Mozilla. Ce sont les derniers résistants, les rebelles !

Christian : Surtout que, du coup, c’est le seul logiciel libre, le seul navigateur complètement en logiciel libre, alors que les autres…

Luc : Chromium est libre !

Nico : Sur les grands navigateurs en tout cas.

Christian : C’est vrai. Chromium est un logiciel libre, par contre les utilisations de Chromium par Google, par Microsoft et par les autres, ce sont des boîtes noires.

Luc : Qui développe Chomium ?

Nico : C’est un projet, en fait, The Chromium Projects, qui regroupe, du coup, Google en premier contributeur mais n’importe qui peut aller dessus.

Luc : Donc c’est financé quand même par Google. Quel intérêt Google a à développer un machin comme Chromium alors qu’ils ont leur propre navigateur fermé Chrome ?

Nolwenn : Je suppose que comme c’est un projet libre, ça veut dire que n’importe quel développeur peut apporter sa propre contribution et ça peut permettre, justement après, d’apporter une plus-value à Chrome derrière.

Manu : Pour le coup, d’ailleurs, c’est ce qui se passe avec Microsoft. Microsoft va contribuer à ce qui est devenu une infrastructure commune. Le moteur est utilisé par différentes entités qui d’habitude sont en compétition et là il y a ce côté vertueux du logiciel libre où même des opposants, peut-être même des ennemis, des gens qui ont été en bataille, peuvent contribuer de manière positive. C’est du win-win !

Luc : Du coup, à la Fondation Mozilla ils sont complètement à la ramasse, ils sont tout seuls alors que les autres sont tous sur la même orbite !

Nico : C’est un peu compliqué parce que le principal problème de la situation qui va se créer c’est que Chrome est très majoritaire en utilisation, on est aux alentours de 60 % ; ça veut dire que Google est en position dominante pour pousser ce qu’ils ont envie sur le navigateur et, par ricochet, comme en plus c’est le moteur de rendu le plus utilisé, forcément les modifications vont être reprises par tous les autres derrière, donc on va arriver à 90 % des utilisateurs couverts, et puis Firefox va être tout seul au milieu et va ne faire que courir derrière Google à devoir implémenter exactement la même chose mais du coup sur un moteur différent.

Luc : Avec moins de moyens.

Nico : Avec moins de moyens, donc avec des bugs en plus, avec de la compatibilité qui ne sera pas forcément assurée ou beaucoup plus difficilement que les autres navigateurs. Donc Google va être le maître du jeu à pouvoir mettre ce qu’il a envie dans son navigateur et à recréer l’espèce de monstre d’Internet Explorer 6 qu’on avait connu à l’époque, où on était obligé d’être compatible avec ce navigateur-là sous peine de perdre tous les utilisateurs.

Manu : Petit détail, c’est quoi le financement de Mozilla ? Rappelez-moi !

Luc : Aujourd’hui ils sont en train d’essayer de se diversifier, mais ils touchent l’essentiel de leur argent par les moteurs de recherche qui sont affichés dans le navigateur et le moteur de recherche par défaut, donc Google notamment. Évidemment, plus leurs parts de marché baissent moins ils vont toucher d’argent, parce qu’une fois qu’ils vont devenir négligeables eh bien pourquoi on continuerait à leur donner de l’argent ?

Manu : Sachant, il me semble, qu’ils avaient aussi fait des accords avec Microsoft.

Luc : Avec Microsoft, avec Yahoo, avec que des gens qui respectent à fond les données des gens !

Christian : Du coup, on s’aperçoit encore une fois que ça va être aux utilisateurs de faire la différence, d’essayer d’équilibrer les choses. Donc nous invitons tous les utilisateurs à utiliser de vrais logiciels libres et pas des boîtes noires basées sur du logiciel libre.

Luc : Tu crois vraiment que c’est comme ça que ça va se passer ?

Christian : J’ai foi en l’être humain ! Hum !

Nolwenn : Oui, mais si des navigateurs comme Firefox devaient éventuellement avoir des financements externes, jusqu’à quel point est-ce qu’on peut être sûr que c’est effectivement libre et respectueux des données privées ?

Christian : On a accès aux sources et après on peut, effectivement, s’intéresser à la transparence de la gouvernance de la Fondation Mozilla. Et là, effectivement, il y a des choses à dire.

Nico : L’accès aux sources des fois c’est compliqué. Par exemple Mozilla s’est fait avoir : le magasin des applications, en fait, était hébergé sur des serveurs distants qui utilisaient du Google Analytics dessus. Quand on allait sur la page pour installer des extensions, on était traqué par Google et compagnie et c’est du code auquel on n’a pas accès. Autant le code du navigateur en lui-même était libre, on pouvait faire ce qu’on voulait, mais les trackersétaient à distance sur des serveurs.

Luc : Il y a des choses qui sont contestables pour Firefox. L’ambition de la Fondation Mozilla c’est de jouer dans la cour des grands, d’avoir un truc qui soit adapté au grand public.

Manu : Ils jouent dans la cour des grands.

Luc : Oui, mais du coup ils font un certain nombre de compromis. Des gens avaient râlé quand ils avaient accepté de mettre des DRM [Digital Rights Management] qui sont des systèmes de contrôle, qui sont un peu l’antithèse de ce qu’on aime dans le logiciel libre, pour la lecture des vidéos. En même temps ils avaient dit : « Si on ne fait pas ça, on meurt instantanément », ce qu’on peut comprendre.

Nolwenn : Pour le côté des DRM ce n’était pas un sujet qui avait été soulevé au niveau du W3C, justement ?

Luc : Oui, le W3C l’avait accepté, il l’avait implémenté.

Nolwenn : Donc c’est un peu tirer sur Firefox alors que, finalement, ce n’est pas forcément Firefox tout seul !

Luc : Tout à fait !

Nolwenn : Firefox ou la Fondation Mozilla.

Luc : Moi, il y a un truc sur lequel je me suis trompé récemment, c’est que la Fondation Mozilla a sorti une page, enfin une classification des gadgets hi-tech qui respectent la vie privée et ils ont un texte qui encense le Kindle d’Amazon qui, certes, n’a pas de caméra ou de choses comme ça donc pour eux c’est vraiment super, mais qui est quand même un système à base de DRM de la pire espèce, qui peuvent effacer les bouquins à distance, qui est proposé par un des GAFAM et non des moindres.

Manu : Amazon.

Luc : Amazon qui, en plus de ça, est en situation de quasi-monopole sur la vente des bouquins ; c’est juste une horreur absolue. Et on a une Fondation Mozilla qui dit : « C’est super ! », alors qu’il y a plein d’autres liseuses qui existent sur le marché. Pourquoi proposer celle du gros GAFAM qui pue ? Moi je me demande : est-ce qu’ils ont été payés pour faire ce truc-là ? Je me pose des questions et je me dis : qu’est-ce que vaut leur engagement ?

Nico : Il y a eu aussi Pocket, la fameuse affaire Pocket où il y avait déjà un logiciel libre qui existait, qui s’appelle Wallabag4 qui était maintenu et plutôt bien maintenu et bien utilisé.

Manu : Qui permettait ?

Nico : Qui permet, en fait, de marquer ses sites internet pour lire plus tard ; du coup on récupère le texte.

Manu : Ça les enregistrait.

Nico : Ça les enregistrait, etc. On a Wallabag qui est un logiciel libre, on a Pocket qui était un logiciel propriétaire et Mozilla a racheté Pocket et a dit : « On l’intègre dans le navigateur ». Donc c’était arrivé par défaut dedans et Wallabag, du coup, s’est retrouvé « mais pourquoi ? Nous on existe intégrez-nous ! »

Luc : Et on ne peut pas paramétrer son navigateur pour dire : je mets le service de mon choix qui me permet…, le service équivalent de mon choix ?

Nico : On peut bien sûr installer Wallabag, mais ce n’est pas exactement la même intégration. On est obligé de désactiver complètement Pocket pour intégrer Wallabag en extension.

Luc : Du coup ma question c’est : est-ce que c’est si grave que ça si Firefox se retrouvait dans l’orbite de Google ? Parce qu’ils pourraient très bien faire une version de Chromium qui reste libre, qui fasse vraiment le ménage pour qu’il n’y ait pas de système de surveillance comme ils le font aujourd’hui avec Firefox et, au final, leur démarche est quand même vachement commerciale. Est-ce que c’est vraiment la fin du monde ?

Manu : C’est du logiciel libre, donc ils n’ont pas besoin de faire quelque chose même pour garder des parts de marché ; c’est vrai qu’ils ont tendance à chercher à exister, à être utilisés. Mais ce n’est pas une nécessité, ils peuvent continuer à fonctionner même avec 2 % de parts de marché sur Internet. Ce n’est pas forcément très grave.

Luc : Aujourd’hui il faut des millions : la patronne de Firefox s’est fait augmenter de 117 % l’année dernière ou 115 % ; elle touche deux millions et quelques, par an. Je trolle, mais derrière il y a également plein de développeurs et c’est quand même du haut niveau : il faut beaucoup de monde donc il faut beaucoup de sous.

Nico : C’est sûr que s’ils arrivent à 2 % ça va être compliqué pour eux de maintenir la fondation à flot. Ils pourront continuer, de toute façon, à vivre avec le logiciel libre mais l’argent est malheureusement le nerf de la guerre et les parts de marché aussi. C’est vrai que s’ils n’avaient pas réagi comme ils ont fait pour plein d’autres raisons, peut-être des besoins de marketing ou autres, eh bien ils auraient juste disparu de la surface de la planète assez rapidement.

Christian : On critique beaucoup la Fondation Mozilla mais c’est quelque part parce qu’on en attend beaucoup aussi. Et pourquoi on en attend autant ? C’est parce que des acteurs de cette dimension-là, dans le logiciel libre, eh bien il n’y en pas tant que ça. Récemment d’ailleurs, on en a perdu un, on a perdu RedHat qui a été racheté par IBM. Du coup on se pose la question d’avoir des acteurs importants. Mozilla Fondation c’est un budget en millions de dollars ; les GAFAM c’est en milliards, en dizaines de milliards de dollars, c’est déséquilibré et se pose la question du financement. Donc aux utilisateurs de se poser la question de savoir s’il faut qu’ils donnent leur argent aux GAFAM ou à des entités de développement de logiciels libres.

Luc : Cette question de la migration de Microsoft vers le monde Google est aussi catastrophique qu’on pense ? Ou est-ce que, au final, s’ils sont suffisamment nombreux à être derrière Google, ils pourront faire pression dessus ?

Nico : On espère juste ne pas revivre un Internet Explorer 6 et ne pas se traîner un boulet et subir les normes, les specs de Google ; c’est un peu le seul véritable problème, au final, dans cette affaire.

Luc : L’avenir nous le dira. Merci à tout le monde. On se retrouve la semaine prochaine.

Manu : À la semaine prochaine.

Nico : Salut.

Christian : Salut.

Nolwenn : Salut.

Nos données ne sont pas des marchandises - La Quadrature du Net

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LQDN

Titre : Nos données ne sont pas des marchandises
Intervenants : Arthur Messaud - Antonio Casilli - CapsLock - Aleks
Lieu : La chaîne LQDN
Date : décembre 2018
Durée : 11 min 20
Visionner la vidéo
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Copies d'écran de la vidéo
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les géants du web se servent des données produites lors de nos échanges pour faire du ciblage publicitaire. Ils n'ont pas le droit de prélever et d'utiliser ces données sans notre consentement libre. Comment peut-on agir collectivement face à ces abus ?

Transcription

Voix off : Au commencement Internet n’était qu’un petit espace où s’échangeaient des informations.

Arthur Messaud : Les informations qu’on partage sur Internet nous concernent. Les données personnelles ce sont toutes les informations numériques ou papier qui sont personnelles, qui nous concernent nous parce qu’on les a émises ou reçues. Mais ça peut être vraiment n’importe quels types d’informations. En fait la couleur de nos yeux, notre prénom, le nom de notre chien sont des données personnelles ; évidemment ce n’est pas très intéressant à exploiter.
Les données personnelles c’est aussi l’heure à laquelle on a visité un site, combien de pages différentes on a regardées sur ce même site et après sur quel autre site on est allé.

Antonio Casilli : Les données personnelles ou à caractère personnel sont quelque chose d’extrêmement collectif parce qu’elles racontent par exemple non seulement qui nous sommes, où nous habitons, ce que nous faisons, mais aussi ce que nous aimons ou alors où nous allons avec les autres, ce que nous faisons avec les autres, ce que nous pensons des autres. Finalement, ces informations à caractère personnel sont des choses extrêmement collectives, des entités qu’on partage ensemble.

CapsLock : Maintenant, on est tous à laisser des informations en ligne et, en fait, on se rend pas du tout compte de où est-ce qu’elles vont aller, qui est-ce qui va les consommer, qui est-ce qui va les acheter, qu’est-ce qu’on va en faire demain.

Voix off : Certains géants se sont accaparés ces données afin d’en tirer le plus grand profit.

Antonio Casilli : Les données personnelles sont au centre d’un marché mondial. Les parties prenantes de ce marché, les acteurs de ce marché, ce sont parfois des entreprises de la tech, des entreprises du numérique comme les Facebook, les Google ; parfois des entreprises dont on connaît un peu moins l’activité comme ce qu’on appelle les courtiers en données. Il s’agit d’intermédiaires qui collectent des informations à partir non seulement de ce que nous faisons sur Internet, mais aussi à partir de ce que les administrations publiques savent de nous ou les commerces dans lesquels nous faisons nos courses savent de nous ; pensez, par exemple, aux cartes des grandes surfaces, aux cartes fidélité des grandes surfaces.
Tout ça à la fin s’ajoute à des bases de données qui sont constituées à des fins de renseignement. De tout cela on fait commerce aujourd’hui.

CapsLock : Tout un tas d’équipements qu’on branche sur Internet, tous les objets connectés et autres, posent de gros problèmes de sécurité parce qu'ils n'ont pas du tout été conçus dans cette idée de protéger l’utilisateur. Ils sont conçus de façon à maximiser le profit de la personne qui va mettre ce produit sur le marché. On a des exemples très parlants ne serait-ce que sur les bases militaires où il y a des militaires qui se baladaient, enfin qui faisaient leur exercice physique dehors avec leur bracelet connecté, et puis ah ben mince, juste avec ce machin-là qui relevait la position GPS et l’envoyait à des serveurs, eh bien tu te rends compte, qu’en fait, tu as le plan détaillé de la base militaire. Du coup, ce qui n’était pas cartographié d’habitude, là c’est carrément cartographié par ce service de bracelet connecté.

Antonio Casilli : Le modèle d’affaires des plateformes numériques aujourd’hui est basé sur ce qu’on appelle un marché multi-faces. Marché multi-faces veut dire que vous n’avez pas seulement des producteurs et des consommateurs, mais vous avez différentes catégories d’usagers. Et ces usagers payent des prix différents.
Certains payent un prix nul, donc ils ne payent pas ; pensez par exemple à toutes celles et ceux qui se servent dans le moteur de recherche comme Google.
D’autres, par contre, payent un prix positif. Pensez par exemple aux annonceurs qui achètent les données de ceux qui font des recherches sur Google.
D’autres à la limite, ont même un prix négatif. Prix négatif veut dire qu’ils sont payés pour utiliser des plateformes. Et là, pensez par exemple, que sais-je, aux chauffeurs de Uber, aux livreurs de Deliveroo, et c’est ça, ces différentes catégories, surtout cette architecture des prix qui fait le modèle d’affaires des plateformes aujourd’hui.

Arthur Messaud : Une fois que Google et Facebook ont amassé toutes ces données sur nous, ils vont vouloir en tirer le plus grand profit, mais d’abord il faut traiter ces données. À l’état brut elles ne révèlent pas beaucoup d’informations sur nous, pas d’informations rentables, donc il faut, un peu comme un diamant qu’on va tailler, ou comme de l’or qu’on va extraire, les trier. Et ça, ça demande du travail considérable. Ils espèrent un jour qu’on va faire ce travail-là via les « intelligences artificielles » qui aujourd’hui, et peut-être pour toujours, dépendent du travail humain ; un travail humain considérable, énormément de personnes – des centaines ou des milliers de gens – qui sont, la plupart du temps, exploités dans des conditions de salaire ou de travail déplorable et sur lesquels, en fait, repose « l’intelligence » de Facebook, de Google ou d’Amazon.

Antonio Casilli : Le digital labor on peut le traduire en français comme le travail du doigt, le travail du clic, c’est le travail de production de données et surtout de production de tâches de calcul. Ces données et ces tâches de calcul sont aussi nécessaires pour entraîner nos intelligences artificielles, c’est-à-dire pour les habituer à apprendre, pour leur enseigner à réaliser des fonctions, des missions, à reconnaître des images, à reconnaître du son ou à recommander des marchandises. Tout cela, les machines ne sont pas capables de le faire, elles doivent apprendre de quelqu’un et c’est qui le quelqu’un qui enseigne aux machines ? Eh bien c’est nous.

Julie : Notre travail, en fait, était basé sur les données que collectait Cortana. Quand les gens s’adressaient à Cortana elle enregistrait, collectait ça, et Microsoft envoyait toutes les données à la compagnie pour laquelle je travaillais. Nous, les transcripteurs, on se connectait sur une plateforme de travail, on avait accès à toutes les pistes audio enregistrées par Cortana et on devait les traiter une par une, donc écouter un par un tous les enregistrements que Cortana avait fait des utilisateurs français. Un texte s’affichait qui nous montrait ce que Cortana avait compris et on devait corriger toutes les fautes qu’elle avait pu faire que ce soit de compréhension, d’orthographe ou de grammaire. En plus de ça on devait mettre des tags, qui signalaient les évènements sonores qu’il y avait dans l’enregistrement.

Arthur Messaud : Pour exploiter nos données personnelles, pour faire de la publicité ciblée et influencer nos comportements économiques, il faut être autorisé par la loi. En fait la loi, par principe, elle n’autorise pas ça ; la surveillance à des fins commerciales ce n’est pas quelque chose qui est autorisé. Pour pouvoir faire cette surveillance, les entreprises vont demander notre consentement ; c’est la seule façon pour qu’elles puissent faire ça légalement, c’est avec notre accord.
Évidemment, comme on le voit, ce consentement est arraché. Il est, en fait, fait dans des conditions forcées.
Si vous allez sur Twitter ou Google, vous êtes obligé d’accepter une surveillance à des fins économiques pour utiliser les services. Les services qui, pour beaucoup de personnes sont indispensables, parce que, par exemple, partir aujourd’hui de Facebook c’est se couper de beaucoup de personnes, notamment des collègues professionnels, des amis ou de la famille et ça c’est une façon de forcer notre consentement que de brandir la menace de nous couper de ces relations-là si on n’accepte pas cette surveillance économique.

CapsLock : Ton téléphone, en fait, envoie en permanence des données, la plupart du temps ça va être sous prétexte de faire un backup ou de te fournir des services en plus ; tu vas avoir des données de localisation qui vont partir, tu vas avoir des contacts qui vont partir, etc. Encore plus si tu choisis mal tes applications ou que tu vas prendre des applications qui demandent une quantité de permissions : quand tu installes une lampe torche, est-ce qu’elle a besoin d’accéder à tes contacts ? À priori non ! Enfin ! Et la difficulté qu’il y a là-dedans c’est pour l’utilisateur, à la fin, de comprendre si une permission qui est demandée est légitime, en fait.

Voix off : Heureusement, des associations s’emploient à nous aider à en savoir plus sur la collecte de ces données.

CapsLock : Pour arriver un petit mieux à comprendre ce que font ces applications mobiles, il y a des initiatives qui existent. On a notamment une association française qui s’appelle Exodus Privacy1, qui s’est mise en mission de générer des rapports pour les applications à la recherche de traqueurs. Les traqueurs c’est quoi ? Ce sont des petits bouts de logiciels qui sont là pour récolter de la donnée à propos des utilisateurs afin de pouvoir revendre ces données-là entre autres à des publicitaires.
L’idée d’Exodus c’est vraiment de donner un panorama des applications présentes sur le Google Play Store, des applications et du nombre de traqueurs qu’il y a dedans et, à côté, on a aussi le nombre de permissions qui sont demandées. On peut très bien voir, pour une application donnée, eh ben tiens cette application-là m’a demandé ma géolocalisation, mes contacts, mes machins, mes bidules et en face il y a quatre ou cinq acteurs qui vont récolter potentiellement ces données-là.
Parce qu’une fois qu’Android a donné à ton application une permission d’accéder à une donnée, eh bien en fait, toi en tant qu’utilisateur tu n’as absolument pas la main pour dire : OK, cette donnée-là je veux bien qu’elle soit utilisée pour l’application en elle-même, par contre je ne veux pas que le traqueur l’utilise. Toi, en tant qu’utilisateur, tu ne peux pas du tout faire ce truc-là.

Arthur Messaud : Depuis mai 2018 on a, dans toute l’Union européenne, une nouvelle loi qui vient protéger nos données personnelles, le Règlement général sur la protection des données ou RGPD, et cette nouvelle loi vient préciser de façon très claire que le consentement qui est aujourd’hui arraché par les géants du Web n’est plus valable ; il ne peut pas être donné sous la menace, il ne peut pas être donné de façon implicite c’est-à-dire les cases pré-cochées ou les formules du style « si vous ne faites rien on considère que vous êtes d’accord ». Toutes ces pratiques qui, aujourd’hui, fondent en fait l’activité des Google et Facebook, deviennent illicites.

Voix off : Des associations luttent contre cette exploitation illégale faite de nos données personnelles.

Arthur Messaud : C’est vrai qu’on peut se sentir impuissant face à ces gens qui, depuis des années, violent nos libertés, violent la loi et que personne ne semble arrêter.
On peut avoir envie de se protéger individuellement et, pour ça, il y a des bons outils. Par exemple le bloqueur de traqueurs uBlock Origin2 est assez efficace pour repousser, pour nous protéger un peu sur Internet.
Mais nous on pense, à La Quadrature3, qu’avant toute chose il faut essayer de se défendre collectivement et, si possible, en essayant de faire appliquer cette nouvelle loi qui devrait être avantageuse. C’est pour ça qu’en mai dernier on a fait des plaintes collectives contre Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. On a réussi à réunir 12 000 personnes pour saisir la CNIL, faire appliquer la loi et espérer que d’ici deux ans ou trois ans on ait une sanction qui, enfin, montre que collectivement on peut repousser ces géants.

Voix off : Mais pour être sûr de l’utilisation qui est faite de nos personnelles, le mieux est encore de garder la main sur celles-ci.

Aleks : La Brique Internet4 est un ensemble de dispositifs qui permet de reprendre le contrôle de ses données et, en fait, elle remplit deux fonctions on va dire complémentaires : la première c’est le fait de pouvoir auto-héberger ses données et ses services et le deuxième aspect c’est le fait de rendre neutre sa connexion internet, c’est-à-dire empêcher que son fournisseur d’accès à Internet puisse espionner son trafic. Avoir les données chez soi ou alors avoir ses données hébergées chez un ami ou quelqu’un qu’on connaît dans sa ville ou quelque chose comme ça, eh bien voilà !, on sait qu’on a le contrôle physiquement dessus et c’est quelque chose d’assez fort en fait. Je vois où est le dispositif physique qui stocke mes données et mes services et, du coup, j’en suis responsable et je suis autonome avec ce dispositif.
L’enjeu aujourd’hui c’est vraiment ça : c’est reprendre le contrôle des données et reprendre la responsabilité, mais c’est crucial aussi pour la liberté, pour l’autonomie, de gérer cette responsabilité individuellement et collectivement.

Internet et droits humains : il y a vraiment un rapport ? Stéphane Bortzmeyer

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Stéphane Bortzmeyer

Titre : Internet et droits humains : il y a vraiment un rapport ?
Intervenant : Stéphane Bortzmeyer
Lieu : Capitole du Libre - Toulouse
Date : novembre 2018
Durée : 42 min 50
Visionner la vidéo
Diaporama support de la conférence
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : une des diapositives du diaporama
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos de l'intervenant mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les discussions politiques au sujet de l'Internet se limitent souvent à trois ou quatre GAFA, la seule chose que connaissent certains commentateurs. Pourtant, l'infrastructure de l'Internet pose également plein de questions politiques essentielles. La technique est-elle neutre ? Est-ce que les réseaux numériques posent des problèmes politiques particuliers ? Le pair à pair va t-il sauver la neutralité du réseau ? Pour la diversité linguistique, faut-il traduire les méthodes GET et POST de HTTP ? Le protocole BGP est-il de gauche ? L'Internet est-il favorable ou défavorable aux droits humains (au passage, le 10 décembre, ce sera le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains) ?
Et toutes ces questions peuvent-elles être expliquées à M. et Mme Michu ? L·e·a citoyen·ne de base doit-il·elle et peut-il·elle comprendre l'Internet ? Ou bien est-ce inutile et impossible, et il vaut mieux laisser ces questions aux gens sérieux ?

Transcription

Bonjour tout monde.
Le sujet de cette conférence c’est « Internet et les droits humains », ce qu’on appelait autrefois les droits de l’homme, mais droits humains c’est plus inclusif. En général, quand je commence à introduire là-dessus auprès des gens, souvent il y a deux questions en fait. L’une c’est : « Oui, mais il n’y a aucun rapport. Internet c’est une technique. La technique c’est neutre ! La politique c’est autre chose, c’est ce que font les sérieux qui passent à la télé, ça n’a pas de rapport avec Internet ! » Et puis il y a une autre remarque qui est souvent faite c’est : « Ah oui, Internet et puis les droits humains et la politique, j’en ai entendu parler. C’est Facebook et Google qui sont méchants, c’est ça ? »
Et en fait non, c’est plus compliqué que ça.

Pourquoi est-ce important ?

Première question : pourquoi est-ce que c’est important de se préoccuper des droits humains sur Internet ? Au début, au tout début de l’Internet, quand on commençait, il n’y avait pas vraiment de préoccupations sur cette question-là parce qu’à l’époque, même pour les gens qui étaient utilisateurs intensifs d’Internet, c’était juste un truc parmi eux, pour eux, c’était pour le boulot et un peu pour la distraction. Or aujourd’hui, tout se fait sur Internet. Je ne veux pas dire par là que tout le temps on n’utilise que Internet – par exemple là je n’utilise pas Internet pour parler avec vous –, mais c’est le fait que toutes les activités humaines peuvent se faire sur Internet et souvent le sont. C’est-à-dire que le business ça se fait sur Internet. Elle est loin l’époque où un polytechnicien, Gérard Théry, écrivait dans un rapport officiel qu'Internet c’était bien comme réseau expérimental mais que ça ne serait jamais utilisé pour des affaires. Bon ! Aujourd’hui, on voit bien à quel point il s’était trompé ! La politique aussi se fait sur Internet : les campagnes électorales, les discussions politiques, les mobilisations. Et les distractions se font sur Internet : on regarde des vidéos de chats, on regarde des matchs de foot, on regarde des films ou des séries, des choses comme ça.
L’Internet n’est plus seulement un objet technique. Ce n’est pas juste une technique parmi d’autres qu’on utilise mais qui est séparée de nos vies. C’est un espace, un cadre où se déroulent énormément d’activités avec de l’interaction entre les êtres humains. Évidemment, faire du réseau tout seul ce n’est pas très intéressant donc c’est toujours avec d’autres êtres humains. Et dès qu’il y a plusieurs êtres humains qui sont différents, qui ne sont pas d’accord et qu’il y a des enjeux, il y a de la politique.

Pourtant on ne parle pas beaucoup de politique à propos d’Internet. Vous allez me dire si, tout le temps, les ministres se réunissent, il y a des grandes réunions comme cette semaine à Paris, le Forum de la gouvernance de l’Internet où il y a plein de gens qui se sont réunis, qui discutaient de questions politiques liées à Internet. Oui ça existe, mais ce n’est pas tellement à propos d’Internet, même pas à propos du Web ; c’est à propos, en fait, d'une partie du Web. On se focalise sur quelques aspects qui sont jugés les aspects dignes d’avoir des discussions avec des gens importants : la gouvernance de la racine un petit peu, c’est moins à la mode aujourd’hui ; aujourd’hui c’est plutôt strictement les GAFA c’est-à-dire ce qu’un ministre, au Forum de la gouvernance de l’internet, appelait l’Internet californien. Il opposait l’Internet californien, avec les captations de données personnelles et les trucs comme ça, à l’Internet chinois et il disait qu’il fallait développer un troisième Internet entre l’Internet californien et l’Internet chinois. Manifestement il confondait l’Internet avec une poignée de GAFA. Aujourd’hui les discussions politiques qui ont un rapport avec l’Internet, c’est essentiellement pour parler du rôle de quelques GAFA qui sont méchants, qui ne payent pas d’impôts, qui ne suivent pas nos lois, des choses comme ça.
Ça veut dire que des tas de questions qui sont politiques et qui sont liées d’une façon ou d’une autre à l’Internet restent peu discutées politiquement. Ce ne sont pas des sujets politiques ou alors on en parle un petit peu, mais ce n’est pas important, ce n’est pas le gros morceau.
Donc globalement, l’Internet reste encore pas mal traité comme un objet technique c’est-à-dire comme quelque chose où il n’y a pas de décision politique et, quand on nie l’aspect politique de quelque chose, c’est en général mauvais signe. C’est-à-dire dire que des décisions politiques sont bien prises, mais on ne les assume pas comme telles : on les cite discrètement, on n’utilise pas les processus démocratiques, on ne permet pas aux gens d’y participer. Beaucoup de décisions sont traitées comme ça entre petits comités, sans que le citoyen ait son mot à dire.

Une fois, dans une discussion où je disais ça, il y a quelqu’un qui travaillait chez un gros opérateur français qui avait dit : « On ne va quand même pas demander à madame Michu de voter sur les décisions concernant l’Internet ! » Eh bien si ! Si ! Parce que ça la concerne et ça concerne aussi monsieur Michu ; monsieur Michu est aussi concerné pour la raison que je disais au début, c’est-à-dire que tant de nos activités sont médiées par l’Internet, passent par l’Internet, les décisions politiques qui sont prises ont une influence sur tous les citoyens et il est donc normal que les citoyens soient impliqués d’une façon ou d’une autre là-dedans.

Droits humains ?

La politique c’est vaste comme sujet, c’est beaucoup de choses, c’est beaucoup d’aspects et souvent, en plus, c’est un mot qui fait un peu peur parce que soit les gens réduisent ça à la politique politicienne, c’est-à-dire il y a encore un ministre qui est parti, on va le remplacer par un autre ; il y a untel qui a dit que ce que faisait le gouvernement ce n’était pas bien. Ça ce n’est pas très important. Et puis c’est souvent vu comme un truc un peu sale où le citoyen moyen ne peut pas tellement participer.
Mais la politique, évidemment, c’est bien plus que ça : c’est tout ce qui concoure à prendre des décisions alors qu’il y a plusieurs personnes et qu’elles ne sont pas d’accord — si tout le monde est d’accord il n’y a pas de politique, c’est trop facile. C’est quand les gens ne sont pas d’accord, quand il y a des intérêts différents qu’il y a de la politique. Ça, ça concerne tout le monde mais c’est vaste comme sujet et il y en a beaucoup.

Pour essayer de focaliser un petit peu, ici je voulais me concentrer surtout sur la question des droits humains, autrefois appelé droits de l’homme, parce qu’en plus je saisis l’actualité : le 10 décembre c’est le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui avait été décidée par les Nations-Unies juste après une guerre mondiale où on s’était aperçu que si on ignorait les droits humains, si on n’en tenait pas compte ou si on les relativisait, ça menait à des choses vraiment épouvantables, donc il y a eu unanimité. C’était drôle, à l’époque, parce que les pays qui avaient voté ça n’étaient pas tous d’accord, mais il y avait eu unanimité pour faire un bon texte, la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui va donc fêter ses 70 ans. Vous vous en doutez, il est loin d’être respecté, y compris par les signataires, mais ça reste toujours un objectif qui est utile pour tous

Dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, un des mots importants c’est « universel ». C’est-à-dire qu’évidemment ça concerne tout le monde, tout le monde y a droit, même madame Michu, même la mamie du Cantal. Il n’y a pas besoin, normalement, d’être quelqu’un d’important pour avoir des droits ; normalement ce sont les droits de tous les humains.

Là-dessus quel est le rapport avec Internet ? Est-ce qu'Internet est bon, mauvais ou neutre pour les droits humains ? J’ai vu les trois positions être exprimées. Il y a, par exemple, des gens qui disent que la technique est neutre : Internet en soi n’est ni bon ni mauvais pour les droits humains. Comme n’importe quelle technique qui est inventée elle peut être utilisée pour le bien et pour le mal ; en soi ça n’a pas de rôle particulier dans les droits humains.
J’ai vu des gens dire que c’était bon pour les droits humains. C’est la position, par exemple, de l’ISOC, l’Internet Society, qui dit que, en gros, c’est une bonne chose Internet. Ça permet de faire tout un tas de choses sympathiques, c’est pour ça qu’on dépense autant d’argent pour ça et qu’il y a autant de gens, dont moi, qui travaillent à maintenir et à développer le réseau, donc que c’est une bonne chose.
Et puis j’ai vu des gens dire que c’était mauvais, que c’était uniquement un espace d’oppression, d’exploitation, de tout ce qu’on veut, avec des variantes. Parmi les gens pour qui c’est mauvais, il y a ceux qui disent, comme Alain Finkielkraut, que c’était mieux avant, qu’il faudrait revenir à ce qu’il y avait avant. Quand on écrivait avec une plume d’oie sur du parchemin c’était mieux !
Il y a d’autres positions, là je caricature un peu, parmi les gens qui disent que c’est mauvais, mais il y a souvent, particulièrement en France, un courant qui, effectivement, estime que le progrès n’est pas toujours un progrès, que des fois il y a des choses mauvaises qui sont inventées et qu’il faudrait sinon les annuler, du moins, moins les utiliser.

Un point important quand on discute des droits, évidemment, c’est la différence entre droits théoriques et droits réels. La Déclaration universelle des droits de l’homme pose d’excellents principes avec lesquels je suis tout à fait d’accord mais qui, pour l’instant, ne sont pas mal dans le cloud, enfin dans les hauteurs et, quand il s’agit de descendre sur terre, c’est beaucoup plus difficile de faire en sorte que ces droits soient réellement appliqués.

Ce qui empêche les droits d’être appliqués ce n’est pas uniquement la répression explicite, genre l’armée qui sort avec les chars et qui tire sur les gens ; là on voit bien qu’il y a une violation des droits humains. Mais il y a aussi des problèmes qui se posent pour beaucoup de gens qui sont qu'ils ont des droits théoriques mais ils ne peuvent pas les exercer pour différents problèmes pratiques, concrets. Un exemple typique : la possibilité de se déplacer. En France, il n’y a pas de passeport intérieur comme il y avait au 19e siècle. Au 19e siècle, pour aller de Paris à Toulouse, vous aviez besoin d’un document à faire viser par la police ou la gendarmerie pour contrôler les gens dangereux qui se déplaçaient. Aujourd’hui on n’a plus ça en France, on peut librement se déplacer, mais évidemment, ça suppose qu’on ait des moyens de se déplacer. Comme les lignes secondaires de la SNCF sont fermées, qu’il y a de moins en moins de trains, que l’essence augmente – sujet d’actualité aujourd’hui –, les déplacements, le droit de déplacement, la liberté de déplacement reste souvent théorique et on a du mal à l’exercer en pratique.
Un autre un bon exemple, évidemment, c’est la liberté d’expression. À l’époque, il y a un siècle, vous aviez le droit de vous exprimer, mais c’était au café du commerce où vous pouviez dire aux autres piliers de bistrot ce que vous pensiez du gouvernement « tous des pourris, il faut les dégager », mais ça n’allait pas plus loin. Il n’y avait qu’une minorité de gens qui avaient accès à des médias nationaux permettant de faire connaître leur opinion au-delà du café du commerce. C’est un bon exemple de la différence entre droits théoriques et droits réels.

La technique est-elle neutre ?

Je vais parler de neutralité. Est-ce que la technique est neutre justement ? Est-ce que la position de dire que l’Internet n’est ni bon ni mauvais pour les droits humains, qu’il est neutre, est-ce que c’est tenable ?
Il faut savoir que c’est un sujet très ancien. Depuis qu’il y a des philosophes et depuis qu’il y a des techniques, il y a des philosophes qui réfléchissent sur la neutralité de la technique. Il y a des bouquins ont été écrits là-dessus. Je ne vais pas tous les résumer maintenant, c’est un sujet vraiment complexe avec plein de choses, je vais plutôt parler de cas concrets.

