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Privacy by Design - Matthias Dugué

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Matthias Dugué

Titre : Privacy by Design
Intervenant : Matthias Dugué, Tech Evangelist at alwaysdat
Lieu : Web2day - Nantes
Date : juin 2018
Durée : 28 min
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Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Surgissant du passé, le concept de Privacy by Design devient populaire auprès des startups qui s’empressent de s’estampiller « Privacy compliant ». Mais protéger les données des utilisateurs, ça signifie quoi concrètement ? Quelles sont les mesures et les concepts nécessaires à la mise en place d’un service réellement Privacy by Design ? Quels sont les conséquences techniques et les pièges à éviter pour ne pas sombrer dans une formule creuse ? Comment l’écosystème Open Source peut-il, par nature, fournir les éléments essentiels à la protection de la vie privée de nos utilisateurs ?

De 1978 à aujourd’hui, voyons comment mettre en place une stratégie Privacy by Design, basée sur des solutions Open Source, réellement efficace.

Transcription

L’idée ça va être de parler de Privacy by Design pendant la demi-heure qui vient, à peu près. L’idée c’est de vous expliquer un peu le concept, pourquoi Privacy by Design, d’où ça vient quels sont les enjeux, techniquement qu’est-ce que ça implique.

Il y a des développeurs dans la salle ? Des concepteurs dans la salle ? OK ! Développeurs, architectes techniques, designers UX, des gens qui arrivent encore ; c’est génial ! Il y a de la place encore devant si vous voulez. OK ! Ça marche !

Qui a déjà entendu parler du concept de Privacy by Design ? OK ? J’ai une vingtaine de mains qui se lèvent dans la salle. Qui a déjà entendu parler du RGPD ou GDPR ? La salle entière lève la main. Qui n’en a jamais entendu parler ? OK ! Visiblement les médias font leur boulot. C’est plutôt une bonne chose.

L’idée c’est que ce règlement européen sur la protection des données personnelles, RGPD, GDPR, tout ça, prône Privacy by Design comme un core concept, concept essentiel à la protection de la donnée personnelle dans nos services et dans notre espace numérique. Le problème c’est que c’est un concept qui n’est pas forcément nouveau, mais c’est un concept qui est quand même assez nébuleux. Ça fait un joli petit bruit, ça fait pong ; c’est donc le moment où je n’ai pas de slide et où je vais tout faire à la voix si ça continue ; ça va être formidable ! J’invoque donc la régie pour faire un petit miracle ; en même temps je continue de vous parler un peu.

Je ne sais pas si vous avez vu le talk en Maxi [Salle Maxi, NdT] qui s’appelait « Homo Deus » [Homo Deus ou le syndrome Peter Pan, NdT] un tout petit peu avant. L’idée qui était présentée dans ce talk, qui était extrêmement intéressante et qui parlait d’intelligence artificielle et des progrès technologiques vers lesquels on se rend à l’heure actuelle, c’est qu’on est dans un environnement où, concrètement, on a une technologie qui avance à toute vitesse, qui va très vite, qui amène plein de nouveautés, mais on n’est pas forcément matures pour réussir à faire face à cette technologie qu’on fait monter et qui est un gain de puissance délirant. Donc il va falloir, à un moment ou à un autre, faire en sorte qu’on fasse un peu attention à ce qu’on fait et notamment attention à la donnée personnelle.

Là, mine de rien, j’essaie de vous amener sur des concepts un peu neufs à savoir qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités – je pense que je vous apprends rien, celui-là vous l’avez déjà entendu quelque part ; vous en connaissez même la source ; l’idée c’est que les données personnelles des utilisateurs avec lesquelles on va jouer il va falloir en prendre soin. Déjà parce que ce ne sont pas les nôtres, les utilisateurs nous les confient et puis parce que, à terme, il va falloir les exploiter de façon intelligente et éthique.

La privacy aujourd’hui concrètement on en est où ?

Aujourd’hui, en 2018, la data on a beaucoup dit que c’était le pétrole du 21e siècle, que c’était quelque chose d’assez majeur, c’est ça qui nourrit nos algorithmes ; ce qui est important ce n’est pas l’algo, c’est la data, etc. Dans les faits c’est vrai. La data est le cœur essentiel de nos métiers, de nos business. Le problème c’est que ce n’est pas que du pétrole, c’est aussi que c’est une bulle économique délirante parce qu’on se retrouve dans un écosystème où on a des business qui sont financés par des investisseurs qui injectent une quantité de fric massive dans des start-ups, dans des nouvelles technos, dans des nouveaux concepts, etc., en espérant parier sur le bon cheval et qu’à la fin ça rapporte, et le cœur même de ce business, grosso modo, c’est la donnée personnelle qui va être collectée, analysée, monétisée, etc.

Donc on a des grosses boîtes qui pompent de la donnée parce que c’est leur modèle économique, parce que c’est comme ça qu’elles font rentrer du cash derrière et ce sont ces données-là qu’elles monétisent.
On a des petites boîtes qui collectent de la donnée et qui n’ont même conscience qu’elles collectent de la donnée. Je ne sais pas si vous avez déjà monté un PrestaShop1 ; je parle de PrestaShop parce que la majorité des tout petits business qui vendent en ligne généralement c’est le petit truc de base qu’elles utilisent, même si PrestaShop n’est pas si petit, mais si vous utilisez les templates de base de PrestaShop par défaut vous demandez à votre utilisateur, votre client, sa date de naissance, même si c’est pour lui vendre des stickers ; là il y a un problème, vous collectez trop de données, et souvent vous n’avez même pas conscience que vous collectez trop de données.
Vous avez des start-ups qui pompent de la donnée parce qu’elles voudraient faire comme les grands, parce que Facebook le fait donc c’est bien, il faut le faire, il faut faire pareil ! Et on a quantités d’étudiants en école de commerce qui montent des business où ils se disent qu’ils vont pomper de la donnée comme Facebook. Le problème c’est que Facebook aujourd’hui, eux leur modèle c’est de faire de la régie publicitaire donc c’est monétiser de la donnée personnelle de leurs utilisateurs et c’est tout ce qu’ils détestent faire. C’est-à-dire concrètement, dans les études de Facebook aujourd’hui, ils disent explicitement que s’ils pouvaient faire autrement que de la régie pub ils le feraient. Même Facebook n’a pas envie d’être Facebook ! Donc vouloir être comme Facebook, à un moment il y a comme un non-sens.

Donc on en est là. Ça pompe à tout-va, on récupère de la donnée, on récupère de la donnée, on se l’échange, ça circule dans tous les sens, on ne sait même plus où ça va !

Il y a des gens à qui ça parle cette image ? Il y a des gens qui savent ce que c’est ou pas ? Souvent les gens ne savent pas ce que c’est ; c’est cool ! Vous, derrière le streaming, je vous le dis tout de suite, personne n’a levé la main. Cette image c’est le logo de Cambridge Analytica en 2016 pendant la campagne de Trump.

Je vous rappelle le scandale Cambridge Analytica.

Cambridge Analytica est une filiale d’une plus grosse structure qui est un armateur et qui fait notamment de l’arme numérique, entre autres, des dispositifs de surveillance et tout ; l’idée qu’ils se disent c’est qu’ils vont mettre en place un dispositif qui va permettre un, de faire de la prédiction sur les tendances, notamment les tendances géopolitiques, et deux, essayer de faire de la manipulation de masse pour essayer d’orienter les résultats et voir si ça peut fonctionner ou pas. Pour faire ça, ils mettent en place un petit jeu sur Facebook, un quiz comme on en voit plein et comme on est nombreux à jouer dessus, quand on joue sur des quiz. Par ce biais-là ils vont récupérer les données des gens qui installent le jeu et qu’autorise le jeu sur la plateforme, mais ils vont aussi pomper les données des amis de ces gens-là. Et par ce biais-là – au début on a essayé de minimiser un peu l’impact puis petit à petit on s’est rendu compte que ça grossissait, ça grossissait – visiblement ils auraient récupéré la quasi-totalité des contenus ; la quasi-totalité ! C’est ce qu’ont tendance à révéler les dernières enquêtes sur le sujet.
C’est massif ; c’est énorme. Et ça utilise un trou de permission dans Facebook où on dit « à partir du moment où on autorise l’application on peut aussi récupérer les données des comptes amis, etc. »
On a beaucoup blâmé Facebook en disant « oui, il y a un trou dans les systèmes de permission, etc. » Sans doute que Facebook est parfaitement coupable dans l’histoire et que Facebook a sa part de responsabilité, ils ont beaucoup communiqué sur le sujet, certes, le problème c’est qu’à un moment les permissions étaient demandées à l’utilisateur. On a demandé aux gens : « Voulez-vous partager aussi les données de vos amis ? » Les gens ont dit oui ; les gens disent oui ! Parce qu’on a éduqué nos utilisateurs à ne pas lire nos permissions ; on leur a appris que c’était chiant, qu’il ne fallait pas lire ! Si on avait des conditions générales de dingue il fallait signer avec son sang en bas de la feuille et après on s’en foutait ! Donc les gens ne lisent pas. Ils cliquent ! Et le problème aujourd’hui c’est que votre utilisateur et votre utilisatrice s’en foutent de savoir comment ça fonctionne, quelle est la permission, quel est le droit d’utilisation, qu’est-ce qu’on va en faire. Ça ne les concerne pas ; ils s’en tapent !
Ils s’en tapent parce que si vous leur donnez trop de pouvoir eh bien c’est trop compliqué à comprendre ; il y a des pages de permission énormes ; vous êtes déjà allé dans les permissions Facebook ? Vous avez déjà vu à quoi ça ressemble ? Personne n’a vomi ? Sérieusement ! C’est impossible à comprendre ; c’est délirant ! Et tous les systèmes de permission avancée, tout, tout fonctionne comme ça ; c’est dingue ! Donc ça rend les choses trop complexes. Et en plus, ça a un effet pervers, c’est que vous donnez l’impression à votre utilisateur que vous le protégez bien parce que vous lui donnez la possibilité de régler plein de choses, alors qu’en fait ce n’est pas le cas. Peut-être que vous n’allez pas le protéger correctement à un endroit donné et ça, votre utilisateur n’en a pas conscience. Et quand il découvre ça et quand les données sortent, type Cambridge Analytica, tout le monde râle, en même temps tout le monde a cliqué. Parce que ce n’est pas un enjeu public ; les gens s’en foutent en fait. Les gens, il va falloir les protéger d’eux-mêmes parce que les gens ne peuvent pas se protéger tout seuls. Encore une fois, c’est ce qu’on disait juste avant dans ce fameux talk« Homo Deus », on n’est pas matures, donc il va falloir prendre des décisions pour les gens.

En 1999, David Gerrold qui est un auteur de science-fiction américain qui écrivait pour Sm@rt Reseller qui est un magazine de l’informatique de l’époque un article2 qui s’appelait « Future of computing » dans lequel il décrivait un peu le futur de ce qu’il imaginait pour les ordinateurs, etc. 1999 ; il y a 20 ans. Donc il explique qu’il a une télé, il a une radio, il a un PDA [personal digital assistant] – il y en a qui ont connu les PDA ? Il y a des gens qui hochent la tête ; vous aussi vous êtes vieux ! Bienvenus ! – j’ai un téléphone portable dans la poche, voilà, j’ai ce genre de choses, tout ça va fusionner dans un device qui fera à peu près cette taille-là, moins d’un centimètre d’épaisseur, la taille de l’écran sera probablement un peu variable ça dépendra de l’usage qu’on en a, avec une batterie dedans qui sera suffisamment autonome. Bref, il décrit précisément, très précisément ce qu’est le smartphone et il le décrit il y a 20 ans de ça. Et il conclut en disant : I call this device a Personal Information Telecommunication Agent, or Pita for short. The acronym also stand for Pain In The Ass, which it is equally likely to be, because having all that connectivity is going to destroy what's left of everyone's privacy. Et de fait, c’est ce qui s’est passé. Avec le smartphone on a abandonné les derniers petits lambeaux de vie privée qu’on espérait avoir dans nos espaces numériques et on s’est offert corps et âme aux gens qui cultivent notre donnée et qui la monétisent sans même nous rendre un centime. Je vous rappelle que ce que coûterait Facebook à un utilisateur aujourd’hui, c’est 5 euros par mois. C’est-à-dire que pour 5 euros par mois, ils n’auraient pas besoin de la pub pour se financer, de monétiser vos données que vous leur donnez gratos. Vos données !

Donc on en arrive au concept de Privacy by Design.

Privacy by Designça date de 1995, quasi 25 ans. J’arrondis ; j’aime bien arrondir. En gros d’où ça vient ? C’est l’équivalent de la CNIL en Ontario, au Canada et l’équivalent de la CNIL aux Pays-bas qui se rassemblent, qui publient un rapport avec l’aide d’une faculté des Pays-bas et qui expliquent pourquoi la liberté numérique est importante, pourquoi la protection de la vie privée est importante ; qui érigent un concept Privacy by Design et qui considèrent que c’est de cette manière qu’on va réussir à protéger la vie des utilisateurs. C’est un travail universitaire, c’est assez dense, c’est assez touffu et surtout, ça n’a pas beaucoup d’applications pratiques ; on ne se rend pas trop compte de comment ça peut-être mis en place. La preuve c’est que 15 ans plus tard ça ne sera toujours pas le cas et dans un sommet qui rassemblera l’équivalent des CNIL internationales, donc tous les commissaires internationaux à la protection des données personnelles des individus, ils établiront ensemble que Privacy by Design est le concept essentiel nécessaire pour la protection des utilisateurs. 15 ans plus tard ! Là on en est à 25 et on vient de mettre en application un règlement européen qui dit « il va falloir penser à le faire ». C’est bien, on avance !

Comment ça se décrit ? Ce sont 7 lois qu’on a décrit sous le nom des 7 lois de l’identité que je vous décris rapidement.

En gros c’est :

  • il va falloir être proactif : vous ne pouvez pas attendre que votre donnée sorte, vous ne pouvez pas attendre qu’il y ait un problème, vous ne pouvez pas attendre qu’il y ait une fuite, vous ne pouvez pas attendre que vous ayez un souci au niveau de vos données ; il va falloir prévoir ça. Donc il va falloir prévoir d’où ça peut sortir, dans quel état ça peut sortir, savoir quelles sont les mesures à prendre. À partir du moment où vous avez de la donnée qui sort, de la donnée qui circule, qu’est-ce qui se passe quand on me pique de la donnée, parce qu’invariablement vos données vont fuiter un jour ou l’autre ; personne n’est à l’abri de ça, il va falloir vous le dire et l’accepter. Donc il va falloir prévoir ça. Il va falloir anticiper ;
  • il va falloir faire de la vie privée et de la protection des données personnelles le réglage par défaut, c’est-à-dire par défaut vous protégez la donnée. Point barre. Ce n’est pas j’en protège une partie ; c’est je protège l’essentiel de toute la donnée qui m’est confiée parce qu’on vous confie de la donnée ;
  • c’est inclus dans le design, c’est-à-dire c’est Core by Design, ce n’est pas un plugin en plus de votre système qui rajoute de la privacy ou etc. C’est inclus dans le système ;
  • c’est full fonctionality. En gros, ce n’est pas parce que vous désactivez certains services que vous perdez l’accès à certains éléments de votre produit. Votre utilisateur si, à un moment, il ne veut pas activer certaines permissions, eh bien ça ne devrait pas le pénaliser ; typiquement ce n’est pas parce qu’il refuse le tracking qu’il ne peut pas accéder au site. Vous avez déjà essayé de faire fonctionner des services avec un bloqueur de scripts tiers ? Je ne dis pas en no-script, juste un bloqueur de scripts tiers sur le Web aujourd’hui, c’est-à-dire des scripts qui ne sont pas servis par le domaine principal ? C’est mon cas ; 80 % du Web n’est pas navigable dans ces cas-là, c’est le bordel ! À un moment ce n’est pas normal et souvent parce que juste vous faites sauter le script des stats ;
  • il faut que ce soit de la sécurité end to end. Donc on protège de bout en bout, on chiffre de bout en bout, il n’y a pas de donnée qui n’est pas protégée à certains endroits ;
  • il faut que ça soit transparent pour vos utilisateurs. Il faut qu’ils sachent ce qui se passe s’ils ont besoin d’y accéder, s’ils le veulent ; il faut qu’ils puissent accéder à cette information-là et il faut que ça soit ouvert, documenté, disponible. Ce n’est pas quelque chose qu’on planque quelque part ; c’est librement accessible ;
  • et surtout, il va falloir faire user-centric, donc il va falloir faire en sorte que ce soit votre utilisateur qui soit au centre de la donnée ; pas votre service, par votre business ; votre utilisateur. C’est ce qui permettra à votre utilisateur d’être satisfait de ce que vous lui fournissez et de rester chez vous. C’est comme ça que vous gagnerez de l’argent puisqu’à la fin le cash c’est quand même le carburant ; on a tous besoin d’argent pour vivre ; je ne suis pas philanthrope à ce point-là !

En pratique comment ça se décline ?

Ça va commencer à la conception. Dès la conception il va falloir que vous conceviez des check-lists qu’il va falloir remplir pour chacune des features que vous donnez sur les jeux de données, sur la façon dont vous les manipulez ;
vous assurer que tous les gens qui vont intervenir sur le projet sont sensibilisés à ça, aussi bien en interne qu’en externe, tous vos prestataires ;
il ne va pas falloir demander plus de permissions que nécessaires, donc il faut concevoir ça avec les utilisateurs. Encore une fois ne faites pas sans vos utilisateurs ;
et bien sûr, il va falloir auditer sur la place de ces check-lists : il va falloir vérifier que ça fonctionne, il va falloir tester, etc.

Donc concrètement côté technique ça veut dire que chaque feature valide votre check-list ; vous la testez et vous le faites de façon automatique. Vous n’insérez pas de facteur humain dans l’histoire parce que plus vous insérez du facteur humain plus vous augmentez les risques. Ça veut dire que vous ne travaillez pas sur le jeu de tests issu de la prod. Vous vous imaginez bosser chez Facebook et bosser sur la prod pour vos tests ? Bon ! Je pense que tout est dit.

Vous oubliez des fragments de permission tout prêts, typiquement quand vous encapsulez de la Webapp sous forme d’app métier avec du Cordova, etc.
N’utilisez pas les frameworks de permission parce que ça vous demande l’intégralité des permissions de votre téléphone pour juste afficher une page web. Donc à un moment il va falloir faire finement : vous demandez les permissions explicites de ce dont vous avez besoin ; pas plus ! Idéalement vous ne demandez pas de permission sauf quand c’est vraiment nécessaire.

Et vous faites des tests fonctionnels sur des environnements multiples. Vous testez des scénarios. Vous vérifiez que ça respecte bien tout ce dont vous avez besoin et tout ce que vous avez validé en check-list.

À l’exécution ça veut dire quoi ?

Ça veut dire que vous ne collectez pas plus de données que nécessaires. Évidemment.
Vous minimisez tout ce qui est échangé avec les prestataires, les services tiers, les services sur lesquels vous vous appuyez. Ce n’est pas la peine de leur passer les infos dont ils n’ont pas besoin parce que ce sont des infos qui, de nouveau, se retrouvent dans la nature et que vous ne contrôlez plus et le contrôle restera important.

Il faut que pseudonimisiez la donnée. Tout le monde est à l’aise avec le concept de pseudonymisation ou pas ? Qui ne voit pas du tout ce que c’est ? OK ! La pseudonymisation ça consiste à dire que vous substituez dans vos jeux de données tout ce qui, potentiellement, permet d’identifier l’utilisateur. Je vous rappelle que ce qui caractérise une donnée personnelle c’est le fait que cette donnée puisse être rattachée précisément à un individu : une date de naissance, un nom, une adresse IP, un poids, une taille, une couleur d’yeux. À partir du moment où ça caractérise un individu c’est de la donnée à titre personnel. Donc quand vous pseudonymisez vous faites en sorte qu’on ne puisse plus relier la donnée à la personne à laquelle elle appartient. Donc vous masquez des choses, vous cachez des IP, vous les remplacez, etc.

Vous vérifiez tous vos formulaires : tout ce que vous demandez aux utilisateurs, tout ce que les gens doivent saisir vous vérifiez bien qu’il n’y a rien de sur-nécessaire, disons ça. Et vous supprimez régulièrement tout ce qui est collecté. Vous ne gardez pas les choses si ce n’est pas nécessaire.

Donc techniquement vous utilisez des services de gestion d’authentification déportée, typiquement de l’OpenID, et vous arrêtez de gérer l’identification et l’authentification en interne ne serait-ce que parce que quand on fait soi-même généralement c’est une ligne Maginot qu’on monte, donc on va essayer de faire des trucs un peu plus solides.

Vous hachez, vous chiffrez, vous tokenisez les données. Si vous ne faites pas de crypto, intéressez-vous à la crypto ça va être nécessaire, vous en avez besoin. Et si vous le faites déjà c’est bien.

Vous pensez à permuter, à substituer les jeux de données, encore une fois c’est de la pseudonymisation et surtout vous segmentez vos données. Vous utilisez des outils respectueux de ça, des outils statistiques type Matomo qui est l’ancien Piwik. C’est-à-dire vous ne travaillez pas sur des jeux de données précis mais sur des ensembles de données, sur des groupes de données, des segments d’utilisateurs, des segments qui correspondent à un ensemble donné de vos utilisateurs. Et c’est là-dessus que vous travaillez. Vous vous en foutez d’aller vérifier qui fait quoi précisément. Ce sont des tendances que vous voulez sortir.

Et puis faites passer des cron3 ; supprimez ce qui n’est pas utile. Quand vous avez fini de traiter de la donnée, elle dégage, vous ne la gardez pas, de toutes façons vous n’avez plus le droit.

Au niveau de votre utilisateur, de votre utilisatrice. À quoi ça correspond ?

Ça veut dire que vous lui fournissez des réglages simples, des choses qui soient faciles à comprendre. Vous ne lui demandez son consentement qu’à partir du moment où vous en avez explicitement besoin. Ce n’est pas la peine de le polluer avec des réglages qui ne sont pas nécessaires et qu’il ne va pas comprendre ou qu’elle ne va pas saisir, mais, quand vous lui demandez quelque chose, vous lui expliquez bien à quoi ça sert et vous lui permettez d’agir directement dessus.
Vous ne passez pas par des services externes si ce n’est pas nécessaire, donc on arrête les logins exclusivement via Facebook et compagnie. Vous ne partagez pas sur les réseaux sociaux par défaut ; c’est de l’opt-in et pas de l’opt-out.
Et surtout, vous séparez les consentements, ce que j’appelle share data versus analytics data, c’est-à-dire que ce n’est pas parce que votre utilisateur a choisi de ne pas vous donner de traces d’usage et de ne pas vous faire remonter de statistiques qu’il n’a plus le droit d’accès à votre service. Ce sont deux consentements, ce sont vraiment deux choses séparées.

Techniquement ça veut dire qu’il va falloir faire de la confidentialité différentielle sur vos bases de données. C’est un concept encore une fois universitaire, encore une fois un peu nébuleux. L’idée c’est que vous faites passer des outils sur vos bases de données qui vont vous permettre de travailler sur vos jeux de données sans compromettre la vie privée de vos utilisateurs.

Il y a deux travaux essentiels qui sont les plus aboutis aujourd’hui là-dessus ce sont les travaux de l’université de Cornell et un outil qui est développé par Uber qui s’appelle SQL Differential Privacy. Je vous invite à aller voir comment ça fonctionne. L’idée ça va vraiment être de faire en sorte que vous puissiez travailler sur des jeux de données qui sont neutres et que ce soit intégré directement à vos bases de données, parce que si vous voulez faire vous-même, vous allez vous arracher les yeux.

Encore une fois vous passez par des outils d’identité décentralisés, donc pas de login via Facebook, via Twitter, etc., on arrête avec ces conneries-là. Pas de jsSocials ou des scripts de partage sur les réseaux sociaux qui vont juste pomper des scripts à droit à gauche pour pouvoir les injecter dans vos pages et qui du coup, au passage, vont leaker plein de choses vers l’extérieur ; toujours très élégant.

Et puis, encore une fois, des outils aux traces d’usages respectueux. Si vous avez besoin de collecter de la trace d’usage eh bien vous le faites via des outils d’analytique que vous auto-hébergez, typiquement du Matomo autohébergé ou des choses comme ça ; ce sont des outils qui sont très efficaces pour le faire et largement suffisants. Vous n’avez pas besoin de recentraliser ça chez un Google Analytics, par exemple, qui va encore vous pomper des choses.

En fin de vie, parce que les services naissent, les services meurent, vous savez ce que c’est le cycle de la vie, tout ça, rappelez régulièrement aux utilisatrices leur confidentialité ; rappelez régulièrement aux utilisateurs qu’ils disposent d’un droit d’accès sur leurs données, qu’ils peuvent les récupérer. Ça veut dire que vous facilitez l’export des données dans des bons formats, dans des données que vous pouvez récupérer et que vous leur permettez d’avoir et de transférer ailleurs. Ça veut dire que vous supprimez les données quand un compte est fermé et que vous supprimez tout quand votre service ferme. Vous ne gardez rien, évidemment. À un moment, c’est un droit d’utilisation que vous avez ce n’est pas un droit de propriété.

Donc vous utilisez des frameworks de notification typiquement pour informer régulièrement votre utilisateur. Vous lui lancez des notifs en lui disant « tiens il y a telle permission qui vient d’arriver tu veux l’activer ou pas ? Il y a déjà un bouton qui permet de l’activer dedans. » Ça c’est bien.

Il y a des comptes sur Twitter qui recensent les bonnes pratiques niveau GDPR qui commencent à arriver, qui commencent à se mettre de plus en plus en place ; on voit des choses dégueulasses et on voit des choses qui sont vraiment très bien faites. Il faut vraiment ne pas hésiter à s’inspirer de ces travaux-là.

Mettez en place des API qui sont documentées ; vous exportez vers des formats ouverts et quand je dis ouverts c’est de l’open source, à un moment c’est simple à utiliser, à ré-exploiter. Vous avez déjà essayé de récupérer vos archives Facebook ? Il y a des gens qui ont déjà essayé ? C’est dégueulasse. Ce n’est que du fichier texte à plat ; il faut faire des parsers4 maison pour essayer de tirer parti de ce truc-là. Après ils vont vous dire mais c’est bon vous avez tout ? De fait, ils ont raison, on a tout ; ce n’est pas exploitable, mais on a tout !

Et puis à la fin quand c’est fini, c’est fini ! Vous fermez quoi et vous ne gardez rien.

Ça c’est Privacy by Design. C’est bien. Ce n’est pas suffisant.

Ce n’est pas suffisant parce que Privacy by Design encore une fois c’est 1995 et depuis 1995 je ne sais pour vous, mais moi mon usage du Web a changé. J’étais petit je suis devenu grand, j’ai fait d’autres choses, on collabore plus, on échange plus, on fait beaucoup moins gaffe à ce qu’on donne. Donc il y a un moment où il va falloir aller plus loin.

Fabrice Rochelandet qui est un chercheur qui travaille sur les questions d’éthique liée au numérique et à la vie privée explique que le concept de Privacy by Design est totalement aux antipodes de la souveraineté numérique des individus parce qu’on fait sans les individus ; on protège la privacy et on ne définit pas ce que c’est. Donc oui c’est nécessaire, c’est important. Oui c’est bien, non ce n’est pas suffisant ; il va falloir aller au-delà de ça.

Typiquement OWASP — tout le monde ce que c’est qu’OWASP ? Ouais ça va ? OK ! OWASP5 publie une liste qui s’appelle le Top 10 Privacy Risks et c’est la check-list de référence à partir du moment où vous souhaitez produire du contenu et des services qui soient respectueux de la donnée personnelle des individus. Ça veut dire que si déjà vous vous souciez de ces facteurs-là qui sont des facteurs de risques potentiels pour la donnée personnelle et que vous êtes capable de circonvenir à ça et de faire en sorte que ça ne se produise pas, vous êtes déjà dans la bonne direction et vous faites déjà un bon travail. Il va falloir que vous testiez aussi toutes vos fonctionnalités ne serait-ce que par rapport à ça. Intégrez ça dans votre processus de réflexion et de conception et vous serez déjà dans le bon axe.

Ça veut dire que concrètement ce que vous tracez c’est le parcours de la donnée ; ce ne sont pas les utilisateurs. On s’en fout de savoir qui a fait quoi à quel moment, etc. En revanche, vous avez besoin de savoir par où est passée la donnée, comment elle a été transformée, comment elle a été manipulée et où est-ce qu’elle est stockée après.

Ce sont des concepts de traçabilité. Ce sont des trucs qu’on a déjà dans tout ce qui est lié à l’alimentation depuis des années. Pourquoi on ne l’appliquerait aussi à la donnée personnelle ? C’est tout aussi important. Donc il faut tracer, il faut de la traçabilité dans vos données ; c’est de ça dont vous devez vous soucier, de ça et de la gestion des identités de vos individus.
Il va falloir faire en sorte que les gens aient un contrôle précis, fin sur leurs identités et que ça soit des choses séparées. J’ai une identité publique, j’ai une identité privée, j’ai une identité numérique ; si je choisis de ne pas rassembler les trois et de les segmenter, j’en ai le droit. On ne doit pas pouvoir me retrouver physiquement dans la vie publique si j’ai choisi que ma vie numérique était un alter ego distinct de ma présence physique. Et c’est à vous de veiller à ça ; ce n’est pas à vos utilisateurs. C’est à vous de leur fournir par défaut les réglages nécessaires.

Parce qu’il va falloir dépasser Privacy by Design, il va falloir aller au-delà de ça. Typiquement il va falloir penser la data comme un vivant périssable ; je parlais d’alimentation, c’est exactement vers ça que ça tend. Il va falloir penser que la donnée elle vieillit, elle rouille, elle pourrit et qu’à un moment il va falloir agir là-dessus ; il va falloir avoir un cycle de recyclage de la donnée.

Ça veut dire que chacun se doit de prévenir et d’alerter ; vous, développeurs, concepteurs, au sein d’une équipe, vous avez le devoir, le droit et la responsabilité de dire à un moment « non, ce qu’on fait là ce n’est pas éthique ; ça ne fonctionne pas et on n’a pas le droit de faire ça. » Ça veut dire qu’il va falloir mesurer chaque chose et les impacts de chaque petit élément ; ne pas penser au global mais penser précisément et s’assurer que tout ce que vous faites, à n’importe quel moment c’est réversible, c’est portable, on peut l’emmener ailleurs.

Donc on en arrive à des concepts de Privacy by default et pas by Design.

On va penser la donnée de façon à ce qu’on minimise au maximum les données collectées pour protéger la vie privée ; on va simplifier comme ça les choses pour les utilisateurs, on va faire en sorte qu’il n’y ait plus de difficultés à régler les permissions, les settings, etc., que tout ça soit mis de côté et, idéalement, ça sera le niveau de protection maximale par défaut.
Si par défaut vous arrivez à fournir un service en ayant un niveau de protection maximale, eh bien super ! Votre utilisateur pourra réduire après le niveau de protection, il sera libre de le faire, il n’y aura pas de souci là-dessus et votre service, en plus, continuera de fonctionner parce qu’il fonctionne déjà au niveau maximum. Donc il faut protéger au maximum.

Ou alors, ou plutôt et ensuite, il va falloir aller vers le Privacy by Using, c’est-à-dire qu’il va falloir éduquer les gens et on ne pourra les éduquer qu’à partir du moment où on aura réussi à les mettre dans ce processus-là parce qu’on va les guider, on va continuer à lancer des alertes, on va leur montrer que ce qu’on fait c’est respectueux d’eux, parce qu’on est respectueux de leurs données personnelles. On va chacun agir à notre niveau et, encore une fois, on fera de la privacy différentielle.

Je conclurais juste avec ça qui est une citation qui dit que « nul ne sera l’objet d’immixtion arbitraire dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteinte à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. » Il s’agit de la déclaration universelle des droits de l’homme, article 12 ; c’est toujours en vigueur aujourd’hui !

Je m’appelle M4DZ.

[Applaudissements]


Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 4 septembre 2018

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Frédéric Couchet

Titre :Émission Libre à vous ! diffusée mardi 4 septembre 2018 sur radio Cause Commune
Intervenants : Frédéric Couchet - Étienne Gonnu -Isabella Vanni - Aliette Lacroix - Jean-Baptiste Kempf - Marie Duponchelle
Lieu : Radio Cause commune
Date : 4 septembre 2018
Durée : 1 h 30 min
Écouter ou télécharger le podcast
Page des références utiles concernant cette émission
Licence de la transcription :Verbatim
Illustrations :Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB :transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Parties de la transcription

logo cause commune

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site cause-commune.fm. La radio dispose d’un webchat donc n’hésitez pas à utiliser votre navigateur web préféré et rendez-vous sur chat.libre-a-toi.org.
J’espère que vous avez passé un bel été, que la rentrée se passe pour le mieux. Soyez les bienvenus pour cette nouvelle émission de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Je suis Frédéric Couchet, délégué général de l’April et autour de moi il y a mes collègues Isabella et Étienne. Bonjour Étienne.

Étienne Gonnu : Bonjour.

Frédéric Couchet : Étienne Gonnu en charge des affaires publiques et Isabella Vanni qui s’occupe de la vie associative et est responsable de projets. Bonjour Isabella.

Isabella Vanni : Bonjour.

Frédéric Couchet : Le site web de l’April c’est april.org, donc a, p, r, i, l point org, et vous y retrouverez, je pense après l’émission, une page consacrée à l’émission du jour avec tous les liens et références utiles, les détails sur les pauses musicales et toute autre information utile en complément de l’émission. N’hésitez pas aussi à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu, mais aussi des points d’amélioration et vous pouvez, bien entendu, intervenir en direct sur le webchat. Nous vous souhaitons une excellente écoute.

Je vais d’abord vous rappeler l’objectif de l’émission Libre à vous ! de l’April. C’est une émission qui est principalement animée par l’équipe salariée de l’April mais aussi par des membres bénévoles de l’association et des invités. Cette émission se veut une émission d’explications et d’échanges concernant les dossiers politiques et juridiques que nous traitons autour des libertés informatiques et les actions que nous menons. Nous avons également des sujets qui traitent de la sensibilisation au logiciel libre.
Nous espérons donner à chacun et chacune, de manière simple et accessible, les clefs pour comprendre les enjeux mais aussi proposer des moyens d’action. Tels sont les objectifs de cette émission mensuelle qui est diffusée en direct chaque premier mardi du mois de 15 h 30 à 17 h.

On va passer au programme du jour.
Nous avons trois sujets. Nous allons d’abord avoir le plaisir d’avoir par téléphone Aliette Lacroix du Collectif pour une Transition Citoyenne, qui nous parlera dans quelques minutes de la Fête des Possibles qui se déroule du 15 au 30 septembre 2018.
Plus tard nous aurons en studio Jean-Baptiste Kempf du projet VideoLan. Le projet VideoLan développe le célèbre lecteur multimédia libre VLC, vous savez ce lecteur identifié par une icône, un cône orange et blanc sur votre ordinateur. Nous aurons également par téléphone Marie Duponchelle qui est docteur en droit et avocate et, avec Jean-Baptiste et Marie, nous discuterons de la problématique des DRM, les fameuses menottes numériques.
Avant cela Étienne Gonnu nous fera un point sur notre sujet entre guillemets « préféré », en tout cas récurrent, qui est la directive droit d’auteur, donc l’actualité autour de cette directive, la mobilisation en cours avant le vote au Parlement européen prévu le 12 septembre.
Mais tout de suite je vais passer la parole à Isabella et Aliette pour nous parler de la Fête des Possibles.

Isabella Vanni : La Fête des Possibles est un évènement qui contient des centaines d’évènements en réalité. Elle est organisée en France et dans plusieurs pays francophones pour valoriser les initiatives citoyennes locales et montrer des modes de vie et de consommer alternatifs, plus solidaires et plus écologiques.
Nous avons le plaisir aujourd’hui d’avoir Aliette Lacroix, coordinatrice de la Fête des Possibles, avec nous pour en savoir un peu plus sur cet évènement. Donc je te laisse la parole. Pourquoi cet évènement ? Pourquoi Fête des Possibles ? Quel est le but que vous proposez avec cette initiative ?

Aliette Lacroix : Merci beaucoup Isabella et merci de me recevoir dans cette émission aujourd’hui. Effectivement, bien résumer, la Fête des Possibles c’est du 15 au 30 septembre un ensemble de rendez-vous, des centaines de rendez-vous qui sont organisés par des personnes qui portent d’ores et déjà des initiatives locales et concrètes pour construire un monde plus juste, plus écolo et plus humain.
L’objectif de la Fête des Possibles c’est donc bien de faire découvrir ces initiatives pour que de plus en plus de personnes passent à l’action dans leur vie quotidienne, pour intégrer des petites actions que chacun peut mettre en place pour une vie plus écologique et plus humaine.

Isabella Vanni : Quand tu dis personnes qui font déjà des initiatives locales, tu entends quoi ? Des citoyens, des associations ?

Aliette Lacroix : Oui, c’est ça. L’essentiel des rendez-vous est organisé par des associations, souvent aussi des collectifs de citoyennes et de citoyens plus informels, mais l’essentiel est porté par des associations. Il y a également pas mal de coopératives qui sont représentées. Donc peut-être, pour vous donner quelques exemples de rendez-vous, il y a les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, donc les AMAP, qui organisent leurs portes ouvertes à l'occasion de la Fête des Possibles ; on a environ une cinquantaine de rendez-vous de présentation d’AMAP.

Isabella Vanni : Pas mal !

Aliette Lacroix : Il y a beaucoup de projections de films qui sont organisées ; donc pour les fans de cinéma et de cinéma engagé, il y aura beaucoup de projections un peu partout en France et en Belgique. Il y a des ateliers de do it yourself et de réparation. Il y a bien sûr des install parties pour ceux qui veulent passer à Linux et qui n’ont pas encore osé franchir le pas. Et voilà.

Isabella Vanni : Très bien. D’accord. Et à qui s’adressent en particulier ces évènements ?

Aliette Lacroix : Ces évènements s’adressent au grand public, à absolument toutes les personnes qui sont un peu curieuses de la transition mais qui n’ont pas encore mis en place tout ce qu’elles souhaiteraient mettre. Donc plutôt des personnes qui sont déjà un petit peu sensibilisées, parce que ce ne sont pas des évènements non plus forcément de sensibilisation ; c’est vraiment du concret. Mais après, n’importe qui peut participer aux rendez-vous et on s’adresse à absolument tout le monde. La Fête des Possibles c’est vraiment un ensemble, une collection de rendez-vous qui sont très différents. L’idée c’est qu’il y en ait pour tous les goûts.

Isabella Vanni : Très bien. Il me semble que les évènements doivent être gratuits. Est-ce que tu me confirmes cela ?

Aliette Lacroix : Tout à fait. Dans les critères d'organisation, on demande que les rendez-vous soient gratuits, éventuellement à prix libre. Oui, tout à fait.

Isabella Vanni : Je voulais savoir, si jamais je suis quelqu’un, une personne qui écoute la radio en ce moment et je me dis tiens ça m’intéresse, je suis curieux ou curieuse, je voudrais passer à l’action et je me demande comment faire, s’il y a un évènement près de chez moi. Qu’est-ce ce que je peux faire ?

Aliette Lacroix : Oui, effectivement, l’idée c’est que tout est sur notre site internet. Il suffit de se rendre sur fete-des-possibles.org ; pas mal d’infos circulent aussi sur les réseaux sociaux mais le plus simple c’est de se rendre sur le site. Ce site comporte une carte qui présente l’ensemble des rendez-vous. Ensuite il suffit de zoomer sur l’endroit où on habite, l’endroit où on veut voir les rendez-vous qui nous intéressent. On peut même filtrer par thématique, c’est-à-dire que si on veut uniquement des rendez-vous sur l’agriculture et l’alimentation ou bien sur les énergies renouvelables, c’est aussi possible de filtrer par thématique.
J’ajouterais même, s’il y a des personnes qui nous écoutent et qui se disent « ah mais tiens, moi justement j’organise un rendez-vous qui pourrait sans doute s’inscrire sur la carte Fête des Possibles pendant la période du 15 au 30 septembre », c’est tout à fait possible de saisir encore des nouveaux rendez-vous, donc là encore en se rendant sur le site et en soumettant, il y a un petit formulaire pour enregistrer des évènements ; donc n’hésitez pas, il n’est pas trop tard et c’est possible de s’inscrire jusqu’au dernier moment.

Isabella Vanni : J’ai vu sur le site : il y a un gros bouton « Inscriptions », tout en haut à droite. Donc si vous avez envie de proposer des évènements ou si vous avez déjà des évènements de prévus par exemple des permanences — les AMAP, souvent, proposent par exemple des jours fixes pour les distributions —, ça peut être à ce moment-là ; vous avez encore le temps. Et il me semble avoir lu que vous avez étendu la période entre laquelle il est possible d’organiser des évènements. Est-ce que c’est ça ?

Aliette Lacroix : Oui. Tout à fait. La période officielle de la Fête des Possibles c’est du 15 au 30 septembre. On a eu pas mal de sollicitations de personnes qui organisaient des choses, qui avaient déjà prévu des évènements juste avant ou bien juste après, donc on a effectivement étendu et il est possible d’inscrire des évènements du 6 septembre au 6 octobre.

Isabella Vanni : Sinon, une question qui nous a été remontée par l’une des associations que l’April a contactée, association libriste que l’April a contactée pour l’inviter à participer à cette initiative, elle nous a remonté une question par rapport au lien entre la Fête des Possibles et le mouvement Alternatiba. En fait, en Île-de-France on connaît assez bien le mouvement citoyen Alternatiba parce que depuis 2015 ils ont déjà organisé plusieurs évènements à Paris et dans les communes limitrophes et ce mouvement-ci prône des modes de vie et de consommation alternatifs. Quel est, du coup, le lien entre ces deux initiatives, ces deux mouvements qui partagent complètement les mêmes valeurs ?