Il y a un exemple classique : un gangster commet un crime avec une voiture. Est-ce que les gens qui ont construit la voiture ont une responsabilité juridique ? Cette première question est facile, ; en France, la réponse est non. Si un gangster commet un crime avec une voiture, personne de chez Renault ou de chez Peugeot ne va être inculpé. Ça ne va pas de soi, mais c’est le cas actuellement.
Est-ce qu’à défaut d’une responsabilité juridique, ils ont responsabilité morale ? Est-ce qu’ils devraient, par exemple, se sentir coupables ? Là, je pense que la plupart vont dire « eh bien non, sinon on ne pourrait plus faire de voitures. » Après, il y a aussi des questions plus pratiques. Est-ce qu’ils auraient dû, dans la voiture, mettre des dispositifs techniques qui rendaient impossible, ou en tout cas plus difficile, son utilisation par le gangster ? Ou bien, est-ce que si la voiture sert vraiment à beaucoup de choses négatives, genre polluer, tuer des tas de gens, augmenter le réchauffement planétaire, est-ce qu’il aurait fallu ne pas la construire du tout ? Là, vous voyez qu’il y a tout un tas de questions politiques où les réponses ne sont pas simples, mais qui montrent que la voiture est tout sauf un objet technique. Je reviens à la question d’aujourd’hui avec les manifestations des gilets jaunes : la voiture a modifié considérablement l’espace, le monde, les relations entre les gens, et tout ça n’est pas neutre du tout.
Là c’était un exemple, je dirais, un peu extrême. Il y a aussi des cas moins évidents, je vais citer le réchauffement planétaire. Dans le cas du gangster c’est un truc ponctuel où il y a clairement un responsable, c’est clairement le gangster qui est responsable. Sa responsabilité permet de ne pas trop se poser de questions sur la responsabilité des autres. Mais dans le cas où c’est un truc plus diffus qui touche beaucoup de gens mais où chacun n’a qu’un tout petit rôle, c’est plus délicat. Est-ce que, par exemple, les gens qui travaillent dans l’industrie automobile sont responsables du réchauffement planétaire qui, effectivement, est un problème sérieux ?
Le but n’est pas d’entamer une discussion parce que, je l’ai dit, il y a déjà eu beaucoup de discussions là-dessus et je voulais parler de l’Internet. Le but c’est simplement de dire que non, la technique n’est pas neutre, ce n’est pas défendable comme opinion. Soit la technique ne sert à rien et, dans ce cas-là, on a bossé pour rien, soit elle sert à quelque chose et, dans ce cas-là, elle n’est pas neutre.

L’Internet là-dedans ?

Il y a des tas d’exemples de questions politiques qui sont liées à l’utilisation d’Internet. Que vaut donc la liberté d’expression qui fait partie des libertés proclamées par la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’est-ce qu’elle vaut si toute la communication passe par les GAFA ?
Qu’est-ce que vaut la liberté d’information si la censure est faite par ces GAFA ? Au FGI, cette semaine, a été annoncé un accord entre le gouvernement français et Facebook pour mettre en œuvre une censure des données sur Facebook. C’est-à-dire que le gouvernement français sous-traite la censure qui est normalement est une activité régalienne : comme toute répression il n’y a que l’État qui peut le faire, on la sous-traite à un acteur privé.
Qu’est-ce que vaut le droit à la vie privée s’il n’y a pas de protection contre la surveillance, c’est-à-dire si on peut tout surveiller ? Vous savez qu’une propriété du numérique en général et des réseaux informatiques en particulier, c’est que tout laisse des traces, tout peut être enregistré. S’il n’y a pas de protection contre ça, le droit à la vie privée qui existe aussi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’est-ce qu’il vaut ? Qu’est-ce qu’il devient ?
Et puis l’égalité, qui est aussi un grand principe ? D’ailleurs c’est sur le fronton des mairies, des écoles, c’est un élément de la devise de la République, c’est aussi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’est-ce que vaut l’égalité s’il y a une coupure entre des gens qui produisent les contenus qu’on voit et d’autres qui ne seraient que des consommateurs, ceux que, dans le vocabulaire des opérateurs réseau, on appelle les eyeballs, les globes oculaires passifs, le temps de cerveau disponible ? S’il y a des gens qui sont vus uniquement comme des consommateurs, uniquement comme des globes oculaires, qu’est-ce que signifie l’égalité entre les gens si tout ce qu’ils voient ce sont des contenus qui ont été fabriqués pour eux ?

Là, j’avais posé les grands principes, les grands éléments de la discussion. Ce que je voudrais maintenant c’est détailler un petit plus, dans la limite du temps imparti, quelques études de cas, quelques problèmes particuliers qui montrent qu’il y a des enjeux politiques liés à l’infrastructure de l’Internet et qui ne sont pas seulement le problème de Facebook et Google qui sont méchants.

Accès et fracture

Premier cas, l’accès à Internet lui-même et donc la fameuse fracture numérique, parce que toute discussion sur Internet est vaine si on n’a pas d’accès à Internet. D’autant plus que c’est bien l’Internet ! Personnellement, je vous le dis tout de suite, je spoile tout de suite, je trouve que c’est bien ! Je trouve que c’est une bonne chose, je trouve que c’est bien qu’on l’ait inventé, ça permet des tas de choses formidables. À partir de là il y a un problème, c’est qu’est-ce qu’on fait avec les gens qui n’y ont pas accès, qui sont du mauvais côté de la fracture numérique ?
Quand on parle de fracture numérique on pense aux gens qui sont complètement déconnectés, qui sont très loin, au fin fond de la campagne, ou alors qui sont très pauvres, qui n’ont pas d’ordinateur par exemple et donc qui n’ont pas d’accès du tout. Au niveau mondial, c’est encore la règle. Il doit y avoir à peu près, ce sont des statistiques très pifométriques, la moitié de la population mondiale qui n’a pas accès à Internet du tout — un nombre qui tend à diminuer assez vite d’ailleurs —, mais la moitié c’est quand même beaucoup ! Même dans un pays comme la France il y en a un certain nombre. On n’est pas à 100 % d’accès à Internet.
En fait, c’est plus compliqué que ça, il n’y a pas que les gens qui ont accès et ceux qui n’ont pas du tout accès. En tout cas dans un pays comme la France où la grande majorité des gens a accès à Internet, la fracture numérique, aujourd’hui, ce sont plutôt des problèmes de différenciation : par exemple vous avez un accès mais il est assez lent parce que vous êtes très loin du NRA [Nœud de raccordement d’abonnés], parce que vous avez une machine un peu lente, parce que vous êtes dans une zone où ça ne capte pas bien. Donc vous avez un accès, mais il est peu lent, alors que tout le monde communique avec des technologies très lourdes. Là encore un bon exemple que de décisions qui sont purement techniques : « Est-ce que je mets la vidéo en haute définition ou en basse définition ? », ce sont des décisions qui ont des conséquences politiques. Si, par exemple, vous avez un logiciel à présenter, un nouveau langage de programmation, un nouveau logiciel super et que la seule présentation d’introduction, au lieu d’être une page web de quelques paragraphes, c’est une vidéo, eh bien vous, vous avez pris une décision politique ; en ne mettant l’information que sous forme d’une vidéo alors qu’elle serait parfaitement passée dans du texte, vous avez décidé d’exclure tous les gens qui ont un accès de mauvaise qualité. En général quand on leur dit ça, les gens n’aiment pas, ils disent : « Vous m’accusez ! Mais non, c’était une décision purement technique parce que la vidéo c’est joli et tout ça ». Eh bien non, c’est une décision politique dans la mesure où elle a des conséquences pour certaines catégories de la population. Des fois c’est justifié : si votre logiciel est un logiciel de dessin, par exemple, c’est vrai qu’une vidéo présente un avantage très net. Mais j’ai vu récemment un langage de programmation où il y avait uniquement une vidéo pour le présenter et, dans la vidéo d’ailleurs, il n’y avait même pas de code qui défilait, c’était uniquement un type qui parlait devant une caméra, je me dis : il y a vraiment une volonté délibérée d’exclure des gens ou alors il y a une grande bêtise ; c’est possible aussi !

Et un autre cas où il y a une fracture numérique qui n’est pas binaire, qui n’est pas une séparation entre les gens qui ont accès et ceux qui n’ont pas du tout accès mais où il y a un continuum, c’est quand vous avez des gens qui ont un accès mais qui manquent de maîtrise. Dans le domaine de la lecture on différencie souvent analphabète et illettré. Analphabète c’est rien du tout et illettré c’est quelqu’un qui peut lire mais c’est pénible, c’est difficile, il ne le fera que si c’est absolument nécessaire et il risque de ne pas pouvoir bien s’en servir. Or aujourd’hui, dans un pays comme la France, là, par contre, c’est un problème très fréquent. C’est un problème très fréquent qu’on ait des gens qui certes ont un accès à Internet mais ont du mal, voire ne savent pas accomplir des tâches simples ou, même quand ils savent les accomplir, ils n’ont pas forcément conscience des conséquences. Un exemple typique c’est celui dont on parlera à la table ronde après : la protection des données personnelles, la vie privée et tout ça. Quand on est dans une situation d’illettrisme numérique, on peut très facilement se faire avoir parce qu’on ne comprend pas, on ne sait pas toutes les utilisations qui peuvent être faites de ces données personnelles, ce qui peut arriver, la quantité qui est gardée, les traitements qu’on peut faire.

Aujourd’hui, il ne faut pas voir la fracture numérique simplement comme le papy du Périgord qui est dans une zone blanche très loin de tout. Il faut plutôt voir ça comme étant entre le type qui sait installer et configurer Peertube1, utiliser Signal2 pour la messagerie instantanée et puis re-flasher sa Freebox pour mettre OpenBSD [système d'exploitation libre de type Unix, NdT] dessus pour être complètement en sécurité, et l’utilisateur qui est perdu, qui ne comprend pas, qui sait faire quelques tâches mais qui ne comprend pas vraiment les conséquences. Elle est plutôt là la fracture numérique aujourd’hui et avec des conséquences énormes sur les droits humains puisque, par exemple, en matière de tout de qui est lié à la sécurité, vie privée et tout ça, eh bien la personne qui est naïve vis-à-vis du numérique, elle a beaucoup de problèmes.

Chiffrement et terrorisme

Autre cas qui a déjà fait l’objet de quelques discussions, mais on en parle quand même beaucoup moins que du problème des GAFA, ce sont les problèmes liés au chiffrement3.
Si vous travaillez pour BFM TV, vous avez les éléments de langage qui sont tout prêts : « Le terroriste communiquait avec une messagerie cryptée et la police n’a pas réussi à casser le message parce que maintenant la police ne peut pas lire les messages ; maintenant la police est devenue aveugle, il n’y a plus d’enquête, c’est open bar pour les terroristes et tout ça ». Il n’y a même pas besoin de travailler pour BFM TV pour dire ça : l’ancien procureur de la République de Paris répétait ça chaque année à la rentrée judiciaire dans son discours.
Là, ça vaut la peine de faire un peu de fact-checking et ça, ça illustre bien l’importance, quand on analyse la politique sur Internet, de marcher sur deux jambes ; c’est bien de marcher sur deux jambes sinon c’est plus difficile de marcher. Les deux jambes c’est la technique et la politique. On a besoin des deux.

Le problème n’est pas purement technique ; il y a des choix politiques qui sont faits à chaque étape.
Il n’est pas non plus strictement politique au sens où on intervient sur un objet technique qui a ses propriétés et si ne les connaît pas on risque de dire des bêtises.
Là, par exemple, un peu de fact-checking : depuis qu’on a le numérique partout, on n’a jamais laissé autant de traces. Maintenant tout est enregistré. Ce sont les propriétés de base du numérique : tout est copiable, non seulement c’est copiable mais c’est copiable pour pas cher et c’est trivial, après, à fouiller. Donc on a beaucoup de traces, aggravé par le fait que chacun trimballe aujourd’hui dans sa poche un espion dont n’auraient même pas rêvé les régimes totalitaires du 20e siècle. C’est un truc qui sait en permanence où on est, avec qui on parle, ce qu’on fait et qui ne demande pas mieux que de le transmettre à tout un tas d’acteurs importants.

Aujourd’hui, des activités comme surveiller les gens, copier les données, examiner les données, c’est non seulement possible, mais c’est trivial. Et en plus, c’est bon marché. On peut copier une énorme quantité de données en un rien de temps. Pensez aux malheureux policiers dans les dictatures du 20e siècle qui étaient obligés de recopier des fiches en carton à la main quand ils voulaient envoyer une copie du fichier à leurs collègues. Aujourd’hui, avec le numérique, c’est formidable : le fichier est copié en un rien de temps, distribué à tous les collègues très rapidement et de manière exacte en plus.
En plus, toute cette activité de surveillance n’est pas visible. Ça renvoie au problème de l’illettrisme numérique dont je parlais avant : il est très difficile de savoir si on est espionné ou pas. Dans les vieux films policiers, il y avait des types qui téléphonaient et puis ils entendaient un clic à un moment, c’était le magnétophone qui se mettait en route, et ils disaient : « Ah, ah, on est écoutés, on arrête de parler. »
Ça n’est plus possible ce genre de truc aujourd’hui. Donc tout contrôle démocratique de la surveillance est extrêmement difficile, parce que comment savoir qu’un fichier a été copié ? Quand on copie un fichier ça ne laisse pas de traces sur le fichier d’origine.
Au contraire, c’est se protéger qui nécessite un effort. Quand vous lisez des documents comme le Guide d’autodéfense numérique4, que je vous recommande par ailleurs, ou quand vous lisez des conversations de libristes sur la vie privée, c’est souvent « ah oui mais c’est simple : tu fais ça, ça et ça et après tu installes ça, et après tu compiles ça, mais il faut d’abord appliquer ce patch-là et ensuite tu fais bien attention à débrayer tel truc sinon il va laisser fuiter les données et tout ça ». On se dit : il faut être ingénieur informaticien pour avoir une vie privée ! Ce n’est pas normal ! Ce n’est pas normal mais c’est la situation actuelle qu’on a. Si aujourd’hui on a la situation actuelle, c’est que les gens ordinaires n’ont pas de vie privée de facto et, à la rigueur, le technicien compétent, qui passe beaucoup de temps et qui fait très attention, c’est-à-dire en gros qui prend les précautions que prend un espion parachuté en territoire ennemi, celui-là il arrive à protéger un peu de vie privée. Ça ce n’est pas normal !

Actuellement, l’une des solutions techniques qu’on a c’est le chiffrement et, contrairement à ce que prétend l’ancien procureur de la République ou à ce que prétendent souvent les autorités, ce que prétendent certains médias à sensation, le chiffrement ne donne pas de nouvelles possibilités de dissimulation aux terroristes ou aux gangsters ; il ramène un tout petit peu, un tout petit peu, à ce qu’on avait avant le numérique et avant les possibilités de surveillance massive qu’on a. Sans le chiffrement, le droit à la vie privée est purement théorique. Bien sûr, la technique ne résout pas tout ; le chiffrement a des tas de faiblesses, techniques ou autres, mais sans le chiffrement c’est tellement facile de surveiller que le droit à la vie privée devient un droit purement théorique.

Un exemple de débat qu’il y avait eu là-dessus, à l’IETF [Internet Engineering Task Force], sur la nouvelle version de TLS 1.3 qui est sorti il n’y a pas très longtemps, notamment sur le fait d’imposer dans TLS [Transport Layer Security] la confidentialité persistante, c’est-à-dire l’ensemble des mesures qui font que même quand une communication est enregistrée, même si après la clef privée est compromise, ça ne permettra d’intercepter que les communications futures et pas celles du passé.
C’est maintenant le cas. Finalement le débat a été tranché dans l’IETF, c’est-à-dire que TLS 1.3 n’a plus que des mécanismes de confidentialité persistante, les autres ne sont tout simplement plus acceptés. Ça a déplu à beaucoup de gens qui disaient que ça allait rendre la surveillance très difficile. Donc l’ETSI [European Telecommunications Standards Institute] qui est une autre organisation de normalisation, qui est très souvent citée favorablement par les ministres en Europe parce que c’est une organisation européenne avec le siège en France d’ailleurs, donc c’est la French Tech, l’ETSI a sorti sa propre version de TLS, ETLS, qui est la version surveillance friendly, c’est-à-dire qui remet les anciens algorithmes dedans de manière à ce qu’on ait une solution standard qui permette la surveillance. Donc on verra probablement des produits mettant en œuvre TLS ; il faudra bien lire les petits caractères. Si vous notez que c’est ETLS ou si c’est ETSI, eh bien ça veut dire que ce sont des produits facilitant la surveillance.
Ça c’est un bon exemple des débats qu’il peut y avoir autour de l’infrastructure de l’Internet et du fait que les choix techniques, apparemment techniques, ont, en fait, des conséquences politiques.

Neutralité et middlebox

Un autre exemple qui a souvent été discuté mais pas assez à mon avis, c’est la neutralité du réseau. Une des raisons pour lesquelles le débat est confus c’est que le terme neutralité du réseau recouvre plusieurs choses pas forcément identiques. Par exemple Stéphane Richard, le PDG d’Orange, aime bien présenter ça en disant « c’est uniquement un débat sur est-ce que c’est Orange ou Google qui va gagner le plus d’argent ? » Ce n’est pas faux, c’est une partie du débat, mais c’est une partie seulement.
L’un des vrais problèmes que pose la non-neutralité, c’est l’interférence, c’est-à-dire les opérateurs qui se permettent de modifier les paquets IP alors qu’ils devraient juste les acheminer. Puisque j’ai cité Stéphane Richard, un bon exemple, ça date d’il y a trois mois, c’est un truc récent, Orange Tunisie modifie les pages HTML en route pour y insérer des publicités, sauf si on utilise https, encore l’importance du chiffrement, mais si on n’utilise pas https, ils modifient les pages en route. Évidemment ils ne l’ont pas dit. La Tunisie, heureusement, fait partie des pays où il y a une société civile, des libristes, des gens qui regardent et qui ont pu documenter l’affaire, mais il faut savoir que ça c’est la règle dans la plupart des pays. Dans les pays où il n’y a pas de réunions comme Capitole du Libre, où il n’y a pas de groupes de libristes, où il n’y a pas de méchants informaticiens avec des barbes qui regardent le trafic et qui vérifient ce qui a été modifié, dans ces pays-là eh bien les opérateurs, tous les jours, modifient les pages HTML qui passent pour rajouter ou enlever ce qui les intéresse.
Ça c’est un exemple que la neutralité du réseau n’est pas juste un vague débat idéologique : ça a des conséquences pratiques immédiates sur les différents droits.
Dans le cas d’Orange Tunisie ils se contentaient de rajouter des pubs ; on va dire que ce n’est pas trop grave, mais vous voyez bien que si on permet ça à l’opérateur, ça sera quoi la prochaine fois ? Ça sera de supprimer les paragraphes gênants, les choses comme ça.

D’une manière générale aujourd’hui, dans l’Internet, il y a tout un tas d’équipements intermédiaires installés sur le trajet qui se permettent des choses qu’ils ne devraient pas se permettre et qui donc font que, en théorie, on a toujours le droit de communiquer comme on veut ; en pratique, l’infrastructure existante rend difficile l’exercice de certains droits. On est obligé de contourner, de trouver des astuces, de chiffrer tous les messages même quand on n’en avait pas envie pour éviter les interférences, des choses de ce genre. Ou de faire passer le DNS sur https maintenant pour éviter, justement, toutes ces modifications en route.

Décentralisation et fédération

Autre cas, bien sûr, où il y a un rapport direct entre la politique et l’exercice des différents droits humains, c’est tout ce qui concerne les questions de centralisation-décentralisation.
Si toutes les communications sont médiées par un GAFA, eh bien des libertés comme la liberté d’expression ou la liberté d’association vont en souffrir puisque Google et Facebook se sentent autorisés à censurer comme ils veulent.
Je pense qu’à Capitole du Libre ce n’est pas la peine de trop insister là-dessus, je pense que tout le monde est déjà convaincu. Par contre, on oublie un peu que ce ne sont pas juste les GAFA qui sont méchants. Dans la plupart des pays démocratiques c’est l’État qui leur demande de le faire. Ça avait été rendu explicite cette semaine en France avec l’annonce de l’accord gouvernement-Facebook, mais déjà avant, c’était une constante du discours politique en France que les ministres demandaient publiquement aux GAFA d’appliquer, de faire appliquer les lois, c’est-à-dire de ne plus être un simple intermédiaire technique dans la communication, mais de décider qu’on censure tel truc, tel autre, qu’on retire tel truc ou tel autre. Comme d’habitude, ça commence toujours avec des cas incontestables ; le terrorisme ou la pédophilie, personne ne va dire « si, si, moi je veux pouvoir regarder des contenus terroristes, il ne faut pas que Facebook y touche ! » L’expérience de l’humanité, depuis pas mal de siècles, montre qu’on commence toujours par violer les principes pour des raisons incontestables, où personne ne va dire que si, c’est très bien, il faut le laisser faire, et puis ça s’étend petit à petit à de plus en plus d’activités.

Face à ça, une des solutions possibles, c’est de rendre les GAFA plus gentils, de faire des lois qui leur demanderaient de ne pas faire telle chose ou de faire telle chose. Je suis pour tout ce qui limite les pouvoirs des GAFA donc c’est une très bonne idée de faire ça. Néanmoins, là aussi c’est une leçon de politique très ancienne – le premier qui a écrit là-dessus c’était Montesquieu mais ça devait se savoir depuis longtemps avant lui – qui est que quand quelqu’un est en position où il a du pouvoir, il en abuse.
Si demain Facebook décline et que tous ses utilisateurs migrent vers Framasoft5, Framasoft se mettra à faire des trucs méchants. Il n’y a aucun doute là-dessus, c’est une loi historique fondamentale, elle a été démontrée un très grand nombre de fois dans l’histoire.
La solution face à ça c’est que tout le monde ne migre pas d’un GAFA vers un autre, ça ne résoudrait rien. Le problème de fond est un problème d’architecture. Si un acteur est aussi gros que Facebook, c’est-à-dire se trouve en situation pas de monopole, mais de quasi-monopole, c’est-à-dire qu’en pratique c’est difficile de ne pas y être, il va abuser de son pouvoir ; il n’y a aucun doute là-dessus !
Donc la solution, en partie, elle est technique. C’est-à-dire qu’il faut avoir une infrastructure qui ne nécessite pas le passage par un gros acteur contrôlant tout. Et c’est là que des logiciels comme Mastodon6, Pleroma7, PeerTube – je ne sais pas si vous avez entendu parler de PeerTube c’est un truc qui sert à voir des vidéos de chats mais sans passer par YouTube –, tous ces trucs-là sont des éléments dans la solution.
J’ai dit des éléments parce que je vais répéter une nouvelle fois, il n’y a pas de solution purement politique qui ignorerait les contraintes techniques, mais il n’y a pas non plus de solution purement technique. Par exemple le courrier électronique est décentralisé et fédéré depuis longtemps. L’auteur de Mastodon n’était même pas encore né, peut-être même que ses parents n’étaient pas encore nés quand il y avait déjà le courrier électronique qui était déjà décentralisé et fédéré, mais ça n’a pas empêché une boîte comme Google, avec Gmail, d’acquérir une position de force telle que la majorité du courrier se trouve chez Google. Vous allez me dire « non, moi je n’utilise pas Gmail. » Eh bien si ! Si vous avez au moins un correspondant qui est chez Gmail, Gmail connaît votre existence et connaît une partie de votre courrier.
Ça ce n’est pas inscrit dans la technique. La technique ne fait pas tout puisque même un média qui est techniquement décentralisé et fédéré comme le courrier électronique peut mener à l’apparition de gros monstres comme ça.
Et puis il y a des tas d’autres problèmes aussi. Par exemple un cas typique qu’on a vu, mais qui est très ancien, c’est qu’il n’y a pas que les gros chefs qui sont méchants, les petits chefs peuvent l’être aussi. Un réseau décentralisé peut aussi servir avec un type qui dit : « Chic, chic, je vais pouvoir être le petit chef avec pouvoir absolu sur mon instance particulière » et ça peut aussi poser des problèmes ; il n’y a pas que les entreprises à motivation financière. À l’exposé ce matin sur Android, l’orateur a commencé en disant « je rappelle que Google est une entreprise à but lucratif ». Ah c’est vrai, on avait oublié ! C’est vrai que ça joue un rôle, mais il n’y a pas que ça, il y a des motivations autres que l’argent qui peuvent mener à des comportements négatifs genre la censure par exemple.
Donc la technique ne suffit pas, mais en l’occurrence ici, si on garde des solutions centralisées, on est sûr d’avoir des problèmes. On les a déjà d’ailleurs!

Manifestations et DoS

Un autre cas qui est rigolo, par contre je l’ai très rarement cité même chez les gens un peu militants, c’est le cas des manifestations. Quel est l’équivalent d’une manifestation sur la voie publique sur Internet ? Qu’est-ce qu’on fait si on est mécontent de la hausse du prix du carburant et qu’on veut le manifester sur Internet ? Est-ce qu’on fait une attaque par déni de service ? Pourquoi pas ! Ou du spam qu’on envoie à tout le monde ? Je dis ça à peine en rigolant. Richard Stallman, par exemple, avait fait un article fameux où il disait que les attaques par déni de service8 pouvaient être une forme légitime de manifestation. Je ne suis pas d’accord avec lui pour tout un tas de raisons, mais ça illustre un problème qui est qu’effectivement comment on fait quand on veut manifester publiquement quelque chose sur Internet ? Il n’y a pas, actuellement, d’espace public sur Internet. On va se dire : je peux écrire des trucs sur mon blog. Oui, mais il n’y a pas d’endroit public où vont les gens et où ils peuvent manifester pour se faire connaître à d’autres. Comparez ça avec le marché versus centre commercial. Sur un marché les gens peuvent, par exemple, distribuer des tracts ; les gens qui viennent acheter leurs carottes sont exposés à ce discours et peuvent potentiellement discuter, prendre les tracts. Dans un centre commercial, si vous faites ça, les vigiles vous foutent dehors : ils sont privés. L’Internet, à l’heure actuelle, c’est plutôt une succession de centres commerciaux et donc ça peut être très difficile de faire émerger des idées qui ne sont pas mainstream.

Sécurité et liberté

Enfin, bien sûr, il y a tous les problèmes sécurité et liberté. Je dis tout de suite que personnellement je pense que la sécurité et c’est très bien. Il en faut parce que s’il n’y a pas de sécurité ce sont les plus forts qui règnent et ce n’est pas une situation favorable. Néanmoins on sait bien, on l’a vu des tas de fois, que la sécurité était souvent un argument prétexte pour rogner les libertés. Là aussi c’est un très grand classique de la politique qui existe sur Internet comme ailleurs.
Par exemple, c’est Apple qui autorise ou pas les applications à être sur l’App Store en prétendant que c’est pour la sécurité. C’est mensonger. Apple ne fait pas d’audit de sécurité des applications, ça serait un boulot énorme, les vraies raisons sont business, éliminer les trucs qui ne plaisent pas à Apple, mais la sécurité est un bon argument pour les faire passer.
Il y une autre cas rigolo que j’ai lu sur Mastodon aujourd’hui : sur Android, maintenant, quand on installe un autre clavier virtuel comme celui qui s’appelle le Hacker’s Keyboard et que personnellement j’aime beaucoup, on a un message d’avertissement disant « attention cette application peut capter vos données — eh bien oui, un clavier virtuel voit passer toutes les données — et faire des choses vilaines après. Voulez-vous quand même vraiment le faire ? » Techniquement c’est vrai. D’un autre côté Google qui dit : « Attention cela peut capter vos données personnelles », c’est quand même un peu embêtant.

C’est un vaste sujet sécurité et liberté, tout ça. Donc je vous dis tout de suite que je ne vais pas le traiter ici, c’est un sujet très complexe et malheureusement actuellement, quand on parle de cybersécurité, c’est presque uniquement sous l’angle sécuritaire, on n’envisage jamais les conséquences politiques que ça peut avoir. Mais ça tombe bien, j’en parle à la journée de la sécurité informatique en Normandie, JSecIN, ancien NetSecure Day [ce sont deux conférences différentes, Note de l'orateur], qui se tient à Rouen le 29 novembre. Donc si vous trouvez qu’il fait trop chaud à Toulouse, venez à Rouen le 29 novembre et on parlera de ça plus en détail.

Droits humains et protocoles internet

Un dernier truc sur le rapport que fait l’IETF qui est l’organisation de normalisation technique d’Internet. Pendant longtemps l’IETF était plutôt sur la ligne que la technique était neutre donc on faisait des protocoles qui n’avaient pas, en soi, de conséquences politiques. Ça a changé dans les dernières années, en grande partie évidemment grâce à Snowden, mais pas uniquement.
Aujourd’hui l’IETF a un groupe qui travaille uniquement sur la question des droits humains, qui s’appelle HRPC, Considérations sur les protocoles internet et les droits humains, et qui a déjà produit un excellent document dont je vous recommande la lecture si vous êtes intéressé par ça, qui est le RFC 82809. Il y a beaucoup de pages, il est long, mais il détaille tous les problèmes qu’on a identifiés où il y a un rapport entre les protocoles qu’on développe à l’IETF et les droits humains, dans quelle mesure ça favorise, défavorise, encourage, décourage les droits humains.

Conclusion

En conclusion, je considère que la technique n’est pas neutre ; ça c’est un truc qui, à mon avis, est réglé : la technique n’est pas neutre au sens où les techniciens, il y en pas mal dans la salle, prennent des décisions qui ont des conséquences. C’est-à-dire que si jamais vous avez des problèmes avec les techniques que vous développez, n’essayez pas de vous en tirer en disant « mais moi je suis juste le technicien, ce n’est pas ma faute la façon dont ça sera utilisé ! » Ça a des conséquences. D’ailleurs si ce qu’on fait n’avait aucune conséquence, comment on justifierait notre salaire ? On a un salaire en général pas mal quand on est informaticien et qui est justifié par le fait que ce qu’on développe a des conséquences, produit des résultats, donc on ne peut pas non plus fuir les responsabilités.
La technique n’est pas neutre, mais, d’un autre côté, ce n’est pas non plus elle qui fait tout. J’avais cité l’exemple du courrier électronique qui est techniquement décentralisé et fédéré et où Gmail a réussi à acquérir une position dominante. Ce que je voulais plutôt dire ce n’est pas que la technique décide de tout, c’est qu’elle influence, elle a une importance, elle va gêner certains usages ou en encourager d’autres. Par exemple, si vous avez le chiffrement systématique partout, tout le temps, ça va rendre plus difficile la surveillance ; pas impossible ne rêvons pas, mais ça va la rendre plus difficile. Si, au contraire, le chiffrement est compliqué, qu’il faut le rajouter en plus, qu’il faut faire des efforts, alors là ça va décourager son utilisation même si elle est possible.

Donc la technique est une des sources de la politique, c’est-à-dire de ce qu’on peut réellement faire, pas les droits théoriques qui sont dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, mais les droits réels dépendent de la technique. C’est ce que Lawrence Lessig résumait avec la fameuse formule Code is Law que tout le monde cite tout le temps, mais personne n’a jamais lu le bouquin de Lessig qui est un gros bouquin, ce n’est pas marrant à lire, il n’y a pas d’images. Cette phrase-là fait partie des phrases qui sont tout le temps répétées et, en général, très mal comprises. Lessig ne voulait pas dire qu’il était favorable à ça, il ne voulait pas dire non plus que le code était la seule source de loi. Le isa une ambiguïté en anglais : ce n’est pas « le code est la loi », c’est « le code fait loi ». C’est-à-dire qu’il a une influence sur ce que les gens pourront faire ou pas ; c’est ça qu’il faut qu’on garde toujours en tête.

Nous, enfin quand je dis nous, la plupart des participants à Capitole du Libre sont des gens qui sont plutôt dans la technique, donc on a une responsabilité. Les techniques qu’on développe, qu’on met au point, qu’on implémente, ont après des conséquences sur la vie des gens et malheureusement, à l’heure actuelle, il faut être franc, il y a beaucoup plus d’ingénieurs qui travaillent pour le mal que pour le bien. Par exemple, comparez le nombre de gens qui travaillent pour des ad-bloqueurs et le nombre de gens qui travaillent pour des boîtes de publicité, pour essayer d’envoyer plus de publicités et plus ciblées vers les gens. C’est pareil pour la protection de la vie privée : il y a beaucoup plus de gens qui travaillent sur les techniques de surveillance que sur celles de protection contre la surveillance. C’est, d’un côté, d’énormes boîtes avec des centaines ou des milliers de gens, de l’autre c’est souvent trois gus dans leur garage, malheureusement. Donc il y a un gros travail à faire de côté-là pour remonter la pente.

Je vais me permettre de terminer par une minute de publicité. Le 10 décembre, outre l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui est quand même le plus important, moins important il y a la sortie de mon livre Cyberstructure chez C & F Éditions, qui détaille tous ces trucs-là en beaucoup plus long. Si vous avez encore de l’argent après avoir financé La Quadrature du Net10, Exodus Privacy11, Framasoft et tout ça, s’il vous reste un peu d’argent, vous pouvez toujours acheter le livre mais surtout le lire et en discuter avec les copains. Fin de la minute de publicité.

Et maintenant c’est à vous s’il y a des questions, des remarques, des objections, des trucs comme ça.

[Applaudissements]

Du jargon aux foutaises en informatique - Décryptualité du 17 décembre 2018 - Transcription

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Mag - Christian - Manu - Luc

Titre : Décryptualité du 17 décembre 2018 - Du jargon aux foutaises en informatique
Intervenants : Mag - Christian - Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : décembre 2018
Durée : 13 min
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 50 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : José Carlos Tenorio Favero, Knowledge Management, Innovation and Productivity in action - Licence Creative Commons CC-By : Creative Commons Attribution 3.0 Unported License.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Le monde informatique regorge de termes abscons, nombre d'entre-eux sont des buzzwords, des termes à la mode creux. Petit tour d'horizon de l'usage de ces mots.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 50. Salut Manu.

Manu : Salut Mag.

Manu : Salut Christian.

Christian : Salut Luc.

Luc : Sommaire.

Manu : On a un petit sommaire avec beaucoup de répétitions.

Mag : Techniques de l’Ingénieur, « L’Open Source : une alternative économique aux éditeurs américains », par Philippe Richard.

Manu : Cela continue sur l’Open Source Source Summit, le sommet du logiciel libre à Paris. Il y a encore pas mal d’entreprises qui font des articles qui parlent un petit peu du logiciel libre.

Mag : TV Com, « Le Roi et la Reine en visite dans la société Odoo à Ramillies », par François Namur.

Manu : C’est Ramillies [prononcé Ramilliès, NdT], je crois. De toute façon ça avait l’air d’être plutôt une ferme parce que Odoo, une société belge, s’est installée dans des fermes en Belgique et elle fait un gros logiciel libre utilisé dans plein de boîtes, qu’on utilise nous-mêmes dans certains contextes.

Mag : Developpez.com, « Si Linux a de la peine à s’imposer sur le desktop c’est à cause de la fragmentation de l’écosystème », par Patrick Ruiz.

Manu : C’est un vieux sujet. C’est un système d’exploitation qu’on aime bien, GNU/Linux, et malheureusement il n’est pas beaucoup utilisé donc à chaque fois, tous les ans, il y a des gens qui cherchent pourquoi ce n’est pas plus utilisé.

Luc : C’est quoi le desktop ?

Manu : Le bureau. Effectivement le terme anglais est un peu bizarre.

Mag : Et ça veut dire quoi « fragmentation de l’écosystème » ?

Manu : C’est le fait qu’il y a plein de bureaux qui sont proposés, plein d’environnements différents qui sont en concurrence les uns avec les autres. Par défaut on ne va pas en avoir un qui va prédominer sur tous les autres, qui va être facile à installer, à configurer, à mettre en avant. Non, il y en a plein.

Christian : Rappelons que libre GNU/Linux est très utilisé, est beaucoup utilisé, mais pas majoritairement.

Mag : UP, « Comment louer un smartphone éthique et protéger sa vie privée », par Héloïse Leussier.

Manu : Ça reparle de téléphone éthique, le Fairphone exactement, mais dans un autre système de vente qui est même plutôt de la location, par une entreprise qui s’appelle Commown ; c’est assez intéressant.

Mag : LaptopSpirit, « Microsoft se tourne vers Chromium pour son navigateur Edge », par Marine.

Manu : C’est Microsoft qui fait quelque chose d’assez bizarre. On en a parlé la semaine dernière.

Luc : La semaine dernière c’était le sujet principal.

Manu : Ils passent à un autre navigateur. Au moins ça fait plaisir d’entendre de l'OpenWeb.

Luc : Très bien. On a pris le temps d’expliquer un petit peu la fragmentation du desktop.

Mag : La fragmentation de l’écosystème.

Luc : Parce qu’on voulait faire aujourd’hui un podcast sur la question du jargon et des mots.

Mag : Et des buzzwords.

Luc : Magali, c’est toi qui as eu l’idée.

Mag : En fait j’écoutais un podcast de Meurisse1.

Luc : Guillaume Meurisse.

Mag : Guillaume Meurisse qui passe sur France Inter il me semble. Il est allé à Paris Open Source Summit comme nous et là il interrogé un gars qui a sorti plein mots techniques que même moi qui suis dans le milieu libriste, je n’ai rien compris. Et là je me suis dit : waouh !

Luc : Ils se marrent tous comme des malades les journalistes autour de lui.

Mag : En plus, les journalistes eux-mêmes autour se marraient. Je me suis dit : il faut que je voie avec Manu s’il peut m’expliquer tout ce qui est dit.

Luc : Tu as réussi Manu ?

Manu : Je n’ai pas réussi à lui expliquer même si j’ai globalement compris. Ça doit être un commercial qui discute avec l’humoriste et effectivement il recueille cette parole, il n’y comprend rien et c’est ça qui donne lieu à tout cet humour, assez drôle. Le commercial a fait ce que j’appelle du jargonnage.

Luc : Il faut être honnête, on en fait aussi. Je suppose que parmi tous les gens qui nous écoutent certains ne comprennent pas toujours de quoi on parle et on essaye d’expliquer, mais des fois on prend des raccourcis. Le jargonnage ce n’est pas nécessairement mal.

Christian : La définition exacte c’est : utiliser un vocabulaire précis lié à un métier ou un contexte. Donc à la base oui, c’est tout à fait justifié et positif. Malheureusement, ce n’est pas toujours utilisé pour bien se faire comprendre, au contraire !

Luc : Effectivement, on a besoin d’être précis quand on est dans un milieu professionnel particulier et les choses peuvent avoir un nom différent. Il y a des détails qui peuvent être importants dans certaines circonstances et pas dans d’autres.

Manu : Il ne faut pas se tromper : imaginons des médecins qui sont en train de communiquer entre eux, ils ont besoin d’un jargon bien particulier et il ne faut pas faire d’erreurs.

Luc : Mais on peut aussi utiliser le jargon pour enfumer la personne avec qui on parle, pour lui en mettre plein la vue.

Christian : Voilà. Pour se faire mieux voir ou pour écraser une situation, une communication.

Luc : Là-dedans, les médecins sont assez forts.

Manu : Ça peut marcher assez bien : si le patient les embête, ils vont mettre des couches et des couches de mots incompréhensibles et effectivement, on ne pourra que leur faire confiance.

Mag : Et les informaticiens sont très forts pour ça !

Luc : C’est vrai et je pense qu’ils font exprès en fait, c’est leur plaisir.

Christian : Tout de suite ! Les pauvres petits informaticiens. Il y a aussi les commerciaux, regardez les CV. Si vous ne mettez pas certains mots clefs dans les CV, eh bien vous n’avez pas les missions, vous n’avez pas le boulot.

Luc : Qu’est-ce qu’on a comme mots ?

Christian : Le grand mot à la mode c’est le truc avec les doigts.

Luc : Le « digital » ?

Christian : Oui.

Luc : Ça, c’est le truc qui nous fait rigoler parce que digital, en bon français, ça veut dire tout ce qui est lié aux doigts, aux mains.

Mag : Souvent on dit les empreintes digitales, donc ce sont les empreintes de doigts.

Luc : En anglais digitalça vient du doigt également : les premiers claviers numériques pour les téléphones c’est digit, c’est taper avec les doigts, donc c’est resté par ce biais-là.

Manu : En anglais digit veut aussi dire chiffre.

Luc : Ça vient de ce truc du clavier ou c’était comme ça avant ?

Manu : Je ne sais pas exactement, ça doit remonter à longtemps et effectivement, à un moment ça remonte au doigt d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire qu’on comptait sur les doigts.

Mag : On compte sur ses doigts.

Luc : Voilà, ça doit être ça. En tout cas c’est assez rigolo de l’avoir en français, et puis ce mot « digital » ratisse large.

Mag : Il ratisse très large et puis il est emprunté pour n’importe quoi alors qu’en France il y a quand même un mot magnifique qui pourrait être utilisé, qui s’appelle « numérique ».

Luc : Ou « informatique ».

Mag : Ou « informatique ». Bref ! On n’était pas obligé d’aller chercher un mot anglais, de le franciser à la mords-moi-le-nœud et le mettre pour tout et n’importe quoi.

Manu : On pourrait rajouter dans la même veine le mot « virtuel », qui n’est pas forcément passé par tout ce côté anglais-français mais qui est utilisé à tort et à travers et qui ne veut plus forcément dire grand-chose. On utilise parfois le mot « virtuel » pour parler d’un monde alternatif, mais non, ça reste un monde réel. Internet est un monde réel et pas virtuel. Le sens virtuel n'a plus vraiment de sens.

Luc : Il y a des vrais gens derrière les écrans. Vous en mettez aussi des couches parce que vous autres, les informaticiens, tous autant que vous êtes, vous virtualisez des ordinateurs : les machines virtuelles.

Christian : Mais là ça a du sens, parce que justement l’opposé de « virtuel » ce n’est pas « réel », c’est « matériel ». Donc quand on virtualise un ordinateur ça veut dire qu’on prend un objet physique et on le rend en une version immatérielle.

Manu : Et là on va faire du container. On va « conteneuriser l’ordinateur », c’est ce qui disait l’interviewé à Guillaume Meurisse.

Christian : On va même faire du Serverless dans le cloud !

Mag : Là je sens qu’ils se moquent de nous parce qu’on ne comprend rien.

Luc : Moi je comprends tout. Le « cloud », par contre, c’est un des mots qui touchent tout le monde parce qu’on en parle énormément. C’est l’idée d’avoir des services hébergés en dehors de sa machine.

Manu : Et c’est super à la mode. Il y a même des publicités qui passent à la télé.

Luc : Vous saviez qu’il existe également le fog computing ?

Manu : Alors là !

Christian : Non !

Luc : Et si ! Le fog computing !

Mag : Avec un « r » ça faisait frog, ça faisait des petits bouts de…

Luc : De grenouilles. Moi je suis un peu déçu parce que vous n’êtes pas super au point.

Christian : Y a-t-il un spécialiste de météorologie ici ?

Luc : Dans les mots bien connus il y a « disruptif ». Est-ce que vous êtes disruptifs les gars ?

Christian : C’est orthogonal voyons !

Luc : Orthogonal, c’est un peu plus spécifique.

Manu : Ça vient du domaine mathématique pour faire comprendre que ça n’a rien à voir !

Christian : C’est métaphysique. C’est ségrégué.

Mag : Gros clin d’œil à François !

[Rires]

Luc : Dans les trucs dont on parle, il y a les IA, donc les intelligences artificielles, ces trucs super à la mode et c’est utilisé à tort et à travers, c’est-à-dire que des fois on parle de trucs d’intelligence artificielle alors qu’en fait ce sont des algorithmes classiques.

Manu : Avec des statistiques. Le big data.

Christian : Le deep learning !

Luc : Et le machine learning.

Manu : Le réseau de neurones.

Christian : Tu veux parler de la rétro-propagation ?

Luc : Autre terme qu’on connaît c’est le « blockchain » par exemple. La blockchain !

Manu : C’était tellement à la mode à une époque qu’il y a des entreprises, juste en mettant « blockchain » dans leur nom, leur valorisation a été multipliée par 1000 du jour au lendemain.

Luc : J’ai vu passer un appel d’offres dans mon boulot, un appel d’offres public, c’était pour faire un site web ; il y avait un bout sur l’identification où on disait : « L’utilisateur pourra s’identifier par toute une série de moyens : login-mot de passe, Facebook, blockchain. »

Manu : Ça fait un peu bizarre, quand même !

Luc : En fait, pour ceux qui ne connaissent pas, la blockchain n’a absolument rien à voir avec l’identification.

Christian : C’est beau la technologie !

Luc : On ne sait pas trop comment c’est arrivé là, mais voilà, c’était assez rigolo.

Mag : C’est mode ! C’est super mode, il faut le mettre partout.

Christian : Alors mode ou impérialisme de la langue américaine qui est reprise inconsciemment par les gens.

Manu : Parce qu’il y a effectivement cet aspect anglicisation où on va utiliser des mots buzzwords, win win pour disrupter le business ASAP et effectivement on n’est pas compris, mais on donne l’impression de dominer et de maîtriser.

Luc : Tu peux aussi faire de l’urbanisation de ton infrastructure, tu n’es pas dans l’anglicisme.

Christian : C’est tellement plus clair en français, n’est-ce pas !

Luc : Ce qui te permettra peut-être de capitaliser tes connaissances. Effectivement l’anglicisme marche très bien. Je pense que la prochaine étape ce serait d’utiliser une autre langue pour avoir l’air encore plus balaise. Des trucs pour montrer que tu es un cran au-dessus : du chinois par exemple.

Mag : Après il faut voir aussi que les Anglais utilisent la langue française pour avoir l’air classe, pour avoir un beau vocabulaire soutenu. Après tout c’est de bonne guerre d’utiliser leurs mots à eux.

Luc : Peut-être pas en informatique pour le coup.

Manu : Sachant qu’il y a des allers-retours qui sont assez rigolos. Je pense souvent à « cryptage » et à « chiffrement » qui sont utilisés de manière un petit peu inverse parfois. Le cryptage c’est en anglais, le chiffrement c’est en français et pourtant le nombre de gens qui se trompent est assez conséquent.

Luc : Il y en a certains qui sont marrants, il y a le SPOF.

Manu : Single point of failure.

Luc : Et le POC.

Manu : Proof of concept.

Luc : C’est-à-dire un prototype quoi ! Ça c’est rigolo, des fois on a aussi des mots français qui tombent pile-poil, qui sont exactement les mêmes. Une des particularités de tous ces mots à la con c’est aussi de cacher le fait qu’on est en train d’essayer de vendre comme quelque chose de nouveau quelque chose qui, en fait, existe depuis longtemps. C’est un des gros avantages de ce genre de pipeau.

Manu : Pire encore, tu es en train de vendre quelque chose qui n’existe pas, qui n’est juste que de la fumée. Tu es en train de donner une impression et de dire donnez-moi votre argent. Ça peut être une arnaque, tout simplement.

Luc : Il y a plein de boîtes qui font ça !

Christian : Et les grandes entreprises ont besoin de vendre du rêve ! Et pour vendre du rêve eh bien des mots, des images sont utilisés.

Manu : Moi je rajouterais des grandes entreprises, des artistes.

Mag : Ah ! Tu vises quelqu’un là.

Manu : Non, mais je voudrais dire aussi qu’il y a des artistes qui vendent du rêve et qui vont expliquer des œuvres en utilisant tout un vocabulaire, tout un ensemble de choses autour, sans qu’il y ait forcément quelque chose au centre et ils vont parfois repiquer un concept à droite, à gauche, et eux-mêmes n’auront rien apporté de nouveau. La première fois ça peut être intéressant, mais les fois suivantes c’est vraiment du vol.

Luc : Ils ont peut-être apporté quelque chose de nouveau, mais effectivement c’est une des choses dans l’art contemporain qui est discutée, c’est l’œuvre où il faut se faire expliquer et où la compétence finit par être dérivée du côté de l’explication plutôt que du côté du reste, mais ce sont des discours de réfractaires à l’art.
Bon, tu as toujours l’informatique et c’est facile parce que c’est un milieu effectivement assez abscons. Ça existe partout. On a parlé de la médecine tout à l’heure. Le marketing en termes d’anglicismes et autres c’est terrible.

Manu : La sociologie.

Luc : La sociologie. Il y avait un exemple que j’avais adoré : il y a un an ou deux, il y a des sociologues qui, en gros, ont taillé un short à un autre sociologue très reconnu qui s’appelle Maffesoli dont ils considéraient qu’il alignait des tonnes de notions complètement nébuleuses dans des trucs symboliques à la con et que ça n’avait ni queue ni tête. Ils ont fait une fausse publication prétendant être allés étudier les utilisateurs de l’Autolib. Ils n’ont rien fait, ils sont restés dans leur bureau et puis ils ont aligné toute une série de mots clefs à la con en jonglant avec ces symboles et ils se sont fait publier sur la revue de Maffesoli en disant après : « Regardez on a fait n’importe quoi et c’est reconnu. »
Les militaires. Manu, c’est ton truc.

Manu : Ah oui ! Les militaires ont l’art d’abréger et de faire des acronymes de tout et de rien et de les utiliser de manière constante. Ce ne sont pas des inventions nécessairement, c’est parfois juste des facilités pour aller plus vite.

Mag : Et l’administration ? La DINSIC, la DRLC, la DRAV. Il y a toujours des acronymes à la con et c’est hyper compliqué de se souvenir qui dit quoi et où aller pour se faire renseigner correctement. Ils sont forts !

Luc : Ça me rappelle d’un vieux sketch des Inconnus sur les jargons et qui fait partie de leurs très bons sketchs. On a également ce phénomène en politique, là on les voit de plus en plus et assez facilement avec tous les mots clefs, tous les machins.

Christian : Les éléments de langage !

Luc : Tout à fait. Il y a un jeu qui se pratique sur Internet avec un anglicisme qu’on peut traduire c’est le Bullshit Bingo qu’on pourrait traduire comment ?

Manu : Le loto foutaises ?

Luc : Oui, c’est ça. Pour jouer au loto foutaises, on prend une feuille de papier, on vise un évènement, par exemple le discours de Macron il y a quelques jours et, sur sa grille, on met un certain nombre de mots dont on pense qu’ils vont sortir. On fait ça avec quelques amis, chacun sa grille, on regarde le discours et à chaque fois que le mot sort on coche la case et le premier à remplir sa grille peut crier dans la pièce « loto foutaises » ou « Bullshit Bingo » parce qu’il a gagné, il a rempli sa grille en premier.

Mag : Foutaises tout court !

Luc : Ou foutaises.

Mag : Foutaises !

Manu : C’est un bon passe-temps.

Luc : Il faudrait faire des compétitions, ce serait intéressant !

Mag : Quitte à écouter des discours, autant les écouter avec ce genre de petit jeu à côté !

Luc : Donc les foutaises ce n’est pas prêt de s’arrêter, on en aura toujours. En informatique on en a plein et puis, là-derrière, on a toutes les logiques d’enfumage pour faire passer des vessies pour des lanternes. En informatique tout particulièrement et du coup, qu’est-ce qu’on fait ?

Mag : Moi, quand je ne comprends pas, je demande. Comme ça, si la personne maîtrise ce vocabulaire, elle va être capable de m’expliquer. Si elle n’est pas capable de m’expliquer eh bien elle s’est ridiculisée !

Luc : Voilà ! Et ce n’est pas toi qui es bête c’est l’autre qui ne sait pas expliquer, si on dit : « Ah non, c’est trop compliqué pour toi ! » Voilà !
Bonne semaine à tous. On va faire relâche pour les fêtes pendant 15 jours, Noël, Nouvel An, donc on se retrouve en 2019.

Manu : Bonnes fêtes à tous.

Luc : Salut.

Christian : À l’année prochaine.

Mag : Salut.

La sécurité est-elle l'amie ou l'ennemie de droits humains ? - Stéphane Bortzmeyer

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Stéphane Bortzmeyer

Titre : La sécurité est-elle l'amie ou l'ennemie de droits humains ?
Intervenant : Stéphane Bortzmeyer
Lieu : Journée de la sécurité informatique en Normandie - Rouen
Date : novembre 2018
Durée : 38 min
Visionner la conférence
Diaporama support de la conférence
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Ophelia Noor, Stéphane Bortzmeyer Pas Sage en Seine 2012 - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Bonjour.
Traditionnellement dans les conférences de sécurité, surtout quand ça s’adresse à un public d’étudiants en informatique, on a des conférences sur des sujets très techniques, du reversing de malware sur Windows, avec du code Assembleur en vert sur fond noir qui défile sur l’écran ; ou alors des trucs : « comment pirater sa Tesla » ou des choses de ce genre. Ici, non. Je vais surtout parler de politique donc ça va être moins rigolo question trucs qui défilent sur l’écran, moins technique, mais c’est parce que j’ai l’impression que dans le domaine de la sécurité les aspects politiques, éthiques, sont souvent passés un peu sous le tapis alors qu’ils méritent un peu d’intérêt.

Liberté et sécurité

D’abord quelques trucs de niveau conceptuel et ensuite, quand même, quelques études de cas sur des sujets techniques pour montrer en quoi il y a un rapport entre la sécurité et des questions d’ordre politique.
Le débat liberté-sécurité, ou sécurité droits de l’homme, comme vous voulez le positionner – pardon droits humains pas droits de l’homme : c’est le 70e anniversaire d’ailleurs, le 10 décembre, de la Déclaration universelle des droits humains – est un débat politique classique, vous l’avez souvent entendu à la télévision, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, par exemple quand il s’agit de la lutte contre le terrorisme, on peut s’empailler sans fin sur liberté-sécurité et souvent il est présenté de manière binaire. On ne peut pas vraiment discuter. En fait, ça part souvent très vite de manière binaire et donc c’est très difficile d’analyser réellement les mesures de sécurité.
Par exemple, en matière de lutte contre le terrorisme, dès qu’on pose une critique ou même simplement une question c’est : « Mais alors vous êtes pour les terroristes », donc on peut difficilement analyser les mesures de sécurité, voir si elles sont pertinentes, si elles sont efficaces. Il ne suffit pas d’être liberticide pour être efficace, c’est plus compliqué que ça. On a donc du mal à faire avancer la sécurité dans ce cas-là.
C’est par exemple une question qui est longuement discutée dans les bouquins de Bruce Schneier. Si vous vous intéressez à la sécurité informatique, il faut vraiment lire tous ses livres notamment Au-delà de la peur [Beyond Fear
Thinking Sensibly about Security in an Uncertain World
], qui n’est pas de la sécurité informatique ; Au-delà de la peur est surtout consacré à la lutte contre le terrorisme et il montre que ce n’est pas juste parce qu’une mesure est pénible qu’elle est efficace. Elle peut être pénible, dangereuse pour les libertés, et être quand même inefficace.

Les deux, en fait, sont cruciales. Évidemment on a besoin de liberté et de sécurité, je crois qu’il n’y a pas grand monde qui va dire le contraire, enfin j’espère, mais la sécurité est très souvent utilisée comme un prétexte. Par exemple, quand il y avait eu un piratage au ministère de l’Économie, à Bercy, l’infection s’était faite par un grand classique : un message où il y avait une charge utile dans la pièce jointe liée au message ; quelqu’un l’avait ouverte, enfin les sujets dont avait parlé l’orateur de l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information] ce matin. Dans les mesures qui avaient été prises suite à ce piratage, le ministère avait bloqué l’accès à Twitter depuis les locaux alors que Twitter n’avait absolument rien à voir avec le piratage, mais c’était présenté pour des raisons de sécurité. En fait, ça faisait longtemps que ça gonflait des gens au ministère que les employés utilisent Twitter donc le piratage a été un excellent prétexte pour faire passer des mesures qui n’avaient rien à voir avec la sécurité.
Ça c’est un grand classique et il suffit de dire dans beaucoup de discussions « c’est pour des raisons de sécurité » et là, plus de discussion possible.

Le débat est classique, liberté et sécurité, c’est un débat très fréquent, mais beaucoup moins fréquent dans le monde du numérique, dans le monde de la cybersécurité. Là on constate qu’il n’y a pas tellement ce débat politique. C’est souvent traité comme un problème purement technique : on prend des mesures de sécurité, on ne discute jamais, ou très rarement en tout cas, de leurs conséquences politiques, de leurs conséquences sur les libertés, de leurs conséquences sur les droits humains. Au début c’était justifié par le fait que le monde numérique était un petit truc, très à part, pour lequel on se disait : il n’y a pas vraiment d’enjeux politiques. Mais aujourd’hui où la quasi-totalité des activités humaines se mène en grande partie sur Internet ou via des systèmes informatiques, ce n’est plus possible. Toute décision aujourd’hui qui affecte, d’une manière ou d’une autre, l’utilisation des outils numériques, l’utilisation de l’Internet, va forcément avoir des conséquences politiques et donc doit être discutée comme telle, c’est-à-dire doit être pesée, genre quels sont les avantages, quels sont les inconvénients ? Qu’est-ce qu’on perd, qu’est-ce qu’on gagne ? Je cite encore une autre phrase favorite de Bruce Schneier : « La sécurité c’est toujours un compromis ». C’est-à-dire qu’on va gagner en sécurité, on l’espère si les mesures sont bien conçues, on va perdre sur d’autres aspects, par exemple le coût, le côté pratique, des choses comme ça, et ce calcul, cette balance entre les deux est très rarement faite dans le monde de la cybersécurité où, en général, on saute d’autant plus rapidement que la sécurité c’est compliqué. Ce n’est pas évident. Qu’est-ce qui est le mieux pour la sécurité ? Souvent il y a des mesures qui peuvent sembler améliorer la sécurité, mais, en fait, sont dangereuses ; il y a eu des tas de débats là-dessus. Et en plus la sécurité, dans le monde numérique, eh bien il y a un aspect technique ; c’est compliqué. J’ai encore eu l’autre jour une discussion avec quelqu’un à qui je prônais l’utilisation du chiffrement comme l’a fait l’ANSSI ce matin, notamment spécialement dans le contexte de http, qu’il fallait que le site web soit en https et qui m’expliquait que « mais non, parce qu’en fait https ce n’était pas sûr et donc ça ne servait à rien de mettre https ». Donc il y a comme ça des débats techniques pas évidents parce qu’il n’a pas complètement tort, mais je ne peux pas juste lui dire « tout ça c’est faux ». Il faut argumenter, il faut discuter et ça contribue à dépolitiser le débat. On oublie plus facilement les aspects politiques quand il y a un aspect technique compliqué qui fait que la majorité des citoyens, n’étant pas technicienne, se sent exclue.

La liberté

La liberté ! C’est déjà un concept compliqué la liberté ! Même si on se limite déjà à la Déclaration universelle des droits humains, il y a des aspects dans cette Déclaration qui peuvent rentrer en conflit l’un-l’autre. Par exemple elle dit à la fois, cette Déclaration, que la liberté d’expression c’est important, mais aussi qu’on a le droit de ne pas se faire insulter ou harceler. Donc les deux. On a des droits qui ne sont pas absolus, ça les rend compliqués. Et puis, en plus, il y a les libertés théoriques et les libertés réelles. Pour prendre un exemple typique, dans un pays comme la France on a le droit de sortir dans la rue à n’importe quelle heure, comme on veut, il n’y a pas de contrainte là-dessus, mais cette liberté est théorique ; par exemple pour les femmes, elle est beaucoup plus théorique que pour les hommes, puisque sortir seule le soir peut être beaucoup plus dangereux. Donc il y a souvent des problèmes comme ça qui rendent difficiles les débats autour de l’exercice de la liberté.
Dans un pays comme la France très peu de gens vont dire ouvertement qu’ils sont contre les libertés. Ça arrive de temps en temps, mais enfin c’est quand même relativement rare, en général tout le monde dit qu’il est pour, mais en pratique, derrière, ça ne veut pas dire que les gens, en plus, soient réellement sincères. Donc des fois, quand on dit qu’on est pour la liberté, c’est ce que les États-Unis appellent le lip service, c’est-à-dire qu’on le dit parce qu’il faut le dire, mais derrière on n’en pense pas moins et ça revient souvent dans les discussions.

La liberté, évidemment, ça implique la liberté de critiquer la sécurité. C’est l’exemple que j’avais cité sur le terrorisme où c’est très difficile de participer à une discussion sur les mesures qui sont prises pour lutter contre le terrorisme, parce que dès qu’on émet une critique pouf ! on est classé comme partisan des terroristes.

Ça c’était le coût des œuvres protégées. C’était, par exemple, la discussion qu’il y avait eue récemment sur une directive européenne, pas le RGPD qui est un règlement, mais une autre sur le copyright où, dès qu’on émettait des critiques, c’était : « Oui mais vous êtes pour tuer les artistes alors ! » Ou alors : « Oui mais vous êtes payé par Google ». Donc ça rend souvent difficile les discussions.

La sécurité

La sécurité, évidemment c’est bien. Personne ne va dire « non, non, moi je veux courir des risques tout le temps, ne jamais être tranquille, c’est bien ça réveille ». Non, non ! Évidemment tout le monde veut de la sécurité, il n’y a pas de problème là-dessus. C’est pour ça qu’on participe à cette journée, c’est parce qu’on pense que la sécurité informatique, comme les autres, est importante. Mais comme la liberté, elle soulève des tas de problèmes dès qu’on creuse un petit peu, dès qu’on ne reste pas au niveau du slogan binaire. Dès qu’on creuse un petit peu, il y a des problèmes.
Par exemple la sécurité de qui ? Solenn Brunet a rappelé dans son exposé qu'en entreprise la sécurité du patron et celle des employés ce n’est pas tout à fait la même chose. Ils n’ont pas les mêmes intérêts, donc des décisions qui conviennent pour l’un peuvent ne pas convenir pour les autres. On a déjà le premier problème : qui on veut protéger ? Qui est menacé et qui on veut protéger ? Et quels sont les intérêts qui sont mis en sécurité ?

La sécurité est aussi un domaine complexe où il y a beaucoup d’intérêts, beaucoup de conceptions différentes de la sécurité, même si on se limite au point de vue purement technique. Vous savez que la sécurité, en fait, on ne devrait pas l’utiliser. Dans le contexte du monde numérique, on ne devrait jamais utiliser le mot « sécurité » parce qu’il est trop vague. Il inclut des tas de services complètement différents et qui peuvent être contradictoires. Un exemple classique c’est confidentialité et disponibilité. Pour qu’une ressource soit disponible, on a intérêt à la placer au plus d’endroits possibles et à ne pas les protéger pour que ce soit facilement accessible. La confidentialité c’est le contraire. On veut la mettre dans un petit nombre d’endroits bien contrôlés. Les deux services sont tous les deux des services de sécurité et ils sont clairement contradictoires. Donc c’est une autre chose qui brouille souvent le débat, c’est qu’on utilise un mot trop général, trop vague – « sécurité » est un mot positif, je l’ai dit, tout le monde est pour la sécurité –, on utilise ce mot trop vague et on ne comprend pas forcément ce qu’il y a en dessous.

Et puis bien sûr, si on veut profiter de la liberté, il faut effectivement être en sécurité, ça c’est le point important de la sécurité, mais l’inverse est vrai aussi : on veut être en sécurité pour profiter des libertés qu’on a. Par exemple dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, une organisation comme Daech est contre les libertés, contre les droits humains, fait tout pour les détruire, donc si, pour lutter contre Daech, on limite ou on supprime les libertés, eh bien quelque part on fait leur travail ; quelque part ils ont gagné la guerre.

Quelques cas

Après ces considérations générales et politiques sur la sécurité et la liberté, je vais parler un peu plus d’informatique avec des exemples qui sont souvent issus du monde des réseaux informatiques parce que c’est ce que je connais le mieux et puis, aujourd’hui, il n’y a plus tellement de machines qui sont isolées. Il doit y avoir dans les locaux de l’ANSSI des ordinateurs non connectés au réseau, dans une cage de Faraday, sous du béton, à 20 mètres sous terre. Mais aujourd’hui, la plupart des ordinateurs sur lesquels on travaille sont connectés de manière directe ou indirecte. Donc prendre des exemples surtout dans le monde des réseaux, ce n’est pas idiot.

Chacun des cas que je vais présenter ici est un cas compliqué, où il n’y a pas de solution binaire simple du genre : il faut faire comme ci, il faut faire comme ça.
Dans le format d’une conférence comme celle-ci évidemment on ne peut pas traiter tous les détails donc ça va forcément être un peu une introduction. Le point que je voudrais surtout faire c’est que chacun de ces problèmes nécessite de réfléchir un petit peu et d’éviter les réactions rapides genre sur les réseaux sociaux où pouf ! on répond en deux minutes avec un slogan et le problème est réglé. C’est amusant, c’est quelque chose que je fais aussi, mais ça vaudrait la peine, quand vous travaillez sérieusement sur les sujets, de prendre le temps de les analyser un peu en profondeur.

Et puis il ne faut pas se laisser impressionner par les injonctions. Le cas typique c’est dans les réunions où on parle de problèmes informatiques complexes et que quelqu’un impose son choix en disant : « C’est pour des raisons de sécurité ». Comme tout le monde est pour la sécurité, souvent personne n’ose contester et ça ne va pas plus loin. Eh bien si, il faut aller plus loin.

NAT

Premier exemple, le NAT1. Tout le monde sait ce qu’est le NAT ? Qui est-ce qui sait ce qu’est le NAT ? NAT, traduction d’adresses N vers 1, c’est-à-dire de N adresses IP du réseau local vers une seule adresse extérieure. À l’origine, la traduction d’adresses, c’était N vers M avec N à peu près égal à M et donc une adresse était traduite pour une autre, mais il y avait toujours une bijection. Si c’est le cas, il n’y a pas de problème. Mais aujourd’hui, ce qu’on a réellement aussi bien chez monsieur Michu qu’en entreprise ou quand on est client d’un opérateur de téléphonie mobile avec accès à Internet, ce qu’on a c’est un NAT N1, c’est-à-dire que plusieurs adresses IP sont mises en correspondance avec une.

Originellement, c’était pour traiter le problème de la pénurie d’adresses IPv4 : pas assez d’adresses IP. Par exemple monsieur Michu n’a qu’une adresse IP à la maison et il a trois téléphones, deux objets connectés qui envoient toutes ses données à l’extérieur, une télé connectée, cinq ordinateurs, donc il a besoin de plus d’adresses IP. C’était ça, à l’origine, la motivation pour le NAT.

Mais, comme toute solution technique, elle a des conséquences pratiques et aujourd’hui on voit souvent, de plus en plus, le NAT vendu comme améliorant la sécurité. Dans les débats par exemple sur le déploiement d’IPv6, qui n’a plus le problème de la pénurie d’adresses IP, j’ai des fois vu IPv6 présenté comme dangereux parce qu’il n’y aura pas de NAT donc on perdra en sécurité. Là il y a eu un déplacement considérable : au début, le but c’est de lutter contre la pénurie d’adresses, maintenant c’est un truc de sécurité ?
Ça a des conséquences en plus ce choix. Par exemple, si vous avez du NAT, vous ne pouvez pas facilement faire un serveur chez vous. Rappelez-vous ce que j’ai dit, c’est compliqué. Si vous avez quand même une adresse IP publique, une, vous pouvez toujours sur le routeur d’entrée mettre en correspondance un port comme 443 avec une machine en interne. Mais si, par exemple, vous êtes dans un système dit CGNAT2 où l’adresse IP publique n’est pas chez vous, elle plus loin dans le réseau de l’opérateur, cette solution-là n’est plus possible, donc plus de serveur à la maison. Vous allez me dire « tant pis, ce n’est pas grave, mon serveur, de toute façon je mets tous mes articles sur médium, c’est à l’extérieur, c’est dans le cloud, je n’en ai pas besoin ». Mais ça joue aussi pour toutes les applications qui ressemblent à ça, notamment le pair à pair. Si vous faites du pair à pair vous êtes un peu client et serveur donc vous avez besoin des deux. Si vous regardez le code source d’une application qui fait du pair à pair, BitTorrent ou des trucs de WebRTC, tous les trucs qui ont besoin de faire du pair à pair, vous vous apercevez que dans le code réseau, les 4/5e du code réseau c’est contournement des problèmes posés par les NAT pour arriver quand même via des techniques comme STUN, TURN, UPnP, pCP et j’en passe, à communiquer.
Donc ça a des conséquences très concrètes sur ce qu’on peut faire et ce qu’on ne peut pas faire chez soi.

Ces conséquences ne déplaisent pas forcément à tout le monde. Ça prône un modèle Minitel où les gens ne font que accéder à du contenu et n’hébergent pas de contenu eux-mêmes. Donc il y a des tas de gens qui sont ravis, par exemple, que le pair à pair soit rendu difficile, mais ce n’est pas le cas de tout le monde.

Est-ce que, au moins, il y a un gain en sécurité ? Eh bien même pas !
Là aussi la discussion est complexe, mais en gros, la raison pour laquelle le NAT n’a absolument pas un service de sécurité c’est que, d’abord, les attaques viennent souvent de l’intérieur : la fameuse clef USB abandonnée sur le parking, vous vous souvenez ? Celle marquée « confidentiel », vous la branchez sur votre PC et, à ce moment-là, toute attaque vient de l’intérieur. Donc le NAT ne protège pas et c’est vrai que c’est la technique la plus efficace, c’est un grand classique de tous les pannes tests : vous lâchez des clefs USB comme ça et vous les récupérez indirectement. La clef vous prévient : ça y est on m’a connectée.
Et puis les attaques peuvent utiliser le contenu. C’est-à-dire qu’autrefois il y avait pas mal d’attaques qui fonctionnaient en se connectant directement à un port de la machine ou écoutaient un service ; c’est complètement passé de mode ça, aujourd’hui. Si vous regardez la différence entre Windows 98 et un Windows récent, Windows 98, par défaut, il y a avait des tas de ports où un serveur écoutait, donc si la machine avait une adresse IP publique vous pouviez vous y connecter. Aujourd’hui c’est zéro port ouvert par défaut sur tous les systèmes conçus pour le grand public. Donc les attaques se font maintenant plutôt par le contenu, la fameuse pièce jointe dans le message, vous savez le message qui dit « très urgent, lisez ce message tout de suite », ou bien « ça y est vous avez obtenu un remboursement de 10 000 euros, cliquez-là pour l’ouvrir », ces grands classiques-là font que le NAT ne vous protège pas du tout.

Si jamais, quand même, vous voulez du NAT pour des raisons de sécurité, si vous voulez empêcher qu’on se connecte à certaines machines internes, je n’ai rien contre les pare-feu. On peut mettre un pare-feu, mais explicite. Ne pas essayer de vendre une technique qui avait pour but de contourner les limitations d’IPv4 comme une technique de sécurité.
Donc l’argument qui est souvent donné aujourd’hui pour ne pas déployer IPv6 par exemple c’est : « C’est pour des raisons de sécurité, parce qu’il n’y aura pas de NAT et on ne sera pas protégé », c’est absurde ! Si vous voulez être en sécurité vous mettez un pare-feu, j’en ai un chez moi, je n’ai rien contre, c’est nécessaire pour protéger des objets genre l’imprimante qui a, par défaut, un serveur http de configuration avec login admin-mot de passe admin ; c’est sûr que cet engin-là je n’ai pas envie de lui donner un accès complet à Internet, mais, dans ce cas-là, c’est un pare-feu explicite.

C’est un peu résumé. Bien sûr, vous vous doutez que la question est bien plus complexe que ça, mais ça vous donne une première idée du fait que souvent les débats sont faussés par l’argument « c’est pour des raisons de sécurité ».

Si j’observe la quantité de bavardages qu’il y a là, je crois que beaucoup de gens ont des remarques à faire donc il y aura plein de questions après, mais je vais vous demander de garder ça encore un petit peu parce qu’il y a d’autres études de cas tout aussi intéressantes.

Générativité et engins fermés

Le problème de la générativité.
Par exemple, si vous voulez mettre une application sur l’App Store pour que tout le monde puisse l’installer sur son iPhone, vous savez que c’est sévèrement contrôlé par Apple qui ne vous laisse pas mettre n’importe quoi. C’est souvent présenté comme un truc de sécurité. Apple lui-même entretient une ambiguïté là-dessus ; ils ne disent pas clairement qu’ils vérifient la sécurité des applications et ça serait difficile – faire un audit d’une application, un audit de sécurité, c’est compliqué, ça prend du temps, ça coûte cher –, donc Apple ne dit pas clairement ça et c’est même le contraire. Si vous lisez les conditions d’utilisation de l’App Store il y a au contraire écrit qu’Apple n’est responsable de rien, que si vous récupérez une application sur l’App Store et qu’elle vous pirate, c’est bien fait pour vous ! Apple n’est pas responsable. Mais c’est souvent présenté comme un argument : on ne va pas laisser monsieur Michu installer n’importe quoi, surtout par rapport à ce qui se faisait dans le monde Windows où l’expérience prouve que les utilisateurs installaient n’importe quelle application récupérée n’importe où et se faisaient souvent pirater comme ça.
Apple contrôle tout alors qu’il ne contrôle pas ce qu’on installe sur un Mac. Pour l’instant en tout cas, sur un Mac de la même boîte, vous pouvez installer les applications que vous voulez, vous ne pouvez pas sur iPhone ; il n’y a pas de raison technique, c’est uniquement un choix ; traditionnellement la téléphonie mobile est un monde beaucoup plus fermé.

De la même façon, aussi bien sur iOS que sur la plupart des Android, quand vous achetez un téléphone Android typique, vous n’êtes pas root ; c’est-à-dire que sur votre propre machine vous n’êtes pas root. Vous ne l’êtes pas, pas seulement par défaut, ça c’est un peu raisonnable, mais vous n’avez même pas de moyen de passer root d’une manière ou d’une autre si vous voulez faire des trucs pas prévus par le constructeur.
Est-ce que c’est bien ou pas bien ? Ça c’est une grande question.

Il y a un chercheur étasunien qui s’appelle Jonathan Zittrain, qui a fait un bouquin qui s’appelle Le futur de l’internet et comment l’arrêter [The Future of the Internet and How to Stop It.], où il développe tout un tas de concepts intéressants, notamment celui de générativité.
La générativité, c’est la capacité d’un système technique à faire des choses qui n’étaient pas prévues par l’auteur du système technique. Il y a des systèmes qui ne sont pas génératifs, c’est-à-dire qu’on ne peut faire que ce qui était prévu avec.
Vous prenez un stylo, par exemple, il est conçu pour écrire, c’est la principale chose que vous pouvez faire avec. À la rigueur il y a quelques autres utilisations possibles : peut-être appuyer sur un bouton difficile à atteindre sur une machine, peut-être tuer quelqu’un, ça va être assez difficile quand même ! Donc globalement, un stylo n’est pas très génératif.
Les systèmes non génératifs ont des avantages du point de vue de sécurité. C’est facile de faire un audit puisqu’on sait ce qu’ils peuvent faire et donc ce qu’ils ne peuvent pas faire.

À l’inverse, il y a des systèmes qui sont génératifs. L’ordinateur personnel est un exemple d’un système très génératif : on peut faire des tas de choses qui n’avaient pas du tout été prévues par leur concepteur. L’Internet est aussi un bon exemple. Ce ne sont pas les concepteurs de l’Internet qui avaient prévu le Web, YouTube, BitTorrent, des choses comme ça. Tout ça a été créé après par-dessus. Donc l’Internet est une plateforme très générative.

Si on a une générativité parfaite, eh bien ça peut être dangereux. Ce sont les exemples qu’on connaît. Un ordinateur personnel, par exemple, est une plateforme très générative, donc il peut y avoir des tas de choses qui sont dessus, qui n’étaient pas prévues par le concepteur, genre du logiciel malveillant, et après les gens qui ont ça sur leur PC vont à leur tour infecter d’autres, faire des attaques par déni de service. Donc clairement, du point de vue sécurité, il y a un problème.

D’un autre côté, si une technique n’est pas générative ça a des conséquences sociales, stratégiques, ça réduit l’innovation. Par exemple, du temps où les réseaux de télécommunications étaient entièrement contrôlés par l’opérateur téléphonique historique, il n’y avait pas d’innovation parce qu’on ne pouvait faire que ce qui était prévu d’en haut. Au contraire, Internet a permis des innovations colossales absolument pas prévues, justement parce qu’il est génératif.