Aliette Lacroix : Tout à fait. Juste un mot, peut-être, pour dire qui est derrière la Fête des Possibles. La Fête des Possibles est portée par le Collectif pour une Transition Citoyenne qui est une association de réseaux d’associations et d’acteurs économiques de la transition, qqui comporte une vingtaine de membres qui sont tous des personnes morales. Alternatiba est un membre du Collectif pour une Transition Citoyenne au même titre qu’Enercoop, La Nef, Artisans du Monde, Les Amis de la Terre pour n’en citer que quelques-uns.
Donc Alternatiba est impliqué tout d’abord dans le projet de la Fête des Possibles, les coulisses de la Fête des Possibles ; ensuite il y a un lien opérationnel qui est fait également avec l’équipe du Tour Alternatiba et toutes les étapes du Tour Alternitaba qui ont lieu pendant la Fête des Possibles sont également inscrites sur le site de la Fête des Possibles. Donc il y a un lien assez fort qui est fait. Nous, nous allons communiquer, enfin nous avons déjà et nous allons continuer à le faire, sur le Tour Alternatiba et en particulier sur l’étape d’arrivée à Bayonne. La Fête des Possibles, justement l’expansion jusqu’au 6 octobre, c’est notamment pour inscrire l’arrivée du Tour Alternatiba à Bayonne le 6. Et de la même manière eux nous aident à communiquer sur la Fête des Possibles.
Donc l’idée c’est vraiment que maintenant il y a énormément de mouvements citoyens qui mettent en avant les initiatives sur la transition. On essaye de les démultiplier. Pour nous c’est une bonne chose qu’il y en ait plusieurs ; ça fait plusieurs approches différentes qui peuvent parler à plusieurs types de personnes, de populations. On voit ça comme une chose très positive ; on essaie vraiment de coopérer pour qu’on tire profit tous les deux, le Tour Alternatiba, la Fête des Possibles, mais aussi beaucoup d’autres mobilisations citoyennes qui vont avoir lieu notamment en septembre. Je pense au mouvement Rise for Climate donc la journée du 8 septembre, qui wst un appel à mobilisation pour que les citoyens manifestent leur envie que nos responsables prennent des actions sur le climat. Il y a également le World CleanUp Day qui aura lieu le 15 septembre. Donc voilà ! Il y a vraiment plusieurs mobilisations citoyennes tout au long du mois de septembre et on a l’ambition de les rassembler dans la Fête des Possibles.

Isabella Vanni : J’ai vu sur votre site, effectivement, il y a une page où sont référencés d’autres mouvements ou initiatives, évènements, qui portent des valeurs similaires. Et c’est sûr que plus il y a d’actions dans ce sens-là, plus il y aura de participation, plus on fera bouger les choses. Donc c’est une très bonne chose. Donc c’est à partir du 15 septembre officiellement parce qu’après, comme tu disais, il y a des évènements qui sont inscrits juste avant ou juste après.

Aliette Lacroix : Tout à fait.

Isabella Vanni : Je pense qu’on a bien présenté l’évènement, je ne sais pas si tu veux rajouter quelque chose, s’il y a un message que tu veux faire passer pour inviter les personnes à participer ?

Aliette Lacroix : Peut-être juste vous donner quelques exemples un peu plus concrets de quelques évènements un peu emblématiques. Par exemple, s’il y a des Parisiens qui nous écoutent, des Parisiens et des Parisiennes, du 13 au 16 septembre nous allons organiser l’Appartement de la Transition aux Canaux qui est au métro Stalingrad à Paris. Il y a à peu près une quinzaine de partenaires qui vont se joindre à nous, notamment l’entreprise Commown, la coopérative Commown qui va nous parler Fairphone et ordinateur durable, mais également Enercoop qui fera un atelier sur les économies d’énergie, Artisans du Monde qui viendra parler alimentation durable et commerce équitable. Donc un appartement qui vraiment mettra en scène tout ce que chacun peut faire chez soi, donc un véritable appartement témoin de la transition. On espère, en tout cas, que ça fera venir pas mal de monde et surtout que ça fera pousser à l’action de nouvelles personnes.
Et puis il y aura un Village des Possibles à Rennes, le 22 septembre, qui est une mobilisation assez impressionnante puisqu’il y a à peu près 40 associations qui se mobilisent pour faire ensemble un village de la transition avec des ateliers, des concerts, des stands d’information, de la cuisine partagée. Voilà ! Ça me paraît pas mal déjà pour vous donner un peu envie ; il y en a vraiment dans les grandes villes, dans les zones rurales, il y en a partout. Donc allez voir ce qui se passe près de chez vous.

Isabella Vanni : Fred tu voulais poser une question à Aliette ?

Frédéric Couchet : Je voulais poser une question justement sur l’Appartement de la Transition donc c’est très bien, elle l’a annoncé.

Isabella Vanni : Ah ! Ah ! Bonne transition. Jeu de mots !

Frédéric Couchet : J’avais noté, notamment pour les personnes qui nous écoutent sur Paris, ce projet qui est très intéressant, donc du 13 au 16 septembre, qui permet de découvrir effectivement un appartement qui a été entièrement conçu dans l’objectif de la transition donc je vous encourage vraiment à y aller. Moi j’avais une question, plus pour peut-être Isabella, sur la participation des organisations du logiciel libre à travers des évènements sur la Fête des Possibles. Est-ce que tu as une idée du nombre d’évènements qui sont organisés et comment on peut les trouver ?

Isabella Vanni : Nous avons sollicité, effectivement, plusieurs associations libristes et en particulier les associations qui sont déjà actives sur l’Agenda du Libre ; nous vous avons déjà parlé de cette plateforme qui permet très facilement et très rapidement de voir s’il y a un évènement libriste près de chez vous ou une organisation libriste près de chez vous, agendadulibre tout attaché point org. On a contacté toutes les associations actives et il y en a six qui ont effectivement organisé un évènement ou qui se sont greffées sur un évènement déjà existant, par exemple l’association Oisux s’est greffée, c’est-à-dire aura un stand.

Frédéric Couchet : Oisux, c’est dans l’Oise.

Isabella Vanni : C’est un GULL de l’Oise, un groupe d’utilisateurs et utilisatrices de logiciels libres, donc une association qui peut aider les personnes souhaitant passer au Libre à passer à l’action effectivement. Donc eux, par exemple, auront un stand au Carnaval des Possibles qui est un évènement qui est, justement, inscrit sur le site de la Fête des Possibles et qui aura lieu dans l’Oise, dans le parc de la Garenne je crois.
Il y a d’autres associations qui ont inscrit un évènement, une permanence qu’ils avaient déjà prévue ; par exemple l’association CercLL, c’est un autre GULL, un autre groupe d’utilisateurs et utilisatrices de logiciels libres à Marseille, qui propose une install partie, plus précisément, et voilà !
Donc il est possible à la fois de chercher les évènements sur l’Agenda du Libre donc agendadulibre.org.

Frédéric Couchet : Et sur le site de la Fête des Possibles.

Isabella Vanni : Et sur le site de la Fête des Possibles.

Frédéric Couchet : Et je rappelle, une install partie ou fête d’installation : les gens viennent et sont accompagnés pour, effectivement, faire leur transition progressive vers le logiciel libre. Le mot d’ordre de la fête c’est « c’est possible » ; donc ces structures, groupes d’utilisateurs et d’utilisatrices, sont là pour montrer que c’est possible aujourd’hui d’utiliser du logiciel libre ou, en tout cas, de commencer à utiliser du logiciel libre avant, peut-être, d’en utiliser à 100 %.
Aliette, est-ce que tu as quelque chose à ajouter, un message à faire passer ou simplement rappeler le site web de l’évènement et puis les dates importantes ?

Aliette Lacroix : Effectivement : allez voir sur la carte fete-des-possibles.org et je vous invite vraiment à participer aux rendez-vous, il y en a pour tous les goûts et je trouve qu’il y aura vraiment des choses super chouettes. Rendez-vous du 15 au 30 septembre.

Frédéric Couchet : Merci pour ce rendez-vous. Nous encourageons évidemment toutes les structures autour du logiciel libre l’an prochain à se mobiliser encore plus puisque c’est l’occasion, effectivement, de sensibiliser un public très large. Est-ce que tu veux ajouter quelque chose Isabella ?

Isabella Vanni : Non c’est tout ; je pense qu’on a bien cerné le sujet.

Frédéric Couchet : En tout cas rendez-vous du 15 au 30 septembre ; l’Appartement de la Transition à Paris c’est du 13 au 16 et rendez-vous sur le site fete-des-possibles.org et aussi sur l’Agenda du Libre pour retrouver les évènements plus orientés logiciel libre. Aliette on te remercie de ta participation.

Aliette Lacroix : Merci beaucoup à vous.

Isabella Vanni : Bon courage pour ces derniers jours avant le lancement de l’évènement.

Aliette Lacroix : C’est précieux ! Merci.

Frédéric Couchet : Merci Aliette, à bientôt.

Aliette Lacroix : Merci. À bientôt.

Isabella Vanni : Merci, à bientôt.

Frédéric Couchet : Avant de changer de sujet nous allons faire une petite pause musicale et j’ai une pensée amicale pour notre ami Christian Momon, je sais qu’il adore cette chanson, enfin ce morceau. C’est une version piano de la Free Software Song, la Chanson du logiciel libre par Markus Haist.

Pause musicale : Free Software Song, la Chanson du logiciel libre par Markus Haist.

Frédéric Couchet : Vous venez d’entendre une version piano de la Chanson du logiciel libre par Marcus Haist. Vous écoutez toujours l’émission Libre à vous ! sur radio Cause commune, l’émission pour comprendre et agir avec l’April.
Nous a rejoints Jean-Baptiste Kempf du projet VideoLan et VLC qui interviendra tout à l’heure, d’ici une petite quinzaine de minutes sur la partie DRM avec l’avocate Marie Duponchelle.

Maintenant nous allons changer un peu de sujet, parce que nous allons faire le point sur le sujet récurrent de cette émission depuis que nous avons commencé, qui est la directive sur le droit d’auteur. Rappelez-vous, lors de l’émission du 3 juillet, nous vous annoncions qu’il y avait un vote très important au Parlement européen. Étienne, est-ce que tu peux nous faire un point de la situation ? Qu’est-ce qui s’est passé le 5 juillet 2018 lors du vote au Parlement européen ? Et qu’est-ce qui va arriver d’ici le 12 septembre 2018 car un nouveau vote va avoir lieu ?

Étienne Gonnu : Effectivement, comme tu le dis, le 5 juillet il y a eu un vote très important, d’autant plus important qu’il nous a été favorable, il nous a mis dans une dynamique plutôt positive, même très positive. On va peut-être revenir rapidement sur les enjeux de ce texte et pourquoi est-ce qu’on en parle à chaque émission depuis le lancement de Libre à vous ! ; ça fait plusieurs mois que c’est notre dossier chaud.
Il faut savoir qu’il y a une révision en cours de la directive droit d’auteur. Pour rappel, nous, au cœur de notre critique et de la critique en général sur ce texte, c’est l’article 13, parce que l’article 13 entend imposer aux plateformes — alors décrites comme des services de partage de contenus mis en ligne par les utilisateurs et les utilisatrices — de passer des accords de licence avec les sociétés de gestion de droits d’auteur ; c’est déjà compliqué, on peut imaginer, de passer des accords sur l’ensemble des contenus potentiellement soumis au droit d’auteur ! Et afin d’assurer — c’est là où le bât blesse vraiment —, c’est afin d’assurer le respect de ces accords, ça imposerait aux plateformes de mettre en place des filtres automatisés pour vérifier que les contenus mis en ligne contreviennent, ou non, au droit d’auteur et c’est ce qui nous inquiète tout particulièrement.

Pour rappel également sur les enjeux : lors de l’émission du 5 juin, du mardi 5 juin, on avait discuté du régime de responsabilité de ces intermédiaires techniques, les plateformes, vis-à-vis justement du contenu mis en ligne par les personnes qui utilisent ces services ; c’est vraiment ça qui est remis en cause et tout l’enjeu, on en avait parlé : là on est dans un régime où les plateformes ne sont pas tenues de surveiller ; il y a même interdiction de leur imposer de surveiller les contenus, elles doivent seulement agir après coup, c’est-à-dire si on leur dit qu’il y a un contenu potentiellement illicite elles doivent agir et là, tout l’enjeu et l’objectif de cet article 13, ce serait de leur imposer de faire un contrôle à priori, de vérifier en amont la licéité ou non des contenus mis en ligne.

Le 3 juillet, on avait abordé plus spécifiquement la question des filtres, des systèmes de filtrage automatisés, montré finalement à quel point ils sont intrinsèquement dysfonctionnels et pourquoi est-ce qu’on parle si fortement d’un risque de censure. On avait pu en parler notamment avec Pierre Beyssac qui avait rédigé un article très intéressant sur le sujet.
Je vous invite, si vous voulez replonger dans ces enjeux-là, les émissions ont été transcrites et il y a tous les liens, comme à chaque fois, sur april.org.

Frédéric Couchet : Il y a à la fois les podcasts qui sont sur le site de cause-commune.fm, dans les archives de l’émission Libre à vous ! et sur le site de l’April il y a aussi les transcriptions qui sont faites par la géniale Marie-Odile. Donc n’hésitez pas à relire pour, effectivement, vous remettre un petit peu dans le contexte de ce projet de directive droit d’auteur et notamment l’article 13.
Donc ce fameux vote du 5 juillet ?

Étienne Gonnu : Le 3 juillet on était donc à deux jours de ce très important vote.

Pour comprendre ce vote du 5 juillet et comment on en est arrivés là ; on avait déjà abordé, mais je pense que c’est bien peut-être de remettre très rapidement ces éléments, c’est-à-dire d’avoir à l’esprit le parcours normal, on va dire, de l’élaboration d’une directive.
En septembre 2016, la Commission européenne propose un texte qui, dès le départ, était particulièrement inquiétant, il y avait déjà ce germe, il avait y déjà, finalement, cette idée du filtrage automatisé. Une fois que la Commission, et ça c’est de manière générale, propose une directive, le Conseil de l’Union européenne – ce serait un peu l’équivalent du Conseil des ministres, des représentants de chaque État membre qui se réunissent sur une thématique donnée, donc là le droit d’auteur – et, de l’autre côté, le Parlement européen, ces deux institutions, chacune de son côté, vont élaborer leur version, quelque part, leur rapport sur la proposition de la directive. Une fois que ces deux institutions ont leur propre rapport, leur propre version du texte, la Commission, le Conseil et le Parlement ou, du moins, les représentants de ces institutions, se retrouvent pour négocier on va dire un compromis final, un texte final qui, à la fin de ce parcours, sera soumis au vote du Parlement.

Au niveau spécifique du Parlement, en fait c’est une commission parlementaire – on a un système qui est relativement semblable en France ; dans le cas du droit d’auteur c’est systématiquement la commission des affaires juridiques, la commission JURI.

Frédéric Couchet : Ça peut être aussi la commission culture.

Étienne Gonnu : Je crois qu’elle a été saisie de droit.

Frédéric Couchet : Elle a été saisie pour avis. Effectivement la commission au fond c’est la commission juridique qui n’a jamais été très favorable aux gens qui prônent le partage ou même, simplement, aux intérêts du public, on peut dire. Voilà !

Étienne Gonnu : Oui. Historiquement, elle est connue par sa rigidité, on va dire. Et ça s’est avéré, malheureusement, être le cas encore une fois, cette fois-ci.

Cette commission JURI a développé son rapport et en juin, en fait, elle a donné mandat sur le rapport qu’elle a produit – donc un rapport tout à fait rétrograde comme on pouvait s’y attendre, en gros qui reprend, sans modifier vraiment la position de la Commission européenne, donc filtrage automatisé et ainsi de suite –, donc en juin, sur la base de ce texte, elle a donné ce qu’on appelle mandat au rapporteur, donc Axel Voss, pour aller défendre et porter ce texte dans ce que j’évoquais, la négociation interinstitutionnelle, le fameux « trilogue » avec la Commission et le Conseil.

Et là, c’est une chose assez rare, mais il y a une procédure qui existe et qui permet à 10 % des parlementaires de mettre au vote ce mandat pour chercher à rejeter le mandat donné au rapporteur. Et ça, c’était l’enjeu de ce vote du 5 juillet. Les parlementaires réunis dans ce qu’on appelle en plénière, c’est-à-dire l’ensemble des parlementaires ont voté « non on ne vous donne pas mandat pour aller défendre ce texte » ; c’est ce qui s’est passé.
C’est très intéressant, déjà parce ça nous met aussi dans une dynamique. Ça permet, et c’est tout l’enjeu, tu parlais du vote, effectivement la date cruciale du 12 septembre, là ça a ouvert le débat et ça va permettre aux parlementaires vraiment de voter sur le fond du texte, de pouvoir l’amender et de pouvoir, et c’est ce que nous on défend, voter potentiellement un rejet de l’article 13, également de l’ensemble de la directive, car elle contient très peu d’avancées et surtout des menaces ; et particulièrement donc nous ce qu’on défend c’est le rejet de l’article 13 et c’est donc l’enjeu du 12 septembre.

Frédéric Couchet : En fait, le signal envoyé par le Parlement européen le 5 juillet, c’est qu’on veut rediscuter du fond du texte et on ne donne pas mandat à Axel Voss, donc le rapporteur de la commission des affaires juridiques, pour aller négocier directement avec la Commission européenne et le Conseil – le Conseil ce sont les gouvernements – le texte final. Il faut bien comprendre, côté Conseil ils ont une propre proposition et effectivement, le but après c’est de converger.
Là le Parlement européen a envoyé ce signal : nous on veut revenir sur le fond pour voir soit si on peut corriger les effets négatifs de ce texte et donc ce sont les enjeux du retour en plénière là, soit carrément rejeter ce texte, ce qui est toujours possible ; l’histoire de nos mobilisations le montre. ACTA, il y a quelques années, a été rejeté et, plus anciennement encore, la volonté de mettre des brevets logiciels, en tout cas de valider les pratiques de l’Office européen des brevets via une directive brevets logiciels avait été aussi rejetée. Donc là on revient au fond dans la plénière qui va s’ouvrir dans quelques jours.

Étienne Gonnu : Tout à fait. C’est pour ça aussi qu’on défend spécifiquement, enfin plus fortement et de manière déterminée, le rejet de cet article 13, tout en voyant l’intérêt d’un débat de fond. Il y a eu beaucoup de tensions dans la préparation de ce texte, notamment avec des positions assez caricaturales : rappelons-nous des défenseurs de l’article 13 qui, en gros, balayaient d’un revers de la main toutes les critiques qui étaient faites contre l’article 13 comme étant, finalement, l’action uniquement des GAFAM ou de personnes manipulées par Google et compagnie, donc incapables d’esprit critique, etc., donc vraiment très cyniques et méprisants, on peut le dire. Donc il y a autour cette crispation et on peut difficilement imaginer qu’on ait suffisamment de temps pour élaborer quelque chose qui soit un texte équilibré par rapport à la version qui est proposée. Après, on peut toujours être sur du « moins pire » entre guillemets, mais je ne pense pas qu’on puisse se satisfaire de ça.

Demain il y a une date importante. Demain, donc 5 septembre, c’est la date limite pour les parlementaires pour qu’ils puissent déposer des amendements, dont un amendement de rejet de l’article 13, on ne doute pas qu’il sera présent ; donc on va voir sur quoi on va pouvoir retravailler. On a déjà des prémisses. Le rapporteur Axel Voss et le parlementaire français qui est un des plus fervents et ardents défenseurs d’un droit d’auteur, on va dire figé dans une vision de l‘ancien monde, ont déposé leur proposition.

Frédéric Couchet : Il s’appelle comment ce parlementaire ?

Étienne Gonnu : Oui, je vais vous le nommer, il mérite pourtant, Jean-Marie Cavada ! On voit qu’ils proposent des textes — ils nous disent que ça change tout —, mais tout aussi voire encore plus liberticides peut-être même que l’article 13 et imposant clairement finalement, même s’ils disent le contraire, un filtrage automatisé et généralisé des contenus qu’on met en ligne.

Frédéric Couchet : Donc demain, en fait, on aura à la fois à disposition le contenu de la proposition initiale qui est soumis aux parlementaires ainsi que les différents amendements, ce qui permettra de voir effectivement les différentes actions possibles et, pour les parlementaires, de voir s’il y a des amendements de rejet de l’article 13.

Là on ne parle que de l’article 13, mais il y a d’autres articles qui sont aussi importants. Par exemple, les gens de Wikimedia sont très mobilisés contre l’article 11 pour ce qui concerne le droit voisin pour les éditeurs de presse, mais nous, effectivement, on est plus focalisés sur l’article 13. Il y a beaucoup d’amendements qui vont être disponibles et qui, normalement, devraient être disponibles sur le site du Parlement européen dès demain.

Étienne Gonnu : Dès demain ou jeudi, mais assez rapidement.

Frédéric Couchet : Ou jeudi.

Étienne Gonnu : La date limite pour les dépôts est demain donc à priori les versions officielles seront disponibles dans les jours à venir. Et c’est vrai que là on pourra mieux s’organiser pour agir et, à défaut de rejet, peut-être de voir dans quelle direction… C’est important, je pense, d’avoir un cap aussi ambitieux et déterminé qui nous permet d’avancer avec plus d’énergie. Du coup, on peut se demander comment agir et là c’est important.

Frédéric Couchet : J’allais te le demander.

Étienne Gonnu : Nous, on peut effectivement et c’est aussi le propre, l’intérêt d’une association comme l’April, on a du temps – moi j’ai cette chance en tant que permanent, de pourvoir agir en semaine –, mais c’est sûr que d’avoir une action et une mobilisation citoyenne importante c’est ça finalement qui a aussi un impact. C’est un impact déterminant.
Clairement le mieux — et c’est toujours le cas, on avait déjà pu l’exprimer lors des précédentes émissions — c’est de prendre contact avec les parlementaires, déjà par courriel et, encore mieux, par téléphone.
Il y a un site, et on l’avait déjà évoqué, de la campagne Save Your Internet ; on vous mettra tous les liens sur april.org. Il a fait peau pour cette rentrée, enfin pour ce vote à venir. Ils ont un outil que je trouve très intéressant parce qu’en fait il permet de trier les parlementaires avec un visuel très simple pour savoir comment ils ont voté le 5 juillet donc, à priori, quelle est leur position vis-à-vis de l’article 13 : en vert ils avaient voté contre donc pour les libertés informatiques et en rouge ils avaient voté pour le filtrage des contenus. Ça permet déjà, eh bien d’avoir un aperçu de qui chercher à convaincre et après c’est possible de les trier aussi par groupe politique donc ça permet à chacun, selon ses affinités, de prendre contact avec quelqu’un que, peut-être, il lui sera plus facile de convaincre.

Ils proposent un générateur de message. Nous, on recommande plutôt d’écrire directement un courriel, déjà parce que ça évite un effet spam qui peut être contre-productif et d’ailleurs ça servait d’alibi pour les défenseurs, comme je vous le disais, qui traitaient la mobilisation d’être au service des GAFAM. Chacun appréciera la teneur, la justesse de cette attaque quand elle est faite à l’April, à Framasoft, à Wikimedia, à La Quadrature du Net et ainsi de suite. Mais au-delà de ça, je pense que les parlementaires sont souvent assez sensibles aux prises de contact réelles, plus personnelles. Il n’y a pas besoin de développer un argumentaire forcément très abouti et très détaillé dans le sens où ils en reçoivent énormément – là c’est ce qu’on essaie, en tant qu’April, de leur proposer sur nos sujets –, mais ce qui les intéresse et ce qui leur parle, je pense, c’est de sentir que la mobilisation est réelle ; il y a des vrais individus, il y a des vraies personnes qui se mobilisent et qui agissent. Et le simple fait, en fait, de faire cette démarche-là les convainc aussi que, pour les gens, c’est quelque chose d’important parce que ce n’est pas forcément une démarche qui est simple en soi et, quand on prend ce temps-là, ça les convainc aussi de cela. Et c’est pour cela que l’idéal, encore plus, c’est l’appel parce là on montre qu’il y a une vraie personne, il y a un contact direct. Et dans un contexte où il y a une très forte tension de lobbies, je pense que ça donne un corps humain et ça montre une réalité des inquiétudes.

Donc un appel ou une prise de contact peuvent avoir un effet bien plus important, je pense, qu’on peut se le représenter.

Maintenant, c’est un peu moindre mais ça garde du sens et ça reste quelque chose de très utile, c’est tout simplement la mobilisation en ligne sur les réseaux sociaux : Mastodon, Twitter, Diaspora ; plutôt Mastodon et Twitter parce qu’ils ont je pense, en termes de mobilisation, ça permet une visibilité qui n’est pas la même, mais tout relais, ne serait-ce que de l’information, est toujours utile.

Il y a différentes manières de faire. Pareil, nous on a fait une actu vendredi, « Comment agir le 12 septembre », avec le lien sur le site april.org ; on détaille différentes manières d’agir.
Peut-être juste évoquer la campagne Save Your Internet qui lance ce qu’ils appellent une action week

Frédéric Couchet : saveyourinternet.org

Étienne Gonnu : point eu.

Frédéric Couchet : Point eu d’accord ; heureusement que je te le demande, c’est point eu, et même si le titre du site est en anglais il est traduit dans différentes langues dont le français.

Étienne Gonnu : Pas intégralement, mais notamment l’outil que je vous disais pour sélectionner les parlementaires, là, pour le coup, il est en français effectivement.

Donc ils font une semaine d’action du 4 au 11, 11 la veille du vote et avec cette idée avec chaque jour une thématique donnée. Aujourd’hui, de mémoire, c’est pour dédier aux défenseurs des droits humains, des libertés informatiques, donc c’est vrai que ça vise assez largement, mais je pense que c’est pour centrer notamment sur la liberté d’expression et les dangers vis-à-vis de ça. Et demain ils appellent tous les développeurs et développeuses de logiciels, finalement tous ceux qui sont attachés à défendre le logiciel libre, à faire du bruit et à montrer que les gens sont concernés par ça, s’inquiètent de ces sujets-là et donc faire du bruit en ligne, avec utilisation de mots clefs, etc., mais comme je vous le disais tout ça est rappelé sur notre actu récente.
Je pense vraiment que cet angle par jour permet de montrer, et c’est ça qui est important et c’est ce qu’on défend aussi depuis le début c’est, qu’en fait, il y a une ampleur dans la mobilisation, une diversité aussi des personnes qui se mobilisent et des résistances, ce qui montre aussi une diversité des menaces qui sont perçues contre ce texte.
Peut-être juste rappeler que, dans tout cela, lot de consolation on peut appeler ça, mais il y a une exception, les forges logicielles – on s’était mobilisés au début pour ça – donc les plateformes de création et de partage de codes sources pour la création, le développement de logiciels étaient concernées et donc aurait dû mettre des filtrages en place.

Frédéric Couchet : De logiciels libres principalement mais pas que.

Étienne Gonnu : Voilà, c’est ça. Et par notre action et celle d’autres, notamment la campagne Save Code Share, on a obtenu leur exclusion du champ d’application de ce texte, mais c’est aussi parce qu’on a réussi à donner de la visibilité. On peut imaginer d’autres secteurs qui n’ont peut-être pas eu la même capacité de mobilisation. C’est pour ça que c’est important de se réunir, d’agir et de faire du bruit pour dire non, quoi ! Comme on a fait avec ACTA, comme on a fait avec les brevets logiciels, et ne pas se laisser faire face au vieux monde.

Frédéric Couchet : Eh bien écoute, merci Étienne. Je crois que c’est très clair. Les dossiers de référence c’est april.org sur lequel il y a effectivement notre actu et il y a une petite image sur la page d’accueil qui envoie directement, ensuite, sur le site de campagne. Le site de campagne c’est saveyourinternet.eu dont la partie mobilisation est disponible en français.

On va changer, mais pas totalement, de sujet, parce qu’on va aborder un sujet qui aurait pu faire l’objet d’ailleurs de débats dans la directive droit d’auteur.

Étienne Gonnu : Qui aurait dû même !

Frédéric Couchet : Qui aurait dû même ; on ne va pas revenir sur l’historique, notamment l’absence de cette partie-là. Donc on va parler effectivement DRM, qu’on va bientôt définir et plus généralement, en fait, du thème du contrôle des usages privés considérés comme légitimes.

Vous êtes sans doute encore nombreuses et nombreux à utiliser des supports traditionnels des œuvres de l’esprit, par exemple un livre papier. Une fois que vous avez acheté ce livre papier vous disposez de libertés fondamentales, comme celle de le lire comme bon vous semble : vous pouvez sauter des passages, commencer par la fin, le relire autant de fois que vous voulez, l’annoter, le prêter.
De même, pour les personnes qui portent des lunettes, et nous sommes deux autour de la table sur trois personnes, on ne vous impose pas, quand vous achetez un livre, une paire de lunettes avec un prix en plus ; on ne vous dit pas « les lunettes que vous avez là c’est une marque qu’on ne connaît pas, dans laquelle nous n’avons pas confiance, vous ne pouvez donc pas les utiliser pour lire ce livre ; vous devez utiliser nos marques de lunettes à nous dans lesquelles nous avons confiance. »
Vous exercez donc votre droit des usages considérés, comme pour la plupart des gens, légitimes.
Et puis, dans ce monde traditionnel, ce sont des pratiques qu’on ne peut pas vraiment contrôler. Parce que sinon, pour contrôler votre usage du livre, si on prend cet exemple-là, vous imaginez un agent assermenté de l’éditeur qui apparaîtrait tout d’un coup à vos côtés, vous tapoterait l’épaule et vous dirait « non, tu dois commencer ta lecture par le premier chapitre, avec toutes les annonces des prochains livres et les alertes sur les dangers ou pseudo-dangers de la contrefaçon, avant même de commencer la lecture de ton roman. Et puis de la même façon, si tu veux relire une deuxième fois le livre, eh bien il faut que tu repasses à la caisse. Et pareil, tu portes des lunettes, eh bien non ! Tu ne dois pas prendre tes lunettes habituelles, tu dois prendre les lunettes qu’on a vendues avec le livre. »

Évidemment c’est un peu Big Brother. Ce contrôle absolu des usages privés est inimaginable, bien entendu, sauf qu’il est inimaginable dans le monde traditionnel. Mais en fait pas pour tout le monde car certaines personnes, enfin de très nombreuses personnes et organisations, notamment qui produisent des livres numériques, des DRM, ou tout objet numérique, considèrent qu’à partir du moment où techniquement on peut contrôler des usages, même privés, eh bien on va le faire, parce qu’après tout, si la technique le permet, on ne va pas se gêner si on peut contrôler des usages privés !

De nos jours un exemple : quand vous achetez un DVD ou de la musique en ligne, très généralement, on — le « on » étant le producteur, les industries culturelles — vous impose par exemple de visualiser certaines plages sur le DVD – publicité ; on vous impose aussi le choix d’un lecteur multimédia : vous téléchargez de la musique sur un site, vous devez utiliser le lecteur multimédia qui est fourni avec ce site et pas un autre. Et ce contrôle d’usage se met en place par ce qu’on appelle les DRM, qu’on va redéfinir après, bien entendu, qui est un outil technique qui contrôle un usage privé, mais aussi surtout par leur protection juridique.
C’est de cette informatique qu’on appelle déloyale dont il va être question avec nos invités. On va commencer par la personne qui est au téléphone pour être sûr qu’elle est bien avec nous. Donc Marie Duponchelle, maître même Marie Duponchelle, est-ce que tu es avec nous ? Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots s’il te plaît ?

Marie Duponchelle : Oui bonjour Fred. Bonjour, merci beaucoup pour l’invitation.

J’ai travaillé pendant plusieurs mois à l’April ; j’ai eu ce plaisir-là de travailler à tes côtés et j’ai également travaillé dans d’autres associations du logiciel libre, en particulier sur le domaine de la protection via les DRM, à l’époque, donc en 2010-2011-2012, où c’était un vrai enjeu, une vraie problématique. Aujourd’hui je suis avocat et j’ai travaillé, j’ai donc édité un livre suite à ma thèse, sur le droit à l’interopérabilité, je pense qu’on aura l’occasion d’en reparler aussi, et sur ce problème du régime juridique des DRM.

Frédéric Couchet : Exactement. Nous en parlerons. Donc ta thèse est intitulée « Le droit à l'interopérabilité : études de droit de la consommation ».

Marie Duponchelle : C’est compliqué à dire.

Frédéric Couchet : Effectivement, c’est l’un des mots sans doute les plus compliqués ; c’est un bon exercice de diction. On essaiera d’expliciter ce terme que tout le monde ne comprend pas forcément, même parmi ceux qui pensent le comprendre comme certains experts juridiques, mais c’est effectivement un mot important. Et quand tu disais que tu avais participé, outre à l’April, à d’autres associations du Libre, il y avait évidemment l’association VideoLan. Donc nous avons l’énorme plaisir d’avoir aussi Jean-Baptiste Kempf de VideoLan ; est-ce que tu peux te présenter Jean-Baptiste ?

Jean-Baptiste Kempf : Oui. Bonjour. Merci de m’avoir invité. Je m’appelle Jean-Baptiste Kempf, je suis Parisien depuis très longtemps, je suis un geek et je bosse sur VLC depuis 2004-2005, depuis longtemps. J’ai commencé à travailler sur le projet VLC et VideoLan avant que ce soit une association ; j’ai créé l’association en 2008 et depuis je gère le projet.
Maintenant j’ai créé une entreprise pour, justement, pérenniser des solutions open source autour du multimédia, autour de VLC.

Frédéric Couchet : La société s’appelle Videolabs et c’est pour promouvoir des solutions mêmes libres, parce qu’après tout on est en France, on peut employer le terme logiciel libre ! Je sais bien que tu préfères le terme open source.

Jean-Baptiste Kempf : Je ne préfère pas, j’ai juste cette très mauvaise habitude parce que je ne parle jamais en français, donc moi je dis ça de façon interchangeable parce qu’en anglais c’est vrai, c’est un terme qui n’est pas très bon, parce l’anglais est limité là-dessus. Nous, dans l’association et dans l’entreprise, on ne fait que du logiciel libre et que du copyleft.

Frédéric Couchet : Copyleft c’est une des licences, effectivement, de logiciel libre ; on ne va pas rentrer dans ces détails-là aujourd’hui, ce sera l’occasion sans doute d’une émission un jour. Quand tu disais que tu étais un geek, en fait dans le sens, là, développeur vraiment de logiciels libres, informaticien.

Jean-Baptiste Kempf : Ah oui ! Moi je suis tombé dedans assez tôt et j’ai toujours voulu être développeur. Je me retrouve un peu président de l’association et j’ai créé la boîte peut-être parce que j’étais le moins bon des développeurs, donc il fallait bien quelqu’un qui fasse les tâches administratives ; c’est vrai que moi c’est ça qui m’amuse et surtout, je travaille sur des projets avec VideoLan et VLC qui sont des projets qui sont utilisés par le plus grand nombre. Ce qui nous amuse c’est de travailler pour les utilisateurs et d’avoir des millions d’utilisateurs et pas de faire, comme beaucoup aujourd’hui on a dans le Libre et l’open source, justement des solutions qui sont au niveau du serveur. Nous on travaille pour le grand public ; on est une association pour le grand public.

Frédéric Couchet : D’ailleurs la deuxième question ça va être effectivement de présenter un peu plus en détail, rapidement cependant, à la fois VLC et l’association VideoLan. Mais je vais quand même rappeler que la plupart des gens ignorent que l’outil qu’ils utilisent sur leur ordinateur, qui est représenté par un cône orange et blanc, est déjà un logiciel libre, donc VLC, et que c’est sans doute le logiciel libre français des plus téléchargés au monde ; je ne connais pas les statistiques mais c’est absolument effarant de voir ce nombre de téléchargements, enfin c’est un très gros succès !

Jean-Baptiste Kempf : Ouais, il n’y a pas de doutes. En fait, c’est non seulement le logiciel libre français le plus utilisé au monde, mais c’est aussi le logiciel français le plus utilisé au monde : on parle de 350 à 500 millions d’utilisateurs. Dans le Libre il n’y a que Firefox au-dessus, c’est clair, ou peut-être le noyau Linux. En tout cas, en tant qu’utilisation d’application, c’est clairement un des logiciels les plus gros et c’est intéressant qu’on parle de droits d’auteur et de DRM : une des raisons pour lesquelles c’est un des logiciels qui a été créé en Europe, c’est justement parce que le droit français et le droit européen est beaucoup plus, ou en tout cas était beaucoup plus cool sur la propriété intellectuelle, notamment au niveau des brevets, que le droit américain ou le droit asiatique.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu peux juste expliquer en quelques mots ce que fait VLC concrètement ?

Jean-Baptiste Kempf : VLC est un lecteur multimédia. Aujourd’hui c’est peut-être un peu moins problématique, mais pendant très longtemps c’était très difficile de lire des fichiers. Il y avait plein de formats et, pour chacun de ces formats, il fallait installer des codecs.

Frédéric Couchet : C’est quoi un codec ?

Jean-Baptiste Kempf : Un codec c’est, en fait, l’algorithme de compression et de décompression, parce que, pour vous donner une idée, si jamais on ne compressait pas la vidéo, chaque seconde de vidéo aurait besoin de quasiment un DVD ; on ne pourrait pas avoir 2000 DVD pour regarder son film. Donc en fait on compresse, on détruit un peu l’image, et comme votre œil n’est pas génial il n’y voit que du feu !
Ce qui se passe, c’est qu’à l’origine on avait des petits logiciels qui étaient les lecteurs et on installait plein de plugins, des codecs, pour lire les vidéos. Et même si la plupart de ces lecteurs étaient libres, en fait la plupart du travail est fait dans ces plugins et ces plugins ne sont pas ouverts. Donc VLC a été le premier à, justement, arriver avec des codecs et à rendre simple. C’est d’ailleurs la blague aujourd’hui : « VLC ça sait tout ouvrir, ça pourrait même ouvrir des VHS ! » Ce n’est pas exactement vrai, mais c’est vrai que VLC, les gens l’utilisent parce que ça marche. Et ça c’est vraiment un bon point. C’est cool, parce que les gens l'utilisent parce que c’est bien et pas parce que c’est libre.

Frédéric Couchet : Oui. C’est le premier argument. Je me souviens de ma voisine qui me dit « j’ai un problème avec une vidéo que je n’arrive pas à ouvrir avec mon lecteur sous Windows. Qu’est-ce que tu me conseilles ? » Je lui dis « eh bien écoute, installe VLC ». Elle était ravie ; effectivement c’est la preuve par l’exemple que ça marche.

Jean-Baptiste Kempf : Le souci c’est que les gens ne savent pas que c’est libre. De temps en temps ça serait bien ! On essaye ! Mais quand on fait des statistiques, c’est moins de 0,01 % des gens qui viennent sur notre site qui savent ce qu’est le logiciel libre. C’est vraiment gênant mais en tout cas ça montre que quand on apporte quelque chose qui est bien et qui fonctionne bien, les gens aiment.

Frédéric Couchet : Là, il y a beaucoup plus de monde qui va savoir que VLC est un logiciel libre, en tout cas toutes les personnes qui écoutent l’émission le sauront et effectivement c’est une grosse ignorance du côté libre, effectivement, de VLC.

Après cette petite présentation on va demander à Marie de nous faire – c’est un peu le point difficile mais après tout tu es spécialiste du sujet – une définition, une présentation succincte de la notion de DRM. Qu’est-ce qu’un DRM, Marie ?

Marie Duponchelle : Pour l’instant on va rester très simple sur la définition parce que c’est vraiment ! Ça fait partie des problèmes le problème de la définition des DRM. Moi je le définirais tout simplement comme un système technique qui permet à un détenteur de droit, je vais peut-être dire un gros mot, mais droit de propriété intellectuelle, de spécifier, en fait, ce que vous pouvez faire avec le contenu objet du droit de propriété intellectuelle. Est-ce que je peux copier ma vidéo ? Est-ce que je peux la transmettre ? Est-ce que je peux la sauvegarder ? Est-ce que je peux l’ouvrir sur mon ordinateur, sur mon smartphone, sur ma tablette ? C’est donc un petit logiciel qui vous dit concrètement ce que vous pouvez en faire.

Frédéric Couchet : C’est une présentation tout à fait claire. DRM ça vient de l’anglais digital rights management, je n’ai pas du tout l’accent de Jean-Baptiste.

Marie Duponchelle : C’est pour ça qui je lui laisse…

Frédéric Couchet : Moi aussi, mais bon, finalement je l’ai fait. Dans cette notion de gestion des droits il y a deux choses : il y a l’information sur les droits et puis la gestion des droits. Là effectivement, ce que tu expliques, c’est que les DRM aujourd’hui sont avant tout des outils de gestion des droits par les titulaires de droits qui mettent en place, via cet outil technique, eh bien un contrôle des usages, vu qu’ils décident eux-mêmes des droits qu’ils accordent au public. Vas-y.

Marie Duponchelle : En anglais, on utilise effectivement la notion de DRM, digital rights management, c’est-à-dire la gestion des droits numériques. En France, on a une définition qui est un tout petit peu différente et qui dessert un tout petit peu ; c’est pour ça qu’on a des grosses discussions à ce sujet-là puisque moi j’utilise souvent le mot MTP, c’est-à-dire « mesures techniques de protection », ce qui ne veut pas forcément signifier la même chose que « gestion des droits numériques ». On parle là de protection des droits d’auteur, véritablement, avec ces systèmes techniques.