Et puis il y a aussi, bien sûr, des conséquences politiques. Si la technique n’est pas générative, eh bien on est limité dans ce qu’on peut faire, on n’est plus un citoyen complet, on est juste enfermé dans certaines possibilités qu’on vous donne.

Par exemple, un débat qu’il y a souvent eu en sécurité, ce sont les ordiphones. Ordiphone parce que c’est ordinateur ; parler d’un téléphone c’est une erreur : ça empêche de voir les possibilités de cet engin, aussi bien les possibilités positives que les risques de sécurité. Donc l’ordiphone est-ce qu’il doit être verrouillé ? Est-ce qu’il faut donner l’accès root aux utilisateurs ? Et la voiture, la Tesla, est-ce qu’elle doit être non hackable par l’utilisateur ? Est-ce qu’il faut la blinder pour que l’utilisateur ne puisse pas modifier sa propre voiture ? La voiture c’est un bon exemple parce que c’est clairement un engin dangereux, on le voit bien.

Surtout, le vrai problème, c’est qui décide dans ces conditions ? Qui a décidé que telle voiture était modifiable ou pas ? Là je cite une phrase que j’ai trouvée sur le blog de Puri.sm. Puri.sm est un fabricant d’ordinateurs et d’ordiphones libres, où les utilisateurs peuvent faire ce qu’ils veulent et ça soulève évidemment des tas de problèmes. [We agree with Apple that security is at the heart of all data privacy and privacy rights. Where we disagree is in who holds the keys. Your data isn’t truly private or secure, if someone else holds the keys., NdT]
Apple s’est récemment positionnée comme défenseur de la sécurité par opposition aux boîtes comme Google ou Facebook qui vivaient des données personnelles. Le PDG d’Apple a fait un discours pour expliquer que la vie privée c’est super important et qu’Apple, d’ailleurs, était géniale de ce point de vue-là et ne posait pas de problèmes. Mais une des conséquences c’est que, par exemple, Apple défend la fermeture de l’iPhone en expliquant : c’est parce que sinon, si l’iPhone n’était pas fermé, n’était contrôlé par Apple, à ce moment-là il y aurait des applications malveillantes qui feraient fuir des données personnelles.
L’argument est techniquement faux. Il y a déjà eu sur l’iPhone des tas d’applications, acceptées sur l’App Store, et qui faisaient fuir les données personnelles, mais c’est intéressant que Apple se positionne là-dessus. La question qu’ils ne posaient pas c’était justement qui contrôle et qui décide ? C’est-à-dire que si Google décide, par exemple, « je livre un Android où vous n’êtes pas root, où vous ne pouvez rien faire, mais moi j’ai les clefs pour faire ce que je veux et installer des nouvelles versions des applications », du point de vue sécurité je comprends l’idée ; Google se dit : on est meilleur en sécurité que monsieur Michu. Du point de vue du contrôle, moi ça me pose un problème.

Google défend nos données personnelles contre les méchants

Bien illustré par cet avertissement : « Attention. Ce mode de saisie est susceptible d'enregistrer le texte que vous saisissez, y compris vos données personnelles, telles que les mots de passe et les numéros de carte de paiement. Il praovient de l'application Hacker’s Keyboard. Voulez-vous vraiment l'activer ? », NdT]

Sur Android on peut installer des claviers virtuels différents de celui du système. Il y en a que j’aime beaucoup, qui s’appelle Hacker’s Keyboard, et qui fournit notamment facilement toutes les touches dont on a besoin par exemple quand on programme. Sur un ordiphone ce n’est pas terrible parce qu’il est assez grand, donc il prend tout l’écran, mais sur une tablette c’est vraiment génial comme application.
Et quand on essaye de l’installer dans les dernières versions d’Android, on a cet avertissement qui est techniquement exact. C’est sûr, un clavier virtuel voit effectivement passer tout ce qu’on tape et il peut l’envoyer à quelqu’un. Donc l’avertissement est techniquement exact, mais il vient de qui cet avertissement ? Il vient d’Android donc de Google. Donc Google qui vous dit : « Attention, des gens peuvent capter des données personnelles », c’est quand même assez drôle et ça illustre bien le problème de qui décide, qui va prendre les décisions.

Chiffrement et ses conséquences

Le chiffrement. Ça c’est un autre beau sujet. C’est bien le chiffrement, il faut l’utiliser. Excellente idée. Ça permet aux gentils de protéger leurs communications, donc c’est bon ! Et ça permet aux méchants de protéger leurs communications, ah, ce n’est pas bon ! Là ça va poser un problème. Est-ce que le chiffrement augmente la sécurité ? Il permet à la fois aux gentils et aux méchants de se protéger. Là on a un problème !
Est-ce que ça va améliorer la sécurité ?
Déjà, premier truc. C’est souvent en raison justement d’arguments de sécurité que pas mal d’organisations, c’est souvent le cas en entreprise, mettent en place des intercepteurs TLS [Transport Layer Security ]. Le principe c’est qu’on termine la session TLS sur une machine contrôlée par l’entreprise, plus exactement par la direction de l’entreprise, et ensuite on refait une session TLS vers la vraie destination. Sur la machine de l’utilisateur on a mis une autorité de certification qui reconnaît les certificats de l’intercepteur.
Ça soulève tout un tas de problèmes, d’ailleurs je crois que l’ANSSI a fait un excellent guide au sujet de l’interception https en entreprise qui couvre tous les détails, sauf les détails politiques et éthiques – ça doit être un oubli –, mais qui couvre en tout cas tous les détails techniques.
Le premier détail technique : il faut savoir que la plupart de ces systèmes d’interception TLS, particulièrement ceux qui tournent sur le poste de travail, mais aussi même ceux qui tournent dans des boîtiers fermés, sont horriblement bogués. Il y a eu d’innombrables articles publiés là-dedans dans des conférences de sécurité, genre l’intercepteur TLS certes il intercepte la session TLS, mais après, quand il repart vers le vrai serveur, il ne vérifie pas le certificat ; ou il ne vérifie pas certains aspects du certificat comme la révocation ; ou il accepte des algorithmes qui ne devraient plus être acceptés depuis longtemps. Donc déjà, du point de vue strictement technique, ces intercepteurs TLS qui sont en général vendus comme « c’est pour des raisons de sécurité ; si vous les contestez c’est que vous êtes pour les terroristes, pour les pirates, pour les espions chinois et des trucs comme ça », ces intercepteurs, souvent du point de vue technique déjà, diminuent la sécurité. Et c’est difficile d’en discuter parce que dès qu’on soulève un problème pouf !, on est classé comme droit-de-l’hommiste Bisounours qui est contre la sécurité. Ça rend assez difficile d’analyser les problèmes bien que dans ce cas-là le système a été vraiment clairement prouvé mauvais et prouvé négatif.

Qu’est-ce que j’ai lu dans le train ? Il y a encore une boîte récemment qui livrait un système d’interception TLS avec des bogues horribles, c’est malheureusement un problème fréquent.

Mais même sans ces bogues, supposons qu’il n’y ait pas de bogues, supposons que l’intercepteur soit bien fichu, bien fait, cette technique qui permet de détourner des communications TLS, qui est courante en entreprise, est-ce qu’elle améliore la sécurité ? Eh bien ça se discute ! Après ça dépend de tout un tas de détails, par exemple ça correspond, ça revient finalement à casser le modèle de bout en bout, à rajouter un intermédiaire, et la complexité est un des plus gros ennemis de la sécurité. Rappelez-vous, si un système de sécurité ne peut pas être expliqué très simplement, il n’est pas auditable donc il est dangereux.

Mais surtout, la question de fond, c’est la sécurité de qui ? Qu’est-ce qu’on veut faire exactement ? Contre qui on veut protéger ? Est-ce qu’on veut empêcher les lanceurs d’alerte ? Est-ce qu’on veut empêcher les espions chinois ? Ce ne sont pas les mêmes intérêts qui sont en jeu à chaque fois. C’est pour ça que, comme toutes les techniques de sécurité, ces intercepteurs TLS méritent une discussion pas seulement technique mais aussi politique.

Romain a cité les RFC3 en me présentant. Il y a un RFC publié il y a six mois qui porte le numéro 84044. Les RFC ne sont pas seulement des normes techniques, il y en a aussi qui sont des textes décrivant en détail un problème de l’Internet ou des questions d’architecture et celui-là est consacré aux conséquences du chiffrement sur les opérateurs. L’angle qui est choisi ce sont les opérateurs réseaux et la thèse de ce RFC est que, en gros, le chiffrement c’est bien embêtant. Ça empêche les opérateurs de regarder le trafic.
Moi, naïvement, j’aurais tendance à penser que c’est un peu fait exprès, mais il y a des gens que ça dérange et donc tout le RFC est consacré à la discussion de : « Il y a certaines pratiques de sécurité comme l’examen du trafic, par exemple pour détecter les logiciels malveillants, qui sont impactées par le chiffrement et donc qu’est-ce qui est meilleur pour la sécurité ? » Je ne vous donne pas la réponse tout de suite parce que la question est compliquée, mais le RFC en question a suscité des longues discussions à l’IETF [Internet Engineering Task Force]. Ce qui le rend un petit difficile à lire aujourd’hui c’est que la première version du document était très anti-chiffrement : « c’est un problème, ça nous empêche de regarder le trafic ». Il y a eu beaucoup de discussions, beaucoup de modifications et comme toujours quand il y a un travail qui est fait en groupe le résultat n’est pas très digeste parce que c’est vraiment : d’un côté il y a ça, mais d’un autre côté il y a ça, et avec des phrases contradictoires d’un bout à l’autre du RFC ; ça le rend peu lisible pour qu’il soit accepté par tout le monde.

Attaques par déni de service

Enfin, dernière étude de cas, le problème des attaques par déni de service5. Aie ! Aie ! Aie ! Une grosse plaie sur l’Internet, tout le temps. Tous les gens qui gèrent des serveurs connectés à Internet connaissent ce problème ; on a tout le temps ce problème, particulièrement si on veut, par exemple, publier sur un site web des opinions qui déplaisent à certains.

C’est clairement mauvais une attaque par déni de service, c’est notamment une attaque directe contre la liberté d’expression. C’est une méthode couramment utilisée pour faire taire les gens. Effectivement, une attaque DoS sur le site web et pouf!
En plus c’est injuste, parce que la plupart des attaques par déni de service sont volumétriques ; elles reposent sur l’envoi de grandes quantités de données. Ce ne sont pas des attaques subtiles. Il y a un biais courant des conférences de sécurité, c’est que dans les conférences de sécurité on présente ce qui est amusant pour les techniciens, donc des attaques très subtiles, très intelligentes, exploitant des failles compliquées. La réalité de la sécurité c’est en général l’exploitation de failles toutes bêtes. La plupart des actes par déni de service ne sont pas des trucs subtils où, si on met le 17e bit du paquet à 1 et qu’il est précédé d’un paquet dont la somme de contrôle était impaire alors ça va déclencher une segmentation fault dans le serveur, ce sont rarement des attaques comme ça en vrai. La plupart du temps ce n’est pas subtil, c’est : on envoie 10 gigabits par seconde et on plante le système à l’autre bout.

Le résultat c’est que ça désavantage les petits. En fait, faire un petit hébergeur web, par exemple, est difficile parce qu’on est forcément à la merci d’une attaque par déni de service alors que les gros peuvent écluser ça par la seule vertu de leur taille. Un ingénieur de Cloudflare6 m’avait raconté à une époque que leur système de détection de problèmes ne déclenchait une alarme que quand il y avait un trafic de plus d’un gigabit par seconde sur un des serveurs, parce qu’en dessous c’était trop petit pour eux, ça ne les intéressait pas. Et c’était il y a quelques années, ça a dû augmenter depuis.

Donc les gros sont favorisés. Quel résultat ? Ça peut avoir des tas de conséquences stratégiques. Par exemple, tout le monde migre vers Cloudflare. C’est une tendance lourde actuellement de l’hébergement, c’est que de plus en plus de sites web, surtout ceux qui sont sensibles c’est-à-dire qui ont des ennemis puissants, migrent vers Cloudflare qui voit donc passer le trafic de plein de gens et a un contrôle sur une grande partie du Web. Donc ce qui était parti comme une mesure technique « je vais migrer vers tel opérateur parce que j’en ai marre d’être bloqué par les attaques par déni de service », finit par avoir des conséquences qui sont stratégiques. Alors que si on avait un cloud souverain il serait à l’abri des attaques par déni de service, j’en suis sûr ! Non, je rigole !

Cloudflare ou d’autres boîtes qui font ce genre de services prétendent souvent qu’elles fournissent une protection contre les attaques par déni de service. Le mot « protection » dans ce contexte fait un peu mal, parce que c’est un peu le type qui vient voir la pizzeria en disant « tu sais ta pizzeria, si tu ne veux pas qu’elle brûle, il faudrait que tu achètes une protection ! » Ou alors, dans un exemple plus historique, le seigneur féodal qui protège ses serfs. C’est-à-dire qu’en cas d’attaque par des brigands ou par une armée ennemie, les serfs peuvent se réfugier dans le château et le seigneur qui lui, est le seul à avoir une armure, des épées et tout ça, va les protéger. Être protégé par le seigneur c’est cool, mais ça a quelques inconvénients aussi. Et l’expérience du féodalisme, tout le monde n’a en a pas gardé un bon souvenir ; tous ceux qui ont vécu à cette époque n’en ont pas gardé un bon souvenir.
Donc la protection fournie ici par des gros qui disent : « Vous êtes petit et faible, venez chez moi », ça a aussi des conséquences politiques et des conséquences stratégiques sur la liberté d’expression, les droits humains, etc.

Un peu de pub

Maintenant une page de publicité. Mon livre. Achetez-le pour Noël. Il sort le 10 décembre, le jour du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits humains, il s’appelle Cyberstructure et il est déjà disponible en souscription. Vous allez sur le site de l’éditeur ou sur le mien cyberstructure.fr7, s’il vous reste de l’argent après avoir aidé La Quadrature du Net8, Framasoft9 et autres organisations de défense des droits et libertés. Il y a un chapitre qui est consacré exactement à ces questions-là de sécurité. Fin de la publicité.

Conclusion

Je vous dis tout de suite, des questions du genre « faut-il privilégier la liberté ou la sécurité ? » ne m’intéressent pas parce qu’elles n’ont vraiment aucun sens ; ces questions sont non dialectiques. En fait, la réalité c’est que les deux sont nécessaires, les deux vont ensemble et se nourrissent l’une l’autre. Par exemple c’est ce que je citais sur la possibilité de discuter les mesures de sécurité : si on n’a pas la liberté de discuter les mesures de sécurité, on va adopter des mauvaises mesures donc on ne sera pas plus en sécurité qu’avant.
Donc les deux se nourrissent l’une l’autre. Sans sécurité il n’y a pas liberté et réciproquement, donc les deux sont liées.

Mais le point important, le message que je voulais passer, c’est que la sécurité n’est pas un problème purement technique. Il y a des tas de solutions techniques, on en a discuté ici : l’anonymisation des données à propos du RGPD [Règlement général sur la protection des données], le chiffrement à propos de la sécurité informatique, tout ça ce sont des bonnes mesures, il faut les adopter. Mais le problème de fond est social. C’est une généralisation de dire « la sécurité c’est aussi une question humaine ». Une question humaine mais les humains ne sont pas isolés, ils vivent en société, donc c’est un problème social, donc politique, c’est-à-dire que tout le monde n’est pas d’accord, tout le monde n’a pas les mêmes intérêts, il faut quand même prendre des décisions. Ce qui est important c’est de pouvoir reconnaître que ce problème est aussi un problème politique, de pouvoir en discuter comme tel.

Je vous remercie et puis, avec un peu de chance, il y a la place pour quelques questions.

[Applaudissements]


À quoi sert Etalab ? - Laure Lucchesi

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Laure Lucchesi

Titre :À quoi sert Etalab ?
Intervenants : Laure Lucchesi - Journaliste
Lieu :École polytechnique - Entretiens enseignants-entreprises - Institut de l'entreprise
Date : août 2017
Durée : 5 min 10
Visionner l'entretien
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Laure Lucchesi : Je dirige Etalab1 qui est un service du Premier ministre et qui contribue à la transformation numérique de l’action publique. Chez Etalab on le fait globalement sur deux volets.
D’abord avec plus d’ouverture, c’est le volet open : faire en sorte que l’action publique soit plus ouverte. Plus ouverte qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’elle soit à la fois plus transparente et qu’en ouvrant et en partageant des données, de l’information sur l’action de l’État justement, l’État rende des comptes, donc rende l’action publique plus compréhensible aux citoyens. Qu’elle soit également plus ouverte à la participation des citoyens, des usagers du service public, que les usagers puissent évaluer, donner leur satisfaction, éventuellement eux-mêmes, d'ailleurs, proposer des améliorations sur le service public. Ce que permet le numérique c’est aussi de mobiliser l’intelligence collective ; il n’y a pas que les experts qui peuvent avoir des propositions à formuler. Cela permet beaucoup plus d’interaction et la participation des citoyens à la décision et à l’action publique. On a beaucoup de consultations, par exemple, qui sont menées, ouvertes, en ligne sur des plateformes sur lesquelles les citoyens, les associations mais aussi les entreprises d'ailleurs peuvent participer et contribuer à l’élaboration de la décision publique.

Ça c’est le volet ouverture.

Et puis, le deuxième axe sur lequel on travaille beaucoup, c’est faire en sorte que cette action publique soit plus fondée sur les données. L’État produit des données dans ses systèmes d’information. Il y a des données qui concernent les usagers, qui sont des données à caractère personnel, qui ne sont pas partagées ; elles peuvent être utilisées pour concevoir des meilleurs services publics mais elles ne sont pas partagées. Mais il y a beaucoup de données - des données statistiques, des données géographiques… - qui peuvent être ouvertes et partagées à tous pour que des innovateurs, des développeurs, des entreprises, inventent eux aussi des nouveaux services publics qui viennent prolonger ce que fait l’État.
Et puis, que l’on utilise aussi ces données pour prendre de meilleures décisions. Maintenant on est là à Polytechnique, il y a beaucoup de compétences en data science, en science des données ; qu'en utilisant les données qu’on a dans nos propres systèmes d’information ou qui sont des données externes d’ailleurs, on puisse prendre de meilleures décisions pour mieux prédire, par exemple, où vont avoir lieu les vols de voiture ; pour prédire des entreprises qui sont susceptibles - parce qu’elles sont en train de se développer et en croissance - d’embaucher dans un secteur ou dans un territoire donné. Donc on a, par exemple avec Pôle Emploi, travaillé à un service qui permet à des demandeurs d’emploi d’identifier les entreprises qui, sur un territoire donné et sur un emploi donné, vont peut-être recruter dans les années à venir, et d’envoyer une candidature spontanée.
Ça c’est l’autre partie ; c’est vraiment utiliser les données pour mieux construire les politiques publiques, mieux les évaluer, mieux les piloter.

Donc ce sont l'ouverture et la donnée, les deux grands axes sur lesquels travaille Etalab2.

Il y en a aussi beaucoup d’autres. Le numérique change la façon pour l’État de conduire son action : il peut être plus agile, c’est-à-dire ne plus travailler dans des tunnels de développement, notamment en matière informatique, mais travailler de façon plus itérative. Donc tout cela change la façon dont l’action publique est menée.

Journaliste : Oui, parce que c’est aussi un changement de culture, c’est une métamorphose globale. Est-ce que le rôle d’Etalab va jusqu’à une sorte d’acculturation permanente des services publics ?

Laure Lucchesi : Oui. C’est vraiment ce que l’on fait au quotidien. À la fois parce qu’on anime un dialogue avec les différentes administrations : nous avons, en tant que service du Premier ministre, un rôle de coordination, également aussi, parfois d’arbitre sur certaines décisions. Ça, c’est vraiment le travail interministériel. Et puis on agit aussi parce qu’on contribue à l’évolution du cadre juridique et réglementaire. En tant qu’administration, on est aussi mis à contribution pour élaborer certains pans de la législation, de la loi. Ça, c’est le domaine du cadre juridique, mais ce qui est assez innovant et assez atypique, c’est qu’on a aussi des projets concrets sur lesquels on travaille : donc on développe nous-mêmes des sites internet ; on a des développeurs en interne. Donc c’est un modèle d’action qui est assez atypique et assez innovant. Tout cela se fait vraiment en contact permanent avec les différents ministères, les administrations centrales, mais aussi les administrations territoriales, les collectivités. D’ailleurs ce n’est pas seulement dans un sens descendant : il y a beaucoup d’innovations qui se font dans les territoires. Donc voilà ! Ce qui est vraiment chouette chez Etalab, c’est qu’on est à la fois très exposé aux différentes administrations mais aussi au monde universitaire, à la société civile et aux organisations, aux associations par exemple, à l’entreprise. Donc on a vraiment un travail très partenarial.

Résistons à la surveillance - La Quadrature du Net

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LQDN

Titre : Résistons à la surveillance
Intervenants : Okhin - Camille Polloni - Alexis - Benjamin Sonntag - Félix
Lieu : La chaîne LQDN
Date : décembre 2018
Durée : 18 min 47
Visionner la vidéo
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copies d'écran de la vidéo
NB :trancription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

La surveillance d’État est supposée ne cibler que les personnes qui pourraient porter atteinte à son intégrité. Pourtant, la multiplication des mesures de fichage et l'usage des technologies issues du modèle de ciblage publicitaire tendent à étendre cette surveillance à l'ensemble de la population.
Ce sont nos libertés qui s'en trouvent entravées.

Transcription

Voix off : Au commencement Internet n’était qu’un petit espace où l’on pouvait échanger sans crainte d’être surveillé.

Okhin : La surveillance est une technique utilisée par l’État pour essayer de déterminer quelles sont les personnes ou les entités qui pourraient mettre à mal sa fonction d’État. Ça reste sur un critère qui est très exceptionnel : on a un renseignement humain qui permet de détecter quelques individus qui pourraient être dangereux et menacer la raison d’État et c’est sur ceux-là qu’on va utiliser des mesures exceptionnelles de surveillance telles que espionner leurs conversations, ouvrir leurs lettres, écouter leurs communications téléphoniques, ce genre de choses-là.

La grosse différence des années 60-70 par rapport à aujourd’hui c’est l’échelle à laquelle on est capable de faire ces fichiers de populations. À l’époque, les fichiers étaient créés par des dénonciations, par des gens qui saisissaient des données à la main ; il fallait les lire, il fallait les parcourir ; c’était stocké dans des grandes armoires. Il y avait un temps de traitement qui faisait qu’on ne pouvait pas surveiller l’intégralité des citoyens américains. Maintenant, avec la technologie qu’on a, cette classification qui avant était manuelle peut être extrêmement automatisée et donc être appliquée à une plus grande échelle, à l’échelle d’une population.

Voix off : Pour surveiller, l’État rassemble des informations sur les gens au sein de différents fichiers.

Camille Polloni : La fiche S1 ce n’est pas un fichier déjà, ça n’existe pas le fichier S comme on le lit parfois dans les journaux. Ce qui existe c’est un fichier qui s’appelle le fichier des personnes recherchées, qui regroupe tout un tas de catégories et la catégorie S, pour Sûreté de l’État, est simplement l’une des catégories de ce fichier.
Donc quand on dit « fichier des personnes recherchées », ce n’est pas comme dans un film américain, ça ne veut pas dire que toutes les personnes qui sont dedans doivent être retrouvées et mises en prison, ça peut être tout un tas de choses et le S, pour Sûreté de l’État, regroupe en fait tout un tas de personnes dont l’État souhaite savoir à quel endroit elles se trouvent quand elles sont contrôlées par la police. C’est le service de renseignement qui demande l’inscription de tout un tas de personnes dans le fichier FPR [fichier des personnes recherchées] comme dans la catégorie S. Ça peut être des gens qui appartiennent à des groupes considérés comme d’extrême gauche, d’extrême droite, certains supporters de foot considérés comme violents. Et ça peut être, pour une grande part des gens qui sont fichés S aujourd’hui, des gens considérés comme islamistes.
Ça sert simplement pour l’État à savoir où sont ceux que l’État surveille sur le territoire, quand est-ce qu’ils passent une frontière, où est-ce qu’ils vont. Et c’est pour ça que souvent les gens s’aperçoivent qu’ils sont fichés S parce qu’il y a un comportement assez ritualisé du policier qui contrôle, qui va être de demander : « Où est-ce que vous allez ? D’où vous venez ? », de contrôler l’identité des personnes qui accompagnent le fiché S et en général, sur la fiche qui apparaît à l’écran, le policier a pour consigne de ne pas attirer l’attention.
Une personne qui est fichée S depuis des années et qui a un peu l’habitude de ces procédures bizarres à l’aéroport peut repérer, au bout d’un moment, qu’elle est fichée S.

Alexis : D’abord le fichier TES2. TES est un acronyme qui veut dire titres électroniques sécurisés. L’idée de ce fichier c’est de ficher la totalité des personnes qui renouvellent leur carte d’identité ou leur passeport. C’est pour ça qu’on l’appelle le fichier des honnêtes gens parce que vous n’y êtes pas parce que vous avez fait quelque chose de répréhensible, parce que vous avez commis une infraction, vous y êtes simplement parce que vous voulez avoir un passeport ou une carte d’identité.
Aujourd’hui, le fait d’avoir des données biométriques centralisées dans un fichier de cet ordre-là, ça va probablement entraîner un jour une faille et le problème c’est que les données biométriques peuvent ensuite être utilisées pour un vol d’identité. Et le gros problème c’est qu’une donnée biométrique, à la différence d’un mot de passe, c’est que vous ne pouvez pas la changer : vos empreintes vous ne pouvez pas les changer ; votre visage vous ne pouvez pas le changer non plus.
C’est un fichier, à La Quadrature3, qu’on a attaqué et malheureusement le Conseil d’État a rendu une décision il y a un peu moins de deux mois dans laquelle il a rejeté notre requête.
Est-ce que c’est normal d’avoir un fichier qui regroupe la quasi-totalité de la population ? La question se pose en termes de légitimité.

Camille Polloni : Ce qui était très intéressant au début, en tout cas, de l’état d’urgence c’est que tout le monde a pu découvrir l’existence des notes blanches. Les notes blanches, ce sont des notes qui sont faites par des services de renseignement sur quelqu’un ou sur une situation, qui ne sont pas signées – c’est pour ça qu’on les appelle blanches parce qu’elles n’ont pas d’en-tête – et qui, par exemple, ont permis souvent, et surtout dans les débuts de l’état d’urgence, d’assigner à résidence des personnes à partir d’informations glanées par les services de renseignement, mises ensemble dans une note, et qui donnaient une idée de la dangerosité supposée de la personne qu’il fallait assigner.
Je pense que l’un des avantages de l’état d’urgence ça a été de faire un petit peu éclater cette question-là aux yeux du grand public, puisque les notes blanches ne devaient plus exister au moment de l’état d’urgence ; elles avaient été supprimées par Nicolas Sarkozy depuis des années, mais en fait, elles étaient toujours là visiblement, donc on a redécouvert leur existence. Et puis on a découvert aussi ce qu’elles pouvaient contenir, ce qui était un peu nouveau parce que ça pouvait contenir parfois du grand n’importe quoi, mélanger des condamnations judiciaires de quelqu’un avec des ragots de voisinage, avec des problèmes avec son employeur, des litiges. C’est une synthèse de fichages finalement. C’est : dans un fichier de service de renseignement il y a des informations biographiques sur quelqu’un et puis un jour, pour faire une assignation à résidence, ces informations biographiques sont triées, sont mises en forme dans une note blanche et données au préfet, au ministre de l’Intérieur pour créer l’assignation à résidence, pour la fonder.

Initialement, en fait, j’ai essayé de savoir si l’État détenait des fiches de renseignement me concernant et pour ça j’ai fait une demande qui est assez simple, que tout le monde peut faire auprès de la CNIL [Commission nationale de l'informatique et des libertés]. Il suffit d’envoyer une lettre et de lister les fichiers qu’on veut interroger et auxquels on veut accéder. Ça peut être des fichiers de police assez simples. En général, quand on est amené à rentrer dans un commissariat soit parce qu’on est en garde à vue soit parce qu’on dépose plainte, on est ensuite fiché en tant qu’auteur d’une infraction ou victime d’une infraction. C’est le fichier de police le plus répandu.
Au départ, c’était plutôt sur celui-là que je m’interrogeais parce que, à l’époque où je l’ai fait c’est-à-dire en 2011, il y avait une étude de la CNIL qui venait de paraître et qui disait que seules 17 % des fiches dans ce fichier étaient exactes. J’avais plutôt une curiosité envers ce fichier-là qui est assez facile à obtenir. Au bout d’un an, quand même, la CNIL répond et dit : « Vous avez été un jour victime d’un vol de portable » ; c’était exact, je me suis arrêtée là pour ce fichier-là.
En revanche, la CNIL m’a répondu que c’était beaucoup plus compliqué pour ce qui concernait les fichiers de renseignement et qu’elle avait besoin de faire des recherches plus longues. À ma grande surprise, les services de renseignement qui dépendaient du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Défense ont répondu qu’ils ne souhaitaient pas que j’ai accès aux informations qui me concerneraient éventuellement, sans dire si j’avais une fiche ou non.
En fait aujourd’hui, depuis la loi renseignement et le renforcement du secret autour de ces fichiers, l’accès est de plus en plus difficile ; on ne peut plus savoir si on est fiché ou pas, alors qu’auparavant il était assez simple, par exemple, de consulter son dossier aux renseignements généraux. On peut juste savoir si quelque chose d’illégal a été fait.

Voix off : La surveillance d’État, initialement restreinte à quelques personnes, tend à devenir une surveillance de masse.

Okhin : La surveillance de masse arrive vraiment avec toute cette intersection entre d’un côté les acteurs commerciaux qui veulent faire de la pub, qui nous surveillent et qui sont sûrs et sur lesquels bon OK, ils font des trucs mal, mais on peut leur taper dessus avec le système de justice ; c’est compliqué, c’est long, c'est épuisant, on n’y arrive pas forcément, mais globalement, ce que je risque de pire en étant censuré sur Facebook et Google, c’est de l’invisibilité.
Quand l’État applique ces méthodes-là à des populations, on risque plutôt de la taule, un minimum, ce qui n’est quand même pas du tout la même chose et surtout, on se retrouve avec des systèmes automatisés complexes, dont on ne sait pas comment ils fonctionnent, qui ne sont pas documentés, qui te disent : « Il y a 30 % de chances que cette personne-là soit un terroriste », après si ton seuil est à 30 %, eh bien voilà ! Si ton seuil est plus élevé que ça, tu ne vas pas l’accepter. Tu as un humain qui prend une décision derrière, mais qu’on va complètement dédouaner en disant « c’est la machine qui a déterminé ça et la machine a raison ». Et une décision prise par une machine ça ne s’attaque pas en justice, parce qu’une machine, c’est fiable !
Et en fait, l’ordinateur ce n’est pas tellement qu’il se plante, c’est qu’il utilise ce qu’on appelle des outils statistiques sur des populations, qui marchent très bien sur des populations, à 10 % près. Mais 10 % de 70 millions ça fait 7 millions de personnes.
Donc si vous êtes capable de déterminer des terroristes à 10 % près, il y a 7 millions de personnes qui vont être concernées et que vous allez mettre en prison parce qu’il y a un biais statistique. Sur ces 7 millions de personnes-là, vous n’allez pas pouvoir dire globalement « elles ont été mises en prison parce qu’on a un risque statistique ». Vous allez dire « elles ont été mises en prison parce qu’elles ont eu des comportements et donc on suppose qu’elles vont devenir terroristes ». Donc de manière préventive on vous met en prison et ça sert à alimenter votre dossier au juge qui va voir que oui, effectivement, vous êtes allé visiter deux fois ce site-là. Est-ce que vous pouvez le justifier ? Du coup tout notre historique de surf, toutes nos habitudes en ligne se retrouvent associées à des systèmes qui vont essayer de déterminer quels sont les bons et les mauvais citoyens pour que l’État puisse donner ses allocations aux bons uniquement et pas aux mauvais.

Benjamin Sonntag : Que sait votre opérateur mobile ou Google pour Android ici, sur votre localisation. Par défaut, dans Maps, Google enregistre automatiquement et de manière régulière vos coordonnées GPS. Et si nous allions voir, par exemple depuis le 27 octobre. Je suis allé à Valence puis en Ardèche pour une cryptopartie. On voit mon voyage en train, puis la petite promenade en forêt, 10 km dans les montagnes. Avec le GPS la précision de cette localisation est extrême. Mais votre opérateur mobile lui aussi, même sans GPS, sait où vous êtes et il a l’obligation légale de conserver ces informations pendant un an.

Alexis : La rétention généralisée des données de connexion qu’est-ce que c’est ? C’est un régime qui force les fournisseurs d’accès à Internet et les hébergeurs à conserver ce qu’on appelle les données de connexion ou les métadonnées, en France pendant une durée de un an.
Qu’est-ce que c’est que les métadonnées ? Eh bien pour schématiser, c’est l’enveloppe du message. Ça veut dire que ce n’est pas le contenu mais c’est tout ce qu’il y a autour. C’est-à-dire c’est la date à laquelle le message a été envoyé, l’heure, la localisation du message ; également le destinataire, la source du message et toutes ces données-là.
Pourquoi ça pose problème parce qu’on pourrait considérer que, finalement, ce n’est pas du contenu ? Donc est-ce que l’atteinte est importante alors que ce sont uniquement des données de connexion ? Eh bien oui, parce qu’en réalité les données de connexion révèlent énormément de choses sur un individu, sur nous, et elles sont facilement traitables de manière informatique en utilisant des algorithmes et des outils de traitement de ces données. Par exemple, le fait que vous alliez voir tel type de médecin, ça va révéler nécessairement des informations très précises sur votre état de santé, surtout s’il s’agit d’un médecin spécialisé dans telle ou telle maladie. Et le fait de souhaiter que vos proches ou même des tiers ne soient pas au courant de votre état de santé c’est quelque chose qui est quand même légitime et normal. C’est également le cas si vous allez voir un avocat, ça va révéler d’autres choses sur vous. Et si vous êtes en contact à tel moment de la journée avec telle personne, selon telle fréquence, ça va aussi révéler des informations très précises sur vous.

Voix off : Pour surveiller plus finement, des politiques sont mises en œuvre pour faciliter la récolte de données au sein même de nos villes.

Okhin : Smart on traduit ça en français par « intelligent », mais une bonne définition ce serait plutôt « astucieux ». Et la Smart City c’est la ville astucieuse. Et pourquoi est-ce qu’elle est astucieuse ? Parce qu’en fait, elle récupère des données sur les habitants de la ville, donc nous, les citoyens, puisque les habitants de la cité ce sont les citoyens, pour essayer de leur fournir un meilleur service public. On veut faire une autoroute, eh bien on ne veut pas la faire n’importe comment : on veut savoir d’où viennent les gens et où est-ce qu’ils vont. Donc on a besoin de compter les voitures pour savoir d’où est-ce qu’elles partent et où est-ce qu’elles arrivent, pour voir quels sont nos flux de transport et voir où est-ce qu’il faut construire une autoroute, où est-ce qu’on va mettre une ligne de chemin de fer ; est-ce qu’il faut qu’on ouvre une nouvelle zone de bureaux commerciaux en plein milieu de cette zone pavillonnaire ou est-ce qu’il n’y en a pas besoin.

Félix : Dans les logiques de la logique de la Smart City il y a effectivement prévenir la délinquance, la police prédictive, etc., mais, de manière plus générale, c’est réguler les flux de populations, de véhicules et ce genre de choses. Ça peut être très invasif et très intrusif en termes de vie privée.
On n’est plus toujours sur des logiques de cibler des comportements très marginaux, délinquants, que de réguler des masses d’individus. Donc il faut aussi se poser la question, en fait, du type de société que ça fait advenir, un type de société complètement normée. Tout l’imaginaire de la science-fiction qui n’est pas complètement hors-propos lorsqu’on réfléchit aux effets de long terme, aux effets politiques du déploiement de ces technologies de contrôle et des effets normalisants lorsqu’on met toutes ces technologies de surveillance non seulement sur Internet mais dans la vraie vie, dans le midspace et qu’on met ces capteurs et ces technologies de surveillance dans l’ensemble de notre environnement physique, urbain.

Okhin : Et mine de rien, quand vous êtes surveillé en permanence dans la rue, quand vous vous baladez dans la rue et que vous avez des caméras de surveillance partout, eh bien, en fait, vous mettez une casquette, vous mettez une capuche, vous changez votre façon de vous comporter dans l’espace public. Il y a des choses que vous ne faites plus. Et là où c’est hallucinant, et c’est d’ailleurs tout le principe dans le panoptique tel qu’il a été défini, c’est qu’on n’a même pas besoin d’avoir quelqu’un qui nous surveille. On a besoin de mettre un contexte qui fait croire qu’on te surveille. On a besoin d’avoir des caméras qui n’ont même pas besoin d’être alimentées pour que tu changes ton comportement.
Quand on va par exemple dans les grands centres commerciaux maintenant, les gens arrivent, les personnes, tout le monde, et pour gagner du temps ils commencent à ouvrir leur sac pour que le vigile puisse regarder dedans à l’entrée. Déjà c’est illégal. Le vigile n’a pas à regarder dans vos affaires ; c’est illégal, il n’a pas le droit. Il faudrait qu’il soit mandaté par la police, un truc dans ce genre-là. Bon ! Il ne l’est pas. Mais surtout, ça veut dire qu’on a bien changé nos comportements et qu’on trouve ça parfaitement normal et acceptable d’aller montrer son sac. Donc les personnes qui n’ont pas envie de le faire sont de fait suspectes. Et c’est ça, en fait, le problème de la surveillance de masse. C’est qu'à partir du moment où on applique une surveillance de masse, on va définir un comportement acceptable, dans lequel il est parfaitement possible de suivre, comme quand on regarde des reportages ou des recommandations de ce que peut écrire ISIS ou ce genre de choses-là, qu'ils sont vraiment dans le truc qu'il faut infiltrer la société, donc il faut que vous vous comportiez comme tout le monde.

Félix : En fait, tel qu’on voit aujourd’hui — ça demande de l’analyse et il faudrait vraiment suivre le fruit de ces expérimentations —, mais il y a au moins trois technologies qui sont au cœur de ces projets de safe city mis en place à Marseille ou à Nice.
D’une part, la détection des comportements suspects à travers les vastes réseaux de vidéosurveillance de ces villes. Donc c’est en gros utiliser des technologies de traitement de l’image et de reconnaissance faciale pour identifier des patterns et repérer des comportements suspects, voire repérer des individus. À Marseille en 2016, on parlait de flasher automatiquement l’ensemble des 10 000 et quelques fichés S à travers le réseau de vidéosurveillance. Donc première chose : vidéosurveillance et reconnaissance faciale, sachant qu’on voit aussi à Marseille et à Nice d’ailleurs, sur les budgets de la région PACA, financer des contrôles d’entrée-sortie des établissements scolaires, des lycées en particulier, par ces systèmes de reconnaissance faciale.
Deuxième chose, c’est la surveillance des réseaux sociaux et toutes les informations publiques sur les individus et les groupes politiques actifs, notamment au niveau d’une ville. Ça c’est très clair notamment dans le projet à Marseille où ils parlent de surveiller Twitter, surveiller Facebook.
Il y a une troisième brique technique qui est celle de l’interconnexion de plein de bases de données différentes. À Marseille comme à Nice c’est envisagé : ils parlent de croiser les données des hôpitaux publics, des services municipaux évidemment, peut-être demain les fichiers de la police nationale. On peut penser aussi au fichier biométrique, le fichier TES. Croiser ça avec des données sur où est-ce que bornent les téléphones cellulaires à l’échelle de la ville afin de faire des cartes de chaleur de la répartition de la population ou de la délinquance avec le volet police prédictive. Ça c’est une brique technique, disons très large, mais qui consiste à faire de l’analyse statistique sur des grandes quantités de données puisées sur des bases de données très diverses qui viennent soit des services publics, des pouvoirs publics, soit de partenaires privés.

Okhin : Le principe c’est de prendre une infrastructure commune, la ville, qui est quelque chose que normalement on élabore en commun : on construit un tissu social, la ville, qui normalement est adaptable à tout le monde. Avant de faire de la Smart City, je pense qu’on pourrait faire de la ville accessible, c’est-à-dire que les gens en fauteuil roulant puissent entrer dans les lieux publics.

Félix : Si on veut résister à ces systèmes et au déploiement de ces technologies de surveillance au niveau des villes, il y a trois volets urgents, c’est d’abord documenter. C’est ce qu’on a commencé à faire en faisant des demandes d’accès aux documents administratifs pour comprendre précisément quels sont les projets en cours, qu’est-ce qui est déployé. Il y a un vrai manque de connaissance en la matière.
Le second plan c’est de développer un argumentaire juridique pour tenter de faire obstacle par le droit à ces systèmes. Là la CNIL n’est pas du tout une alliée pour le moment et il faut mettre la pression sur la CNIL, il faut faire en sorte qu’elle ait des moyens pour travailler sur ces questions.
Et le troisième plan, c’est d’arriver à sensibiliser au niveau local, dans sa ville, organiser des mobilisations, sensibiliser des acteurs, par exemple des militants qui ne seraient pas au courant et construire des coalitions au niveau local, relayées au niveau national aussi et La Quadrature pourra y aider.

Okhin : Le problème qu’on a sur le renseignement c’est qu’à la base c’est une suspension momentanée des droits fondamentaux, du droit à une confidentialité de communication, du droit à une liberté d’information et d’accès à l’information, d’un droit à la libre circulation, ce genre de choses-là.
Je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment de solutions individuelles, qu’est-ce que moi je peux faire ? Par contre, ce qu’on peut faire, c’est faire passer des infos. On peut se renseigner, on peut relayer les actions de La Quadrature du Net ; on peut donner des sous à La Quadrature du Net ; on peut donner des sous à d’autres associations comme Framasoft4 ; on peut donner des sous à des choses comme le projet Tor5 qui essaie de fournir un protocole qui permet d’anonymiser le plus possible notre activité sur Internet. On peut aller questionner nos gouvernements. On peut demander à nos députés de nous rendre des comptes.

Alexis : L’État est là pour organiser notre vie en société et également, bien évidemment, pour assurer notre sécurité autant que possible. Mais est-ce que c’est normal, légitime, de sacrifier notre vie privée et notre intimité et de considérer que l’État doit avoir ces informations sur tout le monde ? Non ! Moi je suis convaincu que ce n’est absolument pas légitime, ce n’est absolument pas normal et c’est même dangereux.

Voix off : Au quotidien La Quadrature du Net dénonce et attaque les lois et politiques autoritaires afin de faire vivre un monde qui respecte nos opinions, nos différences et nos libertés.

Cathy O'Neil : pour une éthique des algorithmes - La Méthode scientifique

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Cathy O'Neil

Titre : Cathy O'Neil : pour une éthique des algorithmes
Intervenants : Cathy O'Neil - Marguerite Capelle, traductrice - Nicolas Martin
Lieu :Émission La Méthode scientifique - France Culture
Date : décembre 2018
Durée : 1 h
Site de l'émission ou Podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Cathy O'Neil at Google Cambridge, Wikimedia Commons - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Quel est son parcours et d’où lui est venue sa passion pour les mathématiques ? Pourquoi appelle-t-elle les algorithmes des « armes de destruction mathématiques » ? Comment ces nouveaux pouvoirs algorithmiques transforment-ils les pratiques professionnelles de la société ?

Transcription

Nicolas Martin : Merci Garrigou-Lagrange.
Quoi de plus neutre qu’un ordinateur ? Quoi de plus a priori objectif qu’une suite de calculs, qu’une série d’opérations mathématiques ? Quoi de plus éloigné d’une opinion, finalement, qu’un algorithme ? Eh bien tout, justement. Parce qu’ils sont programmés par des humains qui sont eux perclus de biais, parce qu’ils tentent d’objectiver des réalités qui sont plus complexes que ce que peut décrire une seule suite mathématique, parce qu’enfin, derrière chaque algorithme, il y a une intention et qu’une intention n’est pas neutre. Pour notre invitée du jour, les algorithmes sont devenus des weapons of math destruction, des armes de destruction mathématique.
La mathématicienne, informaticienne et activiste Cathy O'Neil est notre toute dernière invitée de l’année. Bienvenue dans La Méthode scientifique. Bonjour Cathy O'Neil.

Cathy O'Neil : Hi !

Nicolas Martin : Hello. Mille mercis de nous faire le plaisir d’être avec nous pour cette dernière émission de l’année. Bonjour Marguerite Capelle.

Marguerite Capelle : Bonjour.

Nicolas Martin : C’est vous qui allez assurer la traduction tout au long de cette heure, merci à vous d’être ici.
Cathy O'Neil, votre nom a souvent été prononcé à ce micro dès qu’il a été question d’algorithmique, de justice numérique, notamment sur la question sensible des algorithmes prédictifs. Nous allons retracer votre parcours et vos combats tout au long de cette heure. Mais pour commencer j’ai une question : votre livre manifeste Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy qui a été traduit et publié aux Éditions Les Arènes au mois de novembre dernier sous le titre Algorithmes, la bombe à retardement, mais en anglais vous dites : weapons of math destruction en jouant sur le jeu de mots mass et math. Des algorithmes, des outils, des armes de destruction massive ou mathématique, c’est très fort comme image de comparer les algorithmes à des bombes nucléaires.

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : D’abord je voudrais vous remercier de m’avoir invitée, je suis très contente d’être ici. Je suis mathématicienne, j’adore vraiment les mathématiques et, d’une certaine façon, j’ai envie de les défendre. De défendre l’intégrité, la confiance qu’on peut avoir dans les mathématiques, l’honneur des mathématiques en quelque sorte. Ce que j’ai vu se produire à la fois dans la finance et dans la data science quand j’ai travaillé dans ces domaines, c’est une façon d’abuser des mathématiques. Des gens construisent des algorithmes qui ne sont pas mathématiques, qui ne sont pas des maths, qui sont, en fait, des algorithmes qui ciblent les individus de façon injuste et quand ces personnes posent des questions on leur répond : « Vous ne pouvez pas comprendre, ce sont des maths ! » Donc en fait on en a fait une arme. Ce sont des mathématiques utilisées comme des armes et c’est une façon de les utiliser comme des armes qui intimident les gens et contre les gens. Donc c’est vraiment la manière dont j’ai commencé à réfléchir à ce concept d’armes de destruction mathématique.
L’autre point, c’est que je pense qu’elles sont vraiment extrêmement destructrices à une échelle massive et, en tout cas dans leur potentiel, elles le sont. Donc ça fait aussi partie de ce choix de jeu de mots parce que, de façon surprenante, ces armes ont vraiment un pouvoir extrêmement puissant si on les laisse fonctionner à plein.

Nicolas Martin : Votre livre, Cathy O’Neil, est sorti il y a plus de deux ans, presque trois ans, en anglais aux États-Unis, il a eu un gros impact dans le monde de l’informatique et du numérique. Est-ce que vous avez le sentiment qu’il a aidé, qu’il a initié en tout cas un début de prise de conscience de la part des citoyens ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Oui. Mon livre a été publié juste avant les élections de 2016. L’objectif principal que j’avais pour ce livre, c’était de rompre cette confiance aveugle que les gens ont dans les algorithmes et dans la révolution du big data, parce qu’encore en fois il y a cette idée d’intimider les gens avec les mathématiques. Les gens ont spontanément confiance dans les mathématiques et dans les algorithmes et pensent que la data science est forcément objective. Je voulais montrer qu’il ne faut pas faire confiance aveuglément à cette science des données, qu’il faut, en fait, remettre de la science dans la science des données. Il faut trouver des preuves que cela fonctionne, en fait, exactement comme on le souhaite.

Nicolas Martin : Entre temps vous avez été un peu confirmée ou assistée par le scandale Cambridge Analytica. Pour autant, on a l’impression que les scandales autour des big data se succèdent, s’accumulent et que ça ne change pas la pratique des citoyens, que les citoyens continuent à avoir, finalement, une sorte de confiance assez aveugle ou, en tout cas, de confort numérique à utiliser un certain nombre de sites dont on sait pourtant qu’ils utilisent des algorithmes qui vont jouer contre eux.

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : En fait, la plupart des exemples que je donne dans mon livre ont relativement peu de choses à voir avec les sites et, à vrai dire, ne parlent pas des données directement. C’est évidemment un mensonge puisque les données sont un ingrédient de tous les algorithmes, mais ce que je voulais mettre en lumière c’est que les exemples, dans mon livre, viennent plutôt de la différence de pouvoir qu’il y a entre deux personnes.
Par exemple quand vous voulez un emploi, on vous pose des questions et vos droits à la vie privée n’existent pas. Quand vous voulez aller à l’université, quand vous voulez une carte de crédit, une police d’assurance, etc., vous êtes obligé de répondre aux questions. Il y a des situations en ligne — les publicités ciblées, les médias sociaux, etc., la publicité prédatrice pour laquelle c’est évidemment intéressant aussi de parler de la façon dont les données sont collectées et utilisées contre nous —, mais de mon point de vue, c’est plus une question de comment les données sont utilisées plutôt que la question de savoir comment ces données sont collectées au départ. Bien sûr, une fois qu’on a dit ça, il faut préciser qu’aux États-Unis on a des lois de protection des données qui sont très très faibles alors qu’en Europe elles sont bien meilleures. Le dernier exemple en date est la loi européenne sur la protection des données qui a été votée [Règlement européen sur la protection des données], mais ça n’est pas le seul. En fait, aux États-Unis, nous sommes déjà en difficulté par rapport à ça. Nous n’avons aucun espoir là-dessus, nous vendons nos données.

Nicolas Martin : Vous pensez aujourd’hui que la réglementation européenne, justement le 1, a vraiment permis en tout cas un début de protection des données des citoyens ou, a minima, une prise de conscience. J’insiste sur la prise de conscience parce que notre sentiment – ici, dans La Méthode scientifique, on parle souvent de la question des algorithmes et de la justice numérique – c’est que finalement les citoyens ne sont pas très préoccupés par ça, que les scandales ont beau s’accumuler, leurs pratiques numériques, leur vie numérique restent les mêmes et on a l’impression que tous ces problèmes sont un peu lointains, que ça arrive en Chine où on note les citoyens mais que ça n’arrivera jamais vraiment chez nous et que, finalement, la vie numérique peut continuer telle qu’on la pratique encore aujourd’hui.

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je ne crois pas que la loi européenne traite la question des algorithmes en fait. Il y a peut-être eu quelques petites mentions théoriques qui pourraient être appliquées d’une manière qui pourrait être satisfaisante, mais, en fait, même les parties les plus intéressantes de la loi qui parlent vraiment de l’explication des algorithmes ne sont pas particulièrement encourageantes. En tant qu’ancienne analyste de données, ce ne serait pas très difficile pour moi de fournir une explication à un algorithme sans que celle-ci veuille dire grand-chose. Le GDPR [General Data Protection Regulation] se consacre principalement à la protection des données privées. Je pense que les Européens pensent avoir un droit à la vie privée sur leurs données mais ne comprennent pas vraiment que la question c’est comment ces données peuvent être utilisées contre eux. C’est une question de rapport de pouvoir, de rapport de forces.
Quand on demande à une entreprise une faveur, un service, et qu’on peut vous le refuser, que cette entreprise a du pouvoir et que c’est sur la base d’un algorithme qu’on vous refuse cette faveur, c’est là qu’il y a un problème. Et vous pouvez voir les polices prédictives différemment de demander un service, par exemple les services de police dans votre quartier ; en France aussi on commence à utiliser les algorithmes prédictifs pour les services de police dans les quartiers. C’est un véritable problème aux États-Unis. On a tout un historique d’inégalités de l’action policière parce qu’on utilise des algorithmes. En fait on ne sait même pas ce qu’on attend de ces services publics, mais ce qu’on en attend, en réalité, c’est de l’équité et de la sécurité en particulier dans ces services policiers rendus en théorie par le gouvernement.

Nicolas Martin : Quels sont selon vous, Cathy O’Neil, les algorithmes qui sont aujourd’hui les plus inquiétants, qui sont les plus problématiques et desquels les citoyens devraient se méfier le plus ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je vais commencer par ceux qui m’inquiètent le plus moi, parce que je ne suis pas experte sur ce qui se passe en Europe et en France en particulier. Les choses qui m’inquiètent le plus et qui sont dans le sous-titre de mon livre, c’est l’augmentation des inégalités. La raison c’est que pour avoir vu fonctionner les choses en tant que data scientist moi-même, ce que j’ai vu c’est qu’on dressait, en fait, un profil des gens et qu’on les catégorisait en fonction de leur classe en particulier. C’est-à-dire en tant que consommateurs ont-ils de l’argent ? Est-ce qu’ils sont Blancs ? Est-ce qu’ils sont éduqués ? Est-ce qu’ils vivent au bon endroit ? Est-ce qu’ils ont acheté des choses par le passé ? À quelle classe sociale est-ce qu’ils appartiennent ? Donc on peut voir les choses comme ceux qui ont des opportunités, ceux qui ont de la chance et ceux qui n’en ont pas. Vous répartissez les gens sur une échelle et il y a une division au-delà de laquelle les gens qui ont de la chance peuvent avoir des opportunités et, si vous êtes en dessous de cette ligne, vous n’avez rien. Ça semble très général, mais en fait, ça fonctionne presque toujours comme ça, c’est pour ça que je le dis. C’est la question de savoir qui va avoir une carte de crédit, qui va avoir un bon taux de crédit, qui va avoir une bonne assurance, qui va pouvoir aller à l’université, qui va obtenir un emploi. C’est toujours décidé de cette manière-là et de plus en plus de ces décisions sont prises suivant cette division, cette catégorisation des gens. Donc si vous faites partie des gens qui ont le plus d’opportunités vous avez plus d’opportunités et ceux qui en ont le moins sont maintenus dans cette situation. Beaucoup de moments de nos vies, quasiment tout le temps dans nos vies, le résultat c’est d’augmenter les inégalités.
La partie la plus insidieuse de ça, l’aspect le plus insidieux, c’est que les entités qui ont créé un algorithme le voient comme un outil scientifique prédictif. Elles n’envisagent pas qu’il joue un rôle dans l’augmentation des inégalités ; elles optimisent simplement leur propre profit dans leur propre sphère et on ne peut pas leur en vouloir ; les entreprises veulent faire de l’argent, c’est leur rôle, c’est à ça que rime le capitalisme, la raison du capitalisme. Mais puisque c’est fait à très grande échelle, de manière similaire dans tous les secteurs, l’effet est extrêmement négatif.

Nicolas Martin : Que se passe-t-il quand ces algorithmes sont produits par la puissance publique ? En France on a un exemple qui a fait couler beaucoup d’encre : c’est un algorithme qui s’appelle Parcoursup qui est un algorithme qui est censé aider les étudiants à trouver des places à l’université quand ils sortent du lycée ; ça a fait énormément de scandale. C’est un algorithme qui a été accusé, justement, de créer des zones c’est-à-dire d’empêcher des étudiants qui viennent de Seine-Saint-Denis par exemple, qui est un quartier qui est plus défavorisé, d’avoir accès à des universités plus prestigieuses. On ne peut pas imaginer que sur ces algorithmes-là il y ait une intentionnalité qui soit dévoyée par le capitalisme puisque ce sont des algorithmes qui sont produits par la puissance publique. Comment expliquer que ces algorithmes-là soient défaillants également, Cathy O’Neil ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : J’aimerais beaucoup en savoir davantage sur cet algorithme, c’est une expérience intéressante, merci de la mentionner.
Il y a deux manières d’envisager les choses.
La première c’est qu’aux gens qui ont déjà de la chance on leur donne davantage d’opportunités et que les gens qui en ont en moins en ont moins. Historiquement les gens comme vous, les hommes, s’en sortaient mieux dans les mathématiques et dans la technologie, donc en fait il faut le même genre de personnes puisque ce genre de personnes s’en sort bien. Les algorithmes, de façon systématique, ont tendance à répéter ce qui s’est passé. Si on utilise les précédents historiques de façon aveugle, sans trop y réfléchir, en faisant des prédictions sur les bases du passé, voilà ce qui se passe, ça reproduit les choses.
La deuxième interprétation c’est au contraire de dire : vous choisissez un chemin qui est inhabituel par rapport au type de profil que vous avez, comment est-ce qu’on peut vous aider ? Comment est-ce qu’on peut aider les gens à choisir une nouvelle voie et leur apporter du soutien au lieu d’aider ceux qui ont déjà des opportunités ? Ceux qui vont avoir des difficultés pourraient avoir accès à des ressources supplémentaires donc, en gros, donner plus d’opportunités aux gens qui en ont moins. C’est une approche assez inhabituelle et il faudrait qu’elle soit choisie de façon explicite comme objectif. Je ne sais pas quel est l’objectif qui a été choisi pour l’algorithme auquel vous faites référence ici en France, est-ce que c’est business as usual c’est-à-dire les hommes continuent à faire de la technologie et les femmes à se diriger vers des métiers qui payent moins et évidemment, dans ce cas-là, ça ne va pas.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant et ce que, vraiment, vous expliquez dans votre livre, Cathy O’Neil, c’est effectivement cela : la méprise est de penser que l’algorithme est une interprétation neutre du réel. Or l’algorithme, en prenant en compte, en intégrant dans ses calculs les faits majoritaires, finit par penser que ces faits majoritaires sont la normalité et donc ne font que les reproduire et les amplifier. C’est bien cela ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je vais vous proposer un exemple de ce type de problème. Par exemple les données sur les actes criminels pour la police prédictive et aussi pour la prédiction de risques de récidive.
Revenons un petit peu en arrière, essayons de comprendre pourquoi ces scores de risques de récidive ont été créés. L’idée c’est que la justice était raciste, il y avait un manque d’objectivité, donc il s’agissait de rééquilibrer les choses avec un score scientifique. Il s’agissait de prédire le risque pour une personne d’être arrêtée dans les deux années qui suivaient sa sortie de prison. On peut se demander qu’est-ce qu’on va faire de cette notation ? Évidement, l’idée c’est que les gens qui ont un risque élevé de retourner en prison, un risque élevé de récidive, vont être punis plus longtemps, donc les gens sont punis de façon préventive pour quelque chose qu’ils n’ont pas encore fait et ça c’est déjà extrêmement discutable d’un point de vue philosophique. Mais au-delà de cette question de justice, il y a une question d’équité et le problème d’équité est réel.
La vérité, en tout cas aux États-Unis, c’est que nous arrêtons les gens pour toutes sortes de crimes non violents qui sont plutôt des signes de pauvreté et des problématiques systémiques plutôt que des crimes en tant que tels. Par exemple on arrête les gens qui ont des problèmes mentaux qui ne sont pas soignés ou les gens qui sont accros aux drogues ou juste les gens qui sont pauvres, ceux qui pissent sur le trottoir parce qu’ils n’ont pas de toilettes ou ceux qui resquillent dans le métro. Ce sont vraiment des crimes très mineurs, des délits très mineurs, qui justifient des arrestations, ce qui arrive de plus en plus aux gens pauvres et aussi aux gens issus des minorités. Donc il n’est pas surprenant de constater que les scores de risques de récidive de ces personnes, qui sont optimisés pour être les plus exacts possible, incluent des questions comme : avez-vous des problèmes, un historique de santé mentale ? Vivez-vous dans tel ou tel quartier ? Bénéficiez-vous de prestations sociales ? Etc. Forcément ces personnes vont être davantage ciblées par la police.
Pour résumer, la question de la police prédictive et du profilage des criminels continue, en fait, à amplifier et à propager l’historique raciste de la police et du fonctionnement de notre société. En fait, ça empêche les choses de changer à l’avenir en punissant à l’avance les personnes concernées.

Voix off : La Méthode scientifique– Nicolas Martin

Nicolas Martin : Vous écoutez La Méthode scientifique sur France culture.
Nous avons la chance et le plaisir de recevoir Cathy O’Neil tout au long de cette heure pour son ouvrage Algorithmes, la bombe à retardement, c’est aux éditions Les Arènes. J’aime bien redonner le titre original, parce que le titre original est peut-être un peu plus long, un peu plus dense et un peu plus explicite : Weapons of Math Destructionmass non pas comme une masse, mais comme les mathématiques, des armes de destruction mathématique – How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, c’est-à-dire qu’on en est effectivement à cet endroit où on pense que la démocratie, où Cathy O’Neil estime que la démocratie est en danger à cause de ces algorithmes.
J’aimerais qu’on comprenne un peu comment vous en êtes arrivée là, Cathy O’Neil, parce que votre parcours professionnel est assez passionnant et permet peut-être de comprendre comment s’est structurée votre pensée, votre discours critique autour de ces algorithmes. Vous êtes mathématicienne de formation, diplômée de Harvard où vous travaillez sur la théorie algébrique des nombres. Vous allez faire de la recherche en mathématiques pendant une dizaine d’années. C’est intéressant parce que vous expliquez que le manque de culture, de connaissances en mathématiques, est l’une des sources de la confiance aveugle en l’algorithmique et peut-être du manque de défiance envers ces algorithmes. Est-ce que vous pensez que renforcer la culture mathématique aujourd’hui ce serait une des solutions citoyennes pour faire en sorte que les citoyens soient plus vigilants, plus protégés contre ces algorithmes ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je veux mettre en lumière le fait que je ne veux absolument pas suggérer dans mon livre que tout le monde doit faire des maths et devenir un mathématicien. Évidemment, moi je n’ai pas peur des mathématiques parce que je suis une mathématicienne. Ça ne veut pas dire que toute la société doit être comme moi. Ce que je suggère, en fait, c’est qu’on ne devrait pas être impressionné par un côté potion magique que pourraient avoir les mathématiques. Je veux juste qu’on simplifie les choses et qu’on réalise qu’il n’y a pas de mystère en réalité, que les mathématiques sont des systèmes automatisés en fait.
Utilisons une métaphore. Si les Martiens débarquaient aujourd’hui de leur planète sur un vaisseau spatial, qu'ils nous disaient qu’ils avaient un moyen de nous dire quels enseignants sont bien et quels enseignants sont mauvais pour nous et qu’ils allaient nous donner un score, une notation des enseignants et que nous pourrions virer ceux qui étaient mauvais, eh bien nous pourrions poser la question : comment est-ce qu’on vous fait confiance ? Pourquoi est-ce qu’on fait confiance à votre système de notation ? Et si les Martiens nous répondaient : « Faites-nous confiance parce que nous sommes des Martiens », ce serait risible et on se moquerait d’eux. En fait, c’est exactement ce qui se passe, sauf que la réponse a été : « Vous pouvez nous faire confiance parce que ce sont des mathématiques, donc ne posez pas de question ! »
Le système d’évaluation des enseignants auxquels je fais allusion s’est avéré, finalement, à peine mieux qu’un système complètement aléatoire et il a continué à fonctionner sans être remis en question pendant des années parce que les gens avaient l’impression qu’ils n’avaient pas le droit de le remettre en cause et de demander des preuves qu’il était équitable, qu’il faisait le travail comme il fallait et qu’il était légal.
Récemment, six enseignants qui avaient été renvoyés en fonction de leur note ont intenté un procès et ils ont gagné. Personne n’était capable d’expliquer l’algorithme qui avait conduit à leur renvoi donc on a conclu que leur droit à un procès équitable n’était pas respecté. En fait, ces algorithmes mathématiques ont une capacité à s’auto-protéger mais pas pour des bonnes raisons. Pourquoi est-ce qu’on ne donnerait pas cette capacité à des Martiens, pourquoi est-ce qu’on la donnerait à des mathématiciens ?
Pour conclure, je voudrais ajouter que je ne propose pas aux gens de devenir tous des mathématiciens, je les invite à revendiquer leurs droits ; c’est un combat politique.

Nicolas Martin : C’est assez intéressant cet exemple que vous évoquez à l’instant Cathy O’Neil, parce que c'est cet outil d’évaluation qui s’appelle 2, qui a été mis en place à la fin des années 2009-2010 dans le district scolaire de Washington et qui avait pour objectif d’optimiser la compétence du staff de professeurs en excluant les professeurs qui auraient les notes les plus basses. Or, très vite on s’est rendu compte que certains des professeurs qui étaient exclus n’étaient pas des mauvais professeurs, mais qu’il y avait un biais dans cet algorithme. Est-ce que vous pouvez nous expliquer cet exemple qui est assez parlant, Cathy O’Neil ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je devrais d’abord préciser que c’était un système secret, que personne, y compris le ministère de l’Éducation, les gens qui géraient les écoles de Washington, n’avait accès au système. Les notes étaient données des années après la fin des cours donc elles ne permettaient absolument pas de s’améliorer. Les explications que les enseignants ont reçues sur la façon dont les notes avaient été faites, c’était principalement que les résultats de leurs élèves devaient être les plus élevés possible à l’examen et notamment plus élevés qu’attendus. Une façon de voir les choses c’était, en gros, qu’il s’agissait d’encourager les enseignants à éduquer exclusivement pour réussir les examens, ce qui n’est pas la façon la plus épanouissante de développer une éducation.

En fait, on peut aussi tricher sur le système ; c’est exactement ce qui s’est passé. Les responsables d’écoles donnaient des augmentations à ceux qui obtenaient des meilleurs scores aux examens, aux enseignants dont les élèves avaient des meilleurs scores, donc c’était vraiment une incitation à tricher et c’est ce qui s’est passé. Bien sûr, le pire, c’est que non seulement que cette incitation à tricher a fonctionné mais qu’en plus, l’année suivante, on attendait des élèves qui passaient dans la classe suivante des résultats évidemment plus élevés et, du coup, les enseignants de l’année suivante étaient très mal notés parce que vous, l’année précédente, vous aviez triché.

Nicolas Martin : Ça c’était pour un des exemples dans le cadre de l’éducation. J’aimerais qu’on revienne quelques instants à votre parcours puisque, après avoir fait un peu moins d’une dizaine d’années de recherche en mathématiques, à un moment donné vous choisissez de devenir tradeuse à Wall Street, c’est-à-dire de passer dans le milieu de la finance, précisément analyste quantitative chez D. E. Shaw. Parlez-nous de cette expérience. Qu’est-ce qui vous engage à aller, d’un seul coup, faire de la finance, Cathy O’Neil ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je voulais travailler dans les affaires ; j’adorais New-York, je voulais faire partie du paysage new-yorkais. C’était avant la crise de 2008, ça semblait un travail formidable que je pouvais avoir parce que j’avais ces compétences en mathématiques. Je ne savais pas grand-chose de la finance ou de la programmation, mais ils m’ont donné ce travail en juin 2007 et, en fait, la crise du crédit a éclaté en août, en tout cas en interne dans le monde de la finance. Il a fallu une année de plus pour que le monde entier s’en rende compte et que ça devienne vraiment une problématique connue de façon plus générale. Du coup ça m’a donné, pendant ce temps-là, une vision de comment ça fonctionnait en interne. Je dois préciser que je n’avais pas une éducation très complète. La seule chose que je connaissais c’était les mathématiques. Je ne connaissais rien à la politique, à la sociologie. Donc ce que j’ai vu, en fait, m’a surprise, m’a choquée et m’a fait perdre mes illusions. J’avais vraiment une vision naïve. En rejoignant le secteur des finances je pensais que les mathématiques pouvaient être utilisées pour clarifier les choses, pour aider les marchés à mieux fonctionner. Mais pendant les deux années que j’ai passées chez D. E. Shaw j’ai vu, à cause de tout ce qui est arrivé, que les notations et les algorithmes utilisés étaient des mensonges mathématiques qui étaient simplement utilisés pour maximiser le profit.

Nicolas Martin : Vous écrivez : « Grâce aux extraordinaires pouvoirs que je vénérais tant, les mathématiques s’étaient associées à la technologie pour décupler le chaos et le malheur, conférant une ampleur et une efficacité redoutable à des systèmes que je savais désormais défectueux. » C’est l’histoire d’une déception personnelle, d’une désillusion par rapport à ce milieu qui était le vôtre, à ce milieu intellectuel qui était le vôtre, Cathy O’Neil ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Oui. D’un point de vue personnel, c’est quelque chose qui m’a vraiment fait honte ; j’avais vraiment du mal à dormir et j’avais mal à l’estomac. Et encore une fois, naïvement, j’ai voulu essayer de résoudre le problème que j’avais pu constater avec davantage encore de mathématiques. Je me suis dit : on a besoin d’un meilleur modèle d’analyse des risques et ça ne se reproduira pas. J’ai quitté le fonds d’investissement pour travailler dans une agence d’évaluation des risques, sur des modèles d’évaluation des risques qui étaient exactement les modèles qui avaient failli dans le cadre de la crise de 2008. Très rapidement, en développant de nouveaux modèles, je me suis rendu compte que les gens ne voulaient pas s’en servir parce que ça risquait de mettre en lumière le fait qu’ils acceptaient beaucoup plus de risques qu’ils n’étaient prêts à le reconnaître, tout simplement ; en fait, ils ne se souciaient pas de ces risques parce qu’ils étaient trop gros pour faire faillite. C’est le moment où je me suis tournée vers la politique, où je suis devenue plus politique ; je suis devenue une militante et je me suis dit : ce n’est pas un problème mathématique, c’est un problème politique ! J’ai donc quitté la finance peu de temps après ça et j’ai rejoint le mouvement Occupy Wall Street3.

Nicolas Martin : Vous êtes passée un instant aussi par une autre case, vous êtes devenue data scientist dans le secteur de la publicité ciblée en ligne.

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : J’avais besoin de travailler. À ce moment-là j’avais trois enfants, on vivait à New-York, mon mari est un mathématicien qui travaille à l’université. J’avais un travail qui me permettait de faire techniquement à peu près la même chose, c’est-à-dire qu’au lieu de faire des prédictions sur les marchés je faisais des prédictions sur les comportements humains. Au début, je n’ai pas eu le sentiment de contribuer à un système absolument atroce comme c’était le cas quand j’étais dans la finance jusqu’à ce que mes amis universitaires, une amie que j’avais rencontrée à l’université, qui gérait une école à Brooklyn, m’a parlé de ce système d’évaluation des enseignants. Elle m’a dit : « Je ne comprends pas ». Je lui ai dit : « Eh bien puisque je suis mathématicienne je vais t’expliquer, demande la formule ». Elle a posé la question et on lui a systématiquement répondu : « Ce sont des maths, vous ne pouvez pas comprendre ! » C’est là où j’ai compris que c’étaient des mathématiques utilisées comme une arme et qu’il ne s’agissait plus de finance, cette fois, mais bien de science des données. Donc c’est là où j’ai commencé à bloguer sur ces questions-là et où j’ai commencé à parler des exemples les plus flippants. Des lecteurs m’ont écrit, m’ont envoyé des informations par exemple sur la police prédictive, sur les scores de crédit, sur la publicité prédatrice. En fait toutes ces choses-là se produisaient dans mon travail, dans le travail que je faisais, un travail de bureau dans la publicité.
En fait, ce que je faisais c’est que je classais les humains le long d’un spectre et je choisissais ceux qui avaient plus ou moins d’opportunités en tant que consommateurs. Je me servais de la démographie pour ça, de statistiques démographiques. Quand un investisseur intéressé dans mon entreprise est venu nous rendre visite et qu’il a présenté sa vision de l’avenir de la publicité en ligne, il nous a dit : « J’ai hâte de voir en ligne uniquement des offres pour des jet skis et pour des voyages dans les îles Caraïbes. J’en ai marre de voir des publicités pour l’université de Phoenix parce que ça ne s’adresse pas à des gens comme moi ». Je n’avais aucune idée de ce qu’était l’université de Phoenix ; en fait, il s’agit d’une des universités à but lucratif les plus puissantes aux États-Unis et qui était numéro 1 en ligne des publicités sur Google à ce moment-là. Ça représentait un budget de publicité absolument hallucinant, des millions de dollars et je n’avais pas conscience de ça, parce qu’évidemment, moi je ne faisais pas partie des perdants de l’histoire et cette publicité était destinée aux perdants.

Nicolas Martin : À quel moment se fait la bascule, la prise de conscience et le passage à l’activisme, au militantisme. Vous disiez que vous avez rejoint Occupy Wall Street, également l’organisation de réunions de l'Alternative Banking Working Group à l’université de Columbia à New-York. Comment se fait le déclic, en fait, Cathy O’Neil ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : C’est moi qui ai lancé le groupe Alternative Banking à Columbia, on se retrouve toujours, d’ailleurs je les vois ce dimanche ; on se rencontre une fois par semaine. L’objectif de ce groupe était de pousser à des réformes financières et de proposer des mesures. C’est comme ça que nous avons imaginé les choses au début du mouvement Occupy : qu’est-ce que devraient être les nouvelles règles du système financier ? Bien sûr, le groupe est extrêmement divers en termes d'âges, de genres, de races, etc. ; c’est un groupe extrêmement intéressant de gens très intelligents qui ont envie de comprendre la finance, certains travaillent dans la finance, d’autres non, certains étaient des enseignants à la retraite, il y avait même des SDF ; c’était très divers. Quand les gens sortent du sujet de la finance et commencent à parler de genre, de classe, de sexe, je me suis vue, moi, dire : arrêtez de changer de sujet ! En les rencontrant toutes les semaines, je pense que ce sont eux qui m’ont apporté une culture, qui m’ont éduquée en quelque sorte parce que j’ai commencé ce groupe, ces réunions, pour parler uniquement de la finance et des mathématiques et, en fait, j’ai aussi commencé à découvrir d’autres prismes et à comprendre les phénomènes sociologiques sous-jacents.
Je pense que les moments où j’ai réalisé vraiment à quel point j’apprenais des choses c’est quand on a commencé à discuter des prisons à but lucratif, des prisons privées. C’est un système américain dans lequel il y a des contrats entre les prisons et des entreprises qui gèrent des prisons, qui leur garantissent un certain nombre de prisonniers pour lesquels elles reçoivent des compensations : elles sont payées. C’est un système ridicule, les gens sont traités de façon complètement inhumaine. D’ailleurs, au passage, il n’y a vraiment aucun travail de réinsertion : il s’agit vraiment de garder les gens enfermés comme du bétail. C’est purement capitaliste et c’est un système extrêmement dégradant, raciste et classiste qui est manifestement corrompu. Ce genre de choses n’aurait pas pu se produire dans le monde, dans la vision idéaliste du monde dans lequel je croyais qu’on vivait quand je travaillais comme analyste dans la finance : un monde qui était propre, où tout était bien structuré, organisé ; on cherchait simplement des tendances, on cherchait à optimiser le fonctionnement du marché.
Le modèle ne prétend pas explicitement que les choses sont équitables, mais il y a un mythe de la méritocratie quand vous travaillez dans la finance ; il y a cette idée qu’on est là parce qu’on est bon et parce qu’on mérite de gagner tout cet argent. Les choses ont du sens, ça fonctionne. Et quand vous mettez ça en balance avec ce qui se passe dans ces prisons à but lucratif, par exemple, là on comprend que non, rien n’a de sens.