Frédéric Couchet : Tout à fait. Notamment tu utilises ce terme parce qu’effectivement, depuis la loi droit d’auteur en France en 2006 qui découle directement, avec quelques trucs en plus, de la directive européenne sur le droit d’auteur de 2001, donc celle-là qui est en cours de révision, effectivement le terme consacré c’est « mesures techniques de protection », ce qui montre plus déjà la volonté réelle ; mais en fait, le vrai terme qui devrait être utilisé, que nous on utilise évidemment, qu’on préfère utiliser, c’est « dispositifs de contrôle d’usage » ou « menottes numériques », voire « verrous numériques ».
Donc là on a calé un petit peu une première définition des DRM sans revenir sur tout l’historique parce qu’il faut quand même savoir que tout ça descend de 1996, du traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, donc l’OMPI. Imaginez le monde d'Internet, du numérique, en 1996 ; aujourd’hui ça a beaucoup changé. En fait, les lois sur les DRM, donc les mesures techniques, enfin les dispositifs de contrôle d’usage auraient dû aussi évoluer.
Est-ce qu’on peut citer quelques exemples ? Parce qu’évidemment, aujourd’hui on va cibler beaucoup la vidéo avec Jean-Baptiste et Marie, mais est-ce que vous pouvez nous citer quelques autres exemples de DRM dans la vie quotidienne, pour permettre aux gens de comprendre que, finalement, on vit une vraie overdose de DRM ? Jean-Baptiste, Marie ?

Jean-Baptiste Kempf : Les capsules Nespresso. Ils ont essayé d’empêcher d’avoir des capsules compatibles. Aujourd’hui il ne faut pas acheter Nespresso pour d’autres raisons, notamment écologiques, mais c’était vachement pratique, ça c’est vrai. Et ils sont arrivés, ils ont essayé de vous empêcher, empêcher Monoprix et tout ça, de faire des capsules beaucoup moins chères. Et ça c’était juste pour des raisons d’incompatibilité et d’attaques juridiques. Ce n’est pas exactement des DRM mais c’est exactement la même idée. Vous n’avez pas le droit de mettre le café que vous voulez ; vous mettez le café que je vous vends, dont j’ai fait l’approvisionnement et dans lequel j’ai mes marges, etc.

Frédéric Couchet : Marie, vas-y.

Marie Duponchelle : On avait aussi l’exemple dans les imprimantes ; on a eu pendant très longtemps, en fait, des petits systèmes qui vous disaient « si vous ne mettez pas la cartouche imprimante de ma marque, votre imprimante ne marchera plus ! » Au niveau concret c’est à la limite des mesures techniques de protection mais c’est la même problématique et c’est exactement la même logique.

Frédéric Couchet : Étienne, tu as un exemple ?

Étienne Gonnu : Oui, je pensais à un exemple. Moi je suis amateur de jeux vidéos : quand je suis obligé d’être connecté à Internet pour jouer à un jeu qui, pourtant, le jeu lui-même, ne nécessite pas une connexion, mais pour vérifier que je l’utilise comme convenu ou que je n’ai pas une version qui ne serait pas autorisée. Je suis obligé de me connecter ! Je pense que ça relève de cette même logique.

Jean-Baptiste Kempf : Je pense à l’exemple que tu donnais tout à l’heure avec des lunettes qui se brouillent quand tu lis un bouquin ; ça fait rigoler aujourd’hui ; dans 20 ans c’est carrément possible ! Quand on voit l’évolution de la réalité augmentée ou même des Google Glass, aujourd’hui c’est ridicule ; franchement, dans 30 ans, ce n’est pas une blague quoi, c’est tout à fait possible !

Étienne Gonnu : D’avoir accès à une pleine expérience. Si vous avez nos lunettes, vous aurez une expérience supplémentaire.

Jean-Baptiste Kempf : Ce n’est pas déconnant de se dire que dans 15 ans, 20 ans, tout le monde aura des lunettes qui rajouteront des informations, plutôt que d’avoir à sortir son smartphone pour savoir où tu vas ; ça peut être vachement cool pour plein d’utilisations. Donc ce n’est pas débile de se dire que ça va être quelque chose qui va être généralisé. Oui, maintenant vous n’avez pas le droit de passer par là. Donc il y a des possibilités vraiment gênantes !
Moi je n’utilise pas de DRM.

Frédéric Couchet : Tu utilises quoi ?

Jean-Baptiste Kempf : Je ne parle pas de « management » à chaque fois, je ne dis pas « gestion », je dis « limitation » et c’est ce que je dis aussi en anglais, je parle de digital rigths limitations. Parce que le management donne l'impression qu’il y a une gestion, que ça simplifie, alors qu’en fait, pour l’utilisateur, c’est une limitation de ses droits et ça c’est très important.

Frédéric Couchet : D’ailleurs quand tu parles de l’acronyme en anglais, une autre utilisation de l’acronyme en anglais c’est digital restrictions management, donc c’est dans la même logique de restrictions. Marie tu voulais rajouter un exemple ?

Marie Duponchelle : Je pense qu’on a déjà pas mal fait le tour, mais on a aussi, on a eu des gros exemples, ils sont en train de revenir dessus, mais dans les livres numériques. Ça a été vraiment un des secteurs où ils ont utilisé à outrance les DRM ; ils se sont rendu compte de leur bêtise et ils sont en train de faire machine arrière complètement.

Frédéric Couchet : C’est notamment un sujet qu’on abordera. Je précise d’ailleurs que c’est une première émission sur les DRM parce que, comme vous allez le comprendre, c’est un large champ et nous ré-aborderons ce dossier-là notamment sur la partie livres avec notre libraire préférée Magali Garnero qui est à la fois libraire et une activiste du logiciel libre et qui connaît bien. Et on parlera aussi des choses vertueuses comme ceux qui offrent, enfin qui proposent des plateformes, des solutions sans DRM. Mais là on va plutôt parler de la problématique.

Jean-Baptiste, j’aimerais que tu nous expliques un petit peu techniquement, parce que très récemment j’étais chez mes beaux-parents et on a eu une discussion entre DVD et Blu-ray, donc DVD machin et j’ai essayé de leur expliquer la différence, en fait le type de protection. Est-ce que tu pourrais nous expliquer, en essayant d’être le plus simple possible même si ce n’est pas évident, d’expliquer comment un DRM fonctionne techniquement en prenant deux exemples, on va dire ce que j’appelle moi les DRM 1.0, c’est-à-dire le DVD et les nouveaux DRM, type, par exemple, Blu-ray.

Jean-Baptiste Kempf : OK. L’idée du DRM c’est qu’on vous donne un média numérique, quelle que soit la forme, que ce soit de l’audio, de la vidéo, du texte et, en fait, on le chiffre. C’est-à-dire que vraiment c’est comme de la crypto pour du secret, c’est-à-dire qu’on brouille avec une clef et seules les personnes qui ont le droit d’ouvrir la clef du coffre vont pouvoir ouvrir le média et être capables de le lire. Donc c’est comme ça, en fait, qu’on fait quand on envoie des e-mails ou qu’on fait du https ; c’est une utilisation normale. Sauf que là vous êtes dans le cas où on vous donne un média qui est donc chiffré et on vous donne la clef en même temps puisqu’il va bien falloir lire sur votre matériel, et on vous dit « je te donne le média chiffré, je te donne la clef, mais surtout, tu ne regardes pas la clef ! » Et c’est le problème fondamental des DRM. C’est-à-dire que, évidemment, vous allez dire « eh bien attends j’ai la clef, moi j’ai acheté un nouvel ordinateur, je veux lire mon fichier, mon DVD, mon Blu-ray sur mon nouvel ordinateur ; j’ai changé de système d’exploitation que ce soit des systèmes d’exploitation libres ou des systèmes d’exploitation pas libres, mais je veux toujours le lire. » Et là on te dit « ah ouais, mais tu n’as pas le droit de regarder la clef ! » Et toi tu dis « écoute, t’es gentil, j’ai payé mon DVD, je regarde quand même la clef. »
Donc déjà par conception, en fait, c’est quelque chose qui est complètement cassé et même conceptuellement faux et qui ne peut pas fonctionner.

Donc la seule façon pour que les gens qui veulent que vous ne regardiez pas votre clef arrivent à leurs fins, c’est qu’ils vont mettre des choses dans votre ordinateur, que vous ne contrôlez pas.
Donc arrive tout ce qu’on appelle l’informatique déloyale où, en fait, il se passe des choses sur votre ordinateur, que ce soit de l’espionnage, tout ce que vous pouvez faire, et c’est une partie de l’ordinateur qui ne répond pas à vous. C’est maintenant même dans les microprocesseurs et le but principal de ça c’est de gérer les problèmes de DRM.

Ça c’est un glissement qui est gravissime parce que je vais dire un peu en rigolant, là on ne parle que de DRM, ce n’est pas très grave, c’est juste des DVD et des Blu-ray, mais ça veut dire qu’on se met à avoir des parties sur ses ordinateurs qu’on ne contrôle plus. Et après on parle de l’affaire Snowden, on parle des problématiques de liberté fondamentale et on parle de politique. À partir du moment où vous ne contrôlez plus votre ordinateur alors que vous faites tout sur un ordinateur aujourd’hui, on a un glissement qui est très grave.

En fait les industries, parce que c’est bien un problème d’industrie culturelle, entre guillemets « culturelle », poussent, en fait, à avoir de l’informatique que vous ne contrôlez plus et où vous êtes contrôlé par votre machine. Et ça c’est très grave pour plein d’autres raisons.

Pour répondre, en fait les deux générations ce n’est pas vraiment ça.
Le DVD, il y a une clef par disque et dès que vous avez la clef, et dès que vous avez une clef, en fait une clef fondamentale, ça marche pour tout le monde. La partie, ce que j’appelle Blu-ray c’est la version 1.1 quoi, c’est qu'en fait la clef dépend du lecteur et du disque et du logiciel qui est lu.

Mais la version 2 des DRM ce n’est pas celle-là. La version 2 des DRM c’est celle où tout se fait en ligne. C’est-à-dire que dès que vous achetez un film sur Amazon, sur Netflix, etc., en fait vous ne l’achetez pas, vous le louez. Et tout ce système-là n’est fonctionnel qu’au bon vouloir des gens et des plateformes.

Frédéric Couchet : Effectivement, tu as raison de me corriger sur la numérotation des DRM, mais l’idée que j’en retiens et c’est aussi ce que j’expliquais aux gens avec qui j’en discutais, c’est qu’à l’époque des DVD techniquement c’était des DRM qui étaient faciles à comprendre et à contourner et donc ça n’a pas posé de problèmes techniques, notamment à VLC, pour pouvoir lire des DVD sur des systèmes libres parce que ce n’était pas prévu par ces industries culturelles à la base. Mais plus les DRM s’améliorent plus ça devient compliqué même si en fait techniquement, on le sait, tout ce qu’un être humain est capable de mettre en place va être cassé par un autre être humain, mais ça devient quand même de plus en plus compliqué.

Jean-Baptiste Kempf : Ça c’est clair. Le chiffrement au niveau de DVD c’est une blague ; c’est-à-dire que votre téléphone le casse en une seconde. Le chiffrement sur les Blu-ray on parle du chiffrement de qualité militaire des années 2010, quoi ! On parle vraiment de choses très compliquées, très difficiles à casser et, en fait, il faut bien que les gens comprennent : l’important des DRM ce n’est pas d’empêcher la copie. Ça c’est le gros mensonge que les gens ne comprennent pas et que tous les hommes politiques ressortent ; ils pensent que c’est du digital rigths management : c’est vraiment pour contrôler le droit d’auteur. Et en fait ça n’est pas le cas. Pourquoi ?
Si jamais les DRM fonctionnaient on n’aurait pas tout disponible sur les sites de piratage. Or, la moindre chose qui passe à la télé, en à peu près entre 20 minutes-une demi-heure c’est sur The Pirate Bay, sur plein d’autres sites. Tous les contenus sont disponibles, en fait, sur des sites de piratage et donc c’est bien que leur système de protection n’est pas efficace et ne fonctionne pas. Ce qui est marrant c’est que le terme français c’est « mesures techniques de protection » et il y a « efficace » dans la loi. Ce n’est pas efficace ! Oui !

Mais leur but ça n’est pas d’empêcher le piratage ; leur but c’est de contrôler la chaîne de distribution. Et là, même quand on en parle à la plupart des hommes politiques qui votent ces lois, ils ne comprennent pas ça. Le but c’est que votre café vous l’achetiez chez Nespresso qui l’a acheté chez son grossiste, qui l’a acheté dans toute la chaîne sur laquelle il a récupéré de l’argent à tous les niveaux. Vous voyez bien au cinéma ! C’est toujours les mêmes distributeurs ; c’est toujours les mêmes, il y a trois ou quatre majors et l’important c’est que quand vous achetez votre lecteur de Blu-ray vous achetiez à Sony qui a payé sa patentà ses potes de Dolby, qui a payé sa patentà ses potes de Universal. Et le but c’est d’éviter qu’il y ait d’autres canaux de distribution qu’ils ne contrôlent pas, sur lesquels ils pourraient avoir de la concurrence. Parce quand on voit qu’on doit acheter ou louer pour 24 heures un film HD à 17 euros ; c’est une blague. En fait il n’y a aucune concurrence parce qu’ils contrôlent l’ensemble de la chaîne de distribution et ils empêchent qu’il y ait la moindre industrie culturelle qui ne soit pas contrôlée par eux.

Frédéric Couchet : C’est extrêmement clair. Et on a aussi compris, effectivement, que la technique a ses limites malgré tout et donc les promoteurs de ces solutions d’informatique déloyale, outre le fait de pousser les DRM, à un moment se sont dit « oui mais les DRM ont des limites, on va donc mettre une protection juridique interdisant le contournement des DRM. » Là je fais appel à maître Duponchelle qui a suivi ce dossier de près. Est-ce que tu peux nous faire un petit point justement sur cette « protection juridique », et je mets des guillemets évidemment, des DRM.

Marie Duponchelle : C’est très intéressant ce que Jean-Baptiste a exposé puisque c’est vraiment ce qu’il faut comprendre, c’est l’esprit dans lequel a été mis en place le système des DRM et le système juridique des DRM qui l’entoure.
Concrètement on s’est très vite rendu compte, tu l’as dit Fred, le régime juridique c’est 1996, donc il n’y avait pas l’Internet grand public comme on l’a aujourd’hui. On a deux traités internationaux en 1996 au niveau de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, on a une directive en 2001, la directive EUCD, et on a texte en 2006 qui est la loi DADVSI, la loi sur les droits d’auteur et les droits voisins. On s’est très vite rendu compte que, comme dans beaucoup de textes juridiques, la loi est là, mais la performance technique et la performance des geeks est là aussi et dès qu’il y a un DRM, eh bien il y a la technique à côté qui permet de entre guillemets, je mets bien des guillemets, de « craquer » le système des DRM.
Si on n’avait pas mis de protection juridique pour empêcher ces actes techniques, les protections par le biais de ces DRM auraient été totalement inefficaces. C’est vraiment cet enjeu-là et c’est vraiment ça qui a été mis en avant quand on a commencé à discuter d’une protection juridique du DRM. Concrètement ça veut dire quoi ? Ça veut dire : vous n’avez pas le droit toucher aux DRM, même si vous savez le faire.

Frédéric Couchet : Et quel que soit l’usage finalement. Même si c’est un usage légitime ?

Marie Duponchelle : C’est là où il y a eu des grosses discussions c’est qu’on a mis en avant, et ça a été mis en avant dans toutes les discussions à toutes les différentes phases — 1996, 2001 et 2006 — c’est : vous nous mettez des protections techniques, effectivement pour empêcher les violations du droit d’auteur et des droits voisins, mais ces protections techniques peuvent empêcher certains droits légitimes pour les particuliers. Je pense, et ça va parler à tout le monde tout de suite, à ce qu’on appelle le droit à la copie privée. C’est-à-dire qu’aujourd’hui tout le monde a le droit, quand il a un contenu numérique, il a droit à ce qu’on appelle une copie privée, c’est-à-dire qu’il a le droit de garder pour lui, de faire un usage pour lui et de le transférer sur le support de son choix. Sauf que si vous mettez un obstacle technique comme les DRM vous ne pouvez pas faire la copie privée, puisque concrètement il y a un logiciel sur votre film qui vous empêche de faire la copie privée. Donc certains se sont dit : eh bien si on a un obstacle technique je vais le casser et le problème sera réglé. C’est cette problématique-là qu’on a eue et on a décidé d’empêcher le craquage des DRM.

On est en France, on a des militants du logiciel libre qui sont intervenus – alors en 2006 moi je n’ai pas eu l’occasion et en 2001 non plus de connaître la bataille que vous avez eue sur ce sujet-là, mais je sais que ça a été épique et que ce sont des grands souvenirs pour les membres de la communauté du logiciel libre – donc on a eu une forte mobilisation pour qu’on ait une modification des textes, notamment pour favoriser ce qu’on appelle l’interopérabilité. C’est-à-dire qu’on doit permettre de partager les contenus et on doit pouvoir permettre à différents logiciels d’échanger entre eux les données quels que soient les obstacles techniques et quels que soient les DRM qui puissent exister.

Et là on a beaucoup de débats, on a beaucoup de discussions sur l’interopérabilité et on a des logiciels comme VLC qui visent précisément à ça. C’est-à-dire moi je constate qu’il y a plusieurs formats, je constate qu’il y a des DRM ; moi j’ai les moyens techniques pour permettre, en fait, à tout le monde de lire son contenu où il le veut, quand il le veut et comme il le veut ; je veux donner cette possibilité technique à tout le monde mais la loi ne me le permet pas. Et aujourd’hui on a eu une interprétation des textes grâce à l’intervention de l’April, mais je pense qu’on y reviendra peut-être un tout petit peu plus tard sur le Conseil d’État qui est intervenu en 2008.

Frédéric Couchet : On va y revenir assez rapidement parce qu’en fait le temps passe très vite. Donc tu as défini un mot important qui est l’interopérabilité qui est effectivement fondamentale et on aura l’occasion d’y revenir.

Par rapport à ma question tout à l’heure sur les DVD et les Blu-ray, j’avais évidemment en tête aussi la situation juridique en France depuis la loi droit d’auteur de 2006. À l’époque, il y avait une incertitude très importante pour savoir si VLC avait légalement le droit de contourner le DRM des DVD pour pouvoir faire ce qu’il a à faire. L’April a fait un recours au Conseil d’État. La décision du Conseil d’État nous a confortés par rapport à cette procédure et donc VLC peut légalement contourner le DRM des DVD car c’est une mesure technique jugée non efficace. Mais aujourd’hui les mesures techniques deviennent efficaces et je ne sais pas si Jean-Baptiste et Marie vous voulez peut-être revenir sur l’épisode de Blu-ray et votre saisine de la structure qui est censée réguler, en France, les mesures techniques ou simplement expliquer la situation par rapport à l’actualité.

Jean-Baptiste Kempf : Pour faire simple : en fait après cette loi il y a eu une agence, une haute autorité comme on sait les faire en France, qui ne servait à rien, qui s'appelait l'ARMT.

Frédéric Couchet : Autorité de régulation des mesures techniques de protection.

Jean-Baptiste Kempf : Qui ne servait à rien, qui n’a même pas rendu ses rapports ; quand on appelait il n’y avait personne et à un moment, au moment de la loi HADOPI, ils ont mergé ça dans HADOPI, ce qui n’était pas complètement idiot de fusionner ces deux trucs-là. Sauf que nous on avait des questions techniques, en fait comment il faut interpréter la réponse du Conseil d’État qui n’était pas forcément très claire et comment on faisait ? Parce que la partie VLC et DVD c’était en 2001 donc avant DADVSI et là on était après.
En fait ils n’ont rien compris, donc on a passé beaucoup de temps avec Marie. Ils nous ont fait perdre notre temps ; ils ont répondu 40 pages ; on n’a rien compris ; d’ailleurs ils n’ont même pas compris la question ! On a passé deux fois du temps avec Marie là-bas ; moi je suis allé là-bas. En fait ils n’ont absolument rien compris ! C’était un peu une perte de temps, mais ce n’était pas mal parce que ça montrait bien qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils faisaient et surtout ça a continué à montrer qu’HADOPI c’était vraiment une catastrophe et que ça servait juste à utiliser notre pognon.

Frédéric Couchet : 12 millions d’euros par an je crois, pour rien en fait !

Jean-Baptiste Kempf : Un petit peu moins maintenant !

Frédéric Couchet : Un petit peu moins ?

Jean-Baptiste Kempf : On n’était qu’à neuf, mais c’est neuf millions dépensés dans le vent.

Frédéric Couchet : Vas-y Marie.

Marie Duponchelle : Concrètement la mobilisation qu’il y avait eue sur la loi DADVSI en 2006 avait permis de mettre des petites dispositions dans le texte, dans le cadre de la propriété intellectuelle, qui disaient que vous aviez le droit de mettre des mesures techniques de protection mais que ça ne devait pas porter atteinte à l’interopérabilité ; c’est-à-dire que vous ne deviez pas empêcher l’échange. Et tout ça virgule, parce qu’on met toujours des petites virgules dans les textes, virgule, dans le respect du droit d’auteur. Face à un texte comme ça ils avaient créé à l’époque l’ARMT puis l’HADOPI, une autorité qui était en charge de régler les problèmes. C’est-à-dire que si votre interopérabilité est empêchée par les DRM, on vous met une super autorité qui vous permettra d’échanger, de régler les problèmes entre vous et les consortiums et tout ça ; on interviendra et on vous aidera à régler les problèmes. Donc c’était l’ARMT et après ça a été la HADOPI.
On avait deux possibilités à ce moment-là ; c’était tout nouveau, c’était tout beau et c’était tout gentil ; c’était à l’image des textes c’est-à-dire que c’était flou et que ça n’a pas servi à grand-chose : on avait une procédure contentieuse qui était à notre disposition et on avait une procédure pour avis.
Procédure contentieuse ça veut dire quoi ? Ça veut dire que vous demandez à quelqu’un l’accès aux informations qui vous permettent de contourner légalement les DRM ; si cette personne ne veut pas vous les donner vous faites une procédure pour avoir sa condamnation et les informations. Problème de ce type de procédure c’est qu’il faut déjà faire une mise en demeure. La majorité des acteurs de ce secteur-là est aux États-Unis, autant vous dire qu’une procédure contentieuse en France devant la HADOPI ils s’en fichent complètement et, deuxième élément, c’est qu’on peut vous demander de payer, en fait, concrètement, pour avoir ces informations essentielles.
Donc on avait saisi pour avis, en leur demandant de nous expliquer comment ils interprétaient eux le texte et comment ils pouvaient permettre à un logiciel, VLC, tout à fait légal et qui fait l’interopérabilité tout à fait légalement, de contourner des DRM alors que ce n’est pas possible puisqu’on ne vous donne pas les informations pour le Blu-ray. Et c’est là où on a eu HADOPI dans toute sa splendeur qui est intervenue.

Frédéric Couchet : On va faire une petite pause musicale parce que le temps passe. Ne voyez aucun rapport avec ce qu’on vient de dire par rapport au nom de la chanson qui va arriver, au morceau qui va arriver, c’est Sneaky Snitch, ce qui veut dire le délateur ou la délatrice sournois-sournoise de Kevin MacLeod et on se retrouve juste après.

Pause musicale : Sneaky Snitch de Kevin MacLeod

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et sur le site cause-commune.fm partout ailleurs. Nous venons donc d’écouter Sneaky Snitch. Nous étions en train de discuter DRM avec mon collègue Étienne Gonnu, Jean-Baptiste Kempf de Videolan-VLC et Marie Duponchelle, avocate.
Jean-Baptiste, tu me disais pendant la pause que tu avais une petite chose à rajouter marrante sur l’interopérabilité ou sur les DRM ?

Jean-Baptiste Kempf : Oui, sur l’interopérabilité. C’est assez marrant. Vraiment l’idée de l’interopérabilité c’est d’être capable de lire sur tous les supports. En fait, le logiciel libre ce n’est pas mal, c’est que comme le code source est libre, il est là, eh bien on peut se dire de façon assez probable que VLC, dans dix ans, il sera toujours là ; il ne sera peut-être pas aussi utilisé, mais il sera toujours là. Et on a eu une des sociétés des GAFAM, je ne vais pas donner le nom mais ça va vous faire sourire, qui s’est retrouvée avec un DRM d'il y a quelques années. Évidement les DRM, tous les ans ils en font une nouvelle version, ils changent, etc., et ils ont été un petit peu embêtés parce qu’ils n’étaient plus capables de lire leurs propres fichiers et ils nous ont demandé si, par hasard, discrètement, on ne pouvait pas rajouter dans VLC et FFMPEG une façon de déchiffrer les fichiers, c’est-à-dire de casser leurs propres DRM parce qu’ils avaient plein d’utilisateurs qui leur pourrissaient leur supports en disant ça ne marche pas.

Frédéric Couchet : Vous l’avez fait ou pas ? [Rires]

Jean-Baptiste Kempf : Je ne répondrai pas à cette question. Il faut aller regarder le code de VLC. Mais c’est exactement ça. En fait, c’est que toute cette partie de DRM et contre l’interopérabilité c’est juste pour faire des gains à court terme, pour gagner de l’argent à court terme sur les sorties, la musique et sur les abonnements, mais c’est une catastrophe à long terme, à moyen terme, pour la conservation de la culture.

Frédéric Couchet : D’ailleurs, tout à l’heure Marie parlait de la mobilisation en 2006 de la communauté du logiciel libre contre les DRM dans la loi droit d’auteur française. À l’époque, il y a eu aussi des bibliothécaires qui se sont fortement mobilisés pour des questions tout simplement d’archivage ; tu viens de parler des GAFAM, mais il y a des ressources numériques qui sont sous DRM et qui, dans 20 ans, ne seront plus disponibles alors que même que la ressource sera dans le domaine public, eh bien l’archivage est fini.
Il y a aussi les représentants d’associations de personnes handicapées qui se sont mobilisés parce que les DRM posent un certain nombre de problèmes très importants. Voilà ! Ce n’est effectivement pas que le logiciel libre et on n’a pas évoqué — si, tu l’as évoqué un petit peu — les histoires d’espionnage via les DRM. Pour les plus anciens d’entre nous, on se souviendra en 2006 du rootkit de Sony sur, c’était un CD ou un DVD ? Je ne me souviens plus.

Jean-Baptiste Kempf : Un CD.

Frédéric Couchet : Un CD, et qui permettait d’avoir un contrôle à distance de notre ordinateur.

Jean-Baptiste Kempf : Et le plus drôle, c’est que le logiciel dont était dérivé le rootkit en fait était dérivé d’un logiciel VideoLan donc c’était, en plus, une violation de la propriété intellectuelle de VideoLan.

Frédéric Couchet : Voilà ! Une violation du droit d’auteur de VideoLan. Bon ! Franchement ! Marie, nous sommes toujours sur la partie DRM. Tu parlais tout à l’heure de l’exception pour copie privée qui n’est, en fait, qu’une exception, actuellement ce n’est pas un droit ; tu parlais aussi de l’interopérabilité. Est-ce que tu pourrais juste nous faire un petit point sur ta thèse notamment parce que je crois que toi tu milites pour un droit à l’interopérabilité, évidemment au niveau international et au niveau européen ?

Marie Duponchelle : Moi je me suis préoccupée, en fait, d’un acteur qu’on oublie tout le temps quand on parle de technique et quand on parle droit d’auteur, c’est le consommateur, tout simplement. On a la peur des geeks, on a la peur du peer to peer, mais le premier qui ne peut pas utiliser ses contenus à cause des DRM c’est le consommateur, c’est la petite personne lambda qui se retrouve à mettre son DVD — parce qu’il ne reste que eux, en fait, qui achètent leurs Blu-ray, leurs DVD, et qui se retrouvent à ne pas pouvoir les lire sur leur ordinateur, sur leur tablette, sur leur smartphone, sur tous les supports de leur choix.
Actuellement, on est le seul pays en Europe à avoir intégré cette notion d’interopérabilité, c’est-à-dire de ne pas empêcher deux systèmes de pouvoir échanger ensemble ; c’est une super-idée sur le papier parce que, vraiment, ça veut dire qu’on a compris qu’il y avait un enjeu de ce côté-là ; le problème c’est que le régime juridique actuel qu’on a c’est juste qu’on encourage, en fait, l’interopérabilité ; il n’y a aucune sanction ; il n’y a aucune obligation et, qui plus est, il y a en plus des obstacles puisqu’on maintient le régime des mesures de protection qui empêchent précisément cette interopérabilité et on voit les discussions au niveau de la directive EUCD qui ne donneront rien de ce côté-là.

Moi je milite, en fait, pour qu’on modifie les textes, pour obliger l’interopérabilité. Ça veut dire quoi concrètement ? Ça veut dire obliger à l’utilisation de formats ouverts pour que tout le monde puisse utiliser, enfin puisse réutiliser ses documents comme il le souhaite, ses contenus numériques comme il le souhaite, et obliger à une information systématique sous peine de sanctions, pour que tout le monde soit informé de ce qu’il a aujourd’hui sur son ordinateur et des obstacles qu’il peut y avoir, à terme, sur l’utilisation de ses contenus et de ses données.

Frédéric Couchet : Quand tu parles de formats ouverts, ce sont des formats dont les spécifications sont publiques, connues, et dont l’implémentation est libre d’accès, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de restrictions que ce soit lié au droit d’auteur ou au droit des brevets. Vas-y Marie.

Marie Duponchelle : C’est bon ! C’est exactement ça.

Frédéric Couchet : OK ! Il ne nous reste même pas deux minutes pour cette partie DRM, parce qu’après il y a pas mal d’annonces d’évènements libristes. Jean-Baptiste est-ce que tu veux rajouter quelque chose ?

Jean-Baptiste Kempf : Il y a une petite partie, c’est que les industries culturelles se moquent un peu de nous, complètement du consommateur, parce qu’en fait elles essayent de jouer des deux côtés. D’un côté vous achetez le droit à la lecture et le droit à l’œuvre et donc, finalement, c’est la licence sur le film et normalement vous devriez avoir la licence sur l’ensemble des supports, que ce soit un DVD, un MP4, quelque chose qui est chiffré, quelque chose qui est en streaming ; et d’un autre côté elles essayent de vous le vendre plusieurs fois.
En fait, quand ça les arrange vous achetez une licence pour le contenu et quand ça les arrange vous achetez juste une licence pour ce format. Et justement les DRM leur permettent d’avoir ça. Et normalement, ce n’est absolument pas possible de vendre à quelqu’un deux fois la même chose.

Frédéric Couchet : Écoute, c’est une bonne conclusion, alors pas finale. Déjà dans les annonces donc le 18 septembre 2018, nos amis de la Fondation pour le logiciel libre à travers leur site Defective by Design qui peut se traduire en français par « Défectueux par dessein ou par conception », organisent la journée internationale contre les DRM avec un mot d’ordre « Imaginez un monde sans DRM » ; c’est le 18 septembre 2018, il y aura sans doute des évènements organisés ou en tout cas des ressources qui permettent de vivre dans un monde sans DRM. Je pense que l’émission de radio Libre à vous ! de l’April sera peut-être rediffusée sur les airs ce jour-là si c’est évidemment possible.

Côté VLC, eh bien il y a VLC 4.0 qui arrivera quand il sera prêt avec de nouvelles fonctionnalités absolument géniales.
Les personnes qui s’intéressent principalement au développement de VLC, j’annonce quand même les VideoLAN Dev Days du 21 au 23 septembre 2018 à Paris. Jean-Baptiste fera une présentation justement des nouveautés dans VLC 4 ; ce sera en anglais si je ne me trompe pas.

Jean-Baptiste Kempf : Ouais. Quasiment tout ce qu’on fait est en anglais parce qu’on a beaucoup de Français, beaucoup d’Allemands, tout le monde parle mal anglais donc c’est bien !

Frédéric Couchet : Il dit ça, mais Jean-Baptiste parle très bien anglais. En tout cas je te remercie Jean-Baptiste pour cette intervention qui a permis effectivement d’éclairer sur les DRM, sur VLC. Je remercie aussi Marie ; c’était un plaisir de t’avoir au téléphone ; j’espère que la prochaine fois tu pourras venir de Compiègne pour être en studio pour une deuxième émission sur les DRM. Merci Marie.

Marie Duponchelle : Avec plaisir.

Frédéric Couchet : Merci et à bientôt.

Marie Duponchelle : À bientôt.

Frédéric Couchet : Je vais passer aux actualités à venir pour l’April et le monde du logiciel libre. Il y a beaucoup d’actualités, je ne vais pas forcément toutes les faire parce que sinon on va déborder.
Dans les actualités rapides à venir, eh bien jeudi soir, pour les personnes qui habitent en Île-de-France, il y a la Soirée de Contribution au Libre à la FPH dans le 11e.
Vendredi soir au local de l’April, il y a un apéro April, n’hésitez pas à passer. Je ne vous redonne pas les adresses parce que tout est sur le site de l’April donc april.org ou sur le site de l’Agenda du Libre.
Il y a également un apéro April à Montpellier le troisième jeudi du mois ; là je n’ai pas noté, j’ai fait une erreur, j’ai juste noté jeudi mais pas précisément.
La semaine prochaine il y aura le Forum du numérique à Fleury-les-Aubrais dans le Loiret ; le 14 septembre Étienne fera une conférence sur les enjeux du logiciel libre destinée au grand public et nous aurons également un stand.

Étienne Gonnu : À 16 heures 30 si ma mémoire est bonne.

Frédéric Couchet : Donc c’est à 16 heures 30.
Nous serons présents aussi la semaine prochaine, je crois avec Libre à Toi, radio Cause Commune à la Fête de l'Huma, Olivier en régie me confirme, les 14, 15 et 16 septembre à La Courneuve en Seine-Saint-Denis, dans l’espace dédié aux logiciels libres, aux hackers et aux fab labs.
Évidement la Fête des Possibles, nous avons eu une présentation tout à l’heure par Aliette Lacroix du 15 au 30 septembre 2018.
Dans plus longtemps il y a un April Camp à Marseille le week-end des 6 et 7 octobre 2018. Un April Camp c’est on se réunit pendant un week-end entre membres de l’April, personnes qui nous aiment bien ou simplement public intéressé pour discuter, pour échanger et éventuellement aussi pour avancer sur un certain nombre de projets, donc n’hésitez pas à passer ; c’est les 6 et 7 octobre 2018 au Foyer du peuple.
Je répète, tous ces évènements sont annoncés, en tout cas pour les évènements April, sur le site april.org ; évidemment sur le site de l’Agenda du Libre donc agendadulibre tout attaché point org vous avez un certain nombre d’évènements partout en France mais également dans d’autres pays. Donc on espère pouvoir vous rencontrer à ces moments-là, n’hésitez pas ! En tout cas vendredi par exemple, pour les gens qui habitent en Île-de-France, venez à l’apéro, c’est toujours très sympathique, ça parle de sujets divers et variés et pas que de logiciel libre.

Pour finir, l’April est très heureuse de participer à cette belle aventure que représente Cause Commune, mais, comme vous le savez, une radio ne peut pas fonctionner uniquement par la contribution humaine même si c’est la contribution la plus importante. Cause Commune a besoin de soutien financier ne serait-ce que pour payer les frais matériels. Eh bien oui ! Par exemple on a appris le coût des micros tout à l’heure ; il y a le studio, la diffusion sur la bande FM, les serveurs. Donc nous vous encourageons à aider la radio en faisant un don sur le site cause-commune.fm, soit un don ponctuel ou, encore mieux si vous le pouvez, un don récurrent. J’ai parfaitement conscience que les appels à soutien financier sont légions en ce moment, mais je crois franchement que cette aventure mérite d’être soutenue et pas uniquement parce qu’on y participe, parce que c’est vraiment une belle aventure. Donc n’hésitez pas à faire un don ; je répète cause-commune.fm, il y a un petit cœur, vous cliquez dessus, aussi le menu « faire un don », je suppose.

Je remercie les personnes qu’on a invitées aujourd’hui donc Aliette Lacroix pour la Fête des Possibles, Jean-Baptiste Kempf de VideoLan, Marie Duponchelle. Je remercie évidemment en régie Olivier Grieco et Olivier Fraysse dit Olive ; ils ont fait ça à deux aujourd’hui. J’en profite pour d’ailleurs annoncer, comme je vois Olive, que la prochaine Ubuntu Party c’est le premier décembre. Non ! Vas-y, corrige-moi !

Olivier Fraysse : 8-9 décembre.

Frédéric Couchet : 8-9 décembre donc à La Villette, à Paris, Ubuntu Party.

Notre prochaine émission à nous sera diffusée mardi 2 octobre 2018 à 15 heures 30. Nous parlerons à priori de collectivités locales, logiciels libres et données publiques ; notamment il y a un article de la loi dite Lemaire de 2016 qui rentre en application, sur les données publiques, en octobre 2018 ; donc nous parlerons sans doute de ce sujet-là.

Notre émission se termine. Vous retrouverez sur notre site web april.org une page avec toutes les références utiles, ainsi que sur le site évidemment de la radio. Assez rapidement le podcast sera disponible donc vous pourrez réécouter. Marie-Odile et le groupe Transcriptions nous en feront une transcription donc vous pourrez lire.
N’hésitez pas à nous faire des retours ; vous nous indiquez ce qui vous a plu, des points d’amélioration.
N’hésitez pas à nous suggérer des musiques libres parce que, visiblement, les pauses musicales du jour ont été appréciées, mais nous avons besoin de plus de plus de références.
Nous vous souhaitons à toutes et tous de passer une belle journée. On se retrouve le 2 octobre 2018. D’ici là portez-vous bien et nous nous quittons comme d’habitude avec Wesh Tone de Realaze.

Que reste-t-il du logiciel libre ?

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A Guiton - B Ourghanlian - P-Y Gosset - H Gardette
Titre : Que reste-t-il du logiciel libre ?
Intervenants : Amaelle Guiton - Bernard Ourghanlian - Pierre-Yves Gosset - Hervé Gardette
Lieu :émission Du grain à moudre - France Culture
Date : juin 2018
Durée : 39 min 40
Écouter l'émission ; Écouter le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Participation by opensource.com, licence Creative Commons by SA
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Microsoft vient de racheter la plateforme de création collaborative de logiciels Github. Est-ce vraiment une bonne nouvelle pour le logiciel libre ? Et quelles conséquences pour les utilisateurs ? La philosophie du libre a-t-elle gagné ou s’est-elle fait manger ?

Transcription

Hervé Gardette : Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Du Grain à moudre. Ce soir « Que reste-t-il du logiciel libre ? ». Si vous n’êtes pas vous-même développeur informatique sans doute n’avez vous jamais entendu parler de GitHub. GitHub c’est une plateforme à laquelle participent des millions de développeurs ; sa particularité : elle appartient au monde du logiciel libre, c’est-à-dire qu’elle est collaborative ; chaque projet qui y est développé peut être étudié, modifié, copié en toute liberté. Plus qu’un outil technique, une véritable philosophie.
Or, il se trouve que GitHub va être racheté et pas par n’importe qui, par Microsoft ; le géant mondial de l’informatique l’a annoncé la semaine dernière ; la vente n’est pas encore finalisée, mais le prix est connu : 7 milliards et demi de dollars.

Dans le monde du logiciel libre cette annonce suscite l’inquiétude car s’il est une entreprise qui symbolise la démarche inverse, à savoir des logiciels fermés, propriétaires, c’est bien Microsoft ; sa suite Windows en est l’exemple le plus emblématique.

Ce rachat est-il le signe d’un rapprochement entre deux mondes antagonistes, désormais complémentaires, ou plutôt celui de la fin d’une utopie ? « Que reste -il du logiciel libre ? » C’est la question du soir, en compagnie de trois invités. Bernard Ourghanlian, bonsoir.

Bernard Ourghanlian : Bonsoir.

Hervé Gardette : Vous êtes le directeur technique et sécurité à Microsoft France. Microsoft qu’on ne présente plus si ce n’est peut-être pour rappeler que c’est l’entreprise qui a été créée par Bill Gates, c’était en 1975 ; il n’était pas seul d’ailleurs, avec Paul Allen. Pour discuter avec vous ce soir Pierre-Yves Gosset. Bonsoir.

Pierre-Yves Gosset : Bonsoir.

Hervé Gardette : Directeur général de Framasoft ; Framasoft1 est une association, un réseau d’éducation populaire, dédiée au logiciel libre. Et puis notre troisième invitée, Amaelle Guitton, bonsoir.

Amaelle Guitton : Bonsoir.

Hervé Gardette : Journaliste à Libération, vous êtes la correspondante du journal dans le cyberespace ; c’est comme ça que vous vous présentez sur Twitter.

Amaelle Guitton : C’est à peu près ça.

Hervé Gardette : Vous avez publié, c’était il y a quelques années, Au diable vauvert, Hackers au cœur de la résistance numérique un livre qui est peut-être en open access aujourd’hui ?

Amaelle Guitton : À l’époque la version numérique était gratuite et sans DRM, sans verrous numériques. Et c’était voulu, y compris par l’éditeur.

Hervé Gardette : Et ma question aussi était voulue. Si j’évoque l’open access c’est parce que je voudrais peut-être qu’on commence par faire un petit peu de pédagogie, d’explication de vocabulaire. Open access donc c’est l’accès ouvert.

Amaelle Guitton : Oui.

Hervé Gardette : Est-ce que c’est la même chose que de parler de logiciels libres ? Et de quoi on parle quand on utilise ces termes-là ?

Amaelle Guitton : Dans les faits, les logiciels dits libres et les logiciels dits open source, c’est-à-dire ceux dont le code est ouvert, le plus souvent ça se recoupe. En revanche, il y a derrière une différence d’approche. C’est-à-dire le mouvement du logiciel libre tel qu’il a été fondé par Richard Stallman, qui est un informaticien américain au milieu des années 80, si mes souvenirs sont bons, l’idée c’était une approche très politique. C’est-à-dire la devise, en fait, c’était liberté, égalité, fraternité, je crois qu’il le dit comme ça, et il insistait beaucoup sur la notion de liberté pour l’utilisateur, donc liberté d’utiliser un logiciel, liberté de l’étudier, liberté de le distribuer et liberté de le modifier.

L’open source, qui est un mouvement on va dire dissident, d’une certaine manière, insistait beaucoup plus sur les aspects techniques et de développement. Là, pour le coup, c’était quelqu’un qui s’appelle Eric Raymond qui, dans les années 90, a théorisé ça en disant que c’était la méthode de développement la plus efficace d’avoir le code ouvert et que, justement, il puisse être en permanence amélioré par une communauté. En fait c’est vraiment une différence d’approche, une vision politique versus une vision plus technique de développement.

Hervé Gardette : Chez Framasoft, Pierre-Yves Gosset, vous êtes plutôt du côté de l'approche politique, philosophique, ou plutôt du côté de l’approche technique ?

Pierre-Yves Gosset : Clairement du côté de l’approche politique. Nous on définit le logiciel libre – quand on parle de logiciel libre d’ailleurs ce n’est pas tant le logiciel qui est libre ; nous on dit que c’est l’utilisateur, l’utilisatrice qui est libre – quand on parle de logiciel libre pour nous c’est l’équation, en fait, le logiciel libre c’est l’open source plus des valeurs. Ça ne veut pas dire pour autant que les gens qui font de l’open source n’ont pas de valeurs, mais clairement, ce qu’on souhaite mettre en avant, ce sont non seulement les qualités techniques dont parlait Amaelle, mais aussi le côté mouvement social qu’il peut y avoir derrière et, finalement, de pourquoi est-ce qu’on veut essayer d’émanciper les utilisateurs et les utilisatrices en leur donnant la maîtrise des logiciels, quand bien même ces logiciels auraient été développés en open source donc avec le fait que le code, la recette de cuisine du logiciel soit accessible à tous et à toutes ; ce qui nous nous intéresse c’est ce que les gens peuvent en faire. On ne veut pas globalement leur fournir quelque chose de tout cuit ; on veut aussi leur apprendre à s’en servir, mais aussi leur apprendre, potentiellement, à ce qu’ils puissent contribuer à ce logiciel.

Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, je rappelle, vous êtes à Microsoft France le directeur technique et sécurité. Si on parle de logiciel libre c’est parce que forcément, c’est par opposition à ce que serait un logiciel, alors logiciel non libre, on parle de logiciel propriétaire. Est-ce que c’est comme ça qu’on pourrait définir les logiciels qui sont développés par Microsoft ?

Bernard Ourghanlian : On pourrait mais ça serait un raccourci. Au sens où c’est vrai que Microsoft a fondé sa culture originelle sur le logiciel dit propriétaire, donc un logiciel à code source fermé, dont finalement les utilisateurs n’ont pas accès en termes de code source. C’est vrai que Microsoft s’est créée sur cette base culturelle, mais il est vrai aussi que c’est un sujet sur lequel Microsoft a beaucoup évolué. Il y a une transformation culturelle très profonde de Microsoft qui est encore à l’œuvre aujourd’hui, qui a été insufflée notamment par Satya Nadella qui est le nouveau président de Microsoft qui, en fait, a une vision très différente du monde, à la fois parce que, culturellement, il n’est pas Américain d’origine, il est Indien et donc, en fait, il a forcément une vision qui est un petit peu différente culturellement, mais aussi parce qu’on se rend compte que pour répondre presque au thème de l’émission par rapport au fait que c’est ou non la fin de l’open source.

En fait, moi je considère aujourd’hui que dans une très large mesure l’open source a gagné au sens où cette opposition qui a pu exister et qui a entretenu la polémique pendant des années et des années, est aujourd’hui caduque au sens où, certes il y a des modèles d’affaires qui peuvent être le cas échéant différents, mais ce qui fait la richesse du logiciel c’est finalement la communauté des développeurs qui se trouve autour, qui a la possibilité de participer à son élaboration. Donc on a pris conscience, probablement un peu tard chez Microsoft, que c’était important de pouvoir collaborer, d’être à plusieurs sur le développement d’un logiciel, de permettre d’avoir un accès aux sources du logiciel, peut-être pas pour les modifier même si ça peut dépendre des cas, mais en tout cas on se rend compte que la richesse naît de la confrontation des expertises, des cerveaux, des connaissances, des compétences, et pas simplement d’une vision totalement fermée et restreinte du logiciel.

Hervé Gardette : Pour quelles raisons est-ce qu’au départ, justement, c’était l’approche qui avait été privilégiée, celle de logiciels fermés ? Est-ce que ça pouvait correspondre à quelque chose – alors qui est très français, en tout cas très défendu par la France – par exemple cette politique des brevets, l’idée que quand on crée quelque chose il faut d’abord le protéger ?

Bernard Ourghanlian : Oui, les brevets ont certainement joué un rôle, mais pour être honnête je pense qu’au départ il y a une volonté de faire en sorte que le logiciel puisse évoluer de manière contrôlée. C’est-à-dire qu’à partir du moment où un logiciel est ouvert et qu’on a effectivement la possibilité de faire évoluer son code, on peut imaginer d’en cloner des milliers de versions et donc, la question qui se pose derrière, c’est comment est-ce qu’on assure vis-à-vis des utilisateurs — il ne faut pas oublier qu’au départ les utilisateurs étaient à la fois très peu au courant de ce qu’était le logiciel, de ce que c’était que le code, ce qu’était même l’informatique au sens le plus clair du terme. Et ce qu’était la vision originelle de Microsoft c’était, en gros, un PC dans chaque bureau, dans chaque maison, etc. En fait, il y avait une volonté de démocratisation, mais derrière cette volonté de démocratisation, il y avait une volonté de standardiser des usages et faire en sorte que finalement, l’usage s’imposant, les gens apprennent à utiliser l’informatique à travers ces usages plutôt qu’à travers la vision de « je peux accéder au code », en sachant qu’il y a une personne sur 1 000, 10 000, 100 000, je ne sais pas, qui est capable effectivement de lire le code source correspondant.

Hervé Gardette : J’ai quand même l’impression que le discours de Microsoft et le discours de Framasoft sont assez proches. Amaelle Guitton, est-ce que vous êtes d’accord avec ce qui vient d’être dit, notamment sur le fait que l’open source et peut-être aussi le Libre, même si vous nous avez expliqué les différences qu’il pouvait y avoir, en tout cas les nuances qu’il pouvait y avoir entre ces deux notions ? Est-ce que finalement ça a gagné ? En tout cas que ceux qui défendaient une approche plus fermée, plus propriétaire, ont fini par se ranger à la question du Libre ?

Amaelle Guitton : Je ne suis pas certaine en fait. La polémique n’est plus ce qu’elle était mais les termes du débat ont changé. Parce que pourquoi on fait du logiciel propriétaire aussi ? C’est une question de business modèle ! C’est parce que c’est un produit donc on le vend et on vend des licences. Et c’est là-dessus que s’est construite Microsoft. C’est aussi là-dessus que s’est construite Apple et d’ailleurs Apple, historiquement, vient de la culture hacker : Jobs et Wozniak bidouillaient du logiciel dans un garage au départ. Et puis quand il a fallu gagner des sous, eh bien on a commencé à refermer le code.

Hervé Gardette : C’est-à-dire qu’on est pour le Libre jusqu’au moment où ça commence à marcher et où là, on devient plutôt pour un système fermé ?

Amaelle Guitton : Oui, historiquement c’est quand même comme ça que ça s’est fait. C’est-à-dire qu’à un moment donné il fallait commercialiser un produit. Là où ça change, c’est qu’on n’est plus dans la période où Steve Ballmer, par exemple, parlait de « cancer » concernant le logiciel libre.

Hervé Gardette : L’ancien patron de Microsoft.

Amaelle Guitton : L’ancien patron de Microsoft et je crois même que Bill Gates avait traité Richard Stallman de communiste. On était quand même dans un affrontement effectivement extrêmement fort.

Hervé Gardette : Grosse insulte aux États-Unis.

Amaelle Guitton : Tout à fait. Ce qui s’est passé c’est que même dans les milieux du logiciel propriétaire, d’abord je pense qu’il y a eu probablement une espèce d’aggiornamento culturel avec les recrutements parce qu’on a beaucoup de jeunes développeurs qui ont l’habitude de travailler de manière collaborative, donc ça change aussi un peu les manières de faire. Et puis ils se sont tout simplement rendu compte que pour les aspects, on va dire, non différenciants, pour les briques de base, eh bien effectivement l’open source c’est plutôt une bonne affaire, parce que justement tout le monde participe, ça permet d’aller vite, etc. Et en fait on se retrouve dans la situation où on a effectivement du Libre et de l’open source dans plein d’endroits, c’est ça qui fait tourner des serveurs web, ce sont les briques d’Android — d’ailleurs Android est en grande partie open source mais pas totalement —, donc on va dire effectivement les matériaux sont de plus en plus ouverts, on a de plus en plus de Libre et d’open source. En revanche, dès qu’on est dans le produit fini, c’est là que ça se referme et donc dire que l’open source et le Libre ont gagné, c’est très trompeur ; ça a effectivement gagné dans plein d’endroits, y compris parce que les fabricants eux-mêmes, les éditeurs, se sont rendu compte que c’était rentable et dès qu’on arrive à l’utilisateur, c’est-à-dire en bout de chaîne, c’est là que tout se referme petit à petit.

Hervé Gardette : Pierre-Yves Gosset.

Pierre-Yves Gosset : Oui. Concrètement moi je ne peux pas dire que je suis d’accord sur le fait que l’open source ait gagné. L’open source se porte bien, c’est sûr. Microsoft a fait une très belle acquisition en rachetant GitHub. Maintenant, moi je ne peux pas m’en réjouir et les militants du logiciel libre ne peuvent pas s’en réjouir parce que la différence qu’il y a entre nous, concrètement, c’est une différence, je veux dire de vision du monde ; c’est presque une vision sociétale qui est assez différente. Vous avez d’un côté des entreprises, les GAFAM, on parle souvent des GAFAM, on rajoute le « M » de Microsoft dedans ; ça ne veut pas dire que Microsoft soit le mal incarné, ce n’est pas du tout de ça dont il est question.
Par contre, c’est une certaine vision du monde où on dit souvent que le logiciel dévore le monde. On a de plus en plus de logiciels partout ; du coup le sociologue Antonio Casilli parle de « colonialité » des GAFAM. Donc c’est une vision du monde qui vise, petit à petit, à être partout. C’est-à-dire que le logiciel on le retrouve dans nos téléphones, dans nos ordinateurs, mais on le retrouve dans nos frigos ; on le retrouve bientôt dans les voitures autonomes et des sociétés comme les GAFAM ne sont pas des philanthropes – encore une fois ce n’est pas une insulte, on peut bien nous se faire traiter de communistes, on peut dire qu’ils ne sont pas des philanthropes. Et concrètement, aujourd’hui Microsoft est une entreprise qui est capitalisée à plus de 700 milliards de dollars, troisième capitalisation boursière du monde il me semble, ce n’est pas rien ! 73 Millions de dollars en fonds propres, c’est 30 fois le budget du ministère de la Culture.

Hervé Gardette : Est-ce que ça veut dire que pour vous, directeur général de Framasoft, Pierre-Yves Gosset, quand Microsoft décide de racheter cette plateforme de création de logiciels libres GitHub, c’est une façon, justement, de dévorer ce monde du logiciel libre ? Je vais évidemment demander ce qu’il en pense à Bernard Ourghanlian.

Pierre-Yves Gosset : Tout à fait. Il y a quelques années Microsoft avait dû subir un procès suivant une loi antitrust et le département de la Justice américain avait qualifié la politique de Microsoft sur trois verbes : embrace, extend and extinguish, ce qui veut dire « adopter, étendre et étouffer », qui est une vraie politique appliquée par Microsoft, qui est une stratégie commerciale qui est de dire on prend ce qui marche bien – et l’open source marche bien, l’open source est efficace donc c’est normal que Microsoft s’y intéresse – et une fois qu’on a adopté l’open source on va y rajouter des fonctionnalités qui peuvent être plus refermées. Moi je n’exclus pas – je n’ai pas de boule de cristal et on verra bien ce qu’en fait Microsoft –, mais je n’exclus qu’à un moment donné GitHub voit des choses apparaître qui soient développées Microsoft mais qui ne soient plus libres et qui, à un moment donné, marginaliseraient les développeurs et développeuses du logiciel libre qui souhaitent eux porter, on va dire, un monde et une vision du monde qui soit différente, où le logiciel appartienne à tous et à toutes.

Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian est-ce que vous comprenez déjà les craintes que peut avoir Pierre-Yves Gosset et comment est-ce que vous y répondez ?

Bernard Ourghanlian : Les craintes, je peux les comprendre dans la mesure où l’histoire de Microsoft est ce qu’elle est, donc cette histoire il est difficile de la réécrire. Pour autant on ne vit pas dans un monde figé ; le monde se transforme en permanence donc Microsoft, comme un certain nombre d’entreprises et puis, d’une manière générale, comme la totalité du monde qui nous entoure, se transforme, donc il est évident que racheter une plateforme telle que GitHub avec comme objectif de privatiser la plateforme, de la rendre inaccessible et, d’une manière ou d’une autre, de la fermer, c’est la garantie pour nous que la totalité des développeurs qui y sont aujourd’hui hébergés fuiront la plateforme. Donc ça n’a absolument aucun sens d’imaginer qu’une telle chose se passe.

Hervé Gardette : C’est-à-dire que pour vous si elle vaut aussi cher, c’est-à-dire 7 milliards et demi de dollars, c’est du fait de ses développeurs qui y travaillent ?

Bernard Ourghanlian : Incontestablement ; il y doit y avoir à peu près 28 millions de développeurs qui utilisent la plateforme aujourd’hui, donc évidemment ça a une certaine forme de valeur. Au-delà de ça, GitHub est aujourd’hui une plateforme qui est utilisée par un certain nombre d’entreprises privées, à la fois pour y déposer de l’open source mais aussi pour leurs propres besoins. C’est-à-dire qu’en fait, quelque part, il y a une certaine forme de privatisation ou d’internalisation de la plateforme pour répondre à ses propres besoins, puisqu’en l’occurrence la plateforme est excellente sur le plan technique donc elle permet effectivement à des grosses entreprises d’y développer leurs logiciels ; typiquement Microsoft utilise aujourd’hui un dépôt de code source pour Windows qui est probablement parmi les logiciels les plus gros de la planète, ce qui prouve qu’il est possible d’utiliser cette plateforme à une échelle extrêmement vaste avec de très nombreux développeurs.

Hervé Gardette : Mais vous pouviez continuer en être l’utilisateur sans en être forcément le propriétaire. C’est-à-dire c’est quoi l’intérêt pour Microsoft de racheter cette plateforme ?

Bernard Ourghanlian : En fait il y a pas mal d’intérêts qui sont autour, déjà, d’une capacité finalement à mieux connaître ses communautés de développeurs, parce qu’on n’a pas non plus la prétention de connaître les besoins de l’ensemble des développeurs de la planète. Or, d’une manière générale, Microsoft est une entreprise qui a été fondée sur une capacité à se mettre à la portée des développeurs donc pour nous ça a évidemment beaucoup d’intérêt. Au-delà de ça, il y a aussi énormément de tâches du développement logiciel qui sont des tâches, on va dire, pas forcément très créatives. Il y a beaucoup d’opérations qui sont réalisées par les développeurs qui sont des tâches relativement fastidieuses, qui consistent, pour une large part, à prendre du code qui a été développé par d’autres, à l’adapter à son besoin et à être capable, ensuite, de l’utiliser dans un logiciel plus complet.

Donc aujourd’hui il y a plein de fonctions qui manquent à GitHub. Pour prendre cet exemple-là, pour permettre de manière très simple, en utilisant l’intelligence artificielle, de pouvoir prendre des morceaux de logiciels qui existe dans l’ensemble des bases de données qui composent GitHub et pouvoir, potentiellement, sans effort ou en tout cas avec encore moins d’effort qu’aujourd’hui, l’adapter à ses propres besoins.

Donc ça, ça fait partie des choses qu’on peut parfaitement imaginer de mettre à la disposition de l’ensemble des utilisateurs de GitHub et donc de rendre encore plus populaire la plateforme telle qu’elle existe aujourd’hui.

Hervé Gardette : Amaelle Guitton.

Amaelle Guitton : Effectivement ça vaut le coup de rappeler que GitHub n’héberge pas que du code ouvert. Il héberge aussi du code fermé. Il y a des services payants et c’était d’ailleurs plus ou moins leur modèle économique ; mais la question que ça soulève est intéressante.

Hervé Gardette : Pardonnez-moi, juste je fais une petite incise par rapport à ça : si c’est ouvert c’est forcément gratuit ? Si c’est fermé c’est forcément payant ?

Amaelle Guitton : Oui. En gros c’était ça. C’est-à-dire il fallait payer pour y mettre du code fermé. En revanche l’hébergement de code ouvert, lui, était gratuit, je crois dans une certaine limite de taille au-delà de laquelle, de nouveau, il fallait payer.

La question que ça soulève est intéressante. J’ai vu passer cet argument que Microsoft pourrait, effectivement, améliorer GitHub. Et c’est fort possible ! Mais la question que ça pose c’est pourquoi est-ce que tout le monde met son code au même endroit ? On m’a posé la question sur Twitter au moment du rachat, on m’a demandé ce que j’en pensais, parce que je voyais effectivement pas mal de développeurs de logiciels libres qui commençaient à s’inquiéter, mon premier réflexe ça a était de dire : j’ai du mal à m’émouvoir parce que GitHub, au départ, est effectivement un acteur privé et c’était déjà une plateforme centralisée. On en revient toujours au même point qui est celui de la centralisation et c’est d’ailleurs assez étonnant que des libristes, comme on dit, aient jugé pour le coup parfaitement normal de tous mettre leur code au même endroit.

Pierre-Yves Gosset : Pas tous !

Hervé Gardette : Et comment est-ce que vous répondez, justement, à cette bizarrerie ?

Amaelle Guitton : Eh bien je crois que c’est effectivement parce qu’il y a un outil, parce qu’il fonctionne, parce qu’il est facile à utiliser et parce qu’il n’y a pas d’alternative décentralisée. Enfin si ! Pour le coup je vais laisser Pierre-Yves Gosset en parler parce que Framasoft propose une alternative qui, elle, est décentralisée.

Hervé Gardette : GitHub ce n’est peut-être pas, du coup, un symbole du logiciel libre comme j’ai pu le lire dans un certain nombre d’articles ?

Pierre-Yves Gosset : Ça a été un symbole de la façon dont on pouvait à la fois créer un réseau social, parce que GitHub est aussi un réseau social pour les développeurs : il y a 24 millions de comptes inscrits sur GitHub donc forcément ces gens-là échangent entre eux. Et exactement comme il est difficile de quitter Facebook parce qu’il y a 2,3 milliards d’utilisateurs sur Facebook, il est difficile, pour les développeurs et développeuses, de quitter GitHub puisque, à un moment donné, ils ont leur compte dessus, ils sont dessus, ils sont bien parce que la plateforme marche. On ne peut pas, encore une fois, enlever ça à GitHub ; c’est une plateforme qui fonctionne très bien.

Hervé Gardette : On imagine que si ça fonctionnait mal, déjà Microsoft ne l’aurait pas rachetée !

Pierre-Yves Gosset : Oui, tout à fait. Encore une fois, j’ai cru lire dans le communiqué de presse de Microsoft, qu’ils visaient une rentabilité de GitHub d’ici 2020 ; donc on est bien sur une question de business et c’est, encore une fois, une très belle acquisition pour Microsoft.

Maintenant la question qui se pose derrière, effectivement, c’est la problématique de la centralisation ; et c’est le sujet sur lequel notre association travaille maintenant depuis plusieurs années. On a fait une campagne qui s’appelle « Dégooglisons Internet »2 ; on aurait pu l’appeler « Degafamisons Internet », mais c’était « Dégooglisons Internet » pour, justement, pointer du doigt le fait que la centralisation sur Internet et la concentration des acteurs sur Internet posait problème. On a l’impression qu’Internet est constitué de milliers, de centaines de milliers d’entreprises. Il se passe un petit peu la même chose que dans la presse, c’est-à-dire il y a quelques groupes qui contrôlent, en fait, énormément de sociétés. Et donc WhatsApp c’est Facebook, Waze c’est Google, etc. Donc demain GitHub ce sera Microsoft. C’est un rachat, finalement, de plus, une concentration de plus, qui nous pose un énorme problème : c’est comment est-ce qu’on fait pour re-décentraliser Internet et mettre l’intelligence au bout du réseau plutôt que centraliser sur 5 ou 6 entreprises ?

Hervé Gardette : Oui, mais comme le disait Amaelle Guitton, finalement les développeurs restent sur cette plateforme. Il suffirait qu’ils s’en aillent et qu’ils aillent peut-être polliniser ailleurs pour que, finalement, il n’y ait pas ce phénomène de concentration. Non ?

Pierre-Yves Gosset : Oui, tout à fait. Et la question c’est où iraient-ils ? Justement il y a des plateformes alternatives à GitHub, par exemple un logiciel libre qui s’appelle GitLab. Nous on propose une alternative, effectivement, à GitHub, qui s’appelle Framagit3, sur laquelle on doit avoir 20 000 dépôts là où GitHub en a 65 millions. Voilà ! Ça vous donne une idée un petit peu de la différence de taille.
Par contre, ce qu’on souhaite, c’est qu’il n’y ait pas que Framagit. C’est-à-dire que toute la difficulté c’est d’expliquer finalement au public qu’il faut reprendre le pouvoir. Il y avait le slogan Power to the People, nous on essaye de dire Software to the People et de re-décentraliser Internet pour que demain par exemple les médias puissent monter une instance avec GitLab sur laquelle ils mettraient le code qui correspond aux médias. Voilà !

On s’est retrouvés avec le code de Parcoursup sur Framagit, ça nous a plutôt fait sourire même si on ne soutient pas forcément le projet, mais du coup les gens peuvent déposer du code sur notre plateforme, tout comme ils peuvent monter leur propre GitLab et installer, finalement, leur propre forge logicielle sur laquelle ils vont pouvoir construire les logiciels.

Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, quels sont les arguments que vous pouvez faire valoir, vous, auprès des développeurs ? Imaginons ! Je suis un développeur, j’ai des projets qui sont sur cette plateforme que Microsoft est en train de racheter. Je suis tout à fait convaincu de l’intérêt et de l’open source et du logiciel libre et je me dis là Microsoft arrive, j’ai envie de partir. Qu’est-ce que vous me dites pour que je reste ? Qu’est-ce qui pourrait me convaincre de rester, de ne pas aller ailleurs développer une autre plateforme véritablement libre ?

Bernard Ourghanlian : Je pense qu’il y a plusieurs types d’arguments. Il y a des arguments qui consistent, effectivement, à s’engager à respecter l’éthique qui a été celle de GitHub depuis toujours. Ensuite, évidemment, les développeurs sont libres de nous croire ou pas, ce qui est logique. Et puis il y a une autre raison qui est probablement plus fondamentale c’est que pour les développeurs, « leur valeur » entre guillemets est exposée à travers GitHub. C’est-à-cire qu’en fait, un développeur qui a envie de se faire embaucher dans une entreprise, ce qu’il va mettre en avant c’est l’ensemble de ses contributions sur GitHub en disant : eh bien voilà, j’ai développé ceci, j’ai développé cela ; vous pouvez aller voir par vous-même ce qu’il en est ; vous pouvez avoir accès au code source correspondant et voir, effectivement, en tant que développeur, ce que je vaux. Finalement, la valeur de la plateforme c’est la valeur des développeurs qui y sont et qui ont envie d’y être. Il est clair qu’on ne peut pas convaincre au sens forcer les gens, et ça n’aurait aucun sens ; de toutes façons les développeurs viennent sur GitHub entre guillemets « comme ils sont et comme ils ont envie d’y être ».

Ensuite, la question, c’est effectivement l’endroit où est stockée, finalement, la valeur des développeurs telle qu’elle peut être valorisée vis-à-vis d’un futur employeur.

Hervé Gardette : Je vous ai dit je suis développeur, en fait ça n’est pas vrai Bernard Ourghanlian, je ne le suis pas, je suis vraiment un simple utilisateur, pas très éclairé, toujours, avec les choses de l’informatique. Quel peut être, justement, mon intérêt à moi ? Par exemple j’utilise la suite Windows, j’utilise un certain nombre de logiciels qui sont détenus par Microsoft, quel intérêt je vais trouver dans le rachat de cette plateforme de logiciels libres ? Est-ce que moi, utilisateur, je vais être un peu plus libre avec les outils Microsoft ?

Bernard Ourghanlian : Pour être très honnête, non. Je pense qu’un utilisateur lambda, son accès à GitHub c’est quand même quelque chose d’extrêmement peu fréquent. Il n’y a pas vraiment de raison d’y aller chercher quelque chose.

Hervé Gardette : Sauf de se dire que Microsoft, à travers ce rachat, change aussi un peu de philosophie et se dit : je vais aussi permettre à l’utilisateur lambda, comment dire, d’avoir peut-être davantage de liberté avec les outils que je propose ?

Bernard Ourghanlian : Aujourd’hui Microsoft publie énormément de logiciels en open source. D’ailleurs, puisqu’il faut quand même le dire, Microsoft est le plus gros contributeur de GitHub aujourd’hui. Donc en fait, on est un utilisateur énorme de la plateforme, ce qui veut dire qu’on publie énormément de logiciels en open source. D’ailleurs, et ça a peut-être un peu défrayé la chronique et perturbé certains, on a publié récemment une annonce selon laquelle on va mettre à la disposition de tous un noyau Linux sécurisé à destination de l’Internet des objets.

Hervé Gardette : Linux, il faut rappeler ce que c’est.

Bernard Ourghanlian : Linux c’est le système d’exploitation libre qui a été, on va dire, popularisé depuis très longtemps par des sociétés comme Redhat mais d’autres aussi et qui, effectivement, est utilisé, notamment dans le monde du Web pour servir énormément de serveurs internet, etc. Donc cet environnement logiciel, pour Microsoft, c’est presque une révolution de palais au sens où on ne pouvait même pas imaginer que Microsoft, un jour, puisse commercialiser ou, en tout cas, mettre à la disposition de tous un logiciel basé sur un noyau Linux et c’est pourtant quelque chose qu’on a fait. Ce qui est la preuve que Microsoft change.

Hervé Gardette : Je pose la même question sur l’expérience utilisateur pour un utilisateur qui n’est pas capable de naviguer dans le code. Pierre-Yves Gosset et Amaelle Guitton. Pierre-Yves Gosset.

Pierre-Yves Gosset : Clairement, pour l’utilisateur, encore une fois l’open sourceétant un modèle de développement efficace, c’est plutôt une bonne chose. Maintenant, si on reprend un peu la problématique qui est politique et économique, eh bien politiquement et économiquement Microsoft rachète un de ses outils de production. Forcément, si on a cette grille de lecture, on se dit que c’est important pour eux, vu qu’ils ont de plus en plus de code sur GitHub, de se dire « eh bien à un moment donné nos développeurs sont là, notre code est là, autant racheter la plateforme, ce qui nous permettra d’en avoir la maîtrise. »

Hervé Gardette : Ça, ça ne change rien pour l’utilisateur lambda, dans le cadre de ce rachat. Mais dans le cadre des logiciels vous que vous essayez de développer à travers Framasoft, qu’est-ce que ça change pour moi ? C’est-à-dire est-ce que je me rends compte que je suis dans le monde du logiciel libre ? Ou c’est simplement philosophiquement, disons, et politiquement, je sais que je contribue à un autre modèle, mais ça ne change rien à mon expérience utilisateur ?

Pierre-Yves Gosset : Je pense que concrètement la philosophie de Microsoft n’a pas changé ; c’est une entreprise capitaliste qui vise à maximiser les profits, évidemment. Encore une fois, c’est le monde dans lequel on vit. Ce n’est pas forcément le monde que nous souhaitons, ce n’est même pas du tout le monde que nous souhaitons, mais ils sont dans une logique où, à moment donné, ils rachètent leur outil de production. Amaelle Guitton le rappelait tout à l’heure, il y a une grosse partie du code sur GitHub qui appartient à des entreprises privées. La moitié des entreprises du Fortune 500, du classement des 500 plus grosses entreprises du monde, est sur GitHub. Donc évidemment, moi ce que j’entends dans la bouche du représentant de Microsoft c’est qu’à un moment donné, effectivement, ils veulent rajouter des fonctionnalités utilisant l’intelligence artificielle pour développer encore mieux le logiciel, etc. Donc nécessairement, Microsoft va avoir un avantage concurrentiel sur d’autres géants du numérique, à commencer par Google et d’autres.

Hervé Gardette : Pardonnez-moi. J’ai peut-être mal formulé ma question. Ce que je voulais dire c’est que si j’utilise un logiciel libre tel que ceux qui sont promus par Framasoft, ça change quoi du point de vue de l’utilisation ?

Pierre-Yves Gosset : De l’utilisation rien. Par contre, je pense sincèrement que ce rachat va petit à petit assécher, enfin peut assécher les valeurs philosophiques, sociales, éthiques portées par le mouvement du logiciel libre.

Hervé Gardette : Amaelle Guitton ?

Amaelle Guitton : Ce que ça change pour l’utilisateur, parfois, c’est tout simplement basiquement que, par exemple pour utiliser un logiciel comme Firefox, il suffit de le télécharger. Pour utiliser LibreOffice qui est une suite bureautique avec un éditeur de texte, un tableur, etc., eh bien il suffit de les télécharger. Pour utiliser les outils de Microsoft, il faut payer une licence. Ça c’est très concret. La base du logiciel libre ce n’est pas sa gratuité mais souvent c’en est une conséquence. Le modèle économique est complètement différent. Ce qu’on vend dans le Libre c’est le service qui va avec, c’est la maintenance, ce sont des packages tout faits pour les entreprises, etc., mais on ne vend pas le code. Donc la différence elle se situerait là.

Hervé Gardette : Du coup, moi utilisateur, je vais trouver ça plutôt intéressant. C’est-à-dire je me dis effectivement je vais avoir un service de maintenance ; c’est peut-être aussi quelque chose qui est plus stable, plus sécurisé, plutôt qu’un système ouvert où, si ça se trouve, on va me changer mon logiciel du jour au lendemain et je ne vais plus m’y retrouver. Au moins avec un système propriétaire je suis plus rassuré, non !

Amaelle Guitton : Il y a quand même des logiques et des process dans les grandes communautés. Notamment pour les logiciels les plus connus type Firefox, il ne suffit pas d’arriver avec son bout de code, il y a des process de validation ; enfin tout ça est assez procédural, en réalité, et la preuve c’est que ça fonctionne, c’est que Firefox fonctionne très bien.

Mais ce que je trouve intéressant c’est que, finalement, ce que raconte le rachat de GitHub par Microsoft c’est une réalité que tous les gens qui travaillent dans l’open source et le Libre ont comprise depuis un certain temps : c’est qu’en réalité, pour ces grandes entreprises, le modèle de développement en open source sur les briques de base c’est le plus efficace et le plus rentable. Avoir des briques communes à partir desquelles on fabrique des produits qui eux vont être plus ou moins fermés, mais souvent plus que moins ça, ça marche très bien. Effectivement, de ce point de vue-là, on va dire, c’est la victoire technique de l’open source comme process de développement.

En revanche, on voit bien, c’est ce que je disais tout à l’heure, c’est qu’en bout de chaîne moi je n’ai pas l’impression du tout qu’il soit question de changer quoi que ce soit au modèle propriétaire de Windows ou, par ailleurs, de Gmail, parce qu’à chaque fois la situation est la même. C’est-à-dire que plus on se rapproche de l’utilisateur final et plus on se rapproche, en fait, de produits sur lesquels il peut y avoir de la concurrence, et plus c’est fermé. Il y a vraiment une différence entre ce qui peut être mis dans une espèce de pot commun technologique et ce sur quoi on va construire son modèle économique et ce sur quoi il va y avoir de la mise en concurrence.

Hervé Gardette : « Des briques ouvertes ne font pas un plan de maison librement accessible », je vous cite, Amaelle Guitton, c’est un extrait d’un des articles que vous aviez signé sur le sujet.

Amaelle Guitton : Absolument.

Hervé Gardette : Bernard Ourghanlian, je vous laisse réagir, ensuite Pierre-Yves Gosset.

Bernard Ourghanlian : Je pense qu’il y a un élément qu’on n’a pas pour l’instant abordé mais qui est quand même important parce que ça correspond à un changement de paradigme substantiel, c’est l’arrivée, l’irruption du cloud : la fameuse informatique en nuage où, en fait, on accède dans la réalité à des traitements qui sont réalisés quelque part, on ne sait pas forcément très bien où. En l’occurrence, ce mode de commercialisation est un mode de commercialisation qui change assez fondamentalement la donne. Parce que, finalement, on est dans une logique où on paye le logiciel à la consommation, ou le service à la consommation, un peu comme l’eau, le gaz, l’électricité – on consomme on paye, on ne consomme pas on ne paye pas. Donc en fait, le logiciel en tant que tel est encore plus éloigné de l’utilisateur. C’est-à-dire que certes vous allez avoir un système d’exploitation qui va tourner sur un téléphone, qui va tourner sur un PC, une tablette, que sais-je, mais la plupart des services que vous consommez sont des services qui sont exécutés loin de vous, dans le nuage. Donc ces services, qui sont effectivement des services à valeur ajoutée, sont en général facturés uniquement sur une logique de consommation.
Donc dans cette logique-là, le modèle d’affaires sous-jacent au logiciel libre, au logiciel propriétaire, c’est un modèle d’affaires qui devient encore complètement différent puisqu’on n’est plus dans une logique dans laquelle on paye une licence au départ et puis la licence on va l’utiliser ou pas et quelle que soit la façon dont on l’utilise on va payer ; là on est dans une logique dans laquelle si on est content d’un service, on va l’utiliser. Et d’ailleurs, dans le cloud, tous les opérateurs de cloud ont besoin de mériter leurs clients ; quand je dis mériter ça veut dire qu’en fait, si vous n’êtes plus content du service, vous ne l’utilisez plus et ça s’arrête là.
Et la façon, finalement, de convaincre les utilisateurs de rester et de continuer d’utiliser votre service, il n’est plus fondé sur le fait que vous avez payé avant, il est fondé sur le fait que vous allez convaincre les utilisateurs par la qualité du service que vous leur délivrez, que, effectivement, ils doivent continuer d’utiliser vos services.

Hervé Gardette : C’est pour qu'il y ait cette qualité de service que Microsoft, du coup, rachète cette plateforme ; ça participe de cette logique-là ?

Bernard Ourghanlian : C’est une plateforme qui, par construction, est une plateforme cloud dans la réalité. Donc c’est toute une série de serveurs qui vont permettre de déposer du code source et qui vont servir à l’ensemble des développeurs pour se connecter en même temps, construire leurs logiciels, etc. Donc c’est une construction qui est très en phase avec, effectivement, la stratégie de Microsoft, qui est une stratégie qui est de plus en plus orientée vers le cloud dans une logique où, au lieu de faire payer les utilisateurs au départ, on les fait payer entre guillemets « au fur et à mesure » et s’ils décident d’utiliser un autre service, eh bien ils utilisent un autre service et ils peuvent en changer s’ils en ont envie.

Typiquement, je prends l’exemple qui était cité tout à l’heure avec Gmail de Google. Si un utilisateur a envie de changer de serveur de messagerie et de passer de Outlook, pour prendre le cas de Microsoft, à Gmail, il peut le faire en très peu d’opérations. C’est quelque chose qui est extrêmement peu coûteux. Et en dehors du fait de documenter à ses utilisateurs qu’on est passé d’une messagerie, d’une adresse e-mail à une autre, c’est à peu près tout ce que ça représente.

En fait, la différence par rapport au modèle classique du logiciel qui tourne sur des machines qui sont près de chez soi, c’est que là on est dans une logique où le modèle économique lui-même sous-jacent est complètement différent.

Hervé Gardette : Pierre-Yves Gosset.

Pierre-Yves Gosset : C’est très intéressant. D’abord je voudrais désambiguïser une chose, Microsoft rachète GitHub mais nerachète pas les codes sources qui sont sur GitHub : les codes sources appartiennent aux développeurs et aux développeuses qui les ont mis en ligne, donc effectivement chacun peut partir ailleurs.

Bernard Ourghanlian : Heureusement !

Pierre-Yves Gosset : Et heureusement. Par contre, là où je m’inscris en faux par rapport à ce que disait monsieur Ourghanlian, il y a clairement un modèle économique derrière, c’est celui, effectivement, du payer à l’usage. Or on voit bien que payer à l’usage, potentiellement, est une pratique commerciale qui va faire que l’utilisateur va payer : puisque la facture est moins douloureuse, on va payer, on va rester inscrit pendant plusieurs années sur un service sans se poser la question et ce service-là va nous coûter plus cher que si on l’avait acheté au départ.

Le modèle du logiciel libre peut même être en amont encore différent. C’est-à-dire qu’on pourrait mutualiser les coûts de développement d’une alternative existante. Par exemple on va se mettre à plusieurs entreprises pour développer ensemble un logiciel qui sera mis à la disposition de tous et de toutes et on va vendre, finalement, le service qu’il y a autour.

Ce qui moi m’ennuie c’est qu’encore une fois, on voit bien à travers le modèle économique que présentait le représentant de Microsoft, on est sur une logique vraiment commerciale. Or, à un moment donné, nous ce qui nous pose problème c’est que le logiciel est présent partout dans nos vies et le fait que l’on dépende de quelques entreprises pour savoir où est ce logiciel.

Là où je m’inscris en faux c’est, typiquement, quitter Gmail pour aller vers Outlook ou l’inverse, ce n’est pas juste en cinq minutes ! Parce qu’on a tout notre historique, on a tous nos contacts, etc., et c’est forcément du lourd ; cette conduite du changement est compliquée et c’est quelque chose que pratique Microsoft depuis longtemps qui s’appelle le vendor lock-in. C’est le fait qu’à un moment donné, lorsqu’on est habitué à Windows, le fait de quitter Windows réclame un effort.
Donc oui, théoriquement quitter ne coûte rien, mais dans la réalité c’est faux ! C’est un coût qui est non négligeable pour l’utilisateur.

Hervé Gardette : Mais est-ce que quitter un logiciel libre, je ne sais pas quel nom on pourrait prendre ?

Pierre-Yves Gosset : Firefox.

Hervé Gardette : Prenons Firefox, par exemple, est-ce que ça ne demande pas un effort identique ?

Pierre-Yves Gosset : Si, ça pourrait être la même chose. La difficulté c’est que nous on essaye de promouvoir, finalement, un modèle social, un modèle de société, qui soit basé sur la contribution, sur la participation finalement active des utilisateurs et des utilisatrices aux logiciels qu’ils utilisent et non pas uniquement au fait de consommer un logiciel.

Donc ce sont deux visions du monde relativement différentes. D’un côté une société de consommation ou de surconsommation avec de la propriété intellectuelle, de l’individualisme et, d’un autre côté, une société des communs, de la société de contribution telle qu’en parle le philosophe Bernard Stiegler qui essaye de promouvoir, finalement, un modèle de société où chacun va contribuer aux outils qu’il utilise.

Hervé Gardette : Juste un mot Bernard Ourghanlian.

Bernard Ourghanlian : Puisqu’on parle de Bernard Stiegler, je vais répondre en citant André Comte-Sponville qui posait la question « le capitalisme est-il moral ? » et il répondait par la négative en disant que, par définition, le capitalisme était a-moral ; sans morale.

Je pense qu’effectivement on a une opposition de principe qui n’est pas fondée sur la technologie en tant que telle, parce la technologie, écrire du code c’est toujours écrire du code ; n’importe qui qui a développé du code, qu’il soit ouvert ou pas ouvert, ça ne change rien.

Pierre-Yves Gosset : Pour moi ça en change ; plein de choses !

Bernard Ourghanlian : On pourrait débattre, mais là-dessus je ne suis pas d’accord ; sur le plan technique c’est rigoureusement la même chose. Le logiciel libre ça ne change rien ! Par contre, sur le plan effectivement politique, le modèle politique sous-jacent n’est effectivement pas le même.

Hervé Gardette : Merci à tous les trois d’avoir participé à cette discussion Amaelle Guitton, Pierre-Yves Gosset et Bernard Ourghanlian. Discussion que vous pouvez retrouver sur notre site internet. Vous choisissez le navigateur qui vous conviendra le mieux. C’est France Culture en tout cas sur la page Du Grain à moudre. Merci à l’équipe Du grain

Data, la bataille du siècle - Futurapolis 2017

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G Berry - A Jean - G Koenig - G Grallet - É Gernelle

Titre : Data, la bataille du siècle
Intervenants : Gérard Berry - Aurélie Jean - Gaspard Koenig - Guillaume Grallet - Étienne Gernelle
Lieu : Futurapolis 2017 - Toulouse
Date : novembre 2017
Durée : 58 min 40
Visualiser la conférence
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Qu’elle soit Big ou Open, la data ne cesse de faire parler d’elle. La démocratisation des objets connectés, l’effondrement du coût de stockage et les perspectives de l’utilisation commerciale qu’elle offre ont fait entrer la data dans une nouvelle ère.
Ces données qui savent déjà traquer nos moindres déplacements, achats, et battements de coeur sauront-elles anticiper nos désirs cachés, améliorer notre santé ou décider à notre place ?