Nicolas Martin : Est-ce que vous diriez que ce mouvement Occupy Wall Street, qui a suscité un certain nombre d’espoirs, qui a ouvert un certain nombre de portes ou en tout cas de perspectives politiques, a abouti aujourd’hui à quelque chose ? Aujourd’hui, en 2018, où on se rend compte que les profits qui ont été réalisés par Wall Street, par le CAC 40 en France, ont repris les niveaux, voire augmenté, dépassé les niveaux de profit qu’il y avait avant la crise ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Je crois que c’est assez évident que l’objectif principal qu’on s’était fixé dans ce groupe a échoué : nous n’avons pas vu de réforme de la finance. Les réformes qui ont été faites étaient extrêmement insuffisantes, c’était mieux que rien à l’époque, mais aujourd’hui c’est pire, en fait, que rien, parce que maintenant les gens peuvent se plaindre sans les garanties d’une justice équitable. Les gens ne sont pas en mesure d’économiser pour leur retraite. Les retraites sont complètement liées aux marchés, c’est donc une excuse politique pour renforcer les marchés sans aucune bonne raison. Donc tout va mal !
Ce qui se passe aujourd’hui avec la finance est terrible, mais l’argument que j’ai envie de donner c’est que l’esprit d’Occupy, l’esprit d’activisme, par contre, lui a été une réussite. Ça a mis les gens en marche ; ça a rallumé leur prise de conscience et ça a créé un réseau extrêmement concret de militants, sans parler de l’éducation que nous avons pu partager, moi et des tas d’autres gens, de tout ce que nous avons appris. J’irais jusqu’à dire que la Marche des Femmes4 et tous ces mouvements de résistance sont liés, en fait, à Occupy ; c’est grâce à Occupy. Ça a lancé plus généralement une attitude qui conduit à exiger que nos droits soient respectés et sans attendre, sans rien faire.

Nicolas Martin : Mathematics Works So Well, mais pas tant que ça pour les algorithmes, manifestement, puisque c’est notre sujet aujourd’hui, c’était un morceau, Mathematics de Van Der Graaf Generator.
Nous parlons d’algorithmes avec Cathy O’Neil qui est ici avec nous, qui est mathématicienne, data scientist et militante, auteure de Algorithmes, la bombe à retardement aux éditions des Arènes, qui nous fait le plaisir d’être avec nous aujourd’hui.
C’est Marguerite Capelle qui assure la traduction tout au long de cette heure.
On va en venir à ces algorithmes et surtout essayer de comprendre exactement comment s’organisent ces biais autour des algorithmes et comment finalement les mathématiques, qui sont censées être le langage le plus pur et le plus neutre de description du réel peuvent devenir faussées. Vous écrivez, Cathy O’Neil, dans votre livre : « On nous classe avec des formules secrètes que nous ne comprenons pas et qui n’offrent pas souvent des systèmes de recours ». La question se pose donc : et si les algorithmes étaient faux ? Comment est-ce qu’on peut qualifier un algorithme de faux ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Avant de donner un exemple d’algorithme faux, ce qui est assez facile à faire, je vais expliquer ce que c’est qu’un algorithme avec un exemple très simple que tout le monde peut comprendre.
Ce que je dis, en fait, c’est qu’on utilise tous des algorithmes au quotidien. Les algorithmes sont une manière d’utiliser des tendances historiques pour prédire ce qui va se passer et la seule chose dont vous avez besoin ce sont des données historiques ; ça peut être simplement des souvenirs dans votre tête, se souvenir de comment les choses ont pu fonctionner par le passé et essayer de prédire ce qui fait que quelque chose fonctionne. Quelque chose qui a conduit à une réussite dans le passé a des chances de produire une nouvelle réussite dans le futur. Par exemple alimenter les enfants. Moi, quand je cuisine pour ma famille, j’ai beaucoup de souvenirs sur ce que mes enfants aiment manger, ce qu’ils veulent bien manger, à quel point est-ce qu’ils apprécient. J’ai aussi, évidemment, les ingrédients dont le dispose. Une autre donnée c’est le temps dont je dispose. Tout ça ce sont des données. À partir des tendances historiques, des souvenirs que je peux avoir sur ces questions-là, je décide quoi cuisiner. Je cuisine et ensuite nous mangeons en famille et là c’est moi qui définis – et c’est ça qui est important – si c’était une réussite ou pas. Pour moi, c’est réussi si mes enfants ont mangé des légumes ; ils n’en ont peut-être pas mangé assez, mais ils ont mangé des légumes. Donc en fait, là c’est moi qui décide en fonction de mes propres priorités que je projette sur ma famille ; c’est moi qui décide ce qui est important. Ce n’est pas une vérité mathématique, ce n’est pas objectif, c’est mon opinion que j’inclus, que je projette dans cet algorithme. J’appelle ça un algorithme parce que ce n’est pas quelque chose que je fais une fois, c’est quelque chose que je fais au quotidien, donc je mets à jour mon algorithme à partir des nouvelles informations dont je dispose et je l’optimise pour réussir au mieux le menu que je propose à ma famille, ce qui a pu rater par le passé ou ce qui a pu réussir.
Évidemment, pour mon plus jeune fils qui a dix ans et qui adore le Nutella, un repas extrêmement réussi, si c’était lui qui était responsable de l’évaluer, le critère serait est-ce que j’ai mangé ou pas du Nutella ? Donc si ça c’était la définition de l’objectif atteint qu’on retenait pour notre algorithme, on aurait un résultat complètement différent qui ressemblerait plus à nos petits déjeuners d'ailleurs, où il y a beaucoup de Nutella.
Pour revenir à ce que je voulais dire, le premier point c’est que c’est une opinion, la mienne ou celle de mon fils, mais en tout cas c’est un point de vue et c’est toujours vrai : quel que soit l’algorithme, la personne qui le développe, qui construit cet algorithme, décide de ce que va être le critère de réussite ou pas. Et ce n’est jamais objectif, c’est ce qui lui profite à elle.
Et le deuxième point c’est que la raison pour laquelle c’est moi qui décide et pas mon fils c’est que c’est moi qui ai le pouvoir et donc ça aussi c’est systématique. Ce sont les gens qui ont le pouvoir qui décident ce qui est un objectif atteint, un algorithme qui obtient un succès. Et nous, les gens qui sommes partie prenante du système, qui sommes les cibles du système, nous espérons simplement que leur définition de la réussite nous conviendra aussi et souvent ce n’est pas le cas.

Exemple du biais qu’il peut y avoir dans les algorithmes : récemment on a parlé d’Amazon qui développait un algorithme de recrutement ; c’était pour des postes d’ingénieur. Ils ont utilisé leurs propres données, donc tous les gens qui avaient déjà postulé à des postes d’ingénieur chez Amazon, les gens qui avaient eu un poste, les gens qui étaient restés, ceux qui avaient plus ou moins réussi dans leur poste. Il faut être précis, évidemment, sur ce que ça signifiait d’avoir réussi dans leur poste. Ce que j’imagine, parce que c’est souvent fait comme ça, c’est qu’ils ont associé la durée d’emploi des personnes, le nombre de promotions qu’elles avaient eues, etc. Tout ça semble assez raisonnable, ils ont utilisé leurs propres données et une définition d’une carrière réussie qui semble assez raisonnable. Évidemment, devinez quoi ! Le résultat étaient sexiste. Ils ont été assez malins, quand même, pour tester l’algorithme qu’ils avaient produit et ils se sont aperçus que les CV des femmes étaient déclassés simplement parce que les femmes avaient, par exemple, suivi des études dans des universités féminines et que les termes davantage utilisés par les hommes dans leurs CV obtenaient des points supplémentaires. Ils se sont donc rendu compte, en fait, que leur algorithme n’était qu’une version automatisée du processus qu’ils auraient accompli eux en tant qu’humains et que ça dépendait de la manière dont ils envisageaient la réussite.
Donc ce n’est pas parce qu’ils ont choisi une définition d’une carrière réussie qui avait des défauts, mais en regardant en détail, en fait, qui a des promotions chez Amazon ? Est-ce que les promotions sont vraiment équitables ? Qui reste longtemps en poste chez Amazon ? Qui a obtenu le boulot au départ ? Donc tous ces critères-là ont des biais et il y en a toujours quand on mesure une chose : le recrutement, les promotions, les salaires, la durée d’emploi, le confort que la personne peut trouver dans cette culture professionnelle, dans cet environnement professionnel, si tous ces éléments sont utilisés dans l’algorithme, les éléments sous-jacents vont ressortir même si ce n’est pas intentionnel.
Ce qu’il y a de bien en tout cas, c’est qu’ils ont testé leur algorithme et qu’au final d’ailleurs, ils ont décidé de ne pas s’en servir.

Nicolas Martin : Ce qu’on entend dans ce que vous dites, Cathy O’Neil, c’est que ces algorithmes, finalement, sont biaisés parce qu’ils prennent comme base référentielle, ils objectivisent les biais naturels de la société. Est-ce que, par ailleurs, vous pensez, et c’est ce que vous dites un peu dans votre livre, il y a cette partie-là que vous venez de décrire, mais il y a aussi une sorte – je vais utiliser un mot peut-être un peu fort – de malveillance à la programmation, c’est-à-dire d’algorithmes qui sont, pour le coup, volontairement biaisés par des êtres humains intentionnellement ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Ces biais amènent beaucoup de problèmes, toutes sortes de problèmes, mais c’est une question très intéressante. La mauvaise nouvelle c’est qu’il n’y a pas de solution simple, il n’y en a pas qu’une.
Pour revenir sur les exemples que j’ai donnés : le système d’évaluation des enseignants qui était quasiment un système aléatoire en fait, ce n’est pas que c’était un système biaisé, il était juste très mauvais ; ça revenait quasiment à un générateur de notes aléatoires. Il n’aurait jamais dû être utilisé ! Dans le cas d’Amazon, comme vous l’avez dit, en fait le système utilisé était alimenté par les biais culturels. Ce n’est pas sans espoir.
Une petite histoire, un exemple. Les gens ont réalisé que quand ils recrutaient pour des orchestres, ils avaient toutes sortes de biais et ils avaient tendance à faire du népotisme, à recruter les gens que leur recommandaient les gens qu’ils connaissaient. Donc ils ont mis un rideau pendant les auditions. L’idée c’était d’éliminer toutes les questions qui n’étaient pas pertinentes par rapport à leur qualification. Et c’est ça qu’il faut questionner dans le big data.
Dans l’exemple d’Amazon, on ne cherchait pas de compétences, en fait, on ne regardait pas les qualifications des gens, on regardait ce qui correspondait à des tendances systématiques expliquant le succès. Et on rajoute des informations comme si avoir de plus en plus d’informations c’était mieux et, en fait, ce n’est pas vrai.
Le deuxième exemple, c’est celui de la notation du risque de récidive, du score de récidive. En fait, là, il manque des données. Nous n’avons pas de données sur un certain nombre de délits. Quand les Blancs fument des joints ils ne sont pas arrêtés ; quand les Noirs fument des joints ils se font arrêter. Donc là il y a un biais puisqu’il manque, en fait, des données. Évidemment, c’est très difficile de traiter ce qu’on ne sait pas ; c’est plus facile d’ajuster ce qu’on sait. Et là, par exemple, le défaut est probablement fatal. Je pense, en fait, qu’il ne faut pas noter les gens pour leurs risques de récidive ou donner des scores pour les risques sur le crédit. Je pense qu’il ne faut pas accepter de faire ça.

Le résultat final semble toujours l’amplification des inégalités et une menace pour la démocratie parce qu’on optimise tout ce qui ne va pas. On optimise le profit plutôt que la vérité. C’est aussi le cas des algorithmes du fil d’actualités de Facebook qui nous alimentent simplement pour nous maintenir sur Facebook plus longtemps. C’est un faux problème. Il s’agit d’optimiser quelque chose qui sera plus utile pour Facebook : plus longtemps on reste, plus on clique, plus cela génère de profits pour le réseau social, mais ce n’est pas optimisé pour que nous soyons correctement informés. Au final, au lieu d’avoir des discussions, nous rentrons dans des querelles et nous avons des fausses informations. Encore une fois, cela provient de ce qui a été défini comme critère de réussite pour l’algorithme de Facebook.

Nicolas Martin : À propos de ces biais nous avons posé la question à Jean Ponce. Jean Ponce est directeur du département d’informatique de l’ENS [École normale supérieure], également directeur scientifique de l’IA [Intelligence artificielle] de Facebook [plutôt des activités de conseil qui ont cessé en août 2018, Note de l'orateur], écoutez ce qu’il en pense.

Jean Ponce (a relu la transcription et apporté quelques précisions) : Souvent les problèmes liés peut-être pas aux biais mais en tout cas à l’éthique, ne sont pas nécessairement au niveau technique mais sont au niveau de la personne qui, soit commandite le projet, soit de la réglementation. Il y a quelque chose qu'il est absolument fondamental de comprendre c'est que, pour toutes les méthodes utilisant ces techniques il y a ce qu'on appelle l'apprentissage supervisé, pendant une phase dite d’entraînement on va utiliser des données annotées par quelqu’un. Ensuite il y a une phase de tests où on va déployer le système. Si vous voulez, le système aura appris à reconnaître une voiture, à reconnaître une personne, mais l’apprentissage reflète nécessairement les biais présents dans les données d’entraînement et leurs annotations. Pour la partie technique, il y a quelqu’un qui écrit un algorithme de reconnaissance, par exemple, et cet algorithme va marcher plus ou moins bien. Ensuite il y a la personne qui va choisir le jeu de données à utiliser pour entraîner l’algorithme ; enfin il y a la personne qui va décider dans quels domaines d’application et sur quelles données déployer le système.

Je ne peux pas parler pour Facebook, pour un programme industriel, mais c’est ça l’idée. Il n’y a pas de biais dans les algorithmes eux-mêmes, a prioriévidemment. Il peut toujours y avoir quelqu’un de maléfique qui va écrire un programme qui va être biaisé, pour être sexiste, pour être raciste, etc., mais en général ça ne va pas être le cas.

Par contre, vous pouvez avoir, au moment de la sélection des données d’entraînement, un biais qui peut être volontaire ou involontaire. C'est en partie un problème humain. Effectivement, il est difficile d’imaginer de collecter un milliard d’images et de les annoter manuellement. Le problème de trouver des données qui ne sont pas biaisées est lui-même difficile. Enlever le biais c’est forcément sélectionner les bonnes données.
Les problèmes liés au biais des données ne relèvent pas nécessairement d’une volonté de nuire de qui que ce soit. En gros c’est vraiment un problème inhérent aux données elles-mêmes, ce n’est pas un problème tellement au niveau de l’algorithme qui va essayer, par exemple, de faire de la reconnaissance faciale. En général, à moins qu’une personne le fasse volontairement pour une raison ou une autre, cet algorithme de lui-même ne va pas être biaisé.

Nicolas Martin : Voilà en quelques mots, Cathy O’Neil. Le biais ne vient pas des algorithmes eux-mêmes, c’est la sélection des données d’entraînement ; le problème est strictement humain. Qu’en pensez-vous ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : D’un côté, ce qu’il dit c’est qu’on ne peut pas s’en prendre à l’algorithme. Ça, je suis d’accord, il ne faut pas blâmer l’algorithme. Il n’y a pas d’algorithme qui soit le mal incarné, c’est le contexte dans lequel on l’utilise qui génère des effets positifs ou pas. Mais ce qu’il dit, dans ce cas-là, c’est qu’il faut laisser l’algorithme fonctionner. En fait c’est quand même Facebook, avec tout le pouvoir qu’il a, qui décide d’utiliser ou pas un algorithme et c'est lui aussi qui décide, en fait, l’effet général : est-ce qu’il va servir la société ou est-ce qu’il va, au contraire, coûter à la société ? Qui est-ce que ça va affecter ? À quel point est-ce que ça va les affecter ? À quel point est-ce que ça peut leur nuire ? Je ne sais pas à quels algorithmes il faisait allusion, j’ai le sentiment que c’était peut-être ceux qui permettent d’identifier les visages des gens, notamment sur Facebook et qui ont conduit des personnes à voir leur visage identifié comme ceux de gorilles.
Je ne m’en prends pas à l’algorithme, je m’en prends aux personnes qui ne l’ont pas testé sur des Noirs avant de le mettre en fonction. La question c’est : est-ce que ça fonctionne pour les personnes qui utilisent nos services ? Est-ce que ça fonctionne pour les gens qui appartiennent à toutes les ethnies ? Et le fait de ne pas avoir fait ce test, dans le cas de cet algorithme, avant de le mettre en service, en sachant à quel point les gens se soucient de leur réputation sur les médias sociaux, etc., ça c’est l’erreur commise par les responsables, pas par l’algorithme.

Nicolas Martin : Pour conclure, Cathy O’Neil, quel serait le petit test d’autodéfense du citoyen justement contre cette omnipotence, contre ces biais algorithmiques qui finissent par mettre en danger, comme vous le dites, la démocratie, la représentativité ?

Cathy O'Neil traduite par Marguerite Capelle : Une réponse courte c’est qu’en fait, malheureusement, nous n’avons pas accès à ce genre de tests. Une réponse plus longue c’est qu’il faut se servir du processus démocratique pour demander des responsabilités concernant les algorithmes, y compris chez Facebook. Il ne suffit pas de dire : ces algorithmes qui sont des boîtes noires fonctionnent, ou ne fonctionnent pas et ça leur appartient. Facebook fait énormément de profits et nous avons le droit d’exiger qu’il ne nuise pas à la société, à la culture.

Je veux comparer ce qui se passe en France, par exemple sur la question de la police prédictive, sur la question de la publicité prédatrice, sur les nouvelles lois de protection des données, comparer cette situation avec la situation telle qu’elle peut exister en Chine où la question du score de crédit, etc., est un outil de contrôle des gens et il n’y a aucun droit à la vie privée. Il n’y a pas de possibilité de responsabilité démocratique et c’est ça l’avenir dystopique vers lequel nous nous dirigeons si nous continuons à ignorer ces problématiques.
Donc il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire en tant qu’individu parce que c’est une question de rapport de force, de pouvoir. Je peux me plaindre des pratiques commerciales de Facebook, mais moi seule je ne peux pas les changer. Par contre tous ensemble, de façon solidaire, en tant que groupe, nous pouvons changer les choses, et c’est à ça que sert la démocratie.

Nicolas Martin : Merci beaucoup Cathy O’Neil d’avoir été avec nous au cours de cette heure. Merci à Marguerite Capelle qui a assuré votre traduction. Je rappelle le titre de votre livre Algorithmes, la bombe à retardement, c’est aux Éditions des Arènes. Merci à tout l’équipe de La Méthode scientifique : Eve Etienne, Antoine Beauchamp, Noémie Naguet de Saint Vulfran, Céline Loozen, Tom Umbdenstock. Olivier Bétard à la réalisation, Claire Levasseur à la technique.
Un mot pour vous dire que demain, pour la première émission de l’année, nous aurons le plaisir de recevoir l’astrophysicien Jean Audouze, élève d’Hubert Reeves, spécialiste de la nucléosynthèse, la façon dont les atomes se créent au cœur des réactions thermonucléaires de fusion dans les étoiles, pour passer ensemble le premier jour de l’année. Je vous souhaite une excellente fin d’année et on se retrouve demain pour la nouvelle année, à 16 heures, jusqu’à preuve du contraire.

Doit-on se méfier des enceintes connectées ? Secrets d'info

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Sophian Fanen - Jacques Monin

Titre : Doit-on se méfier des enceintes connectées ?
Intervenants : Sophian Fanen - Jacques Monin
Lieu :Émission Secrets d'info - L'interview - France Inter
Date : décembre 2018 - rediffusion d'une émission d'octobre 2018
Durée : 8 min
Site de l'émission et Podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Setreset, Silhouette or caricature of a 50's spy, Wikimedia Commons - Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Echo d'Amazon, HomePod d'Apple, Google Home… Vous avez peut-être reçu en cadeau une de ces enceintes connectées, dotées d'un assistant vocal qui répond à toutes vos requêtes. Mais derrière ces objets en apparence inoffensifs, on retrouve de grandes firmes qui cherchent à connaitre nos habitudes de consommateurs.

Transcription

Voix off : France Inter – Secrets d’info– Jacques Monin.

Jacques Monin : Nous recevons maintenant Sophian Fanen, bonjour.

Sophian Fanen : Bonjour.

Jacques Monin : Pour le site d’information « Les Jours », vous avez enquêté sur les assistants vocaux, ces enceintes connectées qu’on s’est beaucoup offert à Noël. Des enceintes à qui on parle, qui sont censées exaucer nos désirs. Mais on peut quand même rappeler qu’initialement ces enceintes avaient été conçues pour l’armée.

Sophian Fanen : Effectivement cet assistant vocal devait, en fait à la base, aider les gens qui étaient plutôt dans les centres opérationnels à se décharger des choses je dirais un peu matérielles – l’organisation des réunions, caler une salle, envoyer un message à quelqu’un – pour pouvoir se concentrer sur l’opérationnel c’est-à-dire les soldats qui sont, eux, sur le terrain, de l’autre côté de l’écran. Cet outil-là a été ensuite déployé pour le civil sous le nom de Siri au sein d’une application puis des téléphones Apple quand Apple a racheté Siri et toute cette technologie a ensuite suivi son cours : Alexa d’Amazon, Assistant de Google ; Facebook aussi veut lancer un assistant vocal ; Microsoft a Cortana. On est en plein dedans.

Jacques Monin : Et Orange devrait s’y mettre aussi.

Sophian Fanen : Orange s’y met. Orange est dessus : leur projet s’appelle Djingo. Il est en train d’être terminé, il est en test déjà en France et en Allemagne donc on y vient aussi, à priori courant 2019 pour Orange.

Jacques Monin : Ce que vous avez constaté c’est que Siri, auquel on est un peu plus habitué, c’est une voix masculine. Les autres ce sont tous des voix féminines.

Sophian Fanen : Oui, tout à fait. D’ailleurs il faut même spécifier que Siri a une voix masculine en France mais c’est une exception [la voix de Siri est configurable en France, on peut la choisir masculine ou féminine,NdT] . Siri a une voix féminine aux États-Unis, un peu partout. Très majoritairement, même quasiment exclusivement, les assistants vocaux ont des voix féminines et des prénoms Alexa, Cortana. Effectivement, c’est bêtement sexiste d’ailleurs, c’est vraiment quelque chose qui dit « OK ! ».

Jacques Monin : On donne des ordres à quelqu’un et forcément c’est une femme.

Sophian Fanen : On donne des ordres à quelqu’un. C’est le modèle de la secrétaire des années 50 qu’on appelle à travers une paroi. Dans les films et dans les séries télé, on appelle la secrétaire à travers la paroi et elle arrive avec le dossier, le café, etc. En plus, la voix qui s’exprime dans la publicité, c’est-à-dire la voix publique de cet assistant vocal, est une voix féminine. On peut toujours dire : oui, mais vous pouvez prendre une voix masculine, etc. Non ! Le choix par défaut c’est une voix féminine. L’assistant d’Amazon s’appelle Alexa, il ne s’appelle pas Patrick !

Jacques Monin : Ce que vous expliquez dans votre enquête c’est que les assistants vocaux, ce n’est pas une intelligence artificielle, ils sont un peu bêtes quelque part ; il y a plein de consignes qu’on leur donne et qu’ils ne comprennent pas. Du coup il y a des petites mains, il y a des gens derrière.

Sophian Fanen : Ce sont clairement des machines qui sont très performantes, très puissantes, mais elles ne sont pas capables de comprendre vraiment ce qu’on leur dit. Elles comprennent si on leur donne un ordre, c’est-à-dire si on a une chaîne de mots que l’assistant est capable de reconnaître et de dire : si j’ai ces deux mots qui sont dans la même phrase, il y a 83,8 % de chances que ça veuille dire ça donc je fais ça. Seulement, si on est dans les 10 autres pour cent, par exemple, eh bien il se passe un truc qu’on n’attend pas forcément.

Jacques Monin : Et c’est là qu’il y a du monde derrière.

Sophian Fanen : On pense que tout ça ce sont des histoires de serveurs dans le cloud, de big data, etc., c’en est, mais ce sont avant tout des gens qui sont soit en France, soit en Allemagne, soit aux Philippines, au Bangladesh, etc., qui sont des travailleurs du centime, c’est-à-dire qui sont payés quelques centimes de leur monnaie pour effectuer une micro-tâche et cette micro-tâche ça va être : est-ce que cette phrase qu’on a dite à Cortana, à Alexa, est-ce que ça veut dire ça ou est-ce que ça veut dire ça ? Ils cliquent sur un bouton parce que eux vont dire : oui, bien sûr que ça veut dire ça, parce qu'un humain peut comprendre ce que ça veut dire.
Quand je vous dis « je voudrais acheter une boîte d’œufs [prononcé deux, NdT], vous comprenez que je veux des œufs pour faire une omelette, mais Alexa comprend une boîte deux, comme le chiffre. Donc il y a un humain derrière qui va lui dire : non ! Deux, dans cette phrase-là, ça veut dire les œufs pour faire une omelette. Comme ça on éduque, en fait, des intelligences artificielles. C’est ce qu’on fait tous depuis quelques années sur Internet, par exemple quand vous avez ces fameux captchas qui vous disent : « Est-ce que vous êtes un robot ? », etc. À un moment on devait reconnaître par exemple les panneaux dans une image ou reconnaître les voitures, les chats.

Jacques Monin : Il faut cliquer sur les images qu’on reconnaît pour bien montrer qu’on est là, qu’on n’est pas un robot.

Sophian Fanen : Eh bien ça, c’est de l’éducation d’intelligence artificielle, donc on le fait tous depuis plusieurs années.

Jacques Monin : Il y a des choses qu’elles n’arrivent pas encore à comprendre. Par exemple quand on veut faire des achats, si je veux une marque de café, c’est vrai que c’est trop compliqué parce qu’il faut savoir quelle marque de café, dans quel type d’emballage, avec quel type de dosette ou sans dosette. Donc elle ne peut pas répondre.

Sophian Fanen : Oui. C’est pour ça qu’Amazon est en train de mettre le pied dans l’espace physique. Aux États-Unis, Amazon a racheté une chaîne de produits frais qui s’appelle Whole Foods. Ils ont lancé une boutique également. En France, ils ont passé partenariat avec Monoprix parce qu’ils ont besoin de nos paniers, en fait ; ils ont besoin de nos habitudes d’achat. À partir du moment où ils savent que votre marque de café c’est celle-là, que vous aimez le grain fin parce que vous avez une machine Espresso, etc., vous n’avez plus besoin de le spécifier ; Amazon le sait. Donc ils ont besoin de ce savoir-là et, pour l’instant, ce savoir est dans les magasins physiques sur nos tickets de caisse.

Jacques Monin : Amazon prépare de l’électroménager connecté.

Sophian Fanen : Oui. Effectivement aux États-Unis Amazon lance un micro-onde ; il lance une horloge également, il lance un petit appareil qui se branche dans la voiture, il lance des appareils qui se branchent sur les chaînes hi-fi pour transformer n’importe quelle vieille chaîne CD en appareil Alexa.

Jacques Monin : Avec un micro sur chacun de ces appareils ?

Sophian Fanen : Avec un micro sur chacun de ces appareils.

Jacques Monin : À qui on pourra parler comme on parle à l’enceinte.

Sophian Fanen : Le rêve d’Amazon et de l’ensemble, de Google, Apple — ils font tous pareils — c’est que dans notre environnement on puisse dire quelque chose et il va se passer quelque chose. C’est-à-dire que ce qu’on souhaite, ce qu’on a envie, va se passer.

Jacques Monin : Avec un mode de fonctionnement assez dingue, quand on y pense, parce que ça veut dire, en gros, qu’on va parler à un appareil qui, lui-même, enverra nos consignes dans la Silicon Valley, qui ensuite recontrôlera éventuellement nos appareils. Si par exemple je dis au micro-onde « fais-moi cuire un plat à telle température », vroum !, ça part à l’autre bout de la planète pour revenir donner des ordres à l’appareil qui est à côté de moi.

Jacques Monin : Exactement ! On ne sait pas exactement où ça part, parce que si ça se trouve ça part dans des serveurs qui sont en France. En tous les cas, ça peut partir aux États-Unis, etc., Ça pose aussi une question écologique. Demander à Alexa d’allumer une lumière alors que le bouton est à deux mètres de vous ! Tout le monde est un peu feignant, il faut toujours compter sur la fainéantise des gens, c’est un moteur du capitalisme , mais si cette information passe par un serveur qui est au fin fond de la Finlande pour revenir pour allumer une lumière, ça pose quand même un problème écologique.

Jacques Monin : On délègue la capacité d’agir sur notre maison à quelqu’un qui est à l’extérieur, en fait.

Sophian Fanen : Exactement ! Et tout ça avec une impulsion électrique qui, cumulée avec des millions et des milliards d’impulsions électriques, commence à faire une masse d’électricité absolument dingue. Donc il y a déjà des gens qui travaillent technologiquement et des voix qui s’élèvent politiquement pour dire « encadrons tout ça. Les lumières, le micro-onde, etc., il faut que ce soit traité en local, c’est-à-dire ça ne sort pas de chez vous, ça reste dans votre petit réseau wifi maison ; il n’y a pas besoin d’envoyer ça vers un serveur ». L’intelligence pour allumer une lumière n’est pas extrêmement puissante !

Jacques Monin : On va terminer par ça, il y a aussi la question que beaucoup se posent : il a été sous-entendu ou dit que ces enceintes dans nos salons pourraient nous écouter et donc, finalement, deviennent des espions à l’intérieur de notre domicile. Est-ce qu’il y a un fond de vérité là-dedans ?

Sophian Fanen : Ce que disent les marques c’est : on n’enregistre pas tant que vous me parlez pas. Par contre, dès que vous parlez, effectivement c’est enregistré, c’est stocké et on ne sait pas pour combien de temps c’est stocké parce que les marques disent : « On en a besoin pour améliorer le système. »

Jacques Monin : Ça veut dire qu’elles ont la capacité d’écouter ce qu’on dit même quand on ne leur parle pas ?

Sophian Fanen : Techniquement oui. On sait très bien qu’aucun service n’est inviolable, aucune marque. Google vient d’avoir une fuite gigantesque sur son réseau Google Plus, Facebook a des fuites tout le temps. Tout Internet fuit. Par contre, est-ce que ça va plus loin que la situation dans laquelle on est aujourd’hui ? Quand vous avez votre téléphone portable posé sur la table de votre salon, il peut aussi vous entendre, il peut aussi être hacké. La vraie différence avec le téléphone portable c’est : est-ce que j’ai envie d’imposer ça à ma famille entière ? Il y a des enfants dans les foyers. Il y a des gens qui ne veulent peut-être pas qu’on les…

Jacques Monin : Il y a des invités.

Sophian Fanen : Il y a des invités. Peut-être que dans 15 ou 20 ans ma fille va me faire un procès en disant : « Papa, pourquoi tu as fait rentrer Alexa dans la maison ? Maintenant toute ma vie privée est en ligne ; elle nourrit Amazon. Amazon a un profil de moi, alors que je ne veux pas ; j’étais petite je ne t’ai jamais dit oui ». Ça c’est une vraie question.

Jacques Monin : En tout cas merci Sophian Fanen pour toutes ces explications. Je rappelle que votre enquête sur les assistants vocaux est publiée sur le site lesjours.fr1.

Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 8 janvier 2018

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Frédéric Couchet

Titre :Émission Libre à vous ! diffusée mardi 8 janvier 2019 sur radio Cause Commune
Intervenants : Mathilde Bras, Etalab - Laurent Joubert, DINSIC - Olivier Grieco, radio Cause Commune - Marie-Odile Morandi, transcriptions April - Étienne Gonnu, affaires publiques April - Frédéric Couchet, délégué général April
Lieu : Radio Cause commune
Date : 8 janvier 2019
Durée : 1 h 30 min
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Page des références utiles concernant cette émission
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

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Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission de l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre, une émission de la radio Cause Commune.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Désolé, le jingle générique de début avait changé. Nous sommes très heureux, très contents d’être de retour sur Cause Commune après une petite pause. C’est l’émission Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
La radio dispose d’un webchat, vous pouvez utiliser votre navigateur web, vous rendre sur causecommune.fm, cliquer sur le bouton « chat » et vous pourrez ainsi être en direct avec nous sur le webchat de la radio.
Soyez les bienvenus pour cette nouvelle édition de Libre à vous !.
Je suis Frédéric Couchet, délégué général de l’April. Mon collègue Étienne Gonnu est avec moi. Bonjour Étienne.

Étienne Gonnu : Bonjour Fred.

Frédéric Couchet : Je présenterai tout à l’heure les deux invités du jour avec nous en studio.
Je rappelle le site web de l’April, april.org. Vous pouvez déjà y retrouver une page consacrée à cette émission avec un certain nombre de références que nous citerons au cours de l’émission ; après l’émission nous mettrons à jour la page, évidemment, si nous citons d’autres références. Donc vous allez sur le site april.org.
On va déjà commencer par une annonce. Pour les personnes qui écoutiez l’émission en 2018, vous vous rappelez sans doute que nous étions en mensuelle. Eh bien nous avons décidé de passer, à partir de cette première émission de janvier, en hebdomadaire. Donc nous allons nous retrouver chaque semaine, le mardi de 15 h 30 à 17 h, pour évoquer les sujets autour du logiciel libre.
Je vous souhaite une excellente écoute pour cette première émission de l’année.
On va passer au programme de l’émission. Nous allons commencer par une intervention téléphonique de Marie-Odile Morandi qui s’occupe des transcriptions à l’April. Elle va débuter une chronique qui s’appelle « Les transcriptions qui redonnent le goût de la lecture ».
Ensuite, d’ici une quinzaine de minutes, notre sujet principal portera sur la présentation des actions de la DINSIC, Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication de l’État [Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, NdT], ainsi que celle de la mission Etalab chargée notamment de la politique d’ouverture et de partage des données publiques du gouvernement français. J’ai le plaisir d’avoir moi en studio Laurent Joubert qui travaille à la sécurisation des grands projets informatiques de l’État. C’est ça ? Bonjour Laurent.

Laurent Joubert : Tout à fait. Bonjour à toutes et à tous.

Frédéric Couchet : Également présente avec nous Mathilde Bras qui s’occupe du programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général ». Bonjour Mathilde.

Mathilde Bras : Bonjour à toutes et tous.

Frédéric Couchet : Et ensuite, aux alentours, on va dire, de 16 h 45, Étienne nous fera un point sur la prise en compte des logiciels libres de caisse par le ministère des Finances et par la loi de finances. Donc un sujet qui paraît un petit peu austère mais qui est très important et il essaiera de nous faire, en une dizaine de minutes, un petit résumé de la situation.
À la réalisation de l’émission notre ami Olivier Grieco. Bonjour Olivier. Je salue également Didier et Patrick, qui sont en studio aussi, qui sont des bénévoles de l'April, donc Didier Clermonté et Patrick Creusot qui assureront de temps en temps la régie de l’émission.
Tout de suite on va passer au premier sujet. Normalement nous avons avec nous au téléphone Marie-Odile. Marie-Odile est-ce que tu es avec nous ?

Marie-Odile Morandi : Oui. Bonjour. Je suis là.

Frédéric Couchet : Bonjour Marie-Odile. Marie-Odile, comme je l’ai dit tout à l’heure, tu t’occupes du groupe Transcriptions à l’April où tu fais un travail absolument phénoménal de transcription d’audios, de vidéos.

Marie-Odile Morandi : Oui.

Frédéric Couchet : On va débuter une chronique en ce début d’année. Tu vas nous présenter trois chroniques [transcriptions, NdT], des fois plus, qui te semblent importantes, un petit peu tes coups de cœur pour lesquels tu souhaiterais que les gens lisent ces transcriptions. On va commencer peut-être par la première ; c’est quoi le coup de cœur de ce début d’année ?

Marie-Odile Morandi : Le coup de cœur de ce début d’année c’était une émission Les Amis d’Orwell sur Radio libertaire et cette émission était intitulée « À l’école du Big Data ».

Frédéric Couchet : Pourquoi ce coup de cœur ?

Marie-Odile Morandi : En tant qu’enseignante, bien que je sois à la retraite depuis de nombreuses années, tout ce qui concerne ce qui se passe dans les établissements scolaires m’intéresse encore beaucoup et, dans les sujets qui ont été traités dans cette émission, j’ai tout à fait pu me reconnaître.

Frédéric Couchet : De quoi est-il question dans cette émission qui s’appelle « À l’école du Big Data » ?

Marie-Odile Morandi : Dans cette émission, il est question du fichage de nos enfants, du fichage des élèves. On le soupçonnait mais grâce aux intervenants c’est très clair, nos enfants sont tous fichés dès l’école maternelle, ça continue à l’école élémentaire et puis, bien entendu, ça continue au collège et au lycée, même si les fichiers changent de nom à chaque fois. Les intervenants de cette émission appellent ça « un fichage républicain ».

Frédéric Couchet : D’accord. Que s’est-il passé récemment pour ce que ce fichage qui est quand même assez ancien devienne, si possible, encore plus problématique ?

Marie-Odile Morandi : En début d’année scolaire il y a eu des évaluations comme il y en a régulièrement au sein de l’Éducation nationale, c’est tout à fait normal, des évaluations qui se sont déroulées en cours préparatoire, en 6e et en classe de seconde, donc les classes qui sont des paliers. Sauf que ces évaluations, cette année, se sont faites totalement de façon informatique : les enfants passaient les évaluations sur des ordinateurs ou sur des tablettes, donc tout était remonté de façon automatique et on a eu de gros doutes sur l’anonymisation de cette remontée ; on ne sait pas exactement à quel endroit s’est faite cette anonymisation et même si elle a eu lieu.
D’autre part dans l’émission on nous explique que le ministre de l’Éducation a passé des accords avec une société luxembourgeoise. On apprend que ces données sont hébergées sur des serveurs d’Amazon situés en Irlande. Tout ça ne manque de laisser fortement perplexe.