Transcription

Présentateur : Avec nous Aurélie Jean, scientifique numéricienne et entrepreneure, cofondatrice de MixR.net. Gérard Berry, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des Sciences, on peut l’applaudir. Gaspard Koenig professeur de philosophie et essayiste. Et rien de moins qu’un fameux duo de choc pour les questionner, à ma gauche Étienne Gernelle — on vous avait présenté comme modérateur, ce qui est surprenant quand on vous connaît un peu — directeur du Point et Guillaume Grallet, pour la caution sérieuse et morale qui est tout au bout, merci Guillaume. À vous messieurs.

Étienne Gernelle : Merci beaucoup Maurice. On est très contents d’être là aujourd’hui avec un panel extrêmement prestigieux et qui n’a pas peur, en plus. C’est parti. On va parler des data et les data c’est quelque chose qu’on voit souvent dans les nuages, un peu partout, mais c’est aussi très concret. Je voulais commencer, avant qu’on rentre dans le dur, le débat, la polémique, la violence, qu’on se demande une question très simple : puisque les data on dit souvent que c’est le pétrole du XXIe siècle, le pétrole ça prend très longtemps à produire, mais les data c’est nous qui les produisons ; alors depuis ce matin, qu’est-ce que vous avez produit comme données vous ? Vous avez forcément produit des données depuis que vous êtes levé ce matin !

Gaspard Koenig : Oui, on a produit plein de données. Moi j’en ai peut-être produit un tout petit peu moins, parce que j’enlève la géolocalisation sur mon téléphone, sur mon smartphone.

Étienne Gernelle : C’est un rebelle Gaspard.

Gaspard Koenig : Je conseille à tout le monde de le faire. Il faut rentrer les adresses à la main mais comme ça, au moins, vous n’êtes pas traçable.

Étienne Gernelle : Aurélie.

Aurélie Jean : Déjà Google Maps, forcément, pour venir jusqu’ici à pied. Donc la géolocalisation qui est forcément traitée, absorbée et j’imagine que les pubs après qui me seront proposés sur Google seront forcément envoyés à ma géoloc. Google, forcément. WhatsApp, Messenger. Donc oui, je pense qu’il y a eu beaucoup de données qui ont été collectées depuis ce matin me concernant en tout cas.

Étienne Gernelle : Bravo ! Vous êtes une bonne productrice de données.

Aurélie Jean : Très bonne productrice, c’est vrai !

Étienne Gernelle : Gérard Berry.

Gérard Berry : L’idée que c’est nous qui produisons les données est une idée qui n’est pas tout à fait juste. Les données que nous produisons nous-mêmes ce n’est rien du tout par rapport aux données qui sont produites pour nous par nos appareils. Par exemple ce matin je me suis servi de mon ordinateur pour faire du courrier électronique et je sais qu’il y a beaucoup de gens qui ont su exactement à quelle vitesse je tapais les touches, quand, où, comment j’écrivais, et qui sont capables de rejouer des sessions que je fais, ce qui est tout à fait scandaleux, mais c’est généralisé. Donc j’ai produit une quantité phénoménale de données rien qu’en faisant ce que je fais d’habitude. Personnellement j’ai décidé que je m’en fichais, mais ce n’est pas forcément vrai pour tout le monde.

Étienne Gernelle : Pardon, question un peu technique, mais est-ce que c’est stocké le rythme auquel on écrit sur un ordinateur ? Comment c’est possible ?

Gérard Berry : Ça ce n’est rien du tout, ça c’est tout petit. C’est la vidéo qui prend de la place, mais comment on tape sur un ordinateur, c’est très facile à stocker, ça ne prend pas de place.

Guillaume Grallet : Il y a une autre question qui nous passionne avec Étienne, hier, au marathon des créatifs, il y a une start-up qui était innovante et, en fait, on avait finalement peu de choses à lui reprocher parce qu’elle disait : « À chaque fois que vous allez faire un achat, on a mis au point un système dans lequel le ticket de caisse, il y a QR Code, vous pourrez le scanner et vous aurez une réduction immédiate sur les futurs achats et, en même temps, le commerçant va récupérer vos données. » Donc il expliquait que c’était une plateforme révolutionnaire et c’est vrai qu’il y a un business modèle assez bon. Ma question, pour l’instant, c’est est-ce qu’on peut récupérer l’usage de ses données ? Je crois, Gaspard, avec votre think tank, vous réfléchissez à une solution assez radicale là-dessus.

Gaspard Koenig : En fait c’est intéressant, parce que pourquoi cette start-up fait ça en passant par les bons d’achat ? Simplement parce qu’elle n’a pas le droit aujourd’hui, dans l’état actuel du droit, de rémunérer les utilisateurs pour les data qu’ils produisent. Donc ils passent par des choses un peu de biais comme les bons d’achat.

Aujourd’hui il n’y a pas en droit, ni aux États-Unis, ni en Europe, de propriété privée sur les données. Les données ne sont pas de nature patrimoniale. J’entends les données personnelles. Parce qu’ensuite, les données qui sont récupérées par les plateformes sont, elles, agrégées ou créées d’ailleurs, et forment des data-bases qui sont, elles, soumises au droit de propriété intellectuelle et qui forment l’essentiel du business modèle des grandes plateformes qui ensuite peuvent les revendre y compris à des institutions publicitaires qui, Aurélie l’a dit, vous « retargettent » et vous proposent les produits que vous êtes censé vouloir.

Le grand vol dans tout ça — ce n’est pas grave, c’est une industrie nouvelle, ça fait dix ou vingt ans ; la révolution industrielle on a mis des dizaines d’années pour produire le brevet, la propriété intellectuelle que cette révolution appelait. De même je pense que la révolution numérique appelle la création d’un droit de propriété sur la data et sur la data personnelle. Parce qu’aujourd’hui, on dit c’est le pétrole du XXIe siècle, mais le producteur du pétrole, le raffineur du pétrole, il se fait de l’argent avec la valeur ajoutée qu’il apporte, c’est normal, mais le producteur primaire du pétrole, qui est vous et moi, vous n’êtes pas rémunérés, vous n’êtes pas payés par Google, vous n’êtes pas payés par Facebook. Or, quand vous sortez de chez vous, vous fermez la porte de votre appartement ; si vous oubliez votre portefeuille dans un magasin vous allez le chercher ; si quelqu’un l’a volé, vous allez porter plainte. Vous avez des objets qui sont à vous, que vous protégez. Pourquoi est-ce qu’il n’en serait pas de même des data ?

On va me dire « oui mais les data vous offrent un service gratuit » ; c’est ce que dit Tirole d’ailleurs dans son livre : quand vous utilisez Google, vous utilisez un service donc si vous laissez vos data, en un sens c’est un échange. Oui, mais c’est un échange très collectiviste puisque c’est le même pour tous. Quelle que soit la valeur des data que vous apportez à Google, vous n’avez absolument pas le choix, vous cliquez simplement sur des terms and conditions que vous ne comprenez pas. À titre d’exemple, les terms and conditions de Paypal sont plus longues que Hamlet et beaucoup moins amusantes à lire. Et dans l’hypothèse même que vous les ayez lues, vous n’allez certainement pas les négocier. Je ne sais pas si vous vous rappelez que récemment il y avait eu un scandale, il y a un an, parce que Facebook avait modifié les posts que recevaient un certain nombre d’utilisateurs en leur donnant à voir des choses négatives. Conclusion de l’étude c’était : quand les gens voyaient des messages négatifs ils devenaient plus tristes. Il ne fallait pas être un grand génie pour trouver ça ! Donc les gens ont protesté, mais le plus intéressant et le plus scandaleux c’est qu’en fait Facebook avait le droit de faire ça ; parce que dans les terms and conditions, que vous n’avez pas lues, vous laissez à Facebook le droit d’utiliser vos data, y compris sur vous-même, pour toute fin de recherche qu’il juge nécessaire.

Donc face à ça, face à ce nouveau problème des communs qui est que nos data sont pillées, sont dans la nature, évidemment, les gens s’en rendent compte, il y a plusieurs grandes options de politique publique qui apparaissent et qui, en fait, remettent au goût du jour les vielles philosophies politiques qui ont quelque chose à dire sur ce problème des data.

Vous avez l’option communiste qui est de nationaliser la donnée, et elle est discutée puisque quand Pierre Bellanger parle de souveraineté numérique, il a ça en tête. Il dit l’État, finalement, ramène toutes les données, les anonymise et ensuite les redistribue.

Vous avez l’option qui est aujourd’hui adoptée par les régulateurs européens et aussi français, par la CNIL, par le prochain règlement GDPR [General Data Protection Regulation], qui est un système de droits et d’obligations, ce qu’on appelle le droit personnaliste. C’est-à-dire vous avez le droit de savoir quel algorithme a utilisé vos données bancaires par exemple ; vous avez le droit à l’oubli. À l’inverse, les plateformes ont l’obligation de proposer des algorithmes qui ne prennent pas en compte votre historique recherche, etc. Ce sont des droits et des obligations qui vont être extrêmement compliqués, qui vont judiciariser les processus, qui vont probablement freiner l’innovation et qui vont coûter énormément aux entreprises.

Vous avez une troisième option, ce n’est pas moi qui la propose, déjà Jaron Lanieraux États-Unis a beaucoup travaillé là-dessus, le think tank que je dirige est en train de faire un rapport avec des gens qui s’y connaissent mieux que moi.

Étienne Gernelle : Génération libre.

Gaspard Koenig : Génération libre. Pour comprendre comment économiquement, juridiquement, ça peut tenir la route. C’est de créer un droit de propriété sur la data qui fait que via des intermédiaires qui se créeront, chacun peut vendre à ces plateformes ses data selon un prix qui sera un prix de marché. C’est-à-dire qu’il vous dira moi j’abandonne toutes mes data à Facebook par exemple, en échange j’ai le maximum ; ou moi j’utilise Facebook sans lui donner mes data, donc je paye, je paye le prix, c’est normal parce que je crée une externalité négative pour la plateforme ; ou bien je les cède mais, par exemple, avec des conditions : sans qu’il cède à des tiers, sans que ceci cela et, à ce moment-là, il y a un prix qui sera négocié. Chacun aura une sorte de compte intelligent avec des flux permanents de crédit et de débit sur l’utilisation qui sera faite de ses data et, me dit-on techniquement, la blockchain — c’est le mot magique qui permet de tout résoudre — permettrait d’y arriver.

Pourquoi ça ne se fait pas aujourd’hui ? Je ne vais dans les détails, mais ça serait intéressant d’en parler, pourquoi ça ne se fait pas aujourd’hui, quelle est la résistance philosophique profonde ? La résistance philosophique profonde, qui est clairement expliquée par le Conseil d’État dans son rapport de 2014 sur le numérique, qui est un texte très intéressant qui traduit toutes nos névroses, le problème philosophique profond c’est que la data est considérée par les juristes, par nos gouvernants, comme l’émanation de soi, les données personnelles. Or le soi, depuis le droit romain, le soi est un sujet, n’est pas un objet ; le soi n’est pas patrimonial : je ne peux pas vendre mon corps, je en peux pas vendre mes organes, je ne peux pas vendre mon cadavre ; même si d’ailleurs les hôpitaux les revendent ensuite à des chirurgiens, c’est le même problème finalement pour la data. Mais bon !

Donc vous avez un article 16-5 du Code civil qui dit « le corps n’est pas à vendre ». Puisque je ne peux pas marchandiser mon corps, c’est le même débat que sur la GPA [Gestation pour autrui], je ne peux pas marchandiser ma data. Et comme je ne peux pas la marchandiser eh bien, en fait, je me laisse piller. Alors que si on va jusqu’au bout de la logique de la modernité, jusqu’au bout de la logique de Locke qui est le premier à avoir posé que « je m’appartiens à moi-même », I own mysef, contre la logique judéo-chrétienne qui voulait que nous ne soyons que l’usufruitier de notre propre corps qui, in fine, appartient à Dieu et reviendra dans son royaume, si véritablement nous sommes dans un monde immanent où personne d’autre que moi ne peut être propriétaire de moi-même, eh bien oui, il faut poser un droit de propriété de soi sur soi, dont la conséquence logique sera aussi d’avoir un droit de propriété sur les data.

Tout ça, ce sujet de la patrimonialité des data, nous ramène à des options philosophiques profondes sur l’avenir de nos sociétés, parce que si vous substituez au sujet de droit romain la propriété de soi sur soi, vous chamboulez un certain nombre de systèmes juridiques et économiques et je pense que ça ce sera l’avenir, ça sera la grande question du siècle qui vient, avec les bio tech et tout ça.

Étienne Gernelle : À propos de résistance philosophique aux religions, est-ce que vous avez une résistance philosophique à ce que vient de dire Gaspard ?

Aurélie Jean : Je trouve l’idée très intéressante, cette idée de vendre de la donnée qui du coup n’est pas anonyme, qui est rattachée à une personne, un individu, une identité. En fait, j’ai quelque d’autre en plus de ça, que je trouve intéressant, c’est de rendre la donnée anonyme et de la rendre ouverte à tous, qui sont deux choses qui peuvent, pour moi, vivre en parallèle mais qui n’ont pas le même but. C’est-à-dire que ce que propose Gaspard est une manière, en fait, de développer un business modèle beaucoup plus juste et qui va peut-être s’auto-équilibrer de la donnée. À l’heure actuelle, il faut quand même s’en rendre compte, le marché de la donnée est un marché unilatéral ; il faut quand même s’en rendre compte ! D’ailleurs je le dis souvent aux gens. Quand aux gens je demande : « Quel est selon vous le client de Facebook ? », ils disent : « Eh bien c’est moi. » Je fais : « Non, ce n’est pas toi ! C’est le mec qui achète de la pub ». Et les gens ne s’en rendent pas compte. Donc c’est intéressant.

Moi, pour la donnée, en fait, j’aime beaucoup cette idée, parce qu’encore une fois ça remet à plat un business modèle qui a été fait de façon assez violente, assez rapide, et par des gens qui n’avaient pas forcément, peut-être, de bonnes idées à la base. Après, en parallèle de ça, je suis pour rendre la donnée anonyme et ouverte à tous. Ce serait un moyen aussi d’arriver à tacler, quelque part, les challenges techniques liés à la donnée tels que les biais, enfin tu sais exactement, voilà.

Guillaume Grallet : Ouais, on va en parler tout de suite. Monsieur Berry vous avez une expression que j’adore, vous dites qu’il faut s’emparer des problèmes avant qu’ils ne soient contrôlés par les autres. Est-ce que vous êtes d’accord avec l’approche de Gaspard ? Est-ce que vous pensez que c’est réalisable ?

Gérard Berry : Je suis d’accord avec l’approche à la base ; que ce soit réalisable, là, je pense que ce n’est pas du tout forcément vrai, de même que l’anonymisation parce qu’il y a des freins absolument majeurs qu’il faut bien connaître.

D’abord on a plusieurs problèmes sur le sujet. Il y en a un qui est absolument massif en ce moment, vous le suivez peut-être, qui s’appelle la sécurité informatique. Quand on se fait voler ses données en grand, ce qui arrive mais alors de façon triviale ! eh bien là, toutes les lois ne servent plus à rien, je dirais. Je donne deux exemples simplement :
Equifax, organisme de certification du crédit numéro 1 aux États-Unis, s’est juste fait voler 145 millions de données ; les données personnelles de 145 millions de clients aux États-Unis et probablement de 40 millions en Angleterre ; l’intégralité, c’est-à-dire le nom, l’adresse, le numéro de téléphone, le numéro de compte en banque et tout ça. Ce n’est pas anodin ! Ils ont mis plusieurs mois à le dire.
Uber vient de se faire voler les données, ne vient pas de se faire voler, vient d’admettre qu’il s’était fait voler en juillet les données de 57 millions de comptes, dont peut-être le vôtre, et, pour l’instant, ils ne se sentent pas obligés de dire de qui c’est.

Pour l’instant les gens sont rentrés dans le mou, parce que je ne sais qui dans cette salle a appris dans sa jeunesse quoi que ce soit sur l’informatique. Je pense qu’un médecin qui va être confronté à l’informatique tout le temps a eu exactement zéro seconde de formation sur le sujet. Donc, comme les gens ne comprennent pas le sujet, que les conditions générales d’utilisation, les fameuses CGU, sont de toutes façons incompréhensibles, qu’il faut juste cliquer dessus — avant il ne fallait même pas cliquer dessus, il fallait cliquer dessus si on ne les voulait pas, mais que de toutes façons ça ne marchera pas si on ne clique pas dessus — tout ça n’a aucun sens réel. D’accord ? Le premier obstacle c’est le maintien de l’ignorance. C’est-à-dire qu’on peut discuter très bien ; on dit on va protéger les données, il faut juste admettre qu’on ne sait pas faire ça.

L’anonymisation. Ah ! C’est un très vaste sujet ! Eh bien il n’est pas clair qu’on sache faire ça. Je donne un exemple. Les médecins ont besoin des données génomiques pour faire des très grandes études de big data. Pour le coup, les données génomiques ne sont pas trop fausses, parce qu’il ne faut pas oublier que les données sont largement fausses dans la nature.

Guillaume Grallet : Ça c’est un vrai sujet.

Gérard Berry : Par exemple quand on dit on va lire la littérature sur le cancer, comme fait Watson, la littérature médicale, il ne faut pas oublier que les médecins pensent qu’il y a environ au moins 25 % des papiers qui sont foireux, donc il faut faire attention.

Étienne Gernelle : Il faut nettoyer les données frelatées alors ?

Gérard Berry : Nettoyer les données c’est compliqué ! On est dans un monde qui est quand même difficile. La sécurité c’est difficile. Ce n’est pas que les gens sont spécialement mauvais, c’est que le problème est dur ; on ne sait pas vraiment le résoudre à l’heure actuelle. Donc l’anonymisation, c’est gentil, je ne sais pas comment on va faire pour anonymiser mon génome. Je pense qu’on sait me reconnaître.

Aurélie Jean : Vous avez entièrement raison, d’autant plus lorsqu’on s’intéresse à des données qui caractérisent votre identité. Ça je suis d’accord ; quand on s’intéresse à des données qui caractérisent votre identité.

Gérard Berry : Oui, mais regardez ça.

Aurélie Jean : Il y a déjà, je pense, un large panel de data qu’on peut rendre anonymes et qui nous permettent peut-être de mieux avancer sur ses propres données.

Gérard Berry : Ça c’est loin d’être sûr, parce qu’on sait croiser beaucoup de choses, donc quand on donne des données. Voilà ! Par exemple si on veut faire des statistiques médicales et qu’on dit on va enlever la date de naissance des gens, eh bien perd une information majeure, donc c’est difficile.

Aurélie Jean : Vous avez entièrement raison. Ce n’est pas assez. Vous avez entièrement raison et la médecine, je pense que c’est le cas le plus critique où, en fait, si on écarte les données ethniques, le genre, le sexe, on écarte complètement une donnée qui peut-être importante pour l’analyse en fait a posteriori des données.

Gérard Berry : Et puis je pense qu’il n’est pas très dur à l’heure actuelle, mais ce n’est pas fait parce que les gens ne veulent pas le faire, de faire une application qui, quand on arrive sur un clavier quelconque, dit : « Who am I ? », et qui répond : « Vous êtes Gérard Berry. » Je pense qu’on saurait faire ça, donc l’anonymisation ce n’est pas facile.

Aurélie Jean : En fait, quand je parle de rendre les data anonymes, c’est de ne pas affecter la donnée à une identité. C’est-à-dire Gaspard, on peut connaître tes données, à savoir que tu es un homme de tel âge — je ne dirais pas ton âge, je ne connais pas ton âge, je ne veux vexer personne !

Gaspard Koenig : Il est jeune ! Google le connaît !

Aurélie Jean : De telle nationalité, telle profession, mais ce ne sera pas Gaspard.

Gérard Berry : C’est très facile à croiser avec des tas d’autres.

Aurélie Jean : La corrélation est très facile, mais ça demande un effort supplémentaire.

Gérard Berry : Il faut vraiment analyser ce problème en détail, en grand, et c’est un problème technique, ce n’est pas qu’un problème philosophique. Il faut faire les deux en même temps, ce que vous faites de toutes façons, il faut faire les deux en même temps et ne pas penser qu’il suffit de décider de faire quelque chose pour que ce soit fait. C’est difficile.

Aurélie Jean : Complètement.

Étienne Gernelle : Gaspard n’est pas difficile à reconnaître, parce que, en France, il est le seul à peu près à penser ce qu’il pense.

Gaspard Koenig : Sur le problème de l’ouverture des données, de l’open data, faut-il être anonymisé ?, moi je reste extrêmement prudent, je me méfie énormément notamment des algorithmes qui, pour le coup, sont classés secret Défense, qui désormais, vous le savez, c’est l’article 2 de la loi renseignement, filtrent l’ensemble des metadata qui émanent des opérateurs téléphoniques français ; la NSA le faisait déjà pour les États-Unis depuis longtemps. Donc aujourd’hui, vous avez quand même une mainmise extrêmement inquiétante du pouvoir central, des GAFA aussi, mais aussi du pouvoir politique sur l’ensemble de nos données. D’ailleurs, dans ce rapport du Conseil d’État que je mentionnais, il faisait l’hypothèse de la patrimonialité des data, ce que je viens de vous dire, c’est quelque chose qui est étudié et il disait : « Oui mais quand même, ça serait très embêtant s’il y avait la patrimonialité des données parce le fisc et la police devraient justifier l’utilisation qu’ils font des data des utilisateurs. »

Et c’est ça qui est intéressant dans ce système de patrimonialité, c’est que si pour des raisons d’intérêt général — santé, police, fisc, etc. — vous voulez ouvrir les données, aujourd’hui vous ne vous justifiez devant personne à peu près. Avec un système de propriété privée, vous devrez justifier de quoi ? D’une expropriation ou d’une mise à disposition, qui est un sujet juridique qui existe, comme les lignes de train qui vont passer dans votre jardin parce que c’est d’intérêt général. Et du coup, c’est le juge judiciaire qui pourra contrôler que cette expropriation est proportionnelle à l’intérêt général recherché.

Donc au lieu de prendre toutes les données comme ça d’un coup en disant « oui, mais ne vous inquiétez pas, c’est pour l’intérêt général », s’il y a de la propriété privée des data les gens pourront dire « attendez, est-ce que vous êtes bien sûr que ce que vous faites est proportionnel, mesuré, etc. ? » Et c’est le juge judiciaire, j’insiste, et pas administratif, qui ira regarder ce qui se passe.

Donc ce système de droit de propriété, remettre le droit de propriété au centre du sujet de la data, a des conséquences sur la rémunération, mais a aussi des conséquences sur, par exemple, l’open data, et donc vous pouvez repenser, en fait, l’éthique de la data à travers le transfert des droits de propriété.

Étienne Gernelle : Sur le contrôle de la data par les citoyens.

Aurélie Jean : Et je pense qu’au-delà de la data, d’ouvrir la data, pour reprendre en fait la théorie de Tijmen Schep qui est un data scientist néerlandais et un grand activiste de la data et de la protection des données — je pense qu’il t’intéresserait énormément — et en fait il dit lui que au-delà des données, il faudrait ouvrir les algos ; je m’explique. C’est-à-dire que lui il considère, et il cite Deleuze pour ça donc c’est très intéressant, qu’il y a les lois et puis au-dessus il y a les choses un peu plus élevées qui vont conditionner nos actes quotidiens, qui est une morale religieuse, laïque, peu importe, mais il y a quelque chose. En fait, il dit : « Les textes de loi sont des choses qui sont complètement ouvertes. Personne n’est censé ignorer la loi parce que, quelque part, c’est ouvert. »

Étienne Gernelle : Ne peut ne pas la connaître.

Aurélie Jean : Ne peut. Voilà. Oui. Et en fait, lui ce qu’il dit c’est parce que les algorithmes, en fait, quelque part, recréent le tissu social de demain ce serait normal que les algorithmes publics ou privés — on en parlait avec Gérard Berry ce matin en disant que les algorithmes publics étaient déjà, on était obligé de les rendre publics — soient, doivent en fait, être accessibles par tous. Donc je trouve ça, en fait, très intéressant, d’autant plus que lorsqu’on dit ça à quelqu’un les gens pensent que l’algorithme c’est la clef, c’est un peu le pétrole, le cœur du pétrole en fait du business modèle de toutes les entreprises tech.
En fait, pas vraiment, parce qu’il y a la data, il y a l’algorithme et puis il y a ce qu’on en fait, l’implémentation dans le code informatique qui va définir quelque part aussi la réponse, la performance. C’est cette implémentation qui est vraiment un enjeu pour les entreprises. La preuve : des boîtes comme Google et Facebook publient dans des revues scientifiques leurs algorithmes. C’est intéressant. Je n’ai pas encore d’avis fort là-dessus, mais j’aime beaucoup cette idée de paralléliser, de mettre face à face les textes de loi et les algorithmes qui créent, en fait, le tissu social de demain et notre place dans la société, à chacun.

Étienne Gernelle : C’est l’histoire de la révélation dans les Tables de la loi.

Aurélie Jean : Voilà !

Guillaume Grallet : Il y a un autre aspect sur lequel on voulait vous entendre Aurélie, c’est sur les biais qui peuvent être utilisés par les algorithmes. C’est-à-dire qu’un algorithme n’est pas neutre, en fait.

Aurélie Jean : Oui. Mais je dis aussi souvent que les algorithmes ne sont pas coupables. C’est-à-dire qu’en fait ce qui se passe c’est que lorsqu’on parle de données — et c’est pour ça que l’open data c’est quelque chose auquel je suis très sensible parce que ça permettrait de minimiser les biais, je pense —, ces données vont nous servir à faire de l’analyse par un algorithme qu’on aura choisi et qu’on aura implémenté dans un code de calcul pour avoir une réponse, une prédiction, en tout cas une tendance.
Et ce qui se passe dans ces données, c’est qu’en fonction du type de données que vous allez choisir, que vous allez sélectionner, vous allez sûrement avoir des réponses différentes ; on parle d’échantillonnage. Et, en toute rigueur, lorsque vous faites un calcul, vous devez le faire sur plusieurs échantillons de tailles différentes, de natures différentes, pour pouvoir définir ce qu’on appelle la représentativité de l’échantillon et pouvoir faire un statement, de dire « mon échantillon est représentatif, il n’y a pas de biais ».
Dans la réalité, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Et l’intelligence artificielle, en plus de ça, va, quelque part, renforcer, est un amplificateur des conséquences de ces biais pour la simple et bonne raison que l’on va développer des algorithmes qui vont être entraînés sur des données. Le biais initial des données va renforcer, en fait, ce que j’appelle la discrimination technologique à la fin du produit en sachant que certains utilisateurs vont être écartés de l’utilisation d’un produit parce que leur data n’aura pas été considérée en entrée. Donc l’open data c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup pour ça parce que je pense, j’espère en tout cas parce que ce n’a pas été testé complètement encore, qu’en fait, en ouvrant les données, ça veut dire qu’on aura beaucoup moins de contrôles sur la source, les gens pourront mettre leurs données, n’importe qui. Et on a aussi cette grande question de nos confrontations à l’aveugle, de benchmark où, en fait, les gens vont pouvoir aller prendre des données, les tester eux-mêmes. Les chercheurs le font, il y a eu un test très intéressant dans la ville de New-York pour ça où, en fait, la ville de New-York a une énorme plateforme d’open data où les gens vont mettre leurs données et les gens vont chercher des données pour les traiter, les analyser et on a vu des incohérences ; on a vu des biais, des incohérences, des mauvais fonctionnements dans la ville de New-York grâce à ça.
Donc je crois beaucoup à l’ouverture pour minimiser les biais et donc minimiser les discriminations technologiques.

Gaspard Koenig : Mais le problème c’est où est-ce que tu places le curseur de considérer que cette data est d’intérêt général ou non.

Aurélie Jean : C’est ça qui est compliqué.

Gaspard Koenig : Le problème de tous ces algorithmes c’est que, finalement, tu peux dire que tout est d’intérêt général.

Aurélie Jean : Bien sûr !

Gaspard Koenig : Par exemple réduire la consommation d’électricité globale, c’est d’intérêt général. Donc est-ce que ça justifie que j’ai obligatoirement un compteur Linky dans ma maison, qui fait que je suis lié au réseau en permanence, qu’on sait en permanence quelle est ma consommation d’électricité ? C’est optimal pour le bien-être du groupe mais c’est complètement intrusif.

Aurélie Jean : Tu as entièrement raison. Je comprends. En fait, quand tu dis ça, je dis beaucoup que tous les scientifiques et tous les développeurs ont, pendant très longtemps, fonctionné de façon logique. C’est-à-dire qu’on essaie d’avoir un raisonnement logique sur ce qu’on fait. Et je pense qu’on va tendre vers un fonctionnement analogique où on va devoir fonctionner par comparaisons, on va devoir s’ouvrir pour justement, exactement ce dont tu parles là : les scientifiques, les développeurs doivent se poser ces questions. Et ça va être un long processus. On est dans une vraie transformation de la discipline elle-même, de la manière dont on la réfléchit, dont on l’appréhende.

Guillaume Grallet : Gérard Berry qui voulait réagir.

Gérard Berry : Je crois que la publication des données et des algorithmes c’est un sujet important, mais il ne faut pas se leurrer, il y a des gradations. Par exemple les algorithmes de l’État doivent être publiés, c’est officiel. Des fois il y a de la résistance. Pour APB, le fameux algorithme APB [Admission Post-Bac ], il a fallu le tribunal administratif.

Guillaume Grallet : Qui était une catastrophe ; il faut les choses !

Gérard Berry : Mais l’algorithme n’est pas tout. D’abord il y a trois choses. On utilise des mots beaucoup trop faibles. Par exemple on parle de data sans algorithme, ça n’existe pas, ça ne fait rien la data sans l’algorithme, les données pardon, sans l’algorithme, ça ne fait rien !

Aurélie Jean : Vous avez raison.

Gérard Berry : La donnée souvent on ne la connaît pas bien, souvent elle n’est pas propre, en plus c’est compliqué à nettoyer, mais les algorithmes eux-mêmes il y a trois cas :
il y a ceux qui sont publiés, il y en a beaucoup qui sont publiés, y compris par les GAFA ;
il y a ceux qui sont complètement secrets, c’est-à-dire privés, à des sociétés
et puis il y a des intermédiaires. Les intermédiaires sont intéressants.

Par exemple les algorithmes qui font voler les avions sont certifiés — moi je le sais parce que nous on fabrique les outils pour faire ces algorithmes. Ils sont certifiés, ça veut dire que les avions d’Airbus ce n’est pas seulement Airbus qui décide qu’ils sont aptes à voler. Ce sont des organismes de certification internationaux, avec des méthodes très strictes qui peuvent être bien améliorées scientifiquement mais qui sont très strictes, et il y a peut-être des ingénieurs de Boeing qui vont vérifier les algorithmes d’Airbus. Ce n’est pas pour ça que c'est public, mais c’est très bien analysé, etc. Donc il y a des gradations. Et sur la sécurité c’est un peu pareil. Il y a des algorithmes de sécurité dans le monde et les gens disent : « Mais les algorithmes open, ouverts, sont meilleurs en sécurité », la réponse n’est pas forcément « vrai ».

Aurélie Jean : Ce n’est pas forcément vrai.

Gérard Berry : Ce n'est pas forcément vrai. On a trouvé des bugs absolument massifs dans des algorithmes de Linux tout à fait publics, qui ont déjà été scrutés. Le sujet est super dur, c’est ça qu’il faut comprendre, il ne suffit pas de décider pour y arriver.
Donc il faut trouver des bons moyens et des bons termes. Par exemple, un cas qui me déplaît profondément et là j’en ai plein, si vous lisez mon bouquin vous allez voir des pages de bugs absolument toxiques dans les automobiles, et le grand combat des constructeurs de l’automobile c’est de faire qu’il n’aient pas de certification. En fait, je pense que Renault, Peugeot et tout ça n’ont pas d’idée de ce qu’il y a dans leurs propres voitures, parce qu’ils n’ont pas forcément accès à ce que font leurs sous-traitants. Donc là, on est devant des problèmes qui sont dangereux parce que les voitures ça tue beaucoup plus que les avions, il ne faut pas oublier, et que là, désolé, l’informatique n’est pas de bonne qualité et personne ne s’en occupe.

Je vous en cite un quand même pour voir. Les pacemakers ont été analysés par une boîte de sécurité aux États-Unis ; pacemakers ce n’est pas rien ! Ils ont pris des pacemakers des quatre plus grands fabricants américains, ils les ont regardés de près, ils ont trouvé qu’il était très facile de pirater des pacemakers ; plus précisément que chaque pacemaker a des milliers de trous de sécurité, ce n’est pas tout à fait rien ! connus d’ailleurs à peu près tous. Les fabricants ont dit : « Ce n’est pas possible pour n’importe qui de le faire parce que la machine pour le faire, il n’y a que les médecins qui l’ont. » Les autres ont répondu : « On les a achetées sur eBay. » Voilà ! Donc la situation n’est pas très bonne parce que l’ignorance règne. Il faut s’occuper de ces problèmes. Et pour s’occuper de ces problèmes, je dirais, il ne suffit pas de lire les journaux, il faut se renseigner vraiment dessus.

Étienne Gernelle : Il faut lire les journaux quand même.

Gérard Berry : C’est bien de lire les journaux, ça commence.

Aurélie Jean : Je voulais parler de quelque chose qui me touche quand vous parlez d’ignorance, ça me touche beaucoup. Moi je crois que tout le monde doit comprendre un minimum ce qui se passe et comprendre les tenants et les aboutissants. La passerelle, pour moi, c’est de comprendre la technologie, d’avoir une plus grande culture scientifique là-dessus et je pense que c’est quelque chose qui devient de plus en plus critique. C’est-à-dire qu’on doit devenir ce que j’appelle des utilisateurs éclairés des technologies, on ne doit pas seulement utiliser une technologie de façon aveugle, parce qu'on doit se rendre compte, en fait, de comment ça fonctionne, des biais bien évidemment, et ça, vraiment pour moi c’est quelque chose de profond si on veut aussi avancer et que tout le monde puisse faire avancer le débat sociétal sur ces sujets.

Guillaume Grallet : Ce qu’on appelle en bon français la digital literacy. Il y a le débat sur ce qu’il faut rendre public ou non ; il agite au cœur même des GAFA. J’ai été assez surpris, à l’intérieur même de Facebook il y a une vraie querelle quasiment idéologique entre Yann LeCun, le grand chercheur universitaire qui s’occupe de l’intelligence artificielle, un Français qui est basé à New-York, qui lui rend la quasi-totalité de ses recherches disponible sur Archive et puis une personne comme Regina Dugan, qui a été embauchée par Facebook et qui vient de la DARPA et qui, elle, ne rend rien disponible, rien public.

Étienne Gernelle : La DARPA [Defense Advanced Research Projects Agency], Guillaume, on précise c’est le département de recherche.

Aurélie Jean : De l’armée.

Étienne Gernelle : De l’armée américaine.

Guillaume Grallet : C’est vraiment très intéressant parce que c’est un débat qui nous agite. Je voulais juste reposer une question à Gaspard : si on arrive à reprendre le contrôle de nos données, cette fameuse propriété, est-ce qu’il n’y aura pas une dichotomie entre les données des riches, les données des pauvres ? C’est-à-dire est-ce qu’il n’y aura pas une inégalité par rapport à tout ça ?

Étienne Gernelle : Il n’y a que les riches qui vont garder leurs données et les pauvres qui vont les vendre.

Gaspard Koenig : Non ce seront des choix, des arbitrages de consommation. Effectivement si vous voulez payer, vous devrez payer pour votre privée ça c’est clair, pour garder votre vie privée. Ensuite c’est un arbitrage de consommation de savoir si oui ou non on est prêt à payer. Ensuite, savoir si les revenus sont également distribués dans la population, c’est une autre question qui n’a rien à voir avec notre sujet.

Deuxièmement, je reprends l’exemple de la voiture, qui est quand même intéressant sur l’idée patrimoniale des données, je ne peux plus acheter une voiture aujourd’hui, d’ailleurs c’est pour ça que je garde ma vieille voiture, je ne peux plus acheter une voiture non connectée aujourd’hui ; c’est impossible. Vous achetez une voiture, vos données, votre vitesse de freinage, tous vos déplacements, toutes vos infractions au code de la route, etc., sont immédiatement envoyées à Volkswagen ou à Tesla qui peut réguler ses systèmes en fonction. Moi je veux pouvoir, quand j’achète une voiture, payer davantage pour garder la propriété des données qui seront produites par cette voiture et pouvoir quand je veux me connecter au réseau pour dire là j’ai un problème, là il y a un accident, etc. Ou à l’inverse, payer moins cher ma voiture — mais ce sera pareil avec les assurances santé — parce que j’accepte que le constructeur utilise mes data comme il le souhaite.

Mais sur les riches et les pauvres, ça ré-ouvre cette question des riches et des pauvres. Votre valeur par rapport aux data et aux plateformes n’est pas liée à votre niveau de richesse. Il est lié à ce que vous entendez partager de votre environnement quotidien. Je prends un exemple : Waze, on reste dans les transports, vous savez la plateforme d’optimisation du temps de trajet : vous dites où vous voulez aller et on vous donne le trajet le plus court qui est renseigné par les géolocalisations des autres utilisateurs. Je ne peux pas utiliser Waze sans accepter de fournir ma géolocalisation ; c’est comme ça que je rémunère Waze aujourd’hui. Mais le problème c’est que Waze offre le même service à moi qui utilise ma voiture toutes les trois semaines et qui donc ne lui apporte rien et à un chauffeur de camion qui utilise Waze 8 heures par jour et qui donc a une valeur énorme pour Waze. Si vous avez une patrimonialité des data, le chauffeur de camion sera rémunéré bien davantage que moi pour utiliser la plateforme. Et à l’inverse, moi je pourrais payer pour pouvoir utiliser Waze sans fournir ma géolocalisation.
Chacun pourra arbitrer ses choix, mais, encore une fois, notre valeur correspond à l’environnement dans lequel on est et à l’intérêt de cet environnement pour telle ou telle plateforme, mais pas du tout forcément à notre niveau de vie, à notre catégorie socioprofessionnelle.

Étienne Gernelle : La question c’est est-ce qu’on a le niveau ? Moi si on me demandait ce matin « arbitre entre ce que tu veux donner et ne pas donner », je ne suis pas sûr d’en être capable.

Aurélie Jean : D’où l’éducation ; c’est-à-dire qu’on doit sortir de l’ignorance.

Gaspard Koenig : Aujourd’hui tu cliques sur des conditions d’utilisation que personne n’est capable de lire. Ça ne peut pas être pire, déjà ! Et deuxièmement, je pense que quand il y a aura un peu d’argent en jeu, je m’excuse d’être cynique, l’éducation va se faire beaucoup plus vite. C’est-à-dire que quand les jeunes vont s’apercevoir que tout d’un coup ils peuvent toucher 100 euros pour être sur Facebook, ils vont se dire « tiens, mais en fait ça avait de la valeur ce truc ! » Donc ils vont très vite comprendre que ça a de la valeur et ça aura un effet éducatif très fort, un effet de prise de conscience très fort.
Et ensuite, sur la négociation des contrats avec les grandes plateformes, il est évident que si on met ce système en place il y aura des grands intermédiaires qui vont se créer, comme les sociétés de gestion des droits d’auteur en fait, pour le droit de la propriété intellectuelle et qui vont dire « moi je prends 50 millions d’utilisateurs, je les négocie avec Facebook et ensuite je vous fais à chacun un smart contrat en fonction de vos propres termes » ; chacun ne va pas aller négocier avec les géants, bien sûr.

Étienne Gernelle : Gérard Berry.

Gérard Berry : Sur le principe je suis d’accord, mais malheureusement ça risque de n’être pas si simple. D’abord parce que j’aimerais bien savoir qui, dans cette salle ou ailleurs, a conscience de ce qui se passe. Par exemple Gaspard dit : « Moi je ne veux pas une voiture connectée. » C’est pas de chance, parce que son téléphone fait déjà ça. Il n’y a pas besoin de la voiture pour savoir comment il conduit, le téléphone fait déjà ça. Donc n’achetez pas un Android parce que Android, quand vous ouvrez le GPS sur quelqu’un, vous l’ouvrez sur toutes les applications, donc n’importe qui peut lire.
Par ailleurs, comment un juge va-t-il savoir qui fait quoi. Ça, ça va être assez dur. Déjà qu’un juge comprenne un code, ça ne s’est pas fait. Non mais c’est vrai !

Étienne Gernelle : Est-ce qu’il y a un juge dans la salle ?

Gérard Berry : Il y a déjà pas mal de cas ; j’ai participé à des cas, c’est assez rigolo, mais c’est extrêmement compliqué. D’autre part le code change tout le temps ; on n’arrête pas de vous faire des mises à jour, donc vous ne savez même pas quelle version vous aviez du code quand vous faisiez le machin. Donc ça va être extrêmement compliqué à identifier qui fait quoi, quand.
Par exemple quand je dis que — on a un peu les infos — mettons il y a une soixantaine de sites qui regardent comment vous tapez sur votre clavier, qu’est-ce que vous tapez, qui sont capables de faire des replay, moi, à l’heure actuelle je n’ai pas le moyen de savoir qui c’est. OK ! Et on n’a pas la techno pour savoir qui c’est. Donc la chose entre ce qu’on envie de faire, avec laquelle je suis totalement d’accord, et le fait qu’on va arriver, avec des gens qui sont invérifiables, des codes qui viennent de pays dans lesquels on n’a aucun droit, qui changent tout le temps, ça va être difficile ! Ça va être difficile !

Aurélie Jean : Je comprends, mais je pense qu’il faut aussi, peut-être, entrer dans cette phase d’expérimentation, même à petite échelle d’ailleurs. C’est marrant, parce que dans l’histoire de l’humanité à chaque fois qu’on a parlé de vendre quelque chose on parlait aussi, systématiquement en premier, des dérives mercantiles. Je pense que tu dois l’entendre très fréquemment. Non ? Ah bon, c’est étrange. Moi j’aime bien cette idée de tester à petite échelle, de voir ce qui se passe et peut-être de « scaler » tout en adaptant le modèle en cours de route, si ça marche.

Gérard Berry : Une très bonne idée, ce sont des gens qui à l’heure actuelle s’engagent à ne pas distribuer des données, comme le moteur Qwant1, par exemple.

Aurélie Jean : Qwant fait ça.

Gérard Berry : Qwant s’engage, et sérieusement, et donne des moyens de vérifier qu’il ne publie pas les données. Ça c’est bien et je pense qu’il faut vraiment soutenir ce genre d’action parce là on ne dépend pas de gens qui ne disent pas ce qu’ils font.

Aurélie Jean : C’est français.

Gaspard Koenig : Moi j’utilise DuckDuckGo, par exemple. Et d’ailleurs toute cette prise de conscience est venue un peu grâce à toi Étienne, puisque tu fais des reportages pour Le Point et un de ces reportages c’était d’aller voir les hackers à Berlin. Et les hackers font ce qu’ils appellent des CryptoParties2, donc c’est hackers éthiques, hackers gentils.

Étienne Gernelle : Surtout moi.

Gaspard Koenig : Et donc les CryptoParties, ils vous annoncent deux heures avant que ça aura lieu dans l’arrière-salle d’un restaurant polonais dans Berlin-Est. On va là. Tout d’un coup il y a 15 ordinateurs très sophistiqués, on arrive, et des hackers vous prennent en main en fonction de votre niveau d’éducation pour vous protéger, vous donner des outils pour vous protéger. Moi quand je suis arrivé il y a un hacker, je me suis assis avec un hacker, c’est comme ça, c’est complètement libre, et il m’a dit : « Dessine-moi Internet ». C’est comme Le Petit Prince ; c’est drôle. J’ai essayé de dessiner ; il m’a dit ce n’est pas ça, il m’a expliqué, et après, en une heure, il m’a enlevé la géolocalisation, mis un petit autocollant sur mon ordinateur parce que n’importe qui peut actionner la caméra à tout moment comme vous savez, installé Tor qui est un moteur de recherche [navigateur,3 NdT], ce n’est pas du tout le darkweb Tor4, qui vous permet d’accéder aux sites classiques, mais sans dévoiler votre adresse IP, en tout cas en compliquant le chemin. Il m’a installé un VPN [Virtual Private Network]. Bref ! En une heure, j’avais déjà des outils de protection que, je pense, 99 % de la population n’a pas, et j’utilise DuckDuckGo comme moteur de recherche. Ou, par exemple, Telegram ou Signal au lieu de WhatsApp. Donc c’est important déjà de le faire chacun d’entre nous.

Je voulais signaler qu’il existe quand même déjà justement des outils, comment dire, qui commencent justement à tester la patrimonialité de la data, c’est l’idée de la start-up que vous avez reçue hier. Il y a aussi quelque chose qui est assez amusant, vous pouvez le charger sur votre Facebook, qui s'appelle le Facebook Data Valuation Tool qui est en fait une espèce de petite application qui calcule en temps réel les profits que fait Facebook avec les posts que vous envoyez. Vous envoyez un post avec des images et il calcule l’argent que touche Facebook. Parce que si vous divisez les revenus publicitaires de Facebook par le nombre d’utilisateurs, c’est dix dollars par personne et par an. C’est-à-dire que finalement pour dix dollars — il faudrait faire des analyses de marché plus précises — ça veut dire que grosso modo le prix de ce que vous donnez à Facebook c’est dix dollars. En fait ça vaut beaucoup plus que ça ! C’est pour ça que Facebook fait des profits gigantesques. Alors que, à l’inverse, vous devriez pouvoir payer dix dollars à Facebook pour l’utiliser sans qu’il retraite vos données.

En fait, ça a des conséquences morales aussi sur les biais. Puisque là on a tous ces biais, parce que comme les données sont envoyées, eh bien elles nous reviennent via la pub et donc on est dans cette filter bubble comme on dit, dans cette bulle où on ne voit que ce qu’on veut voir, on n’entend que ce qu’on veut entendre, etc. D’ailleurs moi je suis absolument effrayé quand je vois ce que me propose Deezer, il me propose Madonna et Britney Spears, je me dis que j’ai des filter bubbles atroces ! Il faudrait voir l’algorithme, il faudrait le dévoiler. Donc cet effet de filter bubble, de bulle de filtres, si vous commencez à avoir un marché de la data, va se dissiper et la pub va sortir du centre du business modèle ce qui, de toutes façons, est dans l’intérêt de ces plateformes parce que maintenant, de plus en plus, les gens utilisent des adblockers et la pub ne marche plus, puisque la pub est devenue quelque chose de répulsif. Donc ils vont bien devoir inventer un modèle et quoi de plus simple que de revenirfinalement à un marché classique, bilatéral, où il y aura un utilisateur qui paiera pour un service.

Guillaume Grallet : C’est super intéressant. Et effectivement la démarche d’arrêter d’être le produit de ces services en échange de la gratuité, tout le monde, je pense, ici est d’accord. J’avais une question pour vous, Gaspard, c’est est-ce que vous avez déjà commencé à parler aux GAFA ? Est-ce que vous n’anticipez pas une énorme réaction de leur part quand on voit l’armée de lobbyistes qui sont à Bruxelles, par exemple ? Ce n’est pas pour rien, d'ailleurs, que le Danemark a nommé un ambassadeur spécialement pour parler aux GAFA au nom du gouvernement danois. Est-ce que tu ne crois pas qu’ils vont… ?

Gaspard Koenig : D’abord on attend la publication du rapport pour vraiment aller les voir, parce que, pour le moment, on n’a pas grand-chose.

Je sais que Microsoft est très ouvert sur le sujet mais eux ne sont pas tout à fait dans la situation de Facebook ou Google, mais enfin, on voit qu’ils sont ouverts. En fait, je pense qu’ils vont être de plus en plus ouverts au sujet pour une raison très simple, c’est que puisqu’on n’a pas la patrimonialité, on a le GDPR, le règlement européen qui veut protéger les données des utilisateurs, avec une norme pour tout le monde. Et ça, ça va coûter très cher aux plateformes parce qu’elles vont devoir dépenser des sommes incroyables pour être en conformité, pas seulement les plateformes mais aussi toutes les petites boîtes, les petites start-ups, et deuxièmement elles vont se prendre des amendes colossales, je ne sais plus, c’est jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires. C’est vraiment énorme ! Donc elles vont se dire finalement est-ce qu’on continue dans cette voie où on pille les données et on rend l’argent à l’État ? Parce qu’on va se faire matraquer, parce que forcément il va y avoir 15 activistes qui vont faire des procès tous les jours, ça va judiciariser les processus, qui vont dire vous avez mal utilisé ma data, et forcément à un moment donné ça va arriver, on va devoir payer. Ou est-ce que, finalement, on n’a pas plutôt intérêt à négocier ça directement avec les utilisateurs, quitte à perdre un peu d’argent, à acheter leurs data et ensuite, une fois que la data est achetée dans le respect des termes contractuels, c’est là qu’effectivement le travail du juge peut être compliqué mais enfin voilà, eh bien là j’en fais ce que je veux, à partir du moment où je respecte les termes du contrat. Je pense qu’en fait, à terme, ils peuvent trouver un intérêt.

Aurélie Jean : Dans la vente de la donnée aussi il y a quelque chose dont il faut avoir conscience c’est la durée. C’est-à-dire que la data c’est quelque chose qui est, bien évidemment, intangible et qui peut rester sur des temps infinis, donc il y a aussi cette question de pendant combien de temps la data est utilisée ; pour combien de temps on la vend, si on la vend. Parce que c’est quelque chose qui est très peu abordé : que devient la data ? Est-ce qu’elle est effacée à un moment donné ? Est-ce qu’on ré-alloue la mémoire ?

Étienne Gernelle : Est-ce qu’elle est mortelle ? Gérard Berry ?

Aurélie Jean : Oui, voilà.

Étienne Gernelle : Est-ce que nos data sont mortelles ?

Gérard Berry : Il y a un vrai problème pour le droit à l’oubli c’est que, comme toutes les fermes de calcul, j’aime bien le mot « ferme » — on utilise souvent le vocabulaire agricole, on dit sur le champ, à tout bout de champ et ferme de calcul où on élève des ordinateurs —, mais les fermes de calcul ont des tonnes de sauvegardes sur des bandes magnétiques et je ne sais pas très bien ce que veut dire oublier. Ce n’est pas une notion qui est très facilement définissable, mais c’est une notion qui est importante.

Aurélie Jean : Et même techniquement.

Étienne Gernelle : Techniquement, c’est périssable ou pas ?

Aurélie Jean : La donnée n’est pas effacée complètement.

Gérard Berry : Par exemple, si vous mettez une photo dans Facebook et que vous voulez l’enlever ça va être assez dur parce qu’elle a peut-être déjà été extraite par 100 000 personnes, sur des ordinateurs individuels.

Guillaume Grallet : Même si, quand on l’efface, ça reste la propriété de Facebook.

Gérard Berry : Non, non, ça reste la propriété des deux ; Facebook n’est pas le seul propriétaire. Par ailleurs, qui réalise que dans la photo qu’il a mise sur Facebook, il y a marqué exactement quelle heure il était, exactement où ? D’accord ? Est-ce que les gens savent ça ? Ce n’est pas du tout évident pour moi. On ne peut pas traiter de ces problèmes sans commencer par essayer de les comprendre. On n’a pas encore commencé à essayer de les comprendre. Je ne parle pas de lui, je parle de la population. Parce que les gens se disent « moi je n’y comprends rien ».
Eh bien moi je n’y comprends rien. J’ai écrit un petit article pour Les Échos qui était rigolo. Vous savez, les hôpitaux anglais se sont fait crypter leurs données, le rançonnage. OK ? J’étais à Londres en mars et il y a un des grands hôpitaux de Londres qui a été obligé d’enlever tous ses patients de l’hôpital ; enlever sous ses patients, y compris ceux qui sont dans des états infernaux. Pourquoi ? Parce qu’ils s’étaient fait tout crypter. Bon, ils tournent sur Windows XP, il faut être con, mais c’est comme ça ! Je vous signale quand même que la police londonienne vient de décider de passer de Windows XP à Windows Vista ; ça c’est exceptionnel ! Ça montre que l’ignorance est quand même assez répandue ! Comme disait Jean Vilar : « La culture coûte cher, essayez donc l’ignorance ! » Toutes les données de l’hôpital avaient disparu donc ils ne pouvaient plus rien faire. Ils se sont fait attaquer en grand, aux États-unis aussi ; Saint-Gobain perdu 300 millions d’euros sur cette attaque WannaCry5, ce n’est pas tout à fait rien. Donc ce n’est même pas sûr qu’on sache se protéger vraiment. C’est-à-dire que monde est plus dur que simplement ce qu’on pense.
Moi j’ai décidé que ce n’était pas grave ce que je faisais, mais je suis dans le public, ce que je fais est public. Je pense que tout le monde ne prend pas cette décision.

Étienne Gernelle : Pardon Gérard Berry, mais techniquement, une donnée n’est pas dans le nuage ; le nuage n’existe pas, derrière il y a toujours un serveur. Donc il y a du hardware, il y a du matériel. Il y a un morceau de plastique, de bande magnétique, je ne sais pas. Est-ce que ces données-là vont être stockées ad vitam æternam, est-ce que ça ne risque pas de coûter trop cher ? Est-ce que ça se dégrade ? Est-ce que, concrètement, si, dans dix ans, ma petite amie arrive à retrouver où j’étais tel jour grâce à mes comptes Uber, elle peut encore me dire « tu étais avec qui là ? »

Gérard Berry : C’est difficile à savoir parce que les données se dégradent, mais on peut faire avec l’information quelque chose qu’on ne peut pas du tout faire avec la matière, c’est la répliquer gratuitement, à l’infini. Imaginez que vos données sont dans une ferme de calcul ; vous ne savez pas ce que c’est qu’une ferme de calcul, parce que dans une ferme de calcul il y a des milliers d’ordinateurs qui tombent en panne tous les jours et ça n’a aucune importance.

Étienne Gernelle : Et l’obsolescence des programmes, des langages ? Le remplacement ? Finalement les données qu’on a sur nos vieux ordinateurs ? J’avais Windows 95 bêta, j’ai eu un mal fou à récupérer les données sur mon vieil ordinateur.

Gérard Berry : À l’époque on ne faisait même pas les specs. Mais maintenant une donnée JPEG on sait exactement ce que sait, on saura la relire dans arbitrairement longtemps, parce que JPEG c’est totalement connu ; à l’époque on ne savait même pas comment c’était codé.

Étienne Gernelle : On n’aura même plus besoin de la pierre de rosette quoi !

Aurélie Jean : Dans ce que vous dites en fait, Étienne, c'est intéressant parce que par exemple ça en termes d’ignorance et je ne dis pas que vous êtes ignorant !

Étienne Gernelle : Moi je vous le dis, je n’ai aucun problème avec ça, c’est même mon métier, je suis journaliste !

Aurélie Jean : Ce que je dis c'est que par exemple de savoir comment la donnée est stockée et qu’est-ce que ça veut dire d’effacer une donnée. Parce qu’il y a différents moyens d’effacer une donnée. La donnée est stockée de différents formats mais en tout cas, à la fin, ce sont ce qu’on appelle des cases mémoires qui sont remplies d’informations qui vont toutes ensemble représenter une donnée, une image, une phrase, peu importe, et en fait, la manière dont on va effacer la donnée, parce que effacer ne veut rien dire : on peut soit remplacer ce qu’il y a dans les cases mémoires et mettre ce qu’on appelle crap, n’importe quoi, n’importe quel chiffre ; soit on peut ne pas changer la donnée dans ces cases mémoires et plutôt couper l’accès, perdre en fait l’adresse qui va dans la case mémoire. Et ça, en fait, c’est très différent technologiquement parce que si on décide d’effacer l’adresse mémoire, de dire cette donnée elle pointe dans telle case mémoire, quelque part la donnée est toujours là.

Gérard Berry : Bien sûr !

Aurélie Jean : Oui, mais c’est une différence critique, parce que quand les gens disent « on efface votre donnée », moi la première chose que je dis c’est « qu’est-ce que vous faites ? Vous effacez l’adresse sur la case mémoire, ou vous remplacez ce qu'il y a dans la case ? » Parce qu’il y a toujours quelque chose dans la case mémoire. De dire « qu’est-ce que vous mettez dans cette case mémoire », et rien que ça, en fait, c’est très intéressant parce que même si on efface l’adresse vers la case mémoire, quelqu’un qui n’est pas trop mauvais en informatique pourra retrouver la donnée.

Étienne Gernelle : C’est terrifiant !

Gérard Berry : Rassurez-vous, en plus, si vous tapez sur « effacer » sur n’importe quel ordinateur, ça n’efface pas.

Aurélie Jean : Voilà, ça n’efface pas, c’est important.

Gérard Berry : Ça c’est clair. Et heureusement d’ailleurs, parce que j’ai des tas de copains qui m’ont dit : « Ça y est j’ai effacé par erreur ma carte de mémoire où j’avais toutes mes photos. » Je dis : « Aucune importance, on la met dans une machine qui retrouve tout instantanément », donc ce n’est pas un problème. Et je vous rappelle qu’il y a un célèbre responsable français qui pensait avoir effacé son disque, il avait juste tapé sur « effacer » et il a été complètement pris par tout ce qu’il y avait dans son disque qui était totalement lisible.
Eh bien oui, je veux dire si on ne comprend pas un minimum d’informatique, ce qui est quand même le cas ! Le nombre de choses à comprendre n’est quand même pas négligeable, donc on a décidé de ne pas l’enseigner ! Vous savez, les cours d’informatique au lycée qui reprennent maintenant, l’État français a décidé d’arrêter l’enseignement de l’informatique en 1997, au moment où Internet explosait. C’est ce qu’on appelle de la prescience.

[Rires]

Étienne Gernelle : On va donner la parole au public. Est-ce que vous avez des questions ? Je vois, il y a un jeune étudiant, spécialiste des grands singes. Voilà. Pascal Picq.

Pascal Picq : Merci. C’est très bien on parle des GAFA et tout ça. J’aimerais bien quand même, parce que je suis moi aussi assez ignorant mais je lis quand même la presse, et quand on lit dans le Courrier international que monsieur Jack Ma qui est celui qui dirige Alibaba, donc un des trois géants chinois — dans les débats en France, on ne parle que des GAFA, on ne parle jamais des géants chinois - eh bien monsieur Jack Ma, en plein 19e congrès du Parti communiste a dit : « Grâce aux data et aux algorithmes on va pouvoir réaliser le projet du Parti communiste. » Donc les BATX, c’est-à-dire les trois géants chinois plus les autres, Xiaomi, c’est Confucius et Confucius ce n’est pas la tarte à la crème des bêtes aryennes de la Californie.
En plus de ça l’équivalent de l’Arcep aux États-Unis vient de prendre une décision effectivement sur le contrôle des données ; vous connaissez ça mieux que moi.
Mais il y a des enjeux quand même de démocratie absolument énormes. Tu as raison, Gérard, de dire qu’on peut avoir un fichier, mais en fonction de vos comportements, vos déplacements, votre voiture, de toutes façons on vous retrouve immédiatement ; c’est immédiat ! Donc voilà la question qui se pose aujourd’hui à nos démocraties. C’est qu’en effet tout internaute chinois est complètement identifié, noté, répertorié, c’est la première chose. Et la deuxième chose c’est qu’aujourd’hui une élection démocratique, c’est-à-dire au suffrage universel, se gagne dans la capacité d’avoir les bonnes data et d’aller chercher les données et les personnes qu’on va solliciter, donc épouiller dans mon jargon de grand singe. C’est-à-dire que aujourd’hui nos élections se gagnent sur quelques milliers ou dizaines de milliers de data. Et ça je suis effaré que ces enjeux, qui sont quand même des acquis de notre histoire, récents et difficiles à maintenir, soient très peu évoqués dans la presse et même notamment par rapport à monsieur Jack Ma, quand même, qui nous dit cela.

Étienne Gernelle : Les Californiens et les libertariens ont été interpellés, donc c’est vous deux.

Aurélie Jean : Je voulais juste répondre. J’ai envie d’écouter Gaspard là-dessus justement. Juste pour dire une chose importante parce que ce que vous dites est très intéressant, ce sont les menaces sur la démocratie. C’est-à-dire quelque chose qui est un peu abordé mais pas suffisamment à mon sens, c’est de dire en fait que les grands géants de la data ont des chiffres d’affaires qui sont de l’ordre de budgets étatiques. Ce sont des gens puissants, des institutions puissantes et, là encore hier j’étais dans la rue et je vois sur la Une d’un magazine dont je ne citerais pas le nom puisque ce n’est pas Le Point qui avait en titre « Mark Zuckerberg, le prochain président des États-Unis ». Je ne sais pas si j’ai envie d’avoir Mark Zuckerberg comme président, parce que j’habite aux États-Unis. Je ne sais pas ! Mais c’est une question intéressante parce qu’ils ont une influence de plus en plus forte et je suis productrice d’algos et de data, ce que je veux dire c’est que je suis de leur côté au sens position technologique.

Public : Mark Zuckerberg a dit : « On a décidé de ne pas intervenir dans l’élection en Allemagne. »

Aurélie Jean : « On a décidé » ; ça veut dire que dans d’autres cas ils l’ont fait. C’est intéressant. En fait c’est ce que je dis aux gens, je dis « regardez ces géants, encore une fois je suis frappée, ils ont des chiffres d’affaires qui sont de l’ordre d’un budget étatique. Réfléchissez à ça ; c’est intéressant. »

Gaspard Koenig : Juste en deux mots. Sur la Chine, complètement d’accord. J’avais été en Chine interviewer une sorte de dissident, ils savaient tout, ce que je faisais, où j’étais ; on ne peut absolument rien cacher, d’ailleurs on n’a pas accès à Twitter, on n’a pas accès à… c'est absolument terrifiant. C’est pour ça d’ailleurs que quand notre William, William Elong montrait son drone tout à l’heure, lui il parlait des applications sympathiques, pour aller chercher des victimes. Imaginez ce drone dans la main du gouvernement chinois, qui y sera de toutes façons très bientôt, et il peut continuer à augmenter ses moyens de contrôle de la population à tel point que, vous savez ce qu’ils sont en train d’expérimenter en Chine ? C’est un système de notation sociale, ça c’est le pire du pire du pire, qui amalgame toutes vos notes. C’est-à-dire que quoi que vous fassiez, si vous faites la cuisine à vos amis, ils vous notent ; si vous avez des bonnes notes à la fac vous avez une note etc. Toutes ces notes sont agrégées et vous font une notation sociale et cette notation sociale vous permet d’avoir des crédits à la banque, de demander des visas, etc. Donc ça c’est vraiment le socialisme pur. Donc la Chine est en train de construire, effectivement, un régime complètement communiste avec des outils numériques qui ne sont pas, en soi, des outils démocratiques.

Après, sur la question de Zuckerberg, du trafic des élections et tout ça. Je n’ai pas un avis très déterminé, mais j’ai tendance à dire que s’il y a ces problèmes c’est aussi parce que les démocraties représentatives, de toutes façons, ne sont plus du tout faites pour l’âge numérique. Élire des représentants c’est aussi fou que d’avoir des magasins où on va acheter ses provisions au lieu de les commander sur Amazon. C’est-à-dire que l’idée d’intermédiation est contestée dans tous les secteurs : dans les commerces, dans les services, dans la connaissance. Donc évidemment elle va être contestée sur le plan politique. Continuer à élire des présidents et des députés, je pense, n’a plus tellement de sens et ne correspond plus à la manière dont les gens vivent, y compris leur participation à la vie publique. Il y a des nouvelles formes qui sont en train d’être pensées, la démocratie liquide en est une, avec des blockchains comme d’habitude, qui permettent de reconstruire l’imaginaire démocratique avec le numérique. Mais de toutes façons la tension est trop grande entre les systèmes représentatifs classiques et la fluidité numérique pour, indépendamment même du problème du hacking, des trolls et tout ça, pour que les deux puissent cohabiter très longtemps.

Gérard Berry : Je pense que c’est effectivement très important. On a à évaluer, en fait, un rapport coût-bénéfice. C’est toujours comme ça parce que l’informatique fait des choses absolument fantastiques, pas que les données. Il faut comprendre que le big data, à l’heure actuelle en informatique, c’est tout petit par rapport au reste, il ne faut pas oublier. Je vous rappelle 80 milliards de microprocesseurs par an produits, moins de deux milliards dans les ordinateurs et les téléphones. Donc le reste c’est 78 milliards.

C’est vraiment très intéressant. Il y a deux références, pour moi, vraiment intéressantes à lire, c’est Le temps des algorithmes de Serge Abiteboul et Gilles Dowek, qui est un livre très intéressant, qui discute beaucoup de ça et Terra Data qui est un livre aussi de Serge Abiteboul et Valérie Peugeot, qui est tout récent, qui parle, lui, des données et de beaucoup de ces problèmes. Il en parle de façon très mesurée, c’est-à-dire en comprenant bien les risques, les avantages, les inconvénients et tout. Donc les deux trucs dangereux c’est de croire, comme Silicon Valley, que c’est miraculeux, et de croire que ça déconne. Non, il faut être entre les deux et, de toutes façons, on va vivre avec. Je veux dire vous pouvez décider ce que vous voulez, ce n’est pas ça qui fera quelque chose.

Sur la démocratie dans Le temps des algorithmes, il dit un truc très intéressant : « Si on parle en termes d’information, combien de bits un homme fabrique-t-il pour la démocratie ? Eh bien en gros, il y a une élection tous les ans à peu près, on va choisir entre quelques candidats. En gros, c’est entre un et deux bits par an, la contribution d’un citoyen à la démocratie. » Il y a sûrement des idées pour faire mieux. Et ça, c’est vraiment important.
Mais encore une fois, si on reste collectivement dans l’ignorance, c’est-à-dire que là on cause autour de, et c’est pour ça je dis, moi j’explique toujours, c’est pour ça que les gens ont changé le mot « informatique » en mot « numérique » ? Pourquoi ? Parce que les gens ne savaient pas ce que voulait dire informatiques, mais en changeant le mot ils sont tous devenus compétents. D’accord ? Et maintenant c’est « intelligence artificielle », ce n’est plus numérique, c’est fini, c'est intelligence artificielle. Donc changer le mot permet d’éviter de rentrer dans le sujet, mais il faut rentrer dans le sujet.

Étienne Gernelle : Une autre question. Il y a pas mal de questions ; la dernière.

Public : Aidez-nous à rentrer dans le sujet, Monsieur Berry ! Aidez-nous à devenir moins ignorants ! Je pense que vous avez plein d’idées pour ça. Je pense que vous n’êtes pas un grand utilisateur des réseaux sociaux, enfin je fais une hypothèse, mais peut-être allez-y et je suis sûre que vous allez faire le buzz si vous aidez les utilisateurs et si vous les alertez en disant « soyez moins ignorants » ; faites des petits formats, effectivement, parce qu’on sait que personne ne lit les clauses. Moi j’ai essayé un jour, ça prend énormément de temps. Qui a le temps aujourd’hui ? Je pense que vous avez plein de solutions à nous donner.

Gérard Berry : Je pense que c’est une très bonne question ; on essaye. Alors il se trouve qu’il y a eu un gros défaut des informaticiens français c’est qu’ils n’ont pas parlé au public. Les astronomes parlent au public, les physiciens parlent au public, les informaticiens étaient dans leur monde et tout. On essaye. Les trois livres dont je vous ai parlé, ils essayent exactement de faire ça. La Société informatique de France utilise beaucoup de choses là-dessus, et l’informatique rentre dans l’éducation. C’est dans l’éducation que ça se passe, c’est évident. Par exemple vous regardez les bouquins qui s’appellent Class'Code qui sont faits par La Main à la pâte pour apprendre à programmer à vos gamins, ils sont parfaits pour les parents. En fait, ils sont faits pour les profs, mais les parents ça va très bien, et ça commence à expliquer de quoi il s’agit. Moi il y a un truc qui me sidère quand même ! Je vais faire des conférences partout et la seule question qu’on me pose « c’est quoi un algorithme ? » et en général, quand on la pose, c’est en écrivant algorithme avec un « y ». OK ! Il est temps de dépasser ça ! Oui on essaye de s’y employer. Donc il y a de plus en plus de gens qui le font et c’est bien.

Étienne Gernelle : Le mot de la fin Aurélie Jean et Gaspard Koenig, rapidement.

Aurélie Jean : Le mot de la fin ? Quelle pression ! Pour finir sur ce que disait Gérard Berry, je pense qu’il y a quelque chose à retenir en fait aujourd’hui c’est de s’éclairer davantage sur la technologie ; par exemple un algorithme c’est un excellent exemple. Savoir ce qu’est un algorithme : on peut tous en écrire un à la main très facilement sur une petite question à résoudre. Je m’amuse à faire ça avec les gens pour qu’ils comprennent.
En tant qu’experte je fais partie de ces gens qui parlent parce que je pense que c’est important que tout le monde rentre dans le débat sociétal et technologique autour des grands sujets tels que la data. C’est vraiment quelque chose que j’encourage et même savoir : par exemple la prochaine fois que vous voyez une ligne stipulant que vos données seront effacées, posez-vous la question : comment ? Voilà. C’est ce que je dirais.

Étienne Gernelle : Merci beaucoup. Gaspard.

Gaspard Koenig : Moi j’aimerais dire une petite phrase creuse sur la philosophie, j’adore des phrases creuses sur la philosophie. Il y a un mois, j’en parlais à Aurélie, j’ai fait le tour classique de la Silicon Valley ; pendant une semaine j’ai vu plein d’entreprises en tout ça. Ce sont les gens qui font les fusées de Google X, qui font Twitter, qui font 23andMe sur le décodage, le séquençage du génome, donc qui vous racontent des choses qui vous transportent dans une galaxie complètement différente du monde dans lequel nous vivons, et je me suis aperçu, au bout d’une semaine, qu’il n’y en avait pas un seul qui avait une référence antérieure au XXIe siècle. C’est-à-dire que Berkeley, qui est pourtant une université, là-bas, qui pourrait nous aider à penser plein de choses Berkeley, parce que par exemple vous savez la théorie de la simulation : c’est qu’on est tous le produit d’une intelligence artificielle qui s’amuse à faire un monde qui nous pilote avec un joystick, pour aller vite. En fait, la théorie de la simulation elle existe déjà chez le philosophe Berkeley, sauf que pour lui l’intelligence artificielle ça peut-être Dieu. Et donc on est tous préprogrammés et, en fait, il n’y a pas de matière. Voilà ! Ce que je veux dire c’est que les gens là-bas, dans l’université Berkeley, d’après Berkeley, sont complètement, sont dans l’ignorance totale que cette théorie de la simulation a déjà été analysée, discutée, il y a trois siècles, et finalement avec des outils conceptuels qui peuvent encore les aider aujourd’hui.
Dans toutes les grandes périodes d’innovation il y a eu des villes-mondes où s’assemblait tout le monde — les philosophes, les savants, les économistes, les financiers, les voyous, etc. — et j’ai l’impression qu’aujourd’hui ça s’est un peu déconnecté, que la Silicon Valley est un peu en vase clos et les philosophes en vase clos aussi, complètement d’ailleurs de l’autre côté de l’Atlantique.
Donc j’appelle à ce que ces mondes communiquent davantage.

Étienne Gernelle : Merci beaucoup. On peut les applaudir ; ils ont été formidables

[Applaudissements]

On signale un livre L’Hyperpuissance de l’informatique de Gérard Berry chez Odile Jacob et Les aventuriers de la libertéde Gaspard Koenig, c’est chez Plon et Le Point et Aurélie Jean qu’on peut retrouver énormément, tu n’as pas fait de livre encore ?

Aurélie Jean : Un projet peut-être.

Étienne Gernelle : D’accord, on va s’occuper de ça et qu’on peut retrouver dans Le Point régulièrement dans Phébéégalement et sur les réseaux sociaux énormément . Merci infiniment.

[Applaudissements]

Organisateur : Je rappelle que les ouvrages des auteurs seront dédicacés par eux dans le lab. On se retrouve à 14 heures. On parlera espace, on parlera de films de science-fiction qui vont se confondre avec la réalité. On fera un énorme procès où vous serez les jurés de ce projet, on fera le procès de l’homme augmenté. Bon appétit ; à tout à l’heure 14 heures.

Le numérique eldorado des communs ? À la recherche du bien commun - Émission Entendez-vous l’éco?

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Tiphaine de Rocquigny

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Titre : Le numérique eldorado des communs ? À la recherche du bien commun
Intervenants : Judith Rochfeld - Sébastien Broca - Arjuna Andrade - Tiphaine de Rocquigny - En off : Richard Stallman - François Hollande - Amaelle Guitton - Satya Nadella
Lieu :Émission Entendez-vous l’éco ? - France Culture
Date : septembre 2018
Durée : 59 min
Écouter l'émission ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Carte partielle d'Internet Wikimedia Commons Licence Creative Commons Attribution 2.5 Generic. Logo France Culture Wikipédia
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Open source, Creative Commons, logiciels et licences libres… Internet semble être la concrétisation ultime de l'idée de communs. Mais face à des modèles économiques et de gouvernance de plus en plus menacés par de grandes puissances, le droit peine à s'adapter.

Transcription

Tiphaine de Rocquigny : Bonjour à tous, l’émission d’aujourd’hui a été préparée par Cédric Fuentes, Arjuna Andrade, Louis Drillon et Julie Delabrosse ; à la réalisation Élisabeth Miro, prise de son Jean Fredericks.

Voix off : Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny.

Tiphaine de Rocquigny : Troisième temps de notre semaine consacrée aux communs ; après avoir vu lundi que le commun se pensait difficilement sans la propriété privée, après avoir observé hier ce commun si singulier qu'est la nature, on s’intéresse aujourd’hui aux ressources inépuisables du numérique depuis l’Internet des origines jusqu’aux GAFA, les géants du Web. Quelles possibilités nous offrent les communs de la connaissance ? Le numérique serait-il l’eldorado des communs, le projet le plus abouti de cette théorie du partage et de l’auto-gouvernance ? Ou est-il au contraire menacé à l’heure, notamment, où le Parlement européen se penche sur une réforme contestée des droits d’auteur ?

Le numérique, un commun fragilisé, on en parle avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et codirectrice du Dictionnaire des biens communs paru au PUF et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre paru aux éditions du Passager clandestin. À 14 heures 50 on retrouvera Arjuna Andrade qui nous donnera des nouvelles de l’éco.

Voix off de Richard Stallman : En 83, j’ai lancé le mouvement logiciel libre en annonçant le projet de développer un système d’exploitation qui serait 100 % composé de logiciels libres, sans une seule ligne de code privateur : Windows, Mac OS, la moitié d’Android et tous les systèmes des monstres d’Apple, ces systèmes sont plus ou moins privateurs. Mais moi j’étais informaticien, j’étais programmeur, je travaillais dans un laboratoire au MIT où nous utilisions un système d’exploitation libre, développé principalement par nous. Au commencement le logiciel libre existait partout, mais dix ans plus tard, tout ça avait disparu, sauf dans notre laboratoire. C’était une île de liberté dans un monde soumis au pouvoir des développeurs commerciaux du logiciel.

Tiphaine de Rocquigny : Bonjour Judith Rochfeld et Sébastien Broca.

Judith Rochfeld : Bonjour.

Sébastien Broca : Bonjour.

Tiphaine de Rocquigny : On entendait le développeur Richard Stallman nous parler de la révolution du logiciel libre dans les années 80. Ce qu’il faut commencer par dire, peut-être, c’est que dès les origines d’Internet ses créateurs ont voulu en faire un gigantesque commun mondial, Sébastien Broca.

Sébastien Broca : Oui. Et je pense qu’on peut dire que depuis l’origine Internet est un commun même s’il n’a pas toujours été, peut-être, théorisé comme tel. C’est vrai que par exemple les protocoles qui sont à la base d’Internet, les protocoles TCP-IP notamment, sont des protocoles ouverts, donc on peut considérer que ce sont des communs. Après, si on reprend l’histoire de l’informatique, c’est ce qu’évoquait Richard Stallman dans l’extrait qu’on a entendu, pendant longtemps, jusqu’au début des années 80, les programmes informatiques étaient librement partagés entre les informaticiens ; on pouvait aussi les considérer comme des communs.
Après les choses n’étaient pas forcément théorisées comme telles et du reste là, Richard Stallman qu’on vient d’entendre ne théorise pas les choses en termes de communs, en termes de logiciel libre ; c’est peut-être plutôt dans un deuxième temps ensuite, dans les années 90-2000, qu’on s’est aperçu que les logiciels libres, comme d’autres réalités, pouvaient être intégrés au sein d’une réalité plus large que sont les communs.

Tiphaine de Rocquigny : Internet comme un grand commun ; c’est un esprit qui est résumé par la devise des premiers utilisateurs d’Internet rough consensus and running code, « consensus sommaire et code courant », Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Oui et je pense qu’il faut que l’on évoque une actualité qui est très, très importante. Je me permets de la ramener vers nous aujourd’hui, parce que Internet comme un grand commun est menacé : l’Agence des communications américaine qui avait qualifié juridiquement ou en tout cas symboliquement Internet de bien public mondial – ce qui rien n’était pas rien – pour assurer que chacun puisse y faire transporter tous les contenus qu’il souhaitait et que la liberté d’expression, la liberté d’information, soient garanties ; or, on assiste à un retour en arrière, très contesté de l’administration Trump, qui rencontre beaucoup de résistance de la société américaine et de certains États américains. On n'en est pas moins en plein dans une question d’actualité à savoir, effectivement, si l'on va ré-installer des obstacles ou des barrières, des discriminations, des différences entre les contenus selon que l’on paie ou non, selon sa taille, etc. On est vraiment dans une question d'actualité [cruciale, Note de l'orateur].

Tiphaine de Rocquigny : On va revenir sur ces questions d’actualité, en effet, mais restons un peu sur ces débuts d’Internet. On entend ce mantra Code is Law, c’est le code qui fait la loi ; c’est une expression du juriste américain Lawrence Lessig qui émerge en 2000 ; ça signifie que les grandes décisions techniques sont porteuses d’enjeux sociaux décisifs et qu’elles doivent donc être considérées comme profondément politiques, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui, je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que quand Lessig dit ça il est très influencé par, justement, le discours de Richard Stallman et ce qu’a montré le mouvement du logiciel libre qui, en fait, a été pionnier en ce sens que dès les années 80 — alors que finalement peu de gens en avaient conscience et puis c’était difficile d’imaginer le poids que l’informatique, les technologies numériques, prendraient dans notre monde peut-être — donc Richard Stallman avec une certaine prescience, disons, comprend dès les années 80 que ce en sont pas simplement des enjeux techniques, mais il dit « le logiciel libre est un mouvement social » parce qu’il est porteur d’enjeux politiques, sociaux, économiques aussi ensuite, mais surtout politiques et sociaux que lui comprend essentiellement à travers la question de la liberté de l’utilisateur. Pour lui, les programmes qu’il appelle privateurs ou propriétaires privent les utilisateurs d’un certain nombre de libertés : liberté d’exécuter ces programmes, de les copier, de les modifier et donc, pour lui, il faut rendre ces libertés aux utilisateurs. Donc le logiciel libre est un mouvement social et politique qui vise à préserver les libertés de tous les utilisateurs.

Tiphaine de Rocquigny : Peut-être faut-il maintenant définir ces communs numériques qui font partie des communs de la connaissance. Quels sont leurs spécificités, Judith Rochfeld, par rapport aux autres communs, par exemple l’eau, la terre qu’on évoquait hier, au-delà du fait que ce sont des communs immatériels et non matériels ?

Judith Rochfeld : Oui. Je vais juste me permettre au préalable de revenir sur deux visions que l’on peut avoir du commun [ou des communs, Note de l'orateur] et qui sont très présentes chez les penseurs du numérique. D'un côté, on a une vision très large qui est celle de mise en partage de certains éléments de connaissance, d’informations, de données, voire d’œuvres si elles sont passées dans le domaine public ; enfin tout ce qui peut être mis en partage, accessible à tous, c’est la vision, je dirais, très large des communs numériques.
Et puis, d'un autre côté, il y a une vision beaucoup plus étroite qui serait le sens de « communs » – commons, au sens plus étroit ; là on ajouterait à l’idée que c’est accessible à tous et mis en partage, les idées qu’on a une ressource — une information, des données, des œuvres par exemple — à l'égard de laquelle on va distribuer des droits très précisément et qui sera gouvernée selon des règles que la communauté aura acceptées et qu’elle se voit imposer.

Donc on a vraiment les deux classes de communs, je dirais, qui sont présents dans le monde numérique. Mais qu’est-ce qu’auraient de spécifique, si on va par là, les communs numériques ? D'une part, techniquement déjà, leur spécificité tient en ce qu’ils permettent une reproduction très facile, un accès très aisé : on peut créer, recréer à partir d’éléments qui sont sous forme numérique. Techniquement donc, ils incluent le partage, ils sont beaucoup plus ouverts que d’autres ressources, bien que, en général on parle de communs à partir des ressources qui excluent difficilement les autres ; techniquement le partage est rapide, facile. Et puis, d'autre part, si l'on revient à ce qui a déjà été croisé comme philosophie ou comme sociologie de l’Internet et du numérique, c’est vrai que, à l’origine l’idée de partage, l’idée de liberté d’information, de création, grâce à ces moyens techniques très aisés, était intrinsèque ou, en tout cas, si on ne veut pas faire de l’essentiel, était dans la sociologie, dans la philosophie des premiers participants.

Tiphaine de Rocquigny : Donc si je vous comprends bien, c’est aussi cette idée que ces biens, ces communs numériques sont non rivaux, c’est-à-dire une information peut servir à plusieurs personnes contrairement à une ressource matérielle. Et aussi le fait que les plateformes numériques s’enrichissent au fur et à mesure des données d’usage, c’est-à-dire que ce sont les contributions qui font la valeur. C’est ça aussi la spécificité ?

Sébastien Broca : Oui, tout à fait. C’est vrai qu’on peut dire que la spécificité des communs numériques ou informationnels c’est qu’ils sont, en général, pas tout le temps mais beaucoup d’entre eux, d’accès universel ; c’est le cas de Wikipédia ou des logiciels libres parce que, vu qu’il n’y a pas d’enjeu d’épuisement de la ressource, ça c’est lié au caractère non rival, ils peuvent être accessibles à tous. Ça c’est ce qui les distingue souvent des communs du monde physique. Finalement, quels problèmes posent ces communs ? Ils posent souvent des problèmes qui n’ont pas trait tant à leur consommation, puisque celle-ci est non rivale, mais à leur production.
Donc la question c’est comment est-ce qu’on va faire pour produire ces communs, qui va les produire, dans quelles conditions et puis éventuellement, avec quelle forme de rémunération ou de rétribution ? Donc là, on commence à toucher aux liens des communs avec l’économie et notamment l’économie numérique.

Tiphaine de Rocquigny : Le début des années 2000 marque un tournant dans la culture du commun dans le numérique avec la création de la licence Creative Commons par Lawrence Lessig.