Frédéric Couchet : Oui ! Pour le moins qu’on puisse dire ! Qui sont les personnes qui interviennent dans cette émission et que pensent-elles de ces évaluations et de ce fichage des enfants ?

Marie-Odile Morandi : Les gens qui interviennent dans cette émission sont des enseignants et des personnels de vie scolaire. Je vais passer sur leurs réflexions concernant la façon dont les évaluations, les épreuves, devaient se dérouler, avec des indications très précises qui étaient données aux enseignants.
Leur souci c’est donc le problème d’anonymisation qui n’est pas très claire.
Ce qui est inquiétant pour ces personnes puisqu’elles sont adultes, elles sont enseignantes, elles pensent qu’il y a forcément un projet politique derrière tout cela, certainement mis en œuvre depuis de longue date. On veut supprimer les fonctionnaires [le statut de fonctionnaire, NdT], on veut diminuer le nombre de fonctionnaires de l’État ; avec ces évaluations on pourra juger du travail des enseignants, on pourra les rémunérer au mérite et le mérite ce sera : si les élèves ont réussi les évaluations, eh bien vous aurez droit à votre mutation ; si les élèves n’ont pas réussi les évaluations, eh bien vous restez où vous êtes.
D’autre part, ces évaluations peuvent être cédées à des sociétés privées. Avec de la publicité ciblée des sociétés privées pourront vendre aux familles des cours clefs en main pour pallier aux manques de l’Éducation nationale et pour améliorer les parcours des enfants.

Frédéric Couchet : Les élèves sont concernés aussi.

Marie-Odile Morandi : Oui, tout à fait. Les élèves sont concernés, parce que là on a à faire, disent les intervenants de cette émission, à un véritable CV numérique. Je passe sur les histoires de jargon de l’Éducation nationale, les compétences, les passeports, mais on a peur que l’orientation à court et à moyen terme des enfants soit faite en utilisant ces évaluations ; on a peur pour leur future employabilité à eux aussi : on a peur que de futurs employeurs puissent avoir accès à ce qui s’est passé des années auparavant les concernant.

Frédéric Couchet : Donc pas de droit à l’effacement et, en fait, aucun droit à l’oubli. Je crois me souvenir qu’il est aussi question d’un autre outil très répandu dans les lycées et les collèges, l’outil Pronote. Est-ce que tu peux nous en dire quelques mots ?

Marie-Odile Morandi : Oui. Cet outil Pronote est vendu par une société privée aux établissements scolaires donc les établissements scolaires payent cet outil privé. Un des intervenants parle d’une usine à gaz ; je peux l’appeler couteau suisse parce qu’avec Pronote on peut tout faire : on fait l’appel des élèves, les retards, les absences, les sanctions. Chaque enseignant doit insérer sur Pronote ce qu’il a fait à chaque heure : c’est le cahier de textes du professeur, c’est le cahier de textes des élèves, les élèves se connectent et voient quels sont les devoirs qu’ils ont à faire. Plus grave encore, les notes concernant les contrôles sont reportées au jour le jour et, à la fin de chaque trimestre, les enseignants remplissent les bulletins trimestriels avec les appréciations ; le professeur principal remplit une appréciation générale et la direction de l’établissement peut aussi mettre une appréciation. Bien entendu toute la communauté scolaire a accès à Pronote et même, on fournira un code à un inspecteur qui annonce sa venue. Donc tout est centralisé, tout le monde est content ! Sauf que personne ne se rend compte, d’après les intervenants, bien entendu je suis d’accord avec eux, que là on a dans les mains un outil qui permet un traitement de données à caractère personnel, avec un côté apprenti sorcier comme l’a dit une des intervenantes de l’émission.

Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce que les parents sont avertis et qu’en est-il de leurs droits ?

Marie-Odile Morandi : Les parents devraient avoir les droits qui sont conférés par la loi Informatique et Libertés, sauf que, d’après l’émission, les parents ne sont guère avertis de ce qui se passe ou ils sont avertis après coup et, bien entendu, après, quand tout est déjà enregistré, tous les fichiers sont remplis, il est difficile de s’opposer, de faire rectifier.
Dans l’émission, on nous présente le cas d’une famille et le cas personnel d’une des intervenantes pour son enfant ; ces gens nous expliquent que c’est tout à fait le parcours du combattant pour faire effacer les données concernant leurs enfants de ces fichiers.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu veux ajouter quelques mots de conclusion sur cette émission, peut-être en tant qu’enseignante ou ancienne enseignante ?

Marie-Odile Morandi : Oui. Quand on écoute cette émission on est parfaitement époustouflé. Effectivement, quand on nous a mis cet outil dans les mains tout le monde était content, on pouvait faire du travail administratif ennuyeux de chez soi, à l’heure qu’on voulait et on ne se rendait pas compte qu’effectivement on avait entre les mains un outil pour lequel la vie scolaire, la vie numérique des enfants est parfaitement enregistrée.

Frédéric Couchet : D’accord.

Marie-Odile Morandi : Autrefois, quand c’était des documents papier, il était interdit de les sortir de l’établissement scolaire et même de la salle des professeurs. Actuellement, toutes les données concernant des enfants sont partout sauf dans leur école !
Donc je conseille de réécouter l’émission, je conseille de lire la transcription si les gens n’ont pas le temps d’écouter l’émission. C’est une émission qui oblige chacun d’entre nous à réfléchir, parce que chacun d’entre nous, de près ou de loin, nous avons des enfants autour de nous. Et on est bien loin de la confiance, de l’« École de la confiance » qui est vantée par le ministre actuel de l’Éducation. Protégeons nos mineurs.

Frédéric Couchet : D’accord. Merci Marie-Odile. Donc l’émission c’est Les Amis d’Orwell sur Radio libertaire, « À l’école du Big Data » et sur la page consacrée à l’émission, sur april.org, vous trouvez un lien vers la transcription.
Ça c’était ton coup de cœur, tu as bien détaillé pourquoi il fallait lire cette transcription ou écouter l’émission. Tu as deux autres émissions ou en tout cas transcriptions dont tu aimerais parler, peut-être en un peu plus court. Le premier c’est un sujet que nous avons abordé dans cette émission « téléphonie mobile et liberté » ; c’était le Libre à vous ! du 6 novembre. Les deux intervenants parlaient effectivement de la téléphonie mobile, des pertes de liberté et de comment essayer de les regagner. Pourquoi faut-il écouter cette émission ?

Marie-Odile Morandi : Chacun d’entre nous est concerné par cette émission parce que chacun d’entre nous, désormais, porte dans sa poche ce qu’on appelle un téléphone portable et qui ressemble de plus en plus à un ordinateur qui nous surveille.

Frédéric Couchet : Dans cette émission il y a eu, selon toi, un tableau assez sombre, en fait, concernant nos libertés. C’est ça ?

Marie-Odile Morandi : Oui, tout à fait. Au début de l’émission il y a une présentation des deux produits les plus courants qu’on trouve sur le marché, le produit Apple, l’iPhone, qui nous enferme totalement dans une prison dorée et c’est toi-même, Frédéric, qui as dit : « C’est en quelque sorte une vente forcée, matériel et logiciel » et, avec ce produit, Apple nous demande de lui faire confiance !
Il y a une présentation du système Android qui est installé par tous les fabricants de téléphones, plus ou moins libre et plus ou moins modifié par les fabricants de téléphones. Donc effectivement, le début de l’émission était assez sombre concernant nos libertés avec nos téléphones.

Frédéric Couchet : Par contre, dans la suite de l’émission, des pistes ont été évoquées, on ne va pas toutes les répéter mais, selon toi, quelle est la piste, la première piste pour essayer de regagner un peu de liberté qui peut être mise en œuvre par à peu près n’importe qui avec son téléphone mobile ?

Marie-Odile Morandi : Les premières pistes, effectivement, ce sont des pistes qui sont en cours et qui, à mon avis, ne sont pas à la portée de tout le monde. Par contre, on a eu une explication assez claire concernant le magasin d’applications F-Droid. Le projet F-Droid c’est le produit qui me semble le plus facile pour commencer à libérer nos téléphones puisqu’il suffit d’installer l’application F-Droid sur nos téléphones et, à partir de là, de télécharger les produits dont on a besoin, probablement en commençant par le moteur de recherche qui sait tout ce dont on a besoin.

Frédéric Couchet : C’est assez marrant parce que, en arrivant en métro dans l’émission, en fait Patrick Creusot a installé F-Droid sur son téléphone. Je précise que pour installer F-Droid, par contre, il y a un petit truc à savoir : il faut activer l’autorisation d’installer des applications tierces sinon vous ne pourrez pas l’installer. En tout cas c’est un magasin d’applications libres ; vous pouvez retrouver l’équivalent pour lire vos courriels, faire des réseaux sociaux. Ça s’appelle F-Droid. Effectivement c’est la première action à faire pour regagner des libertés. Ça c’est l’émission du 6 novembre sur « téléphonie mobile et liberté ». Pareil, vous retrouvez la référence sur le site de l’April.
On va finir rapidement par la dernière transcription dont tu conseilles la lecture. C’est une interview de notre camarade Jérémie Zimmermann, d’octobre 2018, intitulée « 1984, un manuel d’instructions ? ». En une minute, pourquoi il faut lire cette transcription, Marie-Odile, s’il te plaît ?

Marie-Odile Morandi : Jérémie Zimmermann, on le connaît ce n’est pas la première fois que le groupe Transcriptions transcrit certaines de ses interventions et je pense que cette interview était une bonne synthèse de tout ce qu’il a fait durant ces dernières années et de toutes ses opinions concernant, disons, les processus européens de création des lois et il a un regard très acéré sur la vie politique actuelle. Bien entendu il nous rappelle ses luttes et il nous rappelle ce qu’il faudrait faire pour que le logiciel libre et les libertés numériques soient encore plus, comment dire, à notre portée.

Frédéric Couchet : Donc c’est une transcription d’une interview, je crois, d’une heure ou d’une heure et demie, c’est une interview vidéo si je me souviens bien. Rappelle-moi le titre de la transcription.

Marie-Odile Morandi : « 1984, un manuel d’instructions ? ».

Frédéric Couchet : D’accord. Pareil, la référence est sur le site de l’April. Jérémie Zimmermann est un ancien membre du conseil d’administration de l’April, ancien porte-parole de La Quadrature du Net, est toujours membre de l’April, à qui on fait de gros bisous là où il se trouve actuellement. Écoute, merci Marie-Odile pour cette chronique « Les transcriptions qui redonnent envie de lire ». On se retrouvera, je pense, le mois prochain pour une seconde chronique. Est-ce que tu as quelque chose à ajouter ?

Marie-Odile Morandi : Non je pense qu’on a fait le tour et j’encourage les personnes qui n’ont pas le temps d’écouter les émissions qu’on choisit de transcrire, de lire les transcriptions et puis d’approfondir si elles en ont le temps.

Frédéric Couchet : C’est une excellente conclusion. Je crois d’ailleurs qu’au nom de toutes les personnes qui participent à des émissions et autres on te remercie, ainsi que les personnes qui font des relectures, de transcrire tous ces propos. Je rappelle que le groupe Transcriptions, évidemment, est ouvert à toute personne qui souhaite contribuer. Il suffit de s’inscrire sur la liste de discussion qui est également en référence sur le site de l’April. Écoute Marie-Odile, je te souhaite une bonne journée.

Marie-Odile Morandi : Bonne journée à vous. Au revoir.

Frédéric Couchet : Au revoir.
Nous allons avancer et donc passer au second sujet. DINSIC, Etalab, deux mots qu’on va évidemment expliquer, expliciter. Dans un premier temps, on va essayer de revenir un petit peu sur un historique, on va dire, de la place de l’informatique, l’administration électronique au sein de l’État français et expliquer ce que font ces deux structures, donc la DINSIC et la mission Etalab. Je rappelle que nous sommes en compagnie de Laurent Joubert et de Mathilde Bras. Laurent est-ce que tu veux commencer par nous faire un petit rappel historique de la situation et nous expliquer ce qu’est la DINSIC ?

Laurent Joubert : La DINSIC c’est la DSI Groupe de l’État, donc la Direction des systèmes d’information, plutôt une direction des systèmes d’information stratégique qui anime les différentes directions des systèmes d’information des ministères. On s’occupe de l’administration centrale et, en plus d’interagir avec les ministères sur tous les systèmes d’information, on est aussi en lien avec toutes les autres agences interministérielles comme l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information, la Direction du budget, la Direction des achats de l’État ou également la DGAFP [Direction générale de l’administration et de la fonction publique] qui est, en fait, la DRH de l’État, pour tous les aspects numériques et informatiques.

Frédéric Couchet : DRH ?

Laurent Joubert : La Direction des ressources humaines.

Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce que c’est la première structure qui existe sur ce sujet ?

Laurent Joubert : La DINSIC a été créée en 2011, elle est donc assez récente. Elle est passée par différentes étapes. En 2014, il y a eu la création du SI unique de l’État ; ça c’est une étape importante.

Frédéric Couchet : Du SI unique, du système d’information unique.

Laurent Joubert : Du système d’information unique de l’État parce que, jusque-là, on avait des systèmes d’information ministériels. À partir de 2014 il y a cette création du système d’information unique de l’État qui a été rattaché sous l’autorité du Premier ministre. Et puis, en 2015, on a rajouté un « N » à DISIC, qui est devenu DINSIC, pour « numérique » et le « N » a été aussi le rattachement d’Etalab et de l’incubateur de start-ups d’État qui s’appelle beta.gouv.fr.
Depuis nous sommes cette entité et nous nous occupons non plus que des systèmes d’information mais aussi du numérique, globalement, pour les administrations centrales.

Frédéric Couchet : Avant de passer la parole à Mathilde justement pour la partie mission Etalab, je voudrais rappeler qu’il y a un historique quand même assez fort, en fait, des agences de l’État autour, on va dire, de l’informatique, etc., parce que la première agence avait été créée – il y a des évolutions aujourd’hui et c’est intéressant de le voir – c'est en 1998, c’est la Mission interministérielle de soutien technique pour le développement des technologies de l’information et de la communication dans l’administration, la MTIC pour les personnes qui s’en souviennent. Je crois me souvenir qu’à l’époque son directeur était Jean-Pierre Dardayrol et ensuite il y a un certain nombre de structures qui se sont succédé : il y a eu l’Agence pour le développement de l’administration électronique ; il y a eu la Direction générale de modernisation de l’État ; il y eu l’ATICA ; ATICA, j’avoue que j’ai un trou de mémoire sur ce que ça veut dire [Agence pour les technologies de l’information et de la communication dans l’administration, NdT]. En tout cas ce n’est pas récent, c’est une suite logique avec une évolution, effectivement, qui semble importante. Ce que tu as dit tout à l’heure sur le système d’information de l’État, c’est le rôle de plus en plus central, finalement, de cette agence par rapport aux autres agences dont, de mémoire, notamment avec les deux autres directions des systèmes d’information des ministères, le rôle était plus souple ou, en tout cas, l’Agence avait « moins de pouvoirs » entre guillemets, moins de rôles par rapport à ces directions des systèmes d’information de chaque ministère.

Laurent Joubert : C’était plus à côté. Là, avec la DISIC en 2011, il y a bien la création de cette DSI Groupe. On pourrait résumer à trois missions :

  • on a une mission d’autorité, donc ça c’est assez important, on peut édicter un peu des règles auprès des autres DSI ministérielles ;
  • on a un rôle d’accompagnement pour permettre, justement, d’accompagner les réformes et d’être capable de mener des grands projets informatiques
  • et on a un rôle de ressources où on est, là aussi, pour proposer concrètement des aides. Donc ça c’est important.

Frédéric Couchet : D’accord. Tu as parlé de la mission Etalab. Mathilde Bras, est-ce que tu peux nous présenter la mission Etalab, son rôle et ses objectifs ?

Mathilde Bras : Bien sûr. La mission Etalab, comme l’a rappelé Laurent, a rejoint ou elle a été intégrée dans la DINSIC en 2015, mais elle a également été créée en 2011 ; elle était, à l’époque, directement placée sous l’autorité du Premier ministre. Un peu comme pour la DINSIC, ses fonctions ont évolué au cours du temps.
À l’origine, la première mission cœur d’Etalab était de favoriser l’ouverture des données publiques vu qu’en 2008 on avait eu la conférence de Sébastopol sur l’ouverture des données publiques au niveau international. Il a fallu ensuite pouvoir développer cette politique d’open data, excusez-moi de l’anglais, on l’utilise beaucoup, donc cette politique d’open data au niveau national.
En effet, le premier développement de la mission Etalab a été vraiment de mettre en place cette politique d’open data qui a commencé, finalement, par beaucoup de pédagogie et la construction de la plateforme data.gouv.fr qui est la plateforme interministérielle, qui recense l’ensemble des données produites et qui circulent au sein de l’administration. Au cours du temps, via les rapprochements avec la DISIC et alors qu’on était quand même en France et en Europe en train de voir le numérique évoluer et rentrer de plus en plus dans notre quotidien, on a trouvé utile et bénéfique d’intégrer Etalab dans la DINSIC. Au cours de cette intégration, donc depuis l’année 2015, plusieurs missions ont été rajoutées au portefeuille d’Etalab afin d’incarner également les trois grosses missions de la DINSIC, donc l’autorité : on a participé de manière très active à la rédaction de la loi pour une République numérique.

Frédéric Couchet : De 2016.

Mathilde Bras : De 2016, exactement, et maintenant nous sommes en charge d’accompagner les ministères à appliquer cette nouvelle réglementation : on accompagne, finalement, également les ministères autour de la mise en œuvre de la loi pour une République numérique. On a intégré la fonction de l’administration générale des données, qui concerne non plus seulement l’ouverture des données publiques mais la circulation des données entre les administrations, ce qui est le cœur lorsqu’il faut moderniser des services publics.
On a également pris des fonctions autour de l’innovation, puisqu’en parallèle des missions de l’incubateur des start-ups d’État on a créé le programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général ».
Enfin, pour terminer, on est également pourvoyeur de ressources et d’outils, puisqu’en plus de la plateforme data-gouv.fr on met en place des produits, des micros petits outils qui permettent de faciliter l’exploitation des données et la mise en place de services.

Frédéric Couchet : Laurent.

Laurent Joubert : Peut-être pour compléter, il y a un point qui est important parce qu’il y a beaucoup de fausses idées sur la DINSIC aussi, ce qu’il est intéressant de voir c’est qu’on est un plus d’une centaine.

Frédéric Couchet : Justement ça tombe bien, j’avais une question sur les effectifs actuels et les effectifs à venir. Donc une centaine actuellement.

Laurent Joubert : Un peu plus d’une certaine, on doit être précisément à 140, là. Il faut voir que par rapport aux différentes missions on est découpé en trois tiers. Il y a un tiers qui concerne le service à compétence nationale du réseau interministériel d’État ; ça c’est un réseau qui est propre pour connecter les différentes administrations entre elles. Il y a un tiers qui regroupe toutes les fonctions, je dirais plus DSI stratégique, et un tiers qui concerne les effectifs sur la mission Etalab et l’incubateur.

Frédéric Couchet : D’accord. Est-ce que tu as une idée, en comparaison par rapport à d’autres structures dans d’autres pays, je pense par exemple à l’Estonie ; c’est peut-être une question piège, si tu ne sais pas ce n’est pas grave. Est-ce que vous avez une idée, tous les deux, du nombre de personnes qui travaillent dans ces structures par exemple en Estonie ou ailleurs, en Angleterre ?

Mathilde Bras : En termes d’échelle c’est difficile de comparer avec l’Estonie parce que c’est un pays qui est plus petit et le modèle est différent.

Frédéric Couchet : C’est vrai !

Mathilde Bras : J’imagine, mais je ne suis pas du tout sûre de moi, je pense qu’ils sont moins que nous en d’effectifs.

Laurent Joubert : On a fait des mesures comme ça avec d’autres pays : typiquement si on se compare aux Anglo-saxons, avec la partie GDS en Angleterre.

Frédéric Couchet : C’est quoi GDS ?

Mathilde Bras : Government Digital Service, c’est l’équivalent de la DINSIC aussi au niveau du Premier ministre.

Frédéric Couchet : D’accord.

Laurent Joubert : Ou aux États-Unis, ils sont proportionnellement un peu plus nombreux, avec aussi des missions un peu plus larges, donc ça peut aller jusqu’à quatre-cinq fois la taille de ce que peut être la DINSIC.

Frédéric Couchet : D’accord. Là vous estimez finalement que les équipes DINSIC sont suffisantes, peut-être, pour établir les missions. Est-ce qu’il faudrait encore plus de personnes ? Est-ce qu’il y a des prévisions de recrutement dans les années à venir parce que, finalement, l’informatique, le numérique, prend de plus en plus part ? Est-ce qu’il y a des prévisions, tout simplement, ou pas du tout ?

Mathilde Bras : On n’a pas la connaissance de prévisions très précises. En tout cas, ce qui est sûr c’est que, quand on voit l’évolution de la DINSIC depuis 2011, on peut s’imaginer qu’on va s’adapter aussi aux futures évolutions du numérique dans l’administration. C’est vrai aussi que quand on voit les nouveaux types de recrutement qui sont effectués dans l’administration, pas que dans la DINSIC, on voit bien que de plus en plus de métiers dans l’administration vont avoir trait au numérique et à l’innovation, en tout cas en termes chiffrés.

Laurent Joubert : Aujourd’hui il y a beaucoup d’attente autour du numérique en général. Que ce soit dans les ministères ou au sein de la DINSIC il y a effectivement une volonté d’aller promouvoir le numérique. Maintenant, concrètement où vont se situer les effectifs, comment est-ce que ça va être réparti ? Il n’y a pas encore de plan, en tout cas, il n’y a pas d’augmentation prévue pour l’instant.

Frédéric Couchet : D’accord. On a eu une première présentation. Est-ce que tu as une question Étienne ? N’hésite pas à la dire.

Étienne Gonnu : Je pense que ça sera abordé plus dans la réflexion « Entrepreneur.e d’Intérêt Général », mais vous parlez beaucoup d’incubateur de start-ups d’État. C’est vrai que la notion de start-up est assez, comment dire, politiquement orientée maintenant, du moins elle est quand même beaucoup utilisée, et je pense que start-up d’État est quand même un objet assez à part. Je pense que ça peut être intéressant de développer sur cette notion.

Mathilde Bras : Oui, si vous le souhaitez. « Start-up d’État », en effet, ça peut paraître un peu antinomique, tout comme « entrepreneur d’intérêt général » et finalement, le but d’avoir créé ces mots-là c’est pour montrer qu’en fait dans l’État, dans le service public, on pouvait aussi adapter des méthodologies pour débureaucratiser un tout petit peu le service public. L’idée d’une start-up d’État est très simple : c’est de se dire qu’aujourd’hui il y a des agents publics qui rencontrent dans leur quotidien et dans l’application de leur mission un certain nombre d’irritants qui font qu’ils n’ont pas le sentiment de mener à bien leur mission.
Par exemple, une start-up d’État qui est assez emblématique, qui s’appelle mes-aides.gouv.fr, ça vient du ministère des Affaires sociales, qui fait le constat que le taux de non-recours aux aides sociales est très élevé, donc qu’il faut trouver un moyen de faire parvenir à ceux qui en nécessitent les bonnes informations sur les démarches à effectuer pour recevoir ces aides. À partir de cet irritant, le service que propose beta.gouv.fr c’est d’exfiltrer cet agent public de son administration et, en un temps très court, pouvoir construire un produit qui prend en compte cet irritant et améliore le service auprès d’un usager.
Après il y a toute une méthodologie qui est mise en place par beta.gouv.fr pour mettre en place un produit rapidement, pour faire des tests utilisateurs et pour déployer un certain marché – ce n’est pas vraiment le terme puisqu’on est dans le service public –, mais pour trouver de plus en plus d’utilisateurs et, à partir de leurs retours, améliorer ce produit et faire en sorte qu’un service public numérique devienne le service public amélioré.

Laurent Joubert : À ce propos la méthodologie est ouverte et toutes les administrations ont aussi la possibilité de la consulter, de s’y former. Maintenant effectivement, le terme « start-up d’État » peut prêter à confusion et c’est sûr qu’aujourd’hui on ne le nommerait peut-être pas exactement de la même manière. Ce qu’il est intéressant de voir c’est que c’est vraiment la volonté d’aller résoudre un irritant et d’avoir des méthodologies un peu modernes pour résoudre un problème concret.

Mathilde Bras : Voilà. Et se dire qu’on évite de faire des cahiers des charges très longs, très coûteux, qui finalement vont aboutir à une solution qui n’est pas adaptée aux utilisateurs. C’est pour ça qu’on essaye aussi d’interpeller l’administration autour de ces termes-là puisqu’on voit, dans les administrations qu’on accompagne, qu’il y a beaucoup de croyances sur ce que veut dire être entrepreneur, créer une start-up et, du coup, nous on permet de donner des clefs à ces administrations-là pour développer de nouvelles méthodes.

Frédéric Couchet : En quelque sorte, c’est la mise en œuvre du développement agile, finalement, pour résoudre des problèmes.

Mathilde Bras : Il y a en effet une grande philosophie autour de l’agilité au sein de l’incubateur, mais il y a d’autre philosophies qui complètent, en effet, cette méthodologie.

Frédéric Couchet : OK. Après avoir parlé de ces irritants, c’est un mot que j’aime beaucoup, on va faire une pause musicale. On va écouter Optimism de l’album Owl Faces par Minda Lacy et on se retrouve juste après.

Pause musicale : Optimism de l’album Owl Faces par Minda Lacy.

Frédéric Couchet : Excusez-moi, je viens de louper le retour ; ce sont les joies du direct ! Nous venons d’écouter Optimism de l’album Owl Faces par Minda Lacy. C’est une musique qui est disponible en licence CC BY-SA et vous retrouvez la référence évidemment sur l’April.

Vous écoutez l’émission Libre à Vous ! sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm. Libre à Vous ! c’est l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Juste avant la pause nous parlions de la DINSIC et d’Etalab avec Laurent Joubert, Mathilde Bras et mon collègue Étienne Gonnu. On a eu une présentation générale. Maintenant on va essayer de parler un peu plus en détail de la place du logiciel libre dans la stratégie de la DINSIC et d’Etalab à travers différents sujets : politique de contribution ; on parlera aussi d’« Entrepreneur.e d’Intérêt Général », quelle est la place du logiciel libre ; les Blue Hats, le projet Blue Hats ; on nous expliquera ce que c’est que le projet Blue Hats.
Laurent par quoi souhaites-tu commencer, Laurent Joubert, sur cette place du logiciel libre ? Je vais commencer par une question peut-être plus directe : à l’April nous défendons une politique volontariste en faveur du logiciel libre qui est évidemment celle de la priorité au logiciel libre. Au niveau de la DINSIC-Etalab est-ce que c’est la priorité ou est-ce que c’est une autre stratégie qui est mise en œuvre ?

Laurent Joubert : Pour répondre directement à cette question, aujourd’hui, notamment dans la loi République numérique de 2016, il y a effectivement un encouragement au logiciel libre et aux standards ouverts qui est proposé. Il y a eu beaucoup de débats justement sur la position. Ce qu'il est intéressant de retenir c’est que côté DINSIC on met vraiment en avant la valeur d’usage et on ne souhaite pas être dogmatique sur cette partie-là. Ce qui compte avant tout c’est la valeur d’usage pour le citoyen, pour l’usager et être sûr que ça réponde aux différents besoins. Donc là, en fonction des différents sujets, on peut être amené à prendre différents choix. On ne veut pas être dogmatique, mais ce qui est intéressant c’est qu’on souhaite, quand même, que le Libre soit en tout cas systématiquement évalué. Pourquoi ? Parce que, d’une manière générale, le Libre a quand même beaucoup de caractéristiques intrinsèques qui collent bien au service public.

Frédéric Couchet : C’est ce que j’allais dire. Tu parles de valeur d’usage, etc., mais j’aurais tendance à dire que le logiciel libre c’est ce qui cadre vraiment avec la valeur d’usage pour les personnes.

Laurent Joubert : Oui. Donc on retrouve un petit peu ces caractéristiques intrinsèques de transparence, la possibilité de le modifier, la possibilité de l’étudier. Ça c’est important. Par rapport aussi aux questions qu’on a pu se poser sur la première partie de l’émission sur les transcriptions, avoir cette capacité de redevabilité des administrations vis-à-vis des citoyens et de la transparence, eh bien ça passe par le code source. Donc c’est vrai que cette capacité-là est importante. Si on remonte un petit peu même en théorie sur, je dirais, les principes d’un service public, ne serait-ce qu’en termes de continuité, eh bien le logiciel libre apporte des garanties : on n’est pas lié à un éditeur particulier. Donc ne serait-ce que pour garantir un service public numérique, s’appuyer sur un logiciel libre ça permet une certaine indépendance, une certaine pérennité qui sont autant d’attraits et d’atouts pour délivrer un service public.
Donc voilà ! On est sur une approche non dogmatique, on encourage le logiciel libre et les standards ouverts. Maintenant, effectivement, ce n’est pas exclusif et il n’y a pas une priorité forte ou marquée au logiciel libre.

Frédéric Couchet : Donc il n’y a pas de priorité mais effectivement il y a une démarche qui est, quand même, plutôt positive. Comment concrètement elle se met en œuvre ? Quels sont les outils qui sont utilisés aujourd’hui à la DINSIC ou à la mission Etalab dans ce cadre ?

Laurent Joubert : Si on fait un petit historique, quand même, sans remonter à 1998, etc., ce qu’il faut voir c’est que du fait de ces caractéristiques-là, ça fait quand même longtemps que le secteur public s’intéresse au Libre et particulièrement en France. Quelque part c’est un point qui est positif.

Frédéric Couchet : La France a été précurseur, effectivement.

Laurent Joubert : On est précurseur au niveau international. Concrètement parlant ça s’est traduit par la création de marchés de support logiciel libre assez tôt dans les années 2000 et je pense que l’élément un peu fondateur ça a été la circulaire Ayrault de 2012 qui a quand même été une circulaire signée par un Premier ministre où on évoque, justement, le logiciel libre, on constitue des communautés internes à l’État sur la bureautique, les développements, l’environnement de travail. Ça ce sont déjà des premiers aspects concrets.

Frédéric Couchet : La circulaire Ayrault c’est la circulaire intitulée « Sur le bon usage des logiciels libres dans l’administration », qui était effectivement signée par le Premier ministre de l’époque, Jean-Marc Ayrault, qui était issue des travaux, à l’époque ça devait s’appeler la DISIC et dirigée à l'époque par Jérôme Filippini.

Laurent Joubert : Tout à fait.

Frédéric Couchet : Effectivement, il n’y avait pas de priorité au logiciel libre dans cette circulaire, mais c’était, finalement, des bonnes pratiques à mettre en œuvre. C’est vrai qu’à l’époque nous on avait salué cette circulaire comme vraiment un point très important, une marque très importante dans la prise en compte du logiciel libre et des bonnes pratiques de logiciel libre dans les administrations.

Laurent Joubert : L’April en avait même fait une traduction anglaise officieuse.

Frédéric Couchet : Exactement ! Je ne m’en souvenais pas ! Merci Laurent, effectivement.

Laurent Joubert : Ça c’est un point important. Ce qu’il faut retenir aussi de cette circulaire-là c’est qu’elle était majoritairement, pas que, mais majoritairement axée sur la consommation de logiciels libres au sein de l’administration. On était vraiment dans une logique d’utilisation de logiciels libres pour rendre les services publics. Peut-être que ce qui est intéressant de noter c’est qu’aujourd’hui on est en train d’opérer un changement culturel et on essaye de plus en plus d’aller vers une logique de contribution.

Frédéric Couchet : D’accord. Ça c’est la politique de contribution au logiciel libre. Dans l’informatique, effectivement, on peut consommer de l’informatique et on peut aussi produire de l’informatique. C’est vrai qu’historiquement, dans l’administration, de nombreux logiciels sont produits aussi par les prestataires, je pense qu’on en parlera. Aujourd’hui il y a une politique de contribution formelle en faveur du logiciel libre qui est mise en place par la DINSIC avec un document dont la première version, si je me souviens bien mais tu me corrigeras, date de l’an dernier, de 2018.

Laurent Joubert : Tout à fait.

Frédéric Couchet : D’accord. Donc cette politique de contribution, en quelques mots ? Je précise qu’on consacrera une seconde émission à ce sujet-là, plus en détail, notamment avec Bastien Guerry qui est référent logiciel libre au sein de la mission Etalab, courant février je pense. Mais en quelques mots, qu’est-ce que c’est que cette politique de contribution ? Quels sont ses objectifs ?

Laurent Joubert : Peut-être avant d’aller sur les objectifs de cette politique en tant que telle, les objectifs du logiciel libre pour nous, c’est aussi de gagner en maîtrise de notre système d’information ; ça c’est quand même un point important. En termes d’efficience aussi, sur tout ce qui est mutualisation de code, donc être capable d’aller plus en mutualisation des différents projets et bénéficier des réutisabilités du logiciel libre.
Je pense qu’il y a aussi un objectif en termes de recrutement ou de ressources humaines, parce que, quelque part, le logiciel libre c’est aussi un moyen de valoriser les compétences des développeurs internes et donc de montrer, en fait, la valeur que peut avoir un agent à travailler sur ce type de logiciel. Donc on a beaucoup de cibles qui sont identifiées sur cette partie logiciel libre dont une qui est un peu « la quintessence du tout » qui est de favoriser la démocratie. On va reprendre le Code is Law, mais ces logiciels – comme par exemple APB, Admission Post-bac –, on a vu que le code donc, pouvait influer sur des décisions qui concernent la vie des gens. C’est aussi ça le sens de l’intérêt général et du service public.

Frédéric Couchet : Code is Law, pour rappeler, c’est le titre d’un livre de Lawrence Lessig ; c’est un des livres préférés d’Étienne Gonnu donc tu lui fais plaisir.
Ça c’est partie DINSIC. On va revenir évidemment sur la DINSIC.
Côté Etalab, Mathilde, tout à l’heure, tu as parlé du programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général ». Est-ce que tu peux nous décrire ce que c’est, quels sont les objectifs et quelle est la place, évidemment, du logiciel libre dans ce programme. Est-ce qu’elle est petite, grande ?

Mathilde Bras : Absolument. Le programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » c’est un programme qu’on a créé il y a maintenant deux ans et l’objectif c’est de pouvoir attirer au sein de l’administration des personnes qui savent coder, qui savent faire du design, qui savent analyser des données, les exploiter et les restituer, afin d’améliorer son fonctionnement. Donc on est sur un programme d’attractivité de ressources humaines parce qu’aujourd’hui, un des plus grands problèmes de l’administration, c’est quand il s’agit de recruter des personnes qui pourraient avoir vocation à travailler dans le privé, il est très difficile de les attirer avec des fiches de poste et des salaires. Donc le programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » essaye de répondre un peu à cette problématique.
L’idée c’est qu’on sélectionne au sein de plusieurs ministères des projets qui ont trait à l’exploitation des données, à l’amélioration de services et que, ensuite, on recrute tous les ans une promotion de 30 entrepreneurs qui ne pensaient peut-être pas entrer un jour dans le service public et qui consacrent dix mois pour résoudre des défis au sein des ministères dont les projets ont été sélectionnés.
En fait, une des valeurs du programme c’est l’ouverture, donc ça a beaucoup de sens : l’ouverture à des nouveaux talents, mais l’ouverture des codes sources. L’obligation des ministères qui font partie de ce programme c’est que toutes les ressources qui sont produites sont en logiciel libre.

Frédéric Couchet : Donc c’est une obligation du programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général ».

Mathilde Bras : C’est une obligation, exactement.

Frédéric Couchet : D’accord.

Mathilde Bras : Donc ça en fait une force assez importante puisque, depuis la création du programme, on a un dépôt en l’occurrence sur GitHub, mea culpa, où on a l’ensemble des codes qui sont développés par les entrepreneurs d’intérêt général et qui, d’ailleurs, sont assez efficaces et assez puissants puisque d’une promotion d’« Entrepreneur.e d’Intérêt Général » à l’autre, des scripts et des librairies qui sont créés par les entrepreneurs d’intérêt général sont réutilisés. Donc on crée aussi des potentiels pour mutualiser des outils. Typiquement quand on parle d’analyse de données, de data science, aujourd’hui on a besoin d’avoir des méthodes pour faire des graphes qui font des relations entre les données, on a besoin d’avoir des méthodologies pour pseudonymiser des données ou pour indexer des données. Aujourd’hui, ce qui est produit par ces entrepreneurs d’intérêt général peut servir d’un usage à l’autre dans l’administration.
Pourquoi je raconte ça ? C’est parce que ces exemples-là démontrent aussi la force, on va dire même financière, du logiciel libre dans l’administration. On peut éviter de construire deux fois les mêmes outils lorsqu’il y en a un qui a été créé en très peu de temps par une personne qui était volontaire pour rejoindre le service public.
En résumé, dans le programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général », le logiciel libre est un pilier et, peut-être plus largement au sein d’Etalab, c’est la petite incise que je voulais faire pour continuer les questions.

Frédéric Couchet : Vas-y !