Voix off de Lawrence Lessig – voix off du traducteur : Les Creative Commons1 représentent une initiative non lucrative mise en place dans le but de facilité l’expression de la liberté que les artistes et les créateurs portent à travers leurs œuvres.
Il ne s’agit pas d’une liberté totale, ces artistes ne renoncent pas à tous les droits associés à leur créativité, mais beaucoup d’entre eux reconnaissent librement qu’une partie de leur créativité provient de celle d’autres personnes sans pour autant craindre un quelconque avocat ou se poser la question de la responsabilité juridique. Et ce que nous voulions c’était faire en sorte que ce soit facile pour eux de le reconnaître.
Nos licences marquent donc le travail créatif du sceau de la liberté qui va de pair avec ce travail. Vous êtes donc libres de remixer le travail, libres de l’utiliser à des fins non commerciales et même, dans certains cas, de l’utiliser pour des fins commerciales sans avoir les besoins d’un juriste en amont. Et en retirant les juristes du processus, les créateurs peuvent à la fois représenter ou faire reconnaître et protéger leur propriété intellectuelle, mais aussi inviter d’autres personnes à rejoindre ce processus créatif, sans avoir à redouter des questions de responsabilité juridique qui seraient liées.

Tiphaine de Rocquigny : Lawrence Lessig expliquant les principes des Creative Commons, c’était en 2010. Donc il y avait des logiciels libres2 ; à partir de ce moment il y a également des licences libres. Est-ce que vous pouvez d’abord nous expliquer simplement la différence entre les deux, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Les licences libres ça vient effectivement du monde du logiciel, les logiciels libres, et les Creative Commons arrivent dans un deuxième temps, elles sont créées en 2003, alors que la licence libre emblématique, la General Public License, est crée à la fin des années 80. Donc c’est une sorte de deuxième phase où Lawrence Lessig, grandement inspiré par Richard Stallman, se dit : il faut créer des outils juridiques qui n’existent pas pour que tous les créateurs, pas simplement les informaticiens, mais aussi les artistes, les universitaires, puissent choisir librement sur leurs œuvres quelles prérogatives ils veulent garder pour eux, de manière exclusive, et quelles prérogatives ils sont prêts à accorder à leurs utilisateurs, par exemple le droit d’utiliser commercialement leur œuvre ou le droit de la modifier. C’est ce qu’explique Lessig dans l’extrait qu’on a entendu. Le but des Creative Commons c’est vraiment de faire quelque chose qui est un peu « à la carte », on pourrait dire, en tout cas de donner le choix aux créateurs entre différentes licences pour vraiment choisir, avec un niveau de granularité assez élevé, ce qu’ils veulent garder comme prérogatives et ce qu’ils veulent accorder à leurs utilisateurs.

Tiphaine de Rocquigny : Oui. Parce qu’il faut dire que c’est à la fois un complément au droit d’auteur, un label communautaire et une philosophie du partage qui se décompose en six licences différentes qui comportent chacune un degré de liberté différent, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Oui et ça nous fait toucher du doigt quelque chose qui est quand même au cœur des communs et de la réflexion, c’est l’utilisation, la subversion de la propriété. C’est-à-dire que l'on va accorder, permettre par contrat d’adhésion avec des choix un peu différenciés, à un créateur d’utiliser sa propriété intellectuelle pour proposer aux autres de participer, proposer aux autres de collaborer avec lui, éventuellement proposer de rester dans la communauté, puisqu’il y a des montages différents — vous pouvez partager à l’identique ou pas, vous pouvez choisir des versions différentes. Donc, sur le fondement d’une propriété intellectuelle qui, à l’origine avait été le bloc contre lequel certains s’étaient élevés, pas tous, mais en tout cas dont l’extension avait déclenché une résistance chez certains, sur ce fondement-là, par subversion, on va proposer de s'en servir autrement [une autre utilisation, du partage, Note de l'orateur].
C’est une ligne directrice dans les communs qui fait que l’on commence à regarder la propriété autrement, pas seulement pour l’exclusion qu’elle représente [mais aussi par l'inclusion, Note de l'orateur].

Tiphaine de Rocquigny : L’idée de Lawrence Lessig c’est que c’est le caractère « commun » d’Internet qui permet l’innovation. Est-ce que vous êtes d’accord avec cette vision ? Est-ce que c’est nécessairement ce caractère «commun » qui permet l’innovation, le renouvellement, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui. Ce qui est certain — c’est la fameuse métaphore qu’on prend souvent du standing on the shoulders of giants— c’est l’idée que tous les auteurs et les créateurs, finalement, sont juchés sur les épaules de ceux qui les ont précédés et ont besoin d’accéder à l’information, à la connaissance passée pour créer. Donc de ce point de vue-là c’est tout à fait exact.
Je voudrais ajouter peut-être un petit complément à ce que vient de dire Judith qui me semble intéressant, c’est de revenir sur la création des Creative Commons en 2003 par Lessig. Pourquoi est-ce qu’en fait il a cette idée ? Il a cette idée parce que, auparavant, il s’est battu contre une loi d’allongement du copyright, c’est le Copyright Term Extension Act de 1998 aux États-Unis, qui porte le copyright à 70 ans après la mort de l’auteur et 95 ans après publication pour les copyrights d’entreprise. Et Lawrence Lessig trouve que cette loi est une loi scélérate qui vraiment allonge de manière indue la durée du copyright. Donc il va jusqu’à la Cour suprême pour essayer de faire invalider la loi en arguant du fait que dans la Constitution américaine, normalement, le copyright est censé être subordonné au fait de promouvoir la progression des sciences et des arts utiles. Donc Lessig dit « eh bien non, l’allongent du copyright ne fait rien, justement, pour promouvoir la créativité des sciences et de la culture ».
Sauf que la Cour suprême lui donne tort et c’est finalement suite à cet échec de changer les choses par le biais de la politique institutionnelle, par le biais de la loi qu’il se dit : bon, eh bien dans ce cas-là je vais faire ce qu’il appelle un hack privé, je vais créer de nouveaux outils qui vont permettre de faire, en quelque sorte, du domaine public volontaire puisqu’on ne m’a pas permis de faire du domaine public par le biais de la loi.

Tiphaine de Rocquigny : Aujourd’hui il y a plus d’un milliard d’œuvres qui circulent sous une licence Creative Commons sur Internet et, en janvier 2012, il y a un accord qui a été signé entre Creative Commons et la Sacem, qui met en place une option sur le site de la Sacem qui permet aux membres de choisir les licences Creative Commons à condition que l’utilisation de l’œuvre ne soit pas commerciale. On peut dire qu’aujourd’hui les Creative Commons continuent de se développer ou, d’une certaine façon, c’est une façade, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : La réponse est un peu paradoxale. Oui, du point de vue des Creative Commons. Avec énormément de difficultés juridiques néanmoins parce que ce sont des agencements qui ne sont pas faciles ; que le respect des contrats n'est pas forcément facile, par exemple entre pays ; que, s’il y a des œuvres variées ou de composantes diverses [son, image, etc., Note de l'orateur] c’est compliqué. Et par ailleurs, d’autres directions qui auraient été vers une mise en partage de certaines œuvres n'ont pas été suivies. Je pense par exemple à la reconnaissance d'un domaine public informationnel volontaire, où l’auteur aurait pu faire passer dans le domaine public son œuvre – on peut tout à fait en discuter, il y a des inconvénients, il y a des avantages, je ne les reprends pas ici –, mais ça avait par exemple été proposé en 2016 lors de la discussion de la loi pour une République numérique ; [on avait évoqué l'idée, Note de l'orateur] de porter une protection particulière à ce domaine public informationnel afin que l’usage de tous soit protégé — ça c’est une chose — mais également, sur un autre versant, cette possibilité pour l’auteur de décider que son œuvre serait une chose commune ou qu’elle passerait dans le domaine public de la propriété intellectuelle, l’envers de la propriété intellectuelle ou un certain envers de la propriété intellectuelle. Et il est vrai que pour des difficultés juridiques, pour des difficultés aussi philosophiques, cette direction n’a pas été suivie ; ça n’a pas été une réussite.
Donc on a des avancées, des reculs, ce qui est tout à fait normal ; en tout cas c'est conflictuel, et on a aussi ces créations qui, dans la pratique – on peut citer Wikipédia qui est sous Creative Commons – qui fonctionnent et qui donnent une vitrine importante à ces licences.

Tiphaine de Rocquigny : À cette initiative. Alors les communs numériques ne sont donc pas strictement libres d’accès puisqu’ils sont régis par des licences. Pourquoi est-ce que c’était nécessaire ? C’est ce qu’on va voir maintenant car aujourd’hui les communs font face à différents types de menaces, vous l’avez dit. Yann Moulier-Boutang parle de risque, je cite, « d’enclosure des communs intangibles de l’esprit, c’est-à-dire un risque de privatisation de ces communs immatériels ». Qu’est-ce qu’il entend par là, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Ce qu’on entend en général par enclosure c’est que des ressources qui étaient ouvertes, largement accessibles, se retrouvent refermées parce qu’on y remet une forme de propriété exclusive. Donc c’est vrai que c’est toujours une des menaces qui pèsent sur les communs, c’est qu’effectivement ces ressources soient de nouveau encloses.
Cela dit les communs sont quand même, le mouvement des communs, plutôt, a réussi à créer un certain nombre d’outils assez robustes pour résister à ces menaces et c’est notamment l’outil du copyleft ; ça vient encore du logiciel libre ; c’est cette idée que dans la licence qui s’applique à votre logiciel libre vous mettez une clause qui, justement, empêche un acteur privé de s’approprier le code, le logiciel, et de l’enclore à nouveau. Donc de ce point de vue-là on a quand même des outils juridiques, maintenant, qui sont assez robustes pour éviter ces phénomènes d’enclosure.
Là où à mon avis les problèmes sont plus sérieux, et là on a moins de réponses, c’est sur la question du financement de la production de ces communs et de la rémunération de ceux qui les font. À mon avis, la problématique est aussi là-dessus aujourd’hui.

Tiphaine de Rocquigny : Justement en juin 2018, la directrice exécutive de la Wikimedia Foundation a publié sur le site Wired un article qui exigeait que les multinationales, Facebook et Google, donnent plus d’argent à Wikipédia et elle partait du constat que ces deux plateformes utilisent de plus en plus les contenus de Wikipédia pour enrichir leurs propres offres. C’est notamment via les assistants vocaux de type Siri ou Alexa qui renvoient directement sur des articles Wikipédia lors de demandes d’information. Comment expliquer cette démarche de la part de la Wikimedia Foundation et quels problèmes est-ce que cela pose, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Cette démarche s’explique assez facilement. L’un des modes de financement des communs — on peut en discuter par ailleurs — c'est le don ; c’est le don individuel, c’est le financement participatif ; c’est le fait que certains vont donner de leur temps pour développer un logiciel, pour écrire une contribution. On n’a pas encore beaucoup parlé de science participative, mais il y a beaucoup d’outils numériques également dans ce domaine : vous allez photographier l’oiseau qui est dans votre jardin ou dans votre forêt, l’envoyer à la plateforme citoyenne qui va proposer une cartographie de l’animal, de l’espèce. Donc on a énormément de contributions, soit en travail, soit en organisation, en gouvernance ou autres, qui font qu'on a à financer une partie de cette participation [qui appellent à un don ou à un financement, Note de l'orateur].
L’un des financements assez classique, effectivement, c’est le don. Le problème que cela pose tout à fait directement, c’est de se mettre sous la dépendance d’un financeur, qui plus il sera généreux plus risque de vous demander des retours sur investissement ou que les usages ou contenus que vous proposez soient orientés. Je ne dis pas du tout ça pour Wikipédia, mais voila l’un des problèmes dans l’abstrait que cela peut poser.

Tiphaine de Rocquigny : Et le problème, peut-être, c’est que Wikipédia est en quelque sorte victime de son succès. Alors le problème ce n’est peut-être pas tant la surexploitation puisqu’elle est quasiment impossible quand on parle de ressources immatérielles comme on l’a vu, mais c’est bien l’épuisement du noyau des contributeurs, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui, c’est vrai. Par exemple je voyais, pas plus tard que ce matin, un article dans la revue Wired, revue américaine, qui propose une nouvelle fois, mais c’est un vieux serpent de mer, de rémunérer les contributeurs à Wikipédia en disant qu'une des manières, justement d’éviter ce que vous venez de dire, à savoir l’épuisement du noyau des contributeurs, ce serait de rémunérer ceux-ci.

Tiphaine de Rocquigny : Sauf qu’on serait loin de l’esprit des communs !

Sébastien Broca : Voilà ! Sauf qu’on serait loin de l’esprit des communs et que ça pose tout un tas de questions, effectivement, sur l’indépendance des contributeurs, savoir par qui ils seraient rémunérés, dans quel sens ça influe sur leurs contributions, sur la manière dont on va déterminer les montants : est-ce que corriger trois fautes d’orthographe, du coup, ça donnera une contribution ? Est-ce qu’une contribution c’est uniquement faire un article quasiment dans son entièreté ? Etc. Donc vous avez plein de questions qui sont très difficiles et c’est vrai que, de manière générale, effectivement il y a une tension entre la culture des communs et cette question de la rémunération qu’il n’est pas facile de traiter.

Tiphaine de Rocquigny : Et cela alors même qu’on aurait pu croire que le numérique, justement, allait pouvoir dépasser cette fameuse tragédie des communs dont parlait Hardin dans les années 60, quand il expliquait que les communs n’étaient pas viables ; il parlait alors des ressources matérielles. C’est une sorte de nouvelle tragédie des communs, revisitée, à laquelle on assiste, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Oui, d’une certaine façon c’est une nouvelle tragédie des communs, ou c’est l’une des tragédies du commun pour ceux qui sont intangibles. Lessig, par exemple, l’avait très bien identifié parce qu’il opposait systématiquement difficulté de surexploitation pour les ressources naturelles et difficulté de production pour les ressources intangibles.
C’est difficile de compter à long terme sur de la gratuité, de la participation, du volontariat, même si on constate quand même que c’est une sorte d’économie très forte et qui se maintient avec beaucoup de participation citoyenne par exemple.

Tiphaine de Rocquigny : L’un de problèmes c’est que les communautés du logiciel libre se sont placées en quelque sorte elles-mêmes dans une situation de fragilité en recourant à des infrastructures qui peuvent facilement être capturées, rachetées par le capital. On a un exemple récent, le rachat de GitHub par Microsoft pour un montant de 7,5 milliards de dollars ; c’était en juin dernier. GitHub c’est la bible des développeurs du monde entier et elle appartient désormais au géant du Net américain Microsoft connu, lui, pour sa suite logicielle fermée, Windows [Microsoft Office, NdT]. Le PDG de Microsoft, Satya Nadella, s’en explique.

Voix off du traducteur de Satya Nadella : La chose la plus importante avec la communauté GitHub est de rester fidèle au fondement même de l’ethos developer-first que GitHub a d’ailleurs toujours eu.
Le fait est que Nat Friedman devienne le CEO [chief executive officer], que c’est un vétéran de l’open source et qu’il va diriger l’entreprise du coup avec cette idée. Chris [Wanstrath] qui est le CEO de GitHub et moi-même avons d’ailleurs énormément discuté de l’ethos de la compagnie et elle restera la même, fonctionnera indépendamment. Ce sera une plateforme ouverte en fait. Et je pense que la plupart des développeurs vont nous juger à nos actions récentes et nos actions vont de l’avant. Nous allons devoir gagner la confiance de chacun au quotidien et nous y ferons particulièrement attention, mais nous sommes excités, car je pense qu’à la base Microsoft est une compagnie de développement d’outils, c’est donc quelque chose qui nous vient très naturellement. Et honnêtement, gagner la confiance de nos clients par nos actions quotidiennes c’est notre façon de vivre.

Tiphaine de Rocquigny : Le PDG de Microsoft Satya Nadella. Ce qu’on voit c’est que les entreprises ont très bien compris l’intérêt qu’elles pouvaient avoir à racheter ce type de plateforme, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui. Et puis l’extrait qu’on vient d’entendre est assez intéressant. On voit bien l’exercice de relations publiques auquel a dû se livrer le PDG de Microsoft étant donné que, quand même historiquement, Microsoft est l’ennemi du logiciel libre et de l’open source. Le précédent PDG, Steve Ballmer, avait qualifié le logiciel libre de cancer, quand même, à la fin des années 90.

Tiphaine de Rocquigny : Là on a un retournement de veste complet.

Sébastien Broca : Donc on a un retournement assez complet et qui est intéressant parce qu’en fait, au-delà du seul cas de Microsoft, ce qu’on voit c’est qu’on avait, jusqu’aux années 2000, une opposition finalement assez frontale entre les communs qui étaient essentiellement développés dans un monde non marchand et, de l’autre côté, le monde de l’économie de la connaissance, symbolisé notamment par Microsoft. Et en fait les frontières sont devenues beaucoup plus poreuses puisqu’on voit que des grands acteurs du numérique ou de grandes plateformes, Microsoft mais aussi évidemment Google, Facebook et d’autres, s’appuient maintenant de plus en plus sur certains communs, notamment le logiciel libre mais aussi Wikipédia comme vous l’avez mentionné tout à l’heure. Donc de ce point de vue-là on a un contexte qui est bien différent de ce qu’il était il y a 20 ans.

Tiphaine de Rocquigny : Et alors est-ce que Microsoft avait besoin de racheter GitHub ? Comment comprendre ce rachat Judith Rochfeld ? Et on peut noter aussi ce terme d’ethos qui est mobilisé énormément par le PDG de Microsoft, Satya Nadella.

Judith Rochfeld : Déjà je voudrais juste faire un ajout à ce que vient de dire Sébastien concernant cette articulation des deux sphères : il y a avait aussi les travailleurs d’IBM, de Microsoft ou d’autres grands du numérique ou de l’informatique qui étaient mis à l’ouvrage pour développer du logiciel libre. L’introduction de briques de logiciels libres dans des logiciels propriétaires fait qu’on a eu ces articulations et on a eu un intérêt, de la part de ces grands, envers le libre. Ils ont ressenti un intérêt à s’investir sur ce territoire des communs qui était assez productif, en fait, de codes sources.

Tiphaine de Rocquigny : Dans quel sens ?

Judith Rochfeld : Eh bien leurs productions étaient suffisamment remarquables pour que ce soit intéressant [pour eux d'en récupérer une partie, Note de l'orateur], beaucoup de logiciels intégrant des briques de code source qui avaient été développées par ailleurs. Donc l’imbrication était très forte.

Tiphaine de Rocquigny : Sébastien Broca.

Sébastien Broca : Il me semble que, d’une manière peut-être un peu schématique, on peut dire que si on se place du point de vue de ces entreprises, l’intérêt des communs c’est quand même de baisser le coût du travail nécessaire à la production d’un certain nombre de biens et de services. Ça c’est ce qu’on a bien vu avec l’exemple de Linux qui est devenu, en fait, un sorte quasiment de joint-venture entre toutes les grandes entreprises de l’informatique et du numérique qui, du coup, ont demandé, à partir de la fin des années 90 — et IBM effectivement était précurseur dans cette histoire — à leurs salariés de contribuer à Linux.
L’intérêt pour ces entreprises c’est, d’une part, que Linux leur permet de mutualiser leurs dépenses de R&D : au lieu de faire chacun dans leur coin la même chose, eh bien ils envoient chacun un certain nombre de leurs salariés travailler sur Linux et tout le monde profite de la ressource. Et puis, le deuxième intérêt, c’est que ça leur permet aussi de bénéficier d’un travail qu’ils n’ont pas à payer et qui est le travail gratuit, bénévole, d’un certain nombre de développeurs.

Donc voilà, l’intérêt des communs du point de vue du capital, pour le dire comme ça, c’est de baisser le coût du travail finalement.

Tiphaine de Rocquigny : On assiste en tout cas à un mouvement assez général. Elon Musk, le fondateur de SpaceX et de Tesla, a contribué en décembre 2015 au projet OpenAI pour intelligence artificielle qui innove en open source ; même chose chez Google qui, en novembre 2015, a libéré le code source de Tensorflow, sa plateforme d’intelligence artificielle. Alors l’open source se développe avec quelles conséquences ? On écoute les explications d’Amaelle Guitton journaliste spécialiste du numérique à Libération.

Amaelle Guitton en off : On a beaucoup de jeunes développeurs qui ont l’habitude de travailler de manière collaborative, donc ça change aussi un peu les manières de faire. Et puis ils se sont tout simplement rendu compte que pour les aspects, on va dire, non différenciants, pour les briques de base, eh bien effectivement l’open source c’est plutôt une bonne affaire, parce que justement tout le monde participe, ça permet d’aller vite, etc. Et en fait on se retrouve dans la situation où on a effectivement du Libre et de l’open source dans plein d’endroits, c’est ça qui fait tourner des serveurs web, ce sont les briques d’Android — d’ailleurs Android est en grande partie open sourcemais pas totalement —, donc on va dire effectivement les matériaux sont de plus en plus ouverts, on a de plus en plus de Libre et d’open source. En revanche, dès qu’on est dans le produit fini, c’est là que ça se referme et donc dire que l’open source et le Libre ont gagné, c’est très trompeur ; ça a effectivement gagné dans plein d’endroits, y compris parce que les fabricants eux-mêmes, les éditeurs, se sont rendu compte que c’était rentable et dès qu’on arrive à l’utilisateur, c’est-à-dire en bout de chaîne, c’est là que tout se referme petit à petit.

Tiphaine de Rocquigny : Donc on entend effectivement cette idée que l’open source aurait gagné est fausse selon Amaelle Guitton de Libération. On voit aussi Uber et Airbnb qui détournent et capturent à leur profit les dynamiques collaboratives. Vous avez cité Linux ; c’est effectivement un cas assez différent qui reste libre. Mais dans ce cas, par rapport à ce que vous avez dit, est-ce qu’on peut considérer qu’il s’agit toujours d’un commun dans la mesure où il n’est plus autogouverné au sens où l’entend la théorie des communs, Judith Rochfeld ? Est-ce qu’on peut encore considérer Linux comme un commun ?

Judith Rochfeld : Une fois que c’est enfermé par une plateforme, qui se l’approprie avec une propriété plus classique, non. Et sur ces questions [et ce constat, Note de l'orateur] ce qui est aujourd’hui discuté précisément c’est soit de s’opposer complètement à cette direction, soit, dans une autre direction — pas forcément antinomique — de se demander comment on pourrait leur imposer une réciprocité. Comment on peut vérifier une participation aux communs ? Est-ce qu’on peut les obliger à contribuer ? Est-ce qu’on peut les obliger à ouvrir ? Il y a toutes ces questions sur la table.

Par ailleurs, on parle beaucoup du logiciel, mais on a des questions qui sont aujourd’hui analogues sur les données, c’est-à-dire de l'utilisation par ces plateformes, qui peuvent développer de l’intelligence artificielle, à partir de nos données — de comportements, de nos navigations sur Internet, de nos reconnaissances d’un chat, d’un panneau, d’un chien, d’une voiture — donc de données qui reflètent nos comportements à tous, qui permettent de développer de l’intelligence artificielle : est-ce qu’il faut forcer – et l’Allemagne est en train d’y penser très sérieusement –, à une mise en partage ? Mais quoi qu'il en soit, on n’est pas dans un commun gouverné, on serait [on ne serait « que », Note de l'orateur] dans une obligation de mise en partage du type « c’est une infrastructure essentielle », « c’est une base de laquelle tout le monde doit partir pour innover et vous allez être forcé à les ouvrir pour que tout le monde participe ».
Donc on a plusieurs, je dirais, réactions possibles qui sont aujourd’hui sur la table, qu’elles soient étatiques ou avec des propositions de réciprocité.

Tiphaine de Rocquigny : Toute la question en effet, Sébastien Broca, c’est comment soutenir ces infrastructures, sans tomber dans un modèle commercial qui est à l’opposé de l’esprit des communs ?

Sébastien Broca : Oui. Alors ce n’est pas forcément, je vais dire, le modèle commercial en tant que tel, le fait qu’il y a des modèles économiques autour des communs ou le fait que les gens gagnent de l’argent avec des communs. Certains peuvent le refuser, mais moi je ne considère pas que ça soit forcément un problème.

La question c’est plutôt: quels modèles économiques sont respectueux des spécificités des communs ? Et c’est vrai que ce qu’on voit avec un exemple comme Linux c’est qu’en fait Linux reste, pour répondre à votre question de tout à l’heure, Linux reste un commun dans la mesure où la ressource, le code est quand même protégé par des licences, donc il n’a pas été enclos, justement on parlait d’enclosure tout à l’heure ; donc le code, en quelque sorte, reste un commun. Par contre, là où ce n’est plus vraiment un commun « chimiquement pur », c’est qu’au niveau de la gouvernance, on a une gouvernance qui est quand même assurée par ces entreprises et plus vraiment quelque chose qui est autogéré par des contributeurs. Donc c’est ça qui différencie par exemple Wikipédia de Linux, me semble-t-il.

Tiphaine de Rocquigny : On pourrait par exemple créer des licences originales dont l’usage commercial serait réservé aux créateurs de la ressource ? C’est une des options qui sont sur la table.

Sébastien Broca : Oui. Il y beaucoup de réflexion depuis quelques années sur le fait justement de créer de nouvelles licences pour discriminer entre les différents utilisateurs des communs numériques. Soit on va discriminer, si vous voulez, en regardant qui fait quoi, qui contribue. Donc les entreprises par exemple qui ne contribuent pas ne pourraient pas utiliser la ressource alors que celles qui contribuent à enrichir le commun pourraient l’utiliser. Soit, dans d’autres propositions, vous avez des distinctions plus politiques, on va dire : les entreprises lucratives n’ont pas le droit d’utiliser le commun, mais des coopératives ou des associations pourraient le faire, par exemple.

[Pause musicale]

Voix off : Vous écoutez France Culture Entendez-vous l’éco ?, Tiphaine de Rocquigny.

Tiphaine de Rocquigny : On écoutait Truckin', extrait de l’album American Beauty sorti en 1970, album des Grateful Dead dont le parolier est John Perry Barlow, mort en février dernier, était un pionnier de l’Internet libre, il est notamment l’auteur d’une Déclaration d’indépendance du cyberespace3 devenue mythique.
On est toujours avec Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1 et Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 ; on parle des communs numériques. On va maintenant poser la question du rôle de l’État. Quel peut et quel doit être le rôle de l’État ? On écoute le point de vue de François Hollande ; c’était le 20 septembre 2016.

Voix off de François Hollande : La priorité c’est de partager les biens communs numériques qui permettent que cette invention formidable, ces technologies qui permettent de faire circuler de l’information, puisse être en soi une façon de décider, de participer, de contrôler et d’agir. Et il y a une inégalité qui peut être terrible si les biens numériques sont les biens de quelques-uns au lieu d’être les biens de tous et si les technologies sont accaparées par ceux qui ont déjà la puissance économique.

Tiphaine de Rocquigny : Voilà. Pour François Hollande c’est à l’État de garantir les biens communs numériques. Est-ce que ce n’est pas quelque peu paradoxal ou en tout cas contraire à l’esprit même du commun, Judith Rochfeld, cette intervention de l’État ?

Judith Rochfeld : Il y a plusieurs esprits du commun. Donc il faut peut-être lui redonner son altérité ; l’Internet était assez libertaire, certes, mais par exemple les théorisations d’Ostrom ne sont pas déliées de l’État. Donc, pour ma part, je n’ai aucun problème à articuler ou à voir des articulations entre communs et État.
Là, la première articulation qui est proposée dans ce discours — et d’ailleurs il a parlé de biens communs et non pas de communs — c’est l’idée de partage, c’est l’idée de soutenir l’idée de partage. Là on abandonne l’idée de gouvernance collective d’une ressource, il parle de l’idée de partage, de mettre des informations, des éléments numérisés en partage.

C’est vrai qu’il y a plusieurs politiques qui sont impulsées actuellement, pour des raisons qui peuvent être très paradoxales, mais je donne un exemple et je m’explique. C'est par exemple une politique d’ouverture des données publiques : j’ouvre mes champs de données, par exemple ma banque de données ouvertes, moi ville de Paris sur les cafés à un euro dans la ville ; ou j’ouvre mes données de circulation, moi ville [moyenne, Note de l'orateur], parce que quelqu’un, sur ce jeu de données, pourra innover et en faire une start-up, une activité économique, etc.
Ce qui est ici paradoxal c’est que cette idée de partage actuellement est extrêmement liée, dans les politiques actuelles, à l’idée d’une innovation activité-économique, moins à l’idée de contribution citoyenne. Mais, elle est quand même mise en avant dans beaucoup de secteurs.
Donc on a cette première idée de mise en avant de certains partages, données publiques par exemple ou encore données scientifiques : les chercheurs s’ils sont financés à 50 % par des fonds publics peuvent décider de mettre un article, le fruit de leur travail, après avoir publié dans une revue, au bout d’un certain temps — six ou 12 mois selon le type de science — sur une archive ouverte à destination de toute la communauté scientifique et citoyenne. L’idée c’est que ça vient de fonds publics et que le partage est important.
Donc on a cette première politique de mise en partage avec des ressorts qui sont parfois loin ou près du commun.

Tiphaine de Rocquigny : Justement où est-ce qu’on en est ? Parce qu’il y avait eu cette tentative que vous citiez tout à l’heure, entre 2014 et 2016, de faire rentrer dans le droit français la notion de domaine public informationnel à l’occasion du débat sur la loi pour une République numérique, mais cette proposition, finalement, ne sera pas portée devant le Parlement. Pourquoi est-ce qu’il y a eu ce blocage ? Est-ce que c’est lié au rôle des lobbies, par exemple, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Là, je dirais que c’est le deuxième versant. On a des éléments numériques — encore une fois je ne parlerais pas de communs par exemple pour des œuvres qui sont passées dans le domaine public, c’est-à-dire l’auteur, qui les a exploitées pendant un certain temps, perd ses droits patrimoniaux, ses droits de se rémunérer, l’œuvre passant dans le domaine public — pour lesquelles l’idée était de défendre l’usage de tous contre, par exemple, une réappropriation par une plateforme : je numérise cette œuvre – une partition de musique c’est l’exemple qui a beaucoup circulé – je numérise cette œuvre et le fait de l’avoir numérisée me permet de remettre un droit de propriété intellectuelle dessus. L’idée aurait été de « sacraliser » — le terme n’est pas très bien choisi — mais de marquer le fait qu’une fois que l'œuvre est entrée dans le domaine public, l’usage de tous s’impose et la réappropriation est difficile [impossible, Note de l'orateur].

C’est une idée qui avait aussi été défendue, Sébastien y faisait allusion, devant la Cour suprême américaine : l’idée que ce qui est passé dans le domaine public doit rester dans le domaine public et que les réappropriations par d’autres pour faire, sur ce fondement, des profits ou autres activités, ne seraient pas légitimes.
[Pourquoi elle n'a pas gagné ?, Note de l'orateur] Peut-être effectivement que ce n’était pas encore mûr ; peut-être que la discussion va se poursuivre, mais c’est vrai, pour donner peut-être un fondement plus philosophique au fait que ça n’ait pas marché et avant d’aller vers les lobbies — [qui existent évidemment, Note de l'orateur] mais tout ça est tout à fait conflictuel, tout le monde n’ayant pas les mêmes intérêts, il est inutile de le nier — plus philosophiquement donc on a rarement fait apparaître l'importance de l'inappropriable ; on s’est facilement — et pour de belles raisons philosophiques — habitués à la propriété privée qui, à la Révolution française, a été liée à l’idée de liberté individuelle : « je peux avoir l’usage de mes biens sans passer par quelqu’un d’autre » ; on s’est habitués à cette idée que l’envers de cette propriété, qui serait l’inappropriable, la non-propriété, le statut d’inappropriable, a été occulté. Le domaine public est un bon exemple de l’inappropriable n’a pas de statut.

Tiphaine de Rocquigny : On a donc des blocages qui sont à la fois politiques, économiques, philosophiques, qui expliquent cette difficulté à rendre accessibles ces ressources communes ?

Sébastien Broca : Oui, moi je pense. Judith Rochfeld a très bien présenté les choses. C’est vrai qu’il y a des blocages des deux côtés. Ce qu’il faut dire aussi, vous citiez John Perry Barlow qui est un peu l’emblème, notamment sa Déclaration d’indépendance du cyberespace, de cette idée qui a été très forte dans la culture d’Internet, une forme de libertarianisme même, c’est-à-dire d'une hostilité très franche envers l’État et même envers le droit. Si on relit la Déclaration d’indépendance du cyberespace, John Perry Barlow il dit aux États : « Vous n’avez aucune légitimité à prétendre réguler d’aucune manière que ce soit Internet ». On voit bien que l’histoire lui a donné tort, mais on voit aussi comment il y a ce fonds libertarien qui est très fort.

Il y a aussi, évidemment, des blocages de l’autre côté, du côté de l’État et ce qui est intéressant, me semble-t-il, dans ce que vient dire Judith c’est qu’on voit que l’action de l’État peut être multiforme ; il y a la question du cadre juridique, il y a la question de l’open data, des données publiques ; il y a la question de financer certaines infrastructures ; par exemple il y a un portail qui s’appelle HAL, qui est un portail où les scientifiques peuvent mettre leurs articles en libre accès ; ça c’est financé par de l’argent public si je ne m’abuse, par le CNRS. Donc on a tout ça.
Et puis on a peut-être un dernier versant, qu’on n’a pas encore évoqué, c’est celui de la législation sociale si vous voulez. Par exemple il y a eu quelques propositions ; pour l’instant ce sont des choses qui sont encore un peu embryonnaires mais qui consistent à dire : on pourrait envisager la création d’une forme de droit à la contribution, une forme de droit à la contribution aux communs, un peu sur le modèle, si vous voulez, du droit à la formation. C’est-à-dire que les salariés, voire éventuellement les travailleurs indépendants, pourraient avoir une partie de leur temps qu’ils pourraient consacrer à des projets de communs reconnus d’intérêt général, disons, comme Wikipédia ou d’autres. Il y a plein de pistes.

Tiphaine de Rocquigny : Il y a aussi la question de la protection des données puisque le règlement européen pour la protection des données est entré en vigueur en mai dernier. Est-ce qu’on peut dire qu’en quelque sorte cette loi RGPD [Règlement général pour la protection des données] est venue sanctuariser le caractère commun de ces données ? Est-ce qu’on pourrait le dire comme ça, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Je ne le dirais pas comme ça, en tout cas personnellement, parce que les données personnelles ont un statut tout à fait particulier, c’est-à-dire que c’est le reflet de notre identité, de nos comportements sur Internet, [sur les réseaux, Note de l'orateur] : vous naviguez vous êtes enregistré ; vous mettez vos données bancaires, c’est une donnée personnelle, ; on a donc toutes sortes de données personnelles dont je ne dirais pas qu’il faille les ouvrir absolument. Il y a des propositions en ce sens, pour que les données soient communes ; il y a aussi des activités citoyennes ou des volontés de mise en commun par certains citoyens de leurs données, par exemple il y a des communautés de malades qui mettent en commun leurs données de santé afin qu'elles servent le développement d’une recherche, de médicaments, afin que ça serve la connaissance de la maladie. Donc on peut avoir, sur de la donnée personnelle, une mise en commun, mais c’est vrai que c’est un matériau qui est assez spécifique et qui fait que, en raison d'un lien qui peut demeurer avec la personne, mettre en commun toute sa vie privée [ou toute sa navigation, Note de l'orateur] en commun, cela peut poser des difficultés spécifiques.

Tiphaine de Rocquigny : La question, effectivement, des données personnelles a présenté l’État en quelque sorte comme un bastion de la résistance aux géants du web, car il est peut-être le seul à avoir la puissance de le faire. On se retrouve dans cette situation-là aujourd’hui, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Il y a une question d’échelle il me semble ; en tout cas la question se pose de savoir quelle est l’échelle pertinente. Certains vont penser que c’est l’État. Il y a aussi d’autres projets sur les données, je pense par exemple à ce qui se passe à Barcelone où là les choses se passent à l’échelon plutôt municipal. Donc là on va considérer — il y a eu par exemple des écrits de l’essayiste assez connu, Evgeny Morozov, là-dessus — pour défendre l'idée que face justement au pouvoir des GAFAM, l’échelon de résistance pertinent c’était la ville et qu’il faut donc faire des sortes peut-être de communs, en tout cas trouver des formes de gestion partagée ou de gestion commune des données, plutôt à l’échelle d’une ville qu’à l’échelon d’un État. Donc la question de l’échelle, me semble-t-il, n’est pas vraiment tranchée encore.

Tiphaine de Rocquigny : Cette question de comment les pouvoirs publics s’investissent sur le terrain de l’open source et du commun numérique est encore très ouverte. En mai dernier, lors du sommet Tech for Good, l’État a invité des acteurs comme Uber ou Facebook à réfléchir à leur contribution aux biens communs. Alors on a du mal à savoir si l’État, effectivement, se situe plutôt du côté des utilisateurs ou plutôt du côté des géants du Web, Judith Rochfeld ?

Judith Rochfeld : Oui, c’est le paradoxe ou en tout cas l’ambiguïté que je soulignais tout à l’heure. C’est-à-dire que les données ou les informations numérisées, puisqu’on parle de choses très différentes ensemble, peuvent tout à fait servir l’innovation qui est l'une des pistes poursuivies par nos politiques étatiques au même titre ou « en même temps » que des contributions citoyennes, des possibilités de connaissance, des libertés d’expression. On a donc deux versants possibles de politiques, qui ne sont pas toujours antinomiques, mais en tout cas qui, si elles sont réunies, peuvent introduire de l’ambiguïté.

Tiphaine de Rocquigny : Il y avait eu des tentatives de législation dans la directive du 17 novembre 2003 : l’Union européenne mettait à disposition, sans entrave technique ou juridique, des informations publiques des administrations ; néanmoins, à l’heure actuelle, on a l’impression que les communs numériques restent encore en marge du champ juridique. Est-ce que c’est aussi votre impression plus globalement ; on arrive presque au terme de cette émission, peut-être en guise de conclusion, et plus largement, pour revenir aussi sur cette question de la puissance des lobbies plus ou moins puissants, notamment des ayants droit ?

Sébastien Broca : Oui. C’est toujours difficile de conclure. Je pense qu’effectivement on est dans un moment pour les communs où il faut se poser la question des modèles économiques, de la manière dont les communs peuvent fournir aux contributeurs des moyens de subsistance et, dans ce cadre-là, il faut penser effectivement le rôle de la puissance publique et de l’État qui passe à la fois par le fait de créer un cadre juridique qui ne soit en tout cas pas hostile aux communs, qui soit même peut-être favorable. Mais aussi, parfois, peut-être de réfléchir à ce qu’est le travail dans les communs et comment on fait pour permettre à plus de gens de travailler dans les communs et d’en vivre éventuellement.

Tiphaine de Rocquigny : L’objectif peut-être, Judith Rochfeld, ce serait de faire intervenir en dosant les rôles de chacun, les trois grands acteurs que sont l’État, les entreprises et les communautés ?

Judith Rochfeld : Oui, c’est l’idée. Après, comme je le disais tout à l’heure, et comme on l’a vu dans toute la discussion, il y a des conceptions diverses du commun ou des communs, avec plus ou moins d’acceptation des entreprises, plus ou moins d’acceptation de l’État. Le tout s’invente, je dirais, pour chaque catégorie, chaque domaine, de façon différente.
Et il ne faudrait pas oublier l’Union européenne dans ce système parce que c’est peut-être là où elle a des valeurs qui s’affirment sans trop de problèmes. On l’a vu avec le RGPD, les données personnelles ; on le voit sur la neutralité du Net puisqu’on a commencé par Internet-bien public mondial et c’est peut-être là où elle a quelque chose à dire sans trop de difficultés pour le dire.

Tiphaine de Rocquigny : Et on voit aujourd’hui qu’il y a cette réforme du copyright qui est discutée au Parlement de Strasbourg et peut-être que cette réforme illustre, là encore, ce rapport de force entre les GAFA, les géants du Web, et l’État. Une fois de plus on voit que l’Union européenne s’investit, en tout cas dans ce domaine, Sébastien Broca ?

Sébastien Broca : Oui. Comment dire ! Ce qui est compliqué avec cette directive c’est que je ne sais pas très bien de quel côté se situent dans cette histoire, en fait, les partisans des communs. Puisque d’un côté vous avez les ayants droit qui défendent le respect du copyright et donc ces mesures, notamment comme le filtrage des contenus. Clairement ça ne plaît pas aux partisans des communs.
Mais de l’autre côté vous avez les GAFAM qui luttent contre cette directive, avec un certain nombre d’associations, y compris des fondations comme la Mozilla Foundation, qui sont liées aux communs. Mais du coup, si vous voulez, les partisans des communs se retrouvent, en quelque sorte, embarqués dans même bateau que les GAFAM. Donc c’est ça qui est un petit peu compliqué et qui montre bien, comment dire, le caractère un peu contrasté du paysage actuel.

Tiphaine de Rocquigny : Situation particulièrement paradoxale.
Il est 14 h 52, presque 53 et c’est l’heure de retrouver Arjuna Andrade pour les nouvelles de l’éco. Bonjour Arjuna.

Arjuna Andrade : Bonjour Tiphaine. Bonjour à tous.

Tiphaine de Rocquigny : Vous avez choisi, justement, de revenir sur le vote par le Parlement européen de la directive droit d’auteur.

Arjuna Andrade : Effectivement. Exactement comme vous étiez en train d’en parler. Cette directive, adoptée à l’instant par le Parlement européen était, ces derniers jours, sur toutes les lèvres. C’est qu’elle pose la question de la dépendance économique des journaux et rédactions européennes vis-à-vis des géants américains du Net. Et c’est le journaliste Sammy Ketz, directeur du bureau de l’AFP à Bagdad, qui avait lancé l’alerte le 28 août dernier. Dans une tribune au journal Le Monde, le reporter de guerre et lauréat du prix Albert-Londres s’alarmait de la baisse continue du nombre de journalistes sur les terrains de conflit.
Comme l’affirme Sammy Ketz, les médias qui produisent les contenus et envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète pour un coût de plus en plus élevé, ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices.

Tiphaine de Rocquigny : Car cette manne publicitaire est presque entièrement captée par les GAFA.

Arjuna Andrade : Exactement. La presse écrite, qui connaît depuis des années des difficultés, voit ses articles diffusés sur les réseaux sans la moindre contrepartie financière. En 2017, Facebook et Google ont ainsi capté à eux seuls près de 90 % de la publicité sur les smartphones, aujourd’hui premiers dispositifs d’accès aux articles de presse. Or, une partie importante des flux sur ces plateformes est justement générée par ces articles. Ce sont bien les médias et notamment la presse écrite qui produisent du contenu, qui attirent les internautes et qui permettent ensuite aux GAFA de vendre leurs espaces publicitaires à prix d’or.

Tiphaine de Rocquigny : Une situation à laquelle l’Union européenne entendait bien remédier.

Arjuna Andrade : Exactement. Après un rejet en première lecture le 5 juillet dernier [rejet du mandat accordé au rapporteur de la commission JURI, NdT], le Parlement européen a finalement adopté aujourd’hui un projet de directive sur le droit d’auteur qui vise à permettre une meilleure répartition des revenus entre les plateformes internet et les créateurs de contenu.
Concrètement, ce texte entend donner les moyens juridiques aux éditeurs de presse pour leur permettre de négocier des compensations financières contre l’utilisation de leurs contenus.
L’article 11 de ce texte vise ainsi à créer un droit voisin au droit d’auteur pour les éditeurs de presse. Ce droit voisin, donc, serait ainsi un mécanisme complémentaire au droit d’auteur existant, bénéficiant aux éditeurs de presse et non aux journalistes eux-mêmes. Il permettrait de rétablir un partage plus juste de la valeur et de la richesse créée.

Tiphaine de Rocquigny : Un droit qui existe d’ailleurs déjà dans de nombreux autres secteurs.

Arjuna Andrade : Oui exactement. Du cinéma à la musique en passant pas l’édition, le droit voisin est la norme pour rémunérer les entités créatrices. Or la presse continuait de faire figure d’exception, étant soumise à des législations qui datent d’avant l’arrivée des mastodontes du Web. C’est comme si on assistait à la création et à la montée en puissance de la radio et que les différentes chaînes pouvaient diffuser la musique qu’elles voulaient sans avoir à verser un centime aux maisons de disques concernées. L’objectif du droit voisin serait donc de contraindre les GAFA à régler une forme de redevance aux médias à hauteur des contenus publiés sur leurs plateformes.

Tiphaine de Rocquigny : Un deuxième article de cette directive fait cependant polémique, Arjuna.

Arjuna Andrade : Oui, car il entend renforcer le contrôle par ces mêmes plateformes des contenus et de leur conformité avec les droits d’auteur. Or certaines associations ont peur que cela se traduise par un filtrage automatique de tous les contenus, remettant ainsi en cause la liberté du Net.
Ces préoccupations sont compréhensibles et nécessiteront d’ailleurs certainement un ajustement avant l’adoption définitive de la directive ou lors de sa transposition dans le droit français. Elles nous interrogent cependant sur la capacité des géants du numérique à se contorsionner en feignant d’adopter le point de vue d’associations de défense de l’Internet libre au nom de préoccupations purement financières.

Les débats ont ainsi eu lieu dans une campagne de lobbying d’une rare violence, dans un camp comme dans l’autre, et l’on peut saluer, dans le vote du Parlement, la capacité à légiférer pour soutenir l’indépendance des médias européens. Un vote pour le bien commun ; c’est suffisamment rare pour être souligné.

[Pause musicale]

Tiphaine de Rocquigny : On se quitte sur cet hymne du logiciel libre par les Free Fenster.
Merci beaucoup Judith Rochfeld, professeur de droit à Paris 1; je rappelle l’ouvrage que vous avez codirigé Le Dictionnaire des biens communs paru au PUF et aussi À qui profite le clic. Le partage de la valeur à l’ère du numérique chez Odile Jacob, [écrit avec Valérie-Maure Benabou, Note de l'auteur].
Et merci à vous Sébastien Broca, sociologue, maître de conférences à Paris 8 et auteur de Utopie du logiciel libre aux éditions du Passager clandestin et publié récemment en Poche.

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La censure automatisée d'internet votée par le Parlement européen - Décryptualité du 24 septembre 2018 - Transcription

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Manu - Nico - Luc

Titre : La censure automatisée d'internet votée par le Parlement européen - Décryptualité du 24 septembre 2018
Intervenants : Manu - Nico - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : septembre 2018
Durée : 15 min
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 38 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Censorship Flickr - Bill Kerr Licence Creative Commons CC BY-SA 2.0
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Les fameux articles 11 et 13 ont été votés par le Parlement européens. Ces dispositifs liberticides ont également toutes les chances de ne pas atteindre les objectifs qu'ils visent.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 38 de l’année 2018. Salut Manu.

Manu : Salut Nico.

Nico : Salut Luc.

Luc : C’est la rentrée, on a pris notre temps. C’est quasiment la fin septembre. Mais bon voilà ! On était très fatigués.

Manu : On s’est reposés.

Nico : Un peu de vacances ça fait du bien, quand même.

Luc : Voilà ! Et puis en plus de ça, on démarre l’année sur une super mauvaise nouvelle. Tout va mal !

Nico : Ouais ! On va en parler après. On va commencer par la revue de presse. Cette semaine sept articles. Le Monde.fr, « Linus Torvalds, l’emblématique fondateur de Linux, s’excuse d’avoir été insupportable », un article de Morgane Tual.

Manu : Je pense qu’on pourrait faire une émission sur le sujet : les relations sociales dans les groupes de développeurs notamment et dans ce groupe de développeurs en particulier, donc le noyau Linux, ce sont des milliers de développeurs sur Internet, eh bien l’ambiance n’est pas toujours au beau fixe, notamment à cause du créateur de Linux, Linus Torvalds.

Luc : Et on en a parlé de nombreuses fois dans nos émissions.

Manu : Là il va prendre du recul, un petit peu ; il ne va pas abandonner le développement de son noyau, qui est vraiment majeur pour lui, mais il va prendre un petit peu de recul, travailler sur lui-même pour être un peu moins vachard.

Luc : Oui. Il a découvert qu’il était un connard en fait !

Manu : Il y a un petit peu de ça.

Nico : Génération-NT, « Mounir Mahjoubi propose une liste d’alternatives aux grandes plateformes », un article de Jérôme G.

Manu : Là c’est l’administration française et effectivement encore une fois, ce n’est pas nouveau, ils présentent le fait qu’il y a des alternatives aux logiciels propriétaires, ils les mettent en avant, ils creusent là-dessus. C’est juste qu’à côté il y a d’autres trucs qui sont un petit peu négatifs dans l’administration en France : les rapprochements avec Microsoft, les choses de ce type-là. Donc un pas en avant d’un côté, deux pas en arrière de l’autre ; c’est toujours compliqué.

Nico : LeMagIT, « L’avenir du libre passe par la conversion des utilisateurs en contributeurs », un article de Thierry Carrez.

Manu : Certes il faut convertir, mais ce n’est pas facile parce que devenir contributeur, ce n’est pas tout le monde qui est motivé pour le faire, mais il est vrai que ce serait intéressant d’avoir plus de contributeurs.

Luc : Et puis il faut avoir les compétences pour ça aussi.

Manu : Ça se développe, mais ce n’est pas facile !

Nico : N’oublions qu’il n’y a pas que du code. On peut aussi contribuer en faisant des traductions, du design, des sites web ou autre, donc il y a plein de choses à faire ; ce ne sont pas que les codeurs qui peuvent contribuer.

Luc : Après, de façon bête et méchante, l’argent ça aide aussi les gens à aller bosser.

Manu : Tout à fait.

Luc : C’est mon avis personnel en tout cas.

Nico : Numerama, « Le développement de CLIP, le système d’exploitation souverain "made in France", est ouvert à tous », un article de Julien Lausson.

Manu : Ça c’est un sujet à trolls, parce que le système d’exploitation souverain ça nous a fait beaucoup ricaner dans le monde du logiciel libre. Souverain, qu’est-ce que c’est que ce truc-là pour de l’informatique ? Mais ça n’empêche, il y a une administration française qui se lance, l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information], qui a l’air d’avoir des compétences en sécurité. Ils avaient déjà un embryon de système d’exploitation, il semblerait, donc là ils le mettent en avant, ils le poussent et ils le mettent sur GitHub, plateforme de logiciels libres.

Luc : Tout le monde peut participer et c’est sur une base de Linux.

Nico : C’est une base de Linux. L’ANSSI a quand même fait un petit disclaimer en disant « non, non, en fait ce n’est pas si souverain que ça, on n’a pas vocation à faire un truc 100 % français ». Donc ils vont effectivement réutiliser une base de Linux à fond. Aujourd’hui c’est encore en bêta, mais on espère voir une version stable un jour. LeDevoir.com, « La pertinence des communs », par Laure Waridel.

Manu : Sujet qu’on aime beaucoup. Il faut reparler de notre cher Prix Nobel qui a parlé justement des communs et de la manière dont on avait tourné l’économie autour de « les communs c’est mauvais ».

Luc : Elinor Ostrom.

Manu : Et on s’est rendu compte que finalement non, grâce à elle notamment, les communs c’est une manière de s’organiser économiquement viable, qui peut fonctionner. Il faut juste y réfléchir et remettre ça en place.

Nico : Libération, « Aucun algorithme, jamais, ne pourra défendre la démocratie », par Olivier Ertzscheid.

Manu : C’est rigolo parce que ça parle de Facebook, notamment, et du fait qu’il veut défendre la démocratie ! Ça nous a fait rigoler !

Luc : C’est une tribune d’un prof de sciences de l’information et de la communication de Nantes dont je recommande vraiment la lecture ; ça envoie du pâté ! Ce n’est pas technique, c’est vraiment très politique. C’est très intéressant. À lire !

Nico : Developpez.com, « Copyright : le rapporteur Axel Voss dit être surpris par un article du texte adopté », par Bill Fassinou.

Manu : Ça c’est le sujet de la semaine !

Manu : C’est Bill Fassinou qui a adopté l’article ? Non ? OK !

Manu : Il faudrait l’adopter ou il faudrait adopter le rapporteur, parce que là il a quand même raté une grosse coquille dans son texte. Ils viennent de passer un texte sur le droit d’auteur au niveau européen. C’est un texte qui nous inquiète beaucoup dans la communauté.

Luc : On en a parlé avant les vacances.

Manu : N’est-ce pas !

Luc : Un instant on avait cru qu’on était sorti d’affaire et en fait, ça s’est retourné !

Manu : Donc là ils viennent de voter au niveau du Parlement les articles 11 et 13, de je ne sais plus combien.

Luc : Ils ont voté tout ça, mais il y a deux articles qui posent particulièrement problème.

Manu : Et qui nous gênent et là, petite cerise sur le gâteau, le rapporteur vient de se rendre compte que dans tout ce fatras il y avait un article qu’il ne connaissait même pas et qui est passé. Ça c’est juste un détail, parce que ce qui nous embête vraiment ce sont les articles 11 et 13, qui sont très embêtants.

Luc : Ce n’est quand même pas un détail de dire que le rapporteur qui est le mec qui doit quand même super bien connaître le texte découvre des articles dedans. Enfin !

Nico : Surtout votés et adoptés !

Luc : Voilà. Votés et adoptés. Il fait : « Ah bon il y avait ça dedans ? » Ça veut dire qu’il a fait du boulot politique, il a fait du boulot de lobbying, mais il n’a pas fait de boulot juridique.

Manu : Il n’a pas lu le texte qu’il mettait en avant. Le gars il ne l’a pas lu ! C’est quand même assez choquant sachant que la clause qui a été ratée c’est une clause qui parle ?

Nico : Ce sont des restrictions pour filmer les évènements sportifs vis-à-vis des sites de paris ou autres pour éviter la réutilisation des vidéos officielles. Ça c’est pareil, ils essayent de minimiser un peu la portée du truc, il faudrait regarder le détail, mais ce n’est pas clair.

Luc : Je crois que c’est un truc du genre : si on te prend avec ton téléphone portable dans un match de foot, on te le fait manger !

Manu : Ah ! C’est ce qu’ils ont fait aux Jeux olympiques. Méfie-toi, fais gaffe !

Luc : Ça c’est un truc sur le droit ; les évènements sportifs c’est l’occasion de réduire les droits de tout le monde ; tu n’as plus le droit de faire quoi que ce soit. Ton image appartient aux gens qui organisent.

Manu : Tu comprends, il y a des milliards d’euros en jeu ; on ne va pas laisser le péquin moyen filmer un match, le rediffuser sur Internet ? Non, non, non ! Ça ne va pas marcher.

Nico : De toutes façons maintenant il n’aura plus le droit, justement avec l’article 13.

Manu : Eh bien voilà ! Donc l’article 11 et l’article 13 qui nous embêtent bien. On peut résumer rapidement. On en a déjà parlé, les deux articles.

Nico : Pour résumer rapidement l’article 11 [article 13, NdT] c’est ce qu’on appelle les algorithmes de filtrage. Les ayants droit disent « si jamais vous mettez en ligne une vidéo, une musique qui a des droits d’auteur dessus, les plateformes de publication doivent le détecter et le bloquer ou rémunérer l’auteur ». Ça, aujourd’hui, ça a été entériné dans l’article 13. Globalement toutes les plateformes, il n’y a pas de discrimination particulière, toutes les plateformes doivent faire la détection de contenus sous copyright.

Luc : Automatiquement.

Nico : Et bloquer automatiquement, et bloquer les vidéos et le contenu indéfiniment.

Luc : Ça c’est l’article 11 [article 13, NdT].

Nico : Voilà. Et donc l’article 13 [article 11, NdT], c’est de mettre les liens. En fait, ça cible essentiellement Google Actualités ou les sites comme ça qui font du gros trafic en reprenant du contenu d’autres sites. Donc l’article 13 [article 11, NdT] instaure une taxe sur ces hébergeurs-là qui vont mettre à disposition du contenu.

Manu : Ces agrégateurs.

Nico : Ces agrégateurs et donc ils vont devoir payer à chaque visionnage des articles.

Luc : Manu, je te vois changer de couleur !

Manu : Oui, parce qu’en fait ce n’est pas dans le bon sens ! C’est tellement le bordel ! C’est l’article 11 qui parle des agrégateurs et l’article 13 qui parle des filtres sur Internet. Bon ! On les déteste ces trucs-là !

Nico : On n’en veut pas de toutes façons.

Manu : Oui, mais on risque de les avoir, ils ont été votés.

Luc : Nicolas sera fouetté. Mais les deux infos sont justes, on a juste une petite interversion. Donc ces machins ont été votés ; c’est assez abominable. Pourquoi ça pose problème sur cette partie de filtrage, premier point ?

Nico : Parce que ça va mettre en avant les GAFAM bien que les ayants droit pensaient justement tirer une balle dans le pied des GAFAM en disant « tiens on va les faire payer ».

Luc : Souvent on se tire une balle à soi en général, c’est l’expression.

Nico : Là ils se tirent une balle dans le pied eux-mêmes. En fait, ils pensaient bloquer les GAFAM en disant « vous allez devoir virer nos contenus, ne pas pouvoir les réutiliser ».

Manu : Payer !

Nico : Payer en plus, après, si vous voulez vous en servir. Et en fait eh bien non, les GAFAM, sont déjà prêts. Ils ont déjà Content ID par exemple sur YouTube qui strike toutes les vidéos à chaque fois que vous mettez.

Manu : C’est-à-dire qui vire, qui cible les vidéos qui contiennent des contenus qui enfreignent le droit d’auteur.

Nico : On a eu un bon exemple sur PSES.

Manu : Pas Sage En Seine.

Nico : Pas Sage En Seine. On a fait une vidéo avec un rickroll, on avait mis la musique de Rick Roll sur une bande son.

Manu : Ah ! C’est une sorte de troll.

Nico : On s’est fait striker la vidéo. Ils nous ont dit : « Eh bien non, vous devez mettre de la pub dessus parce que vous avez… », même pas 10 secondes, c’était en plus une parodie et tout ça. « Vous devez monétiser votre vidéo et vous devez donner de la tune aux ayants droit ».

Manu : Ça va plus loin que juste un filtre, il me semble que c’est un filtre qui va être mis en accord avec des sociétés d’ayants droit et donc les sociétés d’ayants droit vont probablement – parce qu’on va voir comment ça se réalise – leur filer des listes de tous les contenus qu’ils veulent voir suivis sur Internet et bloqués sur Internet. Le denier album de Madona vient de sortir ; ils vont donner la liste des mots-clefs qu’ils veulent bloquer, je suppose, peut-être des musiques, et Google, Facebook, vont peut-être bloquer ça.

Luc : Ils peuvent détecter des tas de choses.

Manu : Oui.

Luc : Ça pose plein de problèmes. Le premier c’est la fiabilité des systèmes puisqu’on sait que tout système automatique même s’il marche dans 99 % des cas, ce qui ne sera pas le cas, mais même si on c'est ultra performant, 1 % des cas ça fait quand même des millions de personnes et des millions de cas : on est nombreux sur Internet.
L’autre problème que ça pose c’est que, eh bien au final ce sont les ayants droit qui décident de ce qui peut être filtré et de ce qui leur appartient et donc si on n’est pas d’accord avec eux, tu cites le cas du dernier album de Madona on peut se dire que ça c’est clair. Mais après, on peut avoir des trucs où on dit est-ce que c’est dans le domaine public ou pas en fonction des pays ? Est-ce que je suis dans de la parodie ? Parce que j’ai le droit de faire une parodie !

Nico : Parodie ou droit de citation.

Luc : Ou droit de citation.

Nico : En France on a le droit d’avoir des courts extraits, vous avez le droit de les diffuser librement sans problème.

Luc : Du coup, ceux qui vont décider de où est la règle ce sont les ayants droit et ils vont mettre ça dans le code. Du coup, si on veut défendre nos droits, on se retrouve dans la position de devoir aller attaquer, de devoir prouver.

Manu : Et de montrer qu’on a le droit de faire ce qu’on a fait.

Luc : Et de pouvoir prouver qu’on a été coincé, qu’on a été bloqué parce que ce n’est pas évident puisque tout se passe sur leurs serveurs, etc. Du coup, on se retrouve dans une situation totalement dépendante, le truc totalement arbitraire : je peux dire « non, non, ça ça m’appartient » et après il faut aller se mettre 3000, 4000 euros d’avocat pour essayer de faire avancer le truc sans aucune garantie de succès.

Nico : Et puis il y a les faux positifs aussi. Il y a eu plusieurs fois le cas sur YouTube ou autre. Un musicien, par exemple, qui générait du bruit blanc, ce sont des bruits complètement aléatoires, eh bien sa vidéo s’est faite shooter aussi par l’algorithme parce qu’elle a été reconnue comme étant une composition de Mozart [de Bach, NdT]], je crois, et hop les ayants droit sont arrivés1, ont shooté la vidéo.

Luc : Et puis dès qu’on fait une vidéo qui fait plus de 4 minutes et 33 secondes2, si on ne met pas de musique, eh bien c’est une reprise.

Manu : Ah !

Luc : Eh Bien oui !

Luc : 4 minutes 33 de silence, c’est pourtant évident.

Manu : La référence !

Nico : En tout cas c’est très compliqué et après ça pose plein de problèmes parce que les algorithmes aujourd’hui il va falloir les mettre en place. Il y a des choses assez pointues dans cet article de loi justement : ça doit pouvoir détecter du coup des extraits ou autres ; il faut des algorithmes, des bases de données assez colossales pour faire ça. Donc il y aura un énorme frein d’entrée à tous ceux qui voudront se mettre sur ce marché-là des plateformes musicales ou vidéos parce qu’il va falloir acheter des bases de données ou les algorithmes pour faire cette détection ; il va falloir faire ça.

Manu : Et puis il va falloir se mettre d’accord, peut-être faire des contrats avec les ayants droit pour voir comment ils peuvent échanger les bases de données.

Nico : Acheter des bases de données.

Luc : Faire des choses que les ayants droit ont envie qu’on fasse.

Nico : Et aujourd’hui, malheureusement les GAFAM, eux, sont déjà opérationnels. YouTube ça marche très bien le Content ID, voire trop !

Luc : Avec tous les problèmes qu’on a évoqués.

Manu : On a un exemple. Peertube3 par exemple, qui est une petite plateforme qui est en train de monter, qui est en train de se mettre en place du côté de Framasoft, donc des amis, des gens qu’on aime beaucoup, eh bien cette plateforme-là de partage de vidéos, comment ça va se passer avec ce filtrage, cette censure d’internet ? Probablement qu’ils vont avoir du mal à le mettre en place.

Luc : C’est surtout que chacun a son instance : Nicolas qui monte son instance sur ses serveurs parce qu’il aime bien bidouiller des trucs, il peut, du jour au lendemain, se prendre des procès parce que comme c’est son instance, c’est lui qui sera responsable.

Nico : PeerTube c’est le bon exemple, c’est que nous on aime bien tout ce qui décentralisé et une instance PeerTube est connectée à toutes les autres. Donc si quelqu’un poste du contenu, vous allez automatiquement le répliquer, l’héberger chez vous, etc. Et donc eh bien oui, si quelqu’un met une vidéo illégale, ça va arriver chez vous et vous allez être responsable du contenu. Enfin c’est un vrai merdier juridique et donc tous les systèmes décentralisés se prennent une énorme balle dans le pied parce que ce n’est plus possible d’aller récupérer le contenu d’un tiers ; on en devient responsable.

Manu : Ça va loin parce que le partage de contenu c’est quelque chose d’assez universel dans Internet. Internet, tout le monde l’utilise, et ça va tellement loin que les associations de logiciel libre se sont plaintes, ont hurlé à la mort et ça a marché.

Luc : Et pas que le Libre d’ailleurs.

Manu : Et pas que le Libre, Wikipédia par exemple. Il y a eu des clauses, je n’ai pas regardé sous quelle forme exactement, qui ont été rajoutées et qui disent « non, non, non, on ne touchera pas aux plateformes de partage de code source. »

Nico : Ce sont les forges logicielles en général.

Manu : Exactement.

Nico : Tout ce qui va être plateforme de développement ou autre il n’y aura pas de…

Manu : OK ! Il faudrait voir pour Wikipédia aussi. Est-ce que Wikipédia va être obligée de mettre en place des filtres ?

Luc : Oui. Tu peux héberger plein de médias sur Commons ; il y a essentiellement des images, mais tu peux mettre des vidéos, tu peux mettre des sons, donc ils sont en plein dedans et ce n’est pas une forge de logiciels.

Nico : Ils risquent d’être impactés même si eux font quand même du travail de revue manuelle et autre, donc les plateformes ne sont pas sous copyright.

Luc : Certes !N’empêche que si quelqu’un débarque en disant « vous enfreignez le machin », ils peuvent se prendre des procès.

Nico : C’est compliqué !

Luc : Et puis ils sont censés mettre en place tous ces procédés.

Manu : Oui, c’est la loi !

Luc : Voilà, c’est la loi.

Manu : Donc là c’est de la censure automatique ; c’est encore mieux que la censure à l’ancienne où il y avait des censeurs ; c’est automatique !

Luc : On a une autre partie c’est la partie des liens. Là l’idée c’est que Google notamment, Facebook, donnent des tas de liens vers la presse et que du coup la presse a du mal à gagner de l’argent avec puisque, évidemment, quand ils passent toutes ces infos-là ce sont les GAFAM qui mettent leur pub à la place des médias. Bien sûr, la presse a défendu ça à mort, tout ce truc-là.

Manu : Ils ont fait un lobbying intense pour les articles 11 et 13.

Luc : Mais ça ne marchera pas !

Nico : On sait que ça ne marchera parce qu’il y a déjà eu l’exemple de l’Allemagne je crois.

Manu : L’Espagne.

Nico : Non, non l’Allemagne ; c’est l’Allemagne [Belgique, Espagne, et de nombreux autres pays, NdT]. Il y avait une boîte de presse qui avait porté plainte contre les GAFAM, surtout contre Google, en disant « vous faites plein de blé en mettant de la pub sur notre contenu que vous récupérez chez nous. Donc vous allez devoir payer. » Un tribunal a dit : « OK, Google doit vous payer à chaque fois qu’il y a un lien d’affiché ; il doit vous payer ». Google dit : « Ouais, il n’y a pas de problème, moi je ne vais pas vous payer, je vais vous enlever votre contenu ». Eh puis forcément, la visite du site de presse en question a chuté de 80 %. Donc ils n’avaient plus une tune qui rentrait, plus un seul visiteur, plus rien, donc ils sont allés pleurer chez Google, en disant « s’il vous plaît on n’appliquera pas cette décision de justice parce que si on demande à l’appliquer, de toutes façons on est morts ». Ça risque d’être assez drôle ce qui va se passer.

Luc : On peut se dire que si c’est la loi et que tous les médias en même temps le font, Google ne peut pas sucrer tout le monde, mais, d’une part, il y a des dispositions dans la loi qui disent qu’il faut le titre de l’article plus du texte, machin.

Nico : Il y a des conditions.

Luc : Ça décrit assez précisément ce qui est couvert par ça donc on peut très bien imaginer qu’ils changent la forme, donc qu’ils contournent complètement. Après, il faut rappeler qu’au début des moteurs de recherche, avant que Google arrive, on avait notamment des trucs tenus par France Télécoms où, pour figurer dans le moteur de recherche, il faillait donner de la tune, il fallait payer son entrée dans l’annuaire. Si on était une entreprise et tout c’était quand même des sommes assez importantes. Donc on peut tout à fait imaginer que Google choisisse de changer radicalement son système de fonctionnement et dise : « Vous voulez être en avant dans mon moteur, eh bien je mettrai en avant ce qui me coûte le moins cher ! »

Manu : Pourquoi pas !

Luc : Et voilà ! Celui qui tient le robinet a le pouvoir. Donc au final !

Manu : En tout cas ça embête bien les médias, et les médias puisque ce sont eux qui ont fait un gros travail là-dessus, ils ont tiré l’artillerie lourde, plein d’articles sont parus cet été, ce sont eux qui ont gagné contre les GAFAM et ils le revendiquent. Ils disent : « Nous on a battu les GAFAM ; on va se faire payer, on va sauver la citoyenneté et la démocratie. »

Luc : Au passage ils ont dit que tous les gens qui s’étaient mobilisés contre la loi c’étaient, en gros, des idiots utiles des GAFAM, c’est-à-dire nous. Donc on fait une prédiction qui est que tout ça ne va pas marcher. On verra dans deux ans si on s’est trompé ou pas.

Nico : Ça risque d’être un gros bordel en tout cas.

Luc : En tout cas mauvaise nouvelle pour commencer cette nouvelle saison. Mais on essaiera de trouver des trucs plus positifs pour la semaine prochaine.

Manu : Carrément. Bon eh bien à la semaine prochaine.

Nico : Bonne semaine à tous.

Luc : Salut.

L'Arcep veut réguler les GAFAM - Décryptualité du 1er octobre 2018 - Transcription

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Manu - Luc

Titre : Décryptualité du 1er octobre 2018 - L'Arcep veut réguler les GAFAM
Intervenants : Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : octobre 2018
Durée : 15 min
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 39 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : shadow-man-hand-up Openclipart Licence Creative Commons Zero 1.0 Public Domain
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Sébastien Soriano, président de l'Arcep, veut « prendre la Bastille du numérique ».

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 39. Salut Manu.

Manu : Salut Luc.

Luc : On n’est que tous les deux.

Manu : Eh oui, en petit comité.

Luc : Du coup, on va se lancer directement avec la revue de presse.

Manu : Six articles cette semaine.

Luc : Belle sélection je trouve ; ils sont dans l’ensemble plutôt intéressants.

Manu : Et parfois originaux.

Luc : Oui ! ZDNet France, « C’est qui le patron sur Microsoft Azure ? Linux », un article de Steven J. Vaughan-Nichols.

Manu : C’est un article qui est intéressant parce que ça veut dire que Microsoft, sur ses serveurs informatiques, ce sont les serveurs de cloud computing, eh bien avoue aujourd’hui que plus de la moitié de ses serveurs sont sous Linux et que Linux est sa plateforme préférée pour déployer de nouveaux clients. Ça monte, ça monte ça monte ; si même Microsoft se met au logiciel libre !

Luc : Le chiffre augmente tout le temps et ça se fait au détriment de Windows Server, leur solution maison. Usbek & Rica, « Les sciences participatives au cœur de la recherche du futur ? », un article de la rédaction.

Manu : Toute une discussion sur un festival, le Turfu Festival, t, u, r, f, u.

Luc : Qui commence le 2 octobre, donc c’est maintenant.

Manu : À Caen ; ça a l’air assez sympa. Ils accueillent tout public notamment dans des fab labs pour faire, pour regarder de l’innovation et discuter un peu sciences.

Luc : C’est un plus que du fab lab parce que le fab lab ce sont ces espaces où on peut bricoler et apprendre par soi-même. Là, c’est vraiment l’idée de faire de la science soit, sur des petits niveaux, en partageant des informations ou en donnant de la puissance de calcul de son ordinateur, ce qui se fait depuis longtemps.

Manu : Ils parlent de SETI at home1.

Luc : Voilà. Mais après ça il y a également des réseaux de surveillance ; il y a plein d’idées vraiment intéressantes et, en fonction des compétences que les gens ont, on peut participer plus ou moins et avec cette idée de décloisonner la recherche.

Manu : La rendre citoyenne, un peu comme le logiciel libre !

Luc :  : Tout à fait. Clubic.com, « Firefox Monitor vous dit si vos données ont été volées », un article de Matthieu Legouge.

Manu : C’est un nouveau service qui est fourni par Mozilla, la grosse association qui est derrière Firefox et ce service-là, en quelque sorte, vous permet d’avoir une idée de la sécurité de vos données. Il y a plein de serveurs sur Internet qui ont été corrompus, qui ont été hackés, dont les logins et mots de passe, notamment, ont été perdus dans la nature. Vous pouvez aller sur ce site de Mozilla 2, mettre votre e-mail et on vous dira si votre e-mail a été volé, vraisemblablement, si le login et le mot de passe associé ont été volés et sont sur Internet.

Luc : On pense aux nombreux sites piratés qui ont déclaré le fait qu’ils se soient faits pirater. Et on peut s’inscrire ?

Manu : Oui. On peut s’inscrire pour recevoir des alertes.

Luc : Comme ça si jamais un site… ZDNet France, « Que se passe-t-il si vous essayez de retirer votre code de Linux ? », un article de Steven J. Vaughan-Nichols, encore lui.

Manu : Eh oui, mais un autre sujet qui continue sur ce qu’on présentait la semaine dernière déjà, c’est-à-dire que dans le monde du logiciel libre et notamment dans le développement du noyau Linux, il y a un code de conduite qui est en train d’être mis en place. Linus Torvalds, le développeur originel du noyau, a admis qu’il avait eu un comportement un peu inadmissible.

Luc : Voilà. On en avait parlé de loin en loin depuis quelques années, il avait la réputation de vraiment se conduire comme un connard et d’agresser les gens, de les insulter, etc.

Manu : Un peu agressif, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce n’est pas sympa !

Luc : Et là, comme quoi il ne faut jamais désespérer de la condition humaine, il s’est dit qu’il fallait peut-être s’améliorer.

Manu : Conséquence, c’est qu’il y a des gens qui réfléchissent : qu’est-ce qui se passe si quelqu’un ne veut pas de ce code de conduite mais a contribué du code au noyau Linux, est-ce que cette personne qui ne voudrait plus participer a le droit de retirer son code ? Il y a un article qui discute de cela ; la réponse je vous la donne, gros spoil, normalement non, on ne peut pas retirer du code comme ça.

Luc : Normalement ! The Conversation, « Didier Deschamps, ou l’art de capturer la valeur », un article de Bérangère Lauren Szostak,

Manu : Je crois que c’est l’article le plus original qu’on n’a jamais vu dans la revue de presse !

Luc : Il faut voir.

Manu : Ah ! Il est costaud quand même ! Parce que ça parle de la coupe du monde de foot.

Luc : La tasse mondiale ! The world Cup. Non ?

Manu : Oui, oui, la tasse mondiale et de la possession de balle des Français qui ont gagné la Coupe du monde mais qui n'ont possédé le ballon pendant le match, il semblerait, que pendant 32 % de la durée du match, ce qui est peu. Normalement les gagnants de ce genre de match possèdent le ballon à plus de 50 %, et donc c’est quoi le rapport avec le logiciel libre ?

Luc : C’est une sorte d’analogie disant : on peut avoir des systèmes plus intelligents, de partage, etc., qui permettent d’être plus efficaces.

Manu : Notamment avec le logiciel libre où on partage la connaissance, on partage l’innovation, mais on en retire plus de valeur malgré le fait qu’on n’ait pas la possession.

Luc : Alternatives-economiques, « Gafa : « "Il faut prendre la Bastille numérique" », un article de Sébastien Soriano, qui est d’ailleurs une interview. C’est le président de l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques et des postes].

Manu : Soi-disant le gendarme des Télécoms, ceux qui mettent en place les règles et qui contrôlent un peu Internet quelque part.

Luc : Il n’a pas de képi sur la photo !

Manu : Non ! Mais il a le pouvoir, donc on l’écoute attentivement et là il parle des GAFA ; GAFA c’est Google, Amazon, Facebook, Apple, de temps en temps on rajoute un M pour parler de Microsoft. En gros ce sont les géants d’Internet, les plus grosses entreprises mondiales qui arrivent à des valeurs de un trilliard de dollars — je crois qu’il y en a deux qui ont dépassé le seuil il y a peu de temps —, donc c’est quelque chose de considérable, eh bien ces entreprises-là, si grosses qu’elles sont, elles nous embêtent et elles embêtent le gendarme des Télécoms.

Luc : L’article est très orienté économie, c’est quand même Alternatives économiques.

Manu : Et institutions.

Luc : Et institutions. Moi je le trouve très intéressant mais très discutable ; il y a plein de choses où on n’est pas d’accord avec lui, mais le propos reste quand même très intéressant, donc c’est pour ça qu’on voulait en parler plus longuement dans ce podcast.

Manu : On pourrait presque entendre ça comme une analyse de ce que le président de l’Arcep voudrait faire, d’ailleurs !

Luc : Oui, c’est très politique. C’est ça qui m’a étonné, que je trouve un peu surprenant. Je pense qu’il a dû valider ça avec Mounir Mahjoubi parce que, notamment, il le cite. En gros, le point de départ est très juste, on en parle suffisamment ici, c’est de dire que les GAFAM maîtrisent énormément de choses et que, du coup, leur pouvoir ce n’est pas seulement d’avoir deux-trois données et puis de régner sur Internet, c’est qu’il y a de vraies conséquences dans le monde réel. Il cite Uber, il cite tous les commerces qui ont du mal à survivre face à toute la vente par correspondance d’Amazon et ce genre de choses.

Manu : Et le monde économique est en train de changer. On a l’impression que ça bouge en ce moment ; il y a des changements considérables en profondeur.

Luc : Il dit que personne ne l’a vu venir. Là c’est un des points où je dis : eh bien non il y a plein de gens qui l’ont vu venir, mais ce ne sont pas ceux qu’on a bien voulu écouter. Des tas de gens en ont parlé bien en amont en disant « l’informatique va radicalement changer le monde » et maintenant ça commence à devenir tellement visible qu’on ne peut plus faire semblant. Donc ça a ce côté un petit peu désespérant.

Manu : On peut supposer quelque part que là il présente ce qu’il voudrait faire et notamment son analyse c’est de dire nous, les institutions, on n’a pas assez agi et on n’agit pas assez. Donc on peut entendre quelque part « on doit faire des choses ». Il critique le monde économique en disant qu’au contraire on a laissé les entreprises à leurs bons moyens et à leur bon vouloir et que la conséquence ce sont des entreprises qui sont des monopoles de fait, des monopoles qui utilisent un effet réseau. Plus on est gros dans ce monde informatique, plus on devient gros et on en retire de la valeur économique.

Luc : Et plus on devient rentable ! oui.

Manu : Exactement.

Luc : Contrairement au monde matériel où le fait de grossir va faire toute une série de freins qui fait que devenir encore plus gros et plus efficace va être de plus en plus difficile. Et on va être obligé d’investir de plus en plus pour des gains marginaux de plus en plus faibles.

Manu : Moi, sur ce point-là je ne suis pas forcément d’accord. Je pense que plus on est gros plus on devient sclérosé par nature et que c’est difficile de sortir de cette sclérose ; mais c’est une analyse…

Luc : Mais quand même d'un côté, une fois que tu as mis en place tes serveurs, après tu fais grossir le nombre de serveurs que tu as, mais créer dix comptes ou un million, c’est à peu près la même chose.

Manu : De ce point de vue-là certes. Mais du point de vue des changements des services, on en a déjà parlé entre nous en dehors, mais les grosses entreprises et les GAFAM, notamment, ont terriblement peur des petits acteurs qui arrivent régulièrement sur le marché. Parmi leurs façons de faire : elles vont voler leurs fonctionnalités, les dupliquer et les réintroduire dans leurs systèmes qui sont plus gros et qui ont plus de clients ; ou elles vont racheter les petites entreprises, toutes ces petites start-ups qui se montent, qui ont de l’espoir et qui ont un futur, elles les rachètent et soit elles les incorporent dans leur propre entreprise, soit elles les étouffent.

Luc : D’ailleurs ça fait partie du business modèle : les gens qui font des start-ups, leur rêve absolu c’est de se faire racheter par une grosse boîte en disant c’est une façon de gagner le jackpot parce qu’on va leur filer un gros paquet de pognon à l’échelle individuelle pour, en gros, jouer avec ou fermer le machin.

Manu : Ce qui arrive assez régulièrement. Donc là il a cette analyse de dire : nous les politiques, nous les institutions, on n’a pas agi, on a laissé ce pouvoir partir dans les grosses entreprises et les grosses entreprises, aujourd’hui, elles sont mauvaises pour la société, notamment elles ne payent pas d’impôts et ça a des conséquences lourdes parce que ces impôts-là manquent aujourd’hui.

Luc : Ça c’est un des points où je trouve — on est tous les deux d’accord là-dessus — qu’il est un petit peu de mauvaise foi par rapport à ce truc-là.

Manu : Carrément !

Luc : Parce qu’à un moment il dit, en gros, « oui, les anarchistes de l’Internet, tout ça, ils ne voulaient pas de régulation étatique et, au final, c’est le monopole économique qui s’est mis en place », ce qui n’est pas faux. Mais en même temps, quand on pense à l’accord Microsoft-Éducation nationale par exemple.

Manu : Et quand on pense aux discussions entre l’Allemagne et la France pour taxer les GAFAM, qui ont échoué cet été, et qui auraient pourtant pu aboutir à quelque chose d’intéressant, de ce qu'on sait, pour que ces grosses entreprises qui échappent à l’impôt, enfin elles le payent !

Luc : Quand Fleur Pellerin s’occupait du numérique, il y a quelques années, elle avait fait une sortie sur l’open source, la partie vraiment business, en disant : ça manque d’une grosse structure, de quelqu’un avec qui on puisse parler. Et l’État adore les grosses boîtes. Voilà ils ont Renault, ils ont Veolia, ce genre de choses.

Manu : IBM, Microsoft. Ce sont des interlocuteurs de la taille d’un État.

Luc : Et là, je pense que le point majeur où il rate le truc – alors il ne peut pas trop taper sur l’État, parce qu’est quand même lui qui paye son salaire !

Manu : C’est la boîte-mère !

Luc : Mais je pense que, du coup, il rate quand même quelque chose d’essentiel, c’est que le système actuel ne sait pas gérer un tissu d’acteurs indépendants. Ça me fait repenser à l’autre article qu’on a lu sur la recherche partagée, notamment, où on montre que des gens éparpillés partout peuvent collaborer.

Manu : Et très bien !

Luc : Et ça, eh bien dans la culture étatique ce n’est pas possible. En France on a tendance à bien centraliser.

Manu : C’est une des caractéristiques de la France. On aime bien les champions nationaux. On a fabriqué des grosses entreprises de taille internationale alors qu’on n’est pas un gros pays et, comparé à l’Allemagne et à l’Italie par exemple, on a des entreprises énormes et donc on va dans ce sens-là, de regrouper les choses pour avoir des interlocuteurs de taille État, clairement ! Mais ensuite ça nous échappe.

Luc : Pour moi, c’est vraiment un des points principaux où, franchement, il est à côté de la plaque. En revanche, cette idée de la régulation, à mon sens, effectivement c’est nécessaire. On se souvient que Benjamin Bayart, il y a des années de ça, a parlé de Minitel 2.03 et annoncé toute la dérive des GAFAM ; il l’a vu venir bien avant ! C’est pour ça quand il [Sébastien Soriano] dit « les anarchistes d’Internet, tout ça », c’est un petit peu vexant !

Manu : Il y a toujours un retard ; il y a un retard considérable à l’allumage. Je rajouterais c’est que l’État a aussi sa part, d’une autre manière, c’est qu’il permet aux grosses entreprises d’avoir des rentes, des systèmes de rentes ; ça s’appelle le brevet logiciel, ça s’appelle le droit d’auteur.

Luc : Il n’y a pas de brevets logiciels en Europe !

Manu : Il n’y a, officiellement, pas de brevets logiciels en Europe, mais tu sais très bien qu’il y a plein de brevets logiciels en tout cas et qu’on utilise ces attaques sur le droit d’auteur et sur les brevets pour casser les jambes des petits et même des concurrents. On a suivi les procès Apple-Samsung sur les coins arrondis des téléphones portables et les droits du design.

Luc : Le design, les modèles et les machins comme ça.

Manu : C’est juste