Mathilde Bras : Ce qui est assez fort c’est qu’il y a quand même une culture du logiciel libre qui est très ancrée puisque la plupart des membres d’Etalab sont plutôt libristes, même s’il y a des débats entre nous et ça c’est super intéressant. Depuis la loi pour une République numérique, Laurent l’a rappelé, l’ouverture des codes sources fait partie des obligations au titre de cette loi. Du coup, depuis, on entreprend pas mal de travaux avec des administrations qui souhaitent volontairement ouvrir des codes sources qui prennent des décisions individuelles. Par exemple, Laurent a évoqué Admission Post Bac. On a entrepris récemment l’ouverture du code source de la taxe d’habitation pour expliciter la façon dont celle-ci est calculée ; vous allez me dire qu’elle va bientôt être supprimée, mais elle ne va pas être totalement supprimée. Par ailleurs ça permet aussi de comprendre les tenants et les aboutissants du calcul de cette taxe.

Frédéric Couchet : C’est intéressant parce que ça me fait venir plein de questions. Je vais toutes les envoyer à la fois et ça va vous concerner tous les deux. Déjà sur application [Admission] Post-Bac, effectivement, on va rappeler qu’on a des progrès aujourd’hui. Tu as cité une plateforme d’hébergement de code. Aujourd’hui l’État met directement en ligne sur une plateforme d’hébergement de code son code. En 2016, je rappelle que la première version d’APB, Admission Post-bac, avait été envoyée en version imprimée ; donc deux ans plus tard il y a quelques progrès ! J’ai plusieurs questions. Une question qui est en lien avec les contrats. Tu viens de nous dire que « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » — entendons-nous bien le terme « entrepreneur » est un terme neutre qui intègre toutes les personnes quel que soit leur genre — c’est dix mois, ce sont des CDD. J’ai plusieurs questions : est-ce que ces personnes ont vocation après à rester dans l’administration ? Une autre question c’est pourquoi faire le choix de recruter des gens compétents en CDD très courts plutôt que sur des contrats pérennes parce que, finalement, les besoins en informatique au niveau de l’État ne vont pas diminuer mais, au contraire, vont augmenter ?
Tu as cité GitHub qui est une plateforme d’hébergement de code qui appartient aujourd’hui à Microsoft. Est-ce que dans les projets de l’État, c’est une question peut-être aussi pour Laurent, est-ce qu’on va avoir un code.gouv.fr, c’est-à-dire une plateforme pour que l’État héberge ses propres codes ? Voilà ! Quelques questions pour vous deux qui me viennent à l’esprit après cette intervention.

Mathilde Bras : Je commence par les deux premières questions. Les « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » est-ce qu’ils ont vocation à rester dans l’administration ? En fait, quand on a créé le programme, on ne s’était pas trop posé cette question-là puisqu’on a été également vraiment en expérimentation sur de nouvelles manières de recruter. Il s’avère que la première promotion comptait un peu moins de 15 entrepreneurs ; il y en a trois qui ont rejoint l’administration et plusieurs qui ont continué à interagir de près ou de loin avec l’administration en tant que free-lance ou au sein d’associations. Donc il y a une certaine continuité. Cette année, la deuxième promotion s’est arrêtée il y a quelques semaines, il y en a certains qui continuent. Donc on se rend compte aujourd’hui, c'est l'enjeu, qu’il y a une vraie force de ce programme pour créer de nouveaux parcours au sein de l’administration.
Il faut encore l’outiller parce que, et ça fait le lien avec votre deuxième question, aujourd’hui on fait des contrats de dix mois pour des raisons très simples c’est que ça nous permet de recruter rapidement et sans passer par des contrôles budgétaires que je n’expliciterais pas parce que c’est trop compliqué, mais en tout cas ça nous permet d’aller vite et de passer un peu outre les règles classiques. On est vraiment, d’une certaine manière, dans une zone dématérialisée du recrutement dans l’État et c’est ce qui est aussi très agréable parce que, du coup, comme c’est présenté un peu comme un concours, on ne publie pas des fiches de poste incompréhensibles, on publie une mission.

Frédéric Couchet : Un objectif, un projet.

Mathilde Bras : Un objectif, un projet ; on présente l’équipe, etc. Donc on accélère tout ça. Ça dure dix mois pour ces raisons, un petit peu, de démilitarisation. Est-ce que ça a vocation à être pérenne ? On l’espère parce que, du coup, je pense qu'on expérimente depuis deux ans, bientôt trois, un nouveau modèle de recrutement. Après il faut que ça continue à s’éprouver et en fait, ce qui est intéressant, c’est qu’aujourd’hui il y a des ministères qui font appel à nous plutôt un peu en continu pour nous demander des conseils sur la manière de recruter un développeur ou une développeur, un designer, des data scientists, etc. Donc on voit bien qu’on a trouvé un certain modèle de recrutement qui peut être intéressant au-delà même du programme. Je laisse la parole à Laurent sur code.gouv.

Frédéric Couchet : Laurent Joubert.

Laurent Joubert : Pour compléter aussi, ce qui peut être intéressant c’est que c’est une première étape donc ça permet, en fait, d’avoir quelqu’un pendant dix mois et de proposer à un indépendant qui n’a pas forcément, je dirais, des revenus stables dans le temps, d’avoir là, pendant dix mois, une fiche de paye et ensuite, grâce à ça, pouvoir être recruté dans l’administration. Il y a deux moyens de rejoindre l’administration c’est soit sur concours soit par contrat et, par contrat, en tant qu’indépendant, s’il y a des variations importantes d’un mois sur l’autre, c’est assez difficile pour l’administration d’être capable d’établir un contrat. Là, notamment pour des profils un peu plus slashers, donc qui ont l’habitude de passer d’une activité à une autre régulièrement.

Frédéric Couchet : Slashers ? Je ne connaissais pas ce terme. Je dois être vieux !

Laurent Joubert : Ça permet de recruter des profils un peu atypiques

Mathilde Bras : Ce sont les gens qui se présentent en disant « je suis – on va dire – développeur slash chef de projet » ; slasher. Des gens qui font plusieurs activités, de la pluriactivité mais dans le temps.

Frédéric Couchet : Merci Mathilde. OK. Donc ma question sur GitHub ou, pour être plus positif, sur un futur code. Il y a un data.gouv.fr, comme l’a dit Mathilde en introduction, est-ce qu’il y aura bientôt un code.gouv.fr ? Et je complète ma question : est-ce qu’on a une idée, aujourd’hui, de la volumétrie des projets qui sont mis sur GitHub ou Framagit — parce que je crois que vous utilisez aussi Framagit — par l’administration ? Déjà est-ce qu’on sait combien il y en a ?

Laurent Joubert : Oui. Il y a un recensement qui est en cours, en fait. Le premier point, peut-être : il y a cette politique de contribution qui est un document important parce que c’est un document officiel, c’est un document qui fait autorité sur une doctrine de publication et de contribution à des projets libres existants pour tous les informaticiens de l’État qu’ils soient agents titulaires ou contractuels. Ça, déjà, c’est un point important et qui cadre aussi la capacité des prestataires, donc des sociétés de services qui travaillent pour l’État et comment est-ce qu’elles peuvent contribuer à des logiciels libres. Ce document fait autorité. C’était important de le publier parce qu’il y avait beaucoup de verrous, peut-être psychologiques ou autres, mais tant que les choses ne sont pas explicitement autorisées dans l’administration, ça peut créer une certaine confusion donc la politique de contribution y répond.

Frédéric Couchet : D’ailleurs, si je me souviens bien, l’une des forces, enfin l’un des points très positif de la circulaire Ayrault de 2012, c’est d’avoir donné une légitimité, une sorte de protection aux agents de l’État qui faisaient du logiciel libre parce que, tout d’un coup, ça devenait un document signé par le Premier ministre de l’époque.

Laurent Joubert : Tout à fait. Là, un des objectifs de la politique de contribution, c’est aussi de valoriser et de reconnaître l’agent qui contribue pour montrer qu’effectivement, évidemment tant que ça rentre dans le cadre de ses missions, que c’est quelque chose d’intéressant et le fait de coder en mode ouvert c’est quelque chose de positif, c’est quelque chose sur lequel les autres agents vont pouvoir capitaliser donc il y a toutes ces pratiques-là qui sont insérées. Il y a deux parties importantes dans la politique de contribution : des principes un peu génériques et vraiment des modalités pratiques qui sont à mettre en œuvre pour pouvoir facilement contribuer ou publier un nouveau code source en logiciel libre.

Frédéric Couchet : Je suppose qu’il y a des conseils sur les licences à choisir ou, en tout cas, les choses à vérifier. Si, par exemple, on contribue à un code qui est déjà sur une licence, je suppose qu’il y a des relations aussi avec les prestataires parce que, évidemment, beaucoup de code dans l’administration est développé par les prestataires donc il faut obtenir, effectivement, un transfert de droits pour la mise sous licence libre ; des choses qui n’étaient peut-être pas pensées dès le départ dans les années avant.

Laurent Joubert : La vocation de cette politique de contribution est vraiment de s’adresser aux développeurs.

Frédéric Couchet : De l’administration ?

Laurent Joubert : De l’administration ou de la société de services qui travaille sur un projet de l’administration.

Frédéric Couchet : D’accord.

Laurent Joubert : C’est très pragmatique là-dessus. Elle nécessite un certain nombre de prérequis comme la gestion de clauses contractuelles pour vérifier qu’effectivement la possibilité de publier en logiciel libre est inclue dans le contrat. En tout cas, c’est un document qui officialise les bonnes pratiques sur la contribution d’un développeur.

Frédéric Couchet : Et ce document est disponible à quel endroit ?

Laurent Joubert : Le document est sur numerique.gouv.fr.

Frédéric Couchet : D’accord. Donc sur numerique.gouv.fr et, si je ne me suis pas trompé, j’ai mis la référence sur la page de l’April donc vous pouvez retrouver ce document qui doit faire une quinzaine de pages si je me souviens bien, 20 pages ?

Laurent Joubert : C’est un document web, en plus, on n’a pas fait un PDF.

Frédéric Couchet : C’est un document web. J’en ai une version PDF. En tout cas sur numerique.gouv.fr.

Laurent Joubert : Tout à fait. Et qu’il est possible d’ailleurs d’amender, de corriger. Si jamais il y a des coquilles, vous pouvez contribuer.

Frédéric Couchet : À l’époque il y avait eu un appel à contributions, de façon ouverte, effectivement avant la rédaction finale. Je te laisse poursuivre.

Laurent Joubert : Tout à fait. Sur la partie licence il y a une certaine contrainte parce que, d’un point de vue autorité, il y a un décret qui autorise, en fait, pour la publication de nouveaux codes sources un certain nombre de licences. L’objectif ce n’était pas d’être dans une logique de prolifération de licences libres, donc il y a deux familles de licences qui sont autorisées : les familles permissives et les licences avec obligation de réciprocité. On ne va pas aller dans le détail technique.

Frédéric Couchet : On entrera dans ce détail technique lors d’une prochaine émission avec notamment Bastien Guerry, référent logiciel libre à Etalab. Effectivement c’est un décret qui fait suite à la loi pour une République numérique et qui précise les types de licences autorisés et dans ces types de licences le nom des licences qui ont été listées.

Laurent Joubert : Ça c’est important. Il y a le volet autorité qui est hors politique de contribution. La politique de contribution donne quelques orientations sur le choix de la licence, si jamais, justement, il faut plutôt s’orienter vers une licence avec obligation de réciprocité ou plutôt sur une licence permissive.
Sur la partie de l’entrepôt des codes sources, des forges, de l’emplacement où on peut collaborer, le point qui a été retenu c’est que du moment qu’on est sur du logiciel libre, ce qui est important c’est d’être capable d’interagir avec d’autres développeurs. Le mot d’ordre qu’on a retenu après pas mal de discussions qui ont été menées notamment à l’international aussi avec d’autres États parce que c’est une politique de contribution qui n’a pas été faite uniquement du côté franco-français, c’est de pouvoir, en fait, choisir n’importe quelle plateforme, l’idée c’est ça, où on va trouver les contributeurs qui peuvent venir sur le projet. Donc GitHub est effectivement une des plateformes de référence sur le sujet, mais en fait il n’y a pas de restriction spécifique. Si vous voulez être sur la forge Framagit, OW2, GitLab, FSFE, que sais-je, en fait ce qui est important c’est : on va mettre en avant les capacités sociales de trouver les contributeurs.
Le code est ouvert donc en termes de réversibilité il y a quand même la possibilité de le reprendre, de le retravailler, de le passer sur une autre instance.
Un partenariat qu'il est peut-être intéressant de souligner c’est le partenariat qui a été fait avec Software Heritage qui est, en fait, la bibliothèque d’Alexandrie des codes sources et pour lesquels, justement, ils vont archiver les dépôts de code publiés par l’administration. Ça a vocation à être centralisé et, justement, à donner un petit peu cette réversibilité pour garantir qu’on ne perdra jamais les codes ou l’historique de ces codes parce que Software Heritage garde aussi l’intégralité de l’historique.
Donc voilà ! GitHub, pas GitHub, chacun est libre de sa décision. L’avantage de Git c’est d’être décentralisé. Il y a cette capacité-là, on en profite, on la met en avant et on laisse les chefs de projet choisir l’endroit où ils se sentent le plus à l’aise. La seule contrainte qu’on pose c’est d’être sur des comptes d’organisations. On ne veut pas être sur des comptes personnels qui ont vocation un petit peu à disparaître ou autre. C’est important de pouvoir mettre une certaine gouvernance sur la création de groupes d’organisations.

Frédéric Couchet : Merci pour la réponse. L’un des défis, donc, c’est la création d’une communauté de contributeurs et je pense qu’on va en reparler après la pause musicale. Avant la pause je vais préciser que Software Heritage est un projet porté notamment par l’Inria et Roberto Di Cosmo. Nous aurons Roberto Di Cosmo dans Libre à vous !, pour le moment je ne sais pas quand, mais en tout cas nous l’avons convié à venir pour présenter ce projet effectivement absolument magnifique.

Nous allons faire une pause musicale avant de revenir sur le sujet et de parler notamment de la contribution. Nous allons écouter La traversée de Max Livio avec Iko Tuff by Skunky Skanky. Je ne sais pas si j’arrive à le dire correctement et on se retrouve en tout cas juste après ça.

[Pause musicale : La traversée de Max Livio avec Iko Tuff par Skunky Skanky]

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site causecommune.fm. Nous avons écouté La traversée de Max Livio, qui est disponible en licence CC BY-SA. La référence est évidemment sur le site de l’April donc april.org.
Nous allons continuer notre sujet notre sujet avec Mathilde Bras, Étienne Gonnu et Laurent Joubert sur la « DSI de l’État » entre guillemets, la Direction informatique de l’État quelque part. Nous parlions juste avant la pause musicale de l’importance, plutôt du défi de créer des contributeurs, des contributrices. Le logiciel libre ce n’est pas simplement du code, ce sont aussi des gens qui contribuent. Il y a un projet ou une initiative, je sais pas, tu vas nous dire, peut-être Laurent, qui a été lancé récemment, qui s’appelle Blue Hats, donc « Hackers d’intérêt général ». Qu’est-ce que c’est que cette initiative, Laurent Joubert ?

Laurent Joubert : Tout à fait. C’est le référent logiciel libre de l’État, Bastien Guerry, qui a eu l’idée de Blue Hats. L’objectif c’est de fédérer toutes les personnes qui travaillent sur des projets d’intérêt général, des projets libres d’intérêt général. Le point qui est important c’est que ça ne se limite pas aux développeurs. Que vous soyez utilisateur, designer, data scientist ou autre, l’objectif c’est de pouvoir permettre la création d’une communauté de gens qui travaillent sur des projets utilisés par l’administration ou qui pourraient être utilisés par l’administration et de favoriser aussi les liens entre la sphère civile, la société civile et l’administration. L’objectif c’était un petit peu d’ouvrir les personnes qui travaillaient sur ces projets, leur permettre d’être reconnues à l’extérieur et d’attirer aussi des gens qui ont envie de s’impliquer, qui ont envie de travailler à l’intérêt général et, en fait, d’avoir un impact concret sur des projets pour que ce soit directement utilisé par l’administration. C’est vraiment l’objectif premier de la création de cette communauté.

Frédéric Couchet : D’accord. Donc c’est une création récente, quelques semaines je dirais.

Laurent Joubert : C’est un test.

Frédéric Couchet : C’est un test.

Laurent Joubert : Ça a été évoqué lors de la dernière émission, juste avant le Paris Open Source Sunmmit ; Caroline Corbal en avait parlé. Le point qui est important c’est qu’on reprend, effectivement, un petit peu une culture hacker avec le côté Blue Hats.

Frédéric Couchet : Chapeaux bleus.

Laurent Joubert : L’objectif ce n’était pas de faire de l’anglais ! Donc les chapeaux bleus, pour justement montrer que c’est quelque chose que tout le monde peut s’accaparer ou autre. Il y a ce côté hacker, c’est-à-dire ce côté : je vais essayer de modifier et d’utiliser les règles existantes pour obtenir un impact direct au sein de l’administration.
C’est en expérimentation aujourd’hui, on n’a pas la prétention d’en faire un mouvement ou quoi que ce soit, mais si des gens peuvent venir avec n’importe quel chapeau bleu au sein d’un évènement public pour dire « moi je suis mainteneur, je suis à l’origine d’un projet d’intérêt général et je souhaite pouvoir en discuter avec d’autres », ça permet d’être identifié, ça permet de discuter avec d’autres. En fait on se rend compte que ces gens-là ont tous une fibre un peu spéciale de vouloir travailler à l’intérêt général donc créer cette communauté peut être vraiment bénéfique pour l’administration et la forcer, un petit peu, à s’ouvrir et à découvrir ce qui se passe en dehors des murs de l’administration centrale.

Frédéric Couchet : Souvent on croit que le terme « hacker » ce sont des personnes très techniques, alors qu’en fait pas du tout. Mathilde Bras, est-ce que cette initiative Blue Hats, ce programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général », c’est réservé justement aux gens, aux personnes ayant des compétences techniques fortes ou, au contraire, est-ce que tout le monde peut participer ?

Mathilde Bras : Je pense que le programme « Hackers d’intérêt général » et « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » c’est justement de pouvoir faire se rencontrer des mondes différents, Laurent a dit la société civile et l’administration et, au sein de l’administration, ce sont en effet des personnes qui ont des compétences techniques sur le numérique et d’autres qui ont des compétences techniques sur l’administration. Pour donner quelques exemples, au sein du programme « Entrepreneur.e d’Intérêt Général » on a eu des histoires assez incroyables où des personnes qui avaient une spécialité de métier, en l’occurrence c’était le métier d'archiviste, se sont initiées aux méthodes agiles, au développement numérique collaboratif, etc. Donc on voit bien que ces espaces, donc « Hackers d’intérêt général », « Entrepreneur.e d’Intérêt Général », sont des espaces de médiation aussi pour faire monter en compétences à la fois l’administration sur le numérique et les personnes plus compétentes en informatique sur l’administration. Donc c’est assez intéressant. Il y a un autre exemple qui, personnellement, me touche beaucoup, ce sont des anciens entrepreneurs d’intérêt général qui sont en train de monter une association sur la transparence des médias et qui sont en train de mettre en place une communauté. Pareil, c’est très expérimental, mais une communauté de personnes qui veulent créer des outils open source.

Frédéric Couchet : Voire libres.

Mathilde Bras : Pardon ?

Frédéric Couchet : Voire libres.

Mathilde Bras : Voire libres, à disposition des journalistes, de chercheurs, de citoyens pour décrypter, déchiffrer la façon dont les médias parlent de l’actualité, la façon dont l’actualité parle de la presse, etc. On voit bien que ces espaces-là sont des espaces de confiance, des espaces de médiation. Ce sont des espaces d’apprentissage qui paraissent quand même assez essentiels aujourd’hui aussi pour déconstruire certaines croyances et adresser quelques irritants que peuvent rencontrer des personnes non geeks comme moi qui, parfois, commencent à s’énerver quand un logiciel libre n’est pas ergonomique. Donc ça permet aussi de faire entrer dans tout ça des designers qui sont très importants pour aider à la prise en main de certains outils.

Frédéric Couchet : Excellent ! Tu parles de design, ça me fait penser qu’il y a une excellente émission que vous pouvez écouter sur Cause Commune, un podcast, c’est l’émission Pause commune avec Manuel Dorne. Je ne me souviens pas. Corrige-moi Olivier.

Olivier Grieco : C’est Geoffrey, Manuel c’est Korben.

Frédéric Couchet : C’est Geoffrey, excuse-moi, Manuel c’est le frère. Je la refais : c’est avec Geoffrey Dorne.

Olivier Grieco : Et c’est l’épisode 14 de Pause commune.

Frédéric Couchet : Donc c’est l’épisode 14 de Pause commune. Pause commune c’est tous les mardis de 12 heures à 14 heures et j’avais écouté l’émission. Geoffrey est vraiment excellent et il fait du design.
Écoutez merci Mathilde et Laurent. Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter pour cette première émission ou est-ce que ça vous paraît bien ?

Mathilde Bras : On vous remercie de votre invitation, en tout cas.

Frédéric Couchet : Ça me paraît très bien. En tout cas je vous remercie de votre présence. Vous allez rester avec nous pour le sujet suivant. Je rappelle que nous avions avec nous Mathilde Bras de la mission Etalab et Laurent Joubert de la DINSIC. Je n’ai pas encore la date fixée, mais nous aurons prochainement le référent logiciel libre, Bastien Guerry, dont il a été question plusieurs fois. Je vais juste finir. Tout à l’heure, je ne sais pas si c’est Laurent ou Mathilde qui a expliqué qu’il y avait des libristes effectivement présents à la DINSIC et à la mission Etalab et c’est vrai, on ne va pas le cacher, avec Laurent on se connaît depuis de nombreuses années, avec Bastien Guerry aussi. Je pense que c’est un point très positif ces évolutions : avoir des gens qui viennent des communautés, qui connaissent les communautés du Libre et qui travaillent effectivement au sein de l’administration ; vraiment c’est une évolution positive !

Nous allons aborder notre dernier sujet. Étienne Gonnu a un défi parce que nous allons aborder un sujet qui est quand même loin d’être simple mais qui est très important. Depuis le 1er janvier 2018, c’est évidemment tout récent, toute personne utilisant un logiciel ou système de caisse doit détenir un document attestant de la conformité de son outil à la réglementation visant à lutter contre la fraude à la TVA, un dispositif inscrit à l’article 286.3bis du Code général des impôts et initialement issu de la loi de finances pour 2016, date à laquelle l’April, l’association dont nous faisons partie, s’est engagée pour la promotion et la défense des logiciels libres ayant des fonctions d’encaissement. Donc le sujet logiciels libres de caisse et loi de finances. Est-ce que tu peux nous faire un petit point de la situation sur ce sujet très important ?

Étienne Gonnu : Tu as déjà très bien résumé, je pense, ce qu’est ce dispositif. Effectivement on s’est mobilisé sur ce sujet dès qu’il a été voté, fin 2015, dans la loi de finances pour 2016. Comme tu le dis il est en vigueur depuis 2018, mais, depuis le premier janvier 2019, c'est-à-dire depuis moins d’une semaine, c’est la fin d’une période de tolérance administrative. C’est-à-dire que c’est souvent le cas la première année, tant qu’on montre qu’on fait de son mieux pour s’adapter aux dispositions, l’administration se montre tolérante. Là, maintenant, on va dire qu’il prend ses pleins effets.
Par rapport aussi, je trouve, à la manière dont tu as commencé à introduire, ce dossier est très intéressant notamment parce qu’il est révélateur, on va dire, d’un rapport plus ouvert, plus confiant envers le logiciel libre. On voit pas mal que l’autorité publique ou le législateur, et ça s’est retrouvé dans cette loi, ont un rapport à l’informatique qui reste assez ancré dans un paradigme d’une informatique pensée en silo, d’une informatique opaque et privatrice et c’était un peu le point de départ. C’est là où on était très inquiets sur ce dispositif réglementaire. Mais ce dossier a été très marqué par des rapports et des échanges très ouverts, très constructifs avec l’administration et, de ce point de vue-là, c’était aussi un dossier très intéressant sur lequel travailler. D’une situation qui, au départ, et je vais développer par la suite, était très inquiétante pour les libertés informatiques, on arrive aujourd’hui à une situation qui nous paraît très acceptable, en fait, pour le logiciel libre. Bien sûr il y a des pistes d’amélioration, mais on n’est plus dans la phase de défense des libertés informatiques ; la véritable menace est passée. Maintenant on en est à envisager des pistes d’amélioration donc c’est quelque chose de très positif ; c’est agréable, aussi, d’avoir des résultats positifs et des échanges aussi constructifs avec l’administration.

Comme tu le disais, le but du dispositif c’est de lutter contre la fraude à la TVA avec des systèmes de caisse. À l’époque certains logiciels permettaient, en fait, d’effacer des ventes et quand l’administration fiscale venait contrôler, eh bien de la vente lui était dissimulée et la personne pouvait, en gros, garder la part de la TVA pour elle-même ; elle faisait du marché noir ! Le but, comme tu l’as exprimé, c’est de lutter contre ça.
On n’est pas obligé d’utiliser un logiciel pour faire les encaissements, mais si jamais on l’utilise, il faut avoir ce document qui dit, effectivement, que le logiciel utilisé satisfait les conditions d’inaltérabilité, de sécurisation, de conservation et d’archivage des données. En fait, c’est la transcription de principes comptables classiques.
Il y a effectivement deux possibilités. Soit une autorité de certification – la plus connue sans doute c’est l’Afnor – valide la conformité du logiciel, là elle va valider une version d’un logiciel. Ou alors c’est une entreprise, généralement pour le logiciel libre ce sera un intégrateur, qui va attester pour son client, individuellement, de la conformité du logiciel qu’il va utiliser. Globalement c’est quand même plutôt le mécanisme qui sera le mieux adapté au logiciel libre.

Comme je le disais, initialement ce texte était très inquiétant pour nous parce que, tel qu’il était rédigé, il y avait une forme d’interdiction de fait de la liberté de modification ; en gros il imposait un modèle pensé en boîte noire. Ce qui faisait qu'il pouvait créer, tel qu’on le pouvait lire, une forme de responsabilité infinie pour l’éditeur. C’est-à-dire que si l’utilisateur fait une modification qui fait que le logiciel devient non conforme à la loi, qu’en est-il de la responsabilité de l’entreprise qui a fourni l’attestation ? C’était vraiment notre inquiétude première. C’est ce qui a initié notre action dès janvier 2016, avec cette question, déjà, de comment garantir la liberté de modification des logiciels libres de caisse par leurs utilisateurs sans faire porter une forme de responsabilité infinie sur les entreprises, sur les éditeurs. Et, plus généralement finalement, pour agir aussi pour sortir du paradigme d’une informatique pensée en boîte noire.
En fait ce genre de dossier c’est aussi, justement, l’occasion, et ça s’est montré plutôt favorable, d’une certaine action de sensibilisation auprès de l’administration.

Je fais une mini-parenthèse pour parler d’un principe dans le droit qui, ici, était justement l’objet principal, c’est le principe de proportionnalité. En gros très bien, on accepte : la lutte contre la fraude à la TVA est, bien sûr, un principe d’intérêt général ; elle répond à l’intérêt général mais il faut que les libertés pour répondre à cette problématique soient aussi peu limitées que nécessaire ; donc aussi peu de contraintes que nécessaire, autant de libertés que possible. C’est vraiment un principe fondamental, d’ailleurs un des premiers qu’on apprend lorsqu’on étudie le droit.
Notre message c’était celui-là, c’était de dire : OK, vous défendez un objectif d’intérêt général, un objectif légitime, mais il n’est pas nécessaire de limiter autant les libertés informatiques pour y parvenir et même, au contraire, le logiciel libre est plein de vertus : par la transparence notamment il peut être un outil qui va favoriser vos objectifs.
On peut dire qu’on a été globalement bien entendus. Maintenant on a un texte beaucoup plus proportionné, des définitions beaucoup plus claires et, notamment, une définition claire et précise du logiciel libre, basée sur les quatre libertés.

Avant sommairement d’entrer dans les détails du dispositif, en quoi, finalement, il répond à cette prérogative, très rapidement un bref historique et, pour ça, je mentionne rapidement un document qui est absolument fondamental qui est le BOFiP, le Bulletin officiel Finances publiques-Impôts et, en fait, qui correspond à la manière dont l’administration interprète la loi et comment elle entend appliquer le dispositif. Il est extrêmement important parce qu’il est opposable à l’administration, il a valeur de loi et c’est là-dessus qu’on a pu agir pour améliorer la situation.
En 2016 la loi est passée. On a rencontré Bercy assez rapidement, en janvier ; des échanges constructifs, de bons échanges, ce qui fait qu’en août 2016 on a une première version du BOFiP, donc la section consacrée au sujet qui porte le joli nom de BOI-TVA-DECLA 30-10-30, le lien sera bien sûr sur l’April, sur le site de l’April. Ça c’était une première avancée ; elle était importante notamment parce que, dans cette section, il y avait une définition claire du logiciel libre qui reconnaissait explicitement la compatibilité du logiciel libre au dispositif.
En juin 2017 le gouvernement a répondu dans un communiqué de presse à une inquiétude croissante, notamment exprimée par un collectif important d’autoentrepreneurs, parce qu’il y avait une problématique importante, enfin un questionnement important sur la place, le périmètre exact du dispositif à savoir : est-ce que les logiciels de gestion sont contenus dans le dispositif ? Le gouvernement a dit clairement non et, suite à ce communiqué de presse, ils ont traduit cela dans la loi de finances pour 2018. Effectivement, ce sont vraiment les fonctions de caisse qui sont prises en compte.

En fait ce communiqué de presse nous a aussi permis de reprendre contact avec Bercy. On a renoué des échanges avec une nouvelle équipe tout aussi attentive à nos arguments. Ils ont ensuite fait un appel à commentaires sur leur projet d’une mise à jour du Bulletin officiel, de leur doctrine, auquel on a contribué et cette nouvelle doctrine, enfin cette mise à jour de la doctrine fiscale du BOFiP a été publiée en juillet 2018. Là encore on voit vraiment un effort de clarification important avec, à notre sens, des avancées pour une meilleure prise en compte du logiciel libre et certaines de nos propositions ont été reproduites dans ce BOFiP.

Sans rentrer dans les détails, ce qui est important pour le logiciel libre c’est que, déjà, il y a une bonne définition du logiciel libre. La notion d’éditeur est importante, qu’il faut vraiment entendre dans un sens très large, et c’est justement parce qu’elle est large, qu’elle est utile et souple, qu'elle permet une clarification des responsabilités entre ce qui va relever de la responsabilité de l’éditeur et de la responsabilité de l’utilisateur et des utilisatrices. En gros, tout simplement, tant que la personne modifie des parties du logiciel qui ne concernent pas les fonctions de caisse elle est parfaitement libre de le faire sans que cela remette en cause la validité du document qu’elle détient pour justifier de la conformité de son logiciel. En revanche, si elle modifie une fonction qui va relever de l’encaissement, donc des quatre conditions importantes que j’évoquais, l’inaltérabilité, etc., à ce moment-là elle va être considérée comme éditrice elle-même du logiciel. Le document va être invalidé et donc elle va devoir refaire certifier le logiciel nouvellement développé.

On détaille cela mieux. On a fait une analyse et je vous invite à aller la lire si ça vous intéresse. On a aussi une liste où on discute de ces sujets où vous pourrez avoir plus de détails, mais c’est vraiment là où le dispositif, où le BOFiP répond à nos inquiétudes principales, en distinguant bien ce qui va relever de la responsabilité de chacun et aussi en abaissant le niveau des obligations. On avait peur qu’il y ait une forme d’obligation absolue et typiquement irréalisable, notamment sur ce qu’on a appelé la notion d’inaltérabilité en reconnaissant ce qu’on appelle un peu l’état de l’art. C’est-à-dire que tant qu’on fait au mieux par rapport au niveau des connaissances et aux possibilités techniques, au moment où on le fait, ce qu’on a appelé l’homme de l’art, ce que l’homme de l’art est capable de faire, on est considéré comme satisfaisant les conditions.

Donc le texte est nouveau, il va vivre, il va y avoir des jurisprudences. On va continuer à suivre ce texte. Comme je vous le disais, ce qui est absolument à noter c’est qu’on est partis de très loin et, d’un texte initial relativement désastreux, pour dire les choses, on est vraiment arrivés, suite à des échanges très constructifs, à un texte vraiment acceptable. On va donc continuer dans l'objectif de renverser le paradigme du rapport très fermé à l’informatique. On a suivre les différents sujets sur l’attestation, sur l’attestation pour soi-même. Ce sont des sujets très variés et assez complexes il est vrai. Je pense qu’on est dans une démarche positive qu’on va essayer de poursuivre avec l’administration.

Frédéric Couchet : Écoute merci Étienne pour cette présentation. Comme tu viens de le signaler on a publié, enfin tu as publié une analyse détaillée à la fois sur le site de l’April et sur le site LinuxFr.org ; c’est dans les références sur la page consacrée à l’émission. Je tiens à remercier le travail qui a été fait à la fois par les bénévoles de la liste comptabilité et par Étienne sur ce sujet parce que c’est un échange entre bénévoles et salariés de l’association et saluer aussi l’écoute, comme tu le disais, du ministère des Finances. On partait de loin mais avec des gens qui écoutent et même qui lisent les commentaires sur LinuxFr, comme nous l’a confirmé l’une des personnes dans un rendez-vous à Bercy, on a pu avancer. Merci Étienne. Les personnes qui veulent lire une analyse plus détaillée peuvent aller sur le site de l’April ou sur le site de LinuxFr.

Étienne Gonnu : La liste de discussion est un très bon endroit pour obtenir des informations même pratiques. Si vous avez des questions pratiques sur ce dispositif, n’hésitez pas à venir faire un tour.

Frédéric Couchet : L’inscription est ouverte à toute personne.

Nous approchons de la fin de l’émission. On va passer à quelques annonces.

D’abord une boîte vocale : la radio Cause Commune a mis en œuvre, a mis en route récemment une boîte vocale. Si vous avez envie de faire connaître votre travail, si vous voulez parler d’un projet important, cet outil sympa et utile vous permet de laisser un message pour parler d’un projet qui vous tient à cœur ou de déclamer un poème ou de faire un coup de gueule. Vous pouvez appeler le numéro suivant : 01 88 32 54 33, je répète 01 88 32 54 33, votre message passera peut-être à l’antenne et même plusieurs fois sans doute, ça dépend des lutins radiophoniques comme il est indiqué sur le message d’accueil. La durée maximale d’un message est de dix minutes. N’hésitez pas à l’utiliser pour faire part d’un projet, faire un coup de gueule, en tout cas de passer le message que vous avez envie de faire passer.

Dans les actualités à venir, on va aller plus rapidement que d’habitude, car comme nous sommes une hebdomadaire, on peut se permettre d’aller plus rapidement vu que chaque semaine on pourra faire des annonces. Des amis en Suisse nous ont demandé d’annoncer les Rencontres Hivernales du Libre 2019 qui auront lieu du 25 au 27 janvier 2019 à Saint-Cergue en Suisse. Ces rencontres sont des évènements qui ont pour but, annuellement, de rassembler les forces suisses du logiciel libre et préoccupations annexes, comme il est marqué sur le site, donc sans doute données publiques et autres. Les personnes qui organisent souhaitent que les inscriptions se fassent avant le 13 janvier. Donc n’hésitez pas à aller vous inscrire. Je vais vous donner l’URL du site, c’est donc 2019.hivernal, h, i, v, e, r, n, a, l, point es. Si vous ne retenez pas le site vous allez sur le site de l’Agenda du libre et vous retrouvez cet évènement, agendadulibre.org.
Dans les autres évènements, jeudi soir à Paris à la FPH, il y a la soirée de contribution au Libre, comme chaque jeudi.
L’apéro April parisien a lieu vendredi 15 janvier, donc fin de semaine.

Étienne Gonnu : 11.

Frédéric Couchet : 11 janvier, effectivement, bonne remarque ; Étienne sera présent. Il y a un apéro April à Montpellier le 17 janvier. Un premier apéro à Marseille le 18 janvier 2019. Évidemment vous retrouvez sur le site de l’Agenda du Libre tous les évènements qui se passent en France et ailleurs.

Comme je vous le disais en début d’émission, en 2018 notre émission était une mensuelle, mais pour pouvoir traiter plus de sujets, être réactif par rapport à l’actualité, nous avons décidé que l’émission deviendrait un rendez-vous hebdomadaire à partir de ce mardi. Donc on se retrouve dès la semaine prochaine et je crois que cette émission de la semaine prochaine est attendue quand même par beaucoup de monde. On va parler des conditions d’accès aux documents administratifs avec la présence, vraiment là on les salue, de Xavier Berne journaliste à Next INpact, Tangui Morlier de Regards citoyens et Marc Dandelot le président de la CADA. Nous parlerons effectivement de la mise en œuvre de l’accès aux documents administratifs et nous parlerons, notamment, d’un avis récent de la CADA qui est en lien à la fois avec Next INpact, l’April et un des ministères qui a du mal à mettre en œuvre, sans doute, la priorité, en tout cas les directives logiciel libre, qui est le ministère de la Défense qui, aujourd’hui, s’appelle le ministère des Armées. Je vous invite la semaine prochaine à écouter l’émission sur l’accès aux documents administratifs et ça concerne tout le monde.

Notre émission se termine. Vous retrouverez sur notre site web april.org toutes les références utiles et également sur le site de la radio, causecommune.fm. N’hésitez à nous faire des retours pour nous indiquer ce qui vous a plu, d’éventuelles suggestions, des points d’amélioration.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée. On se retrouve la semaine prochaine et d’ici là portez-vous bien.

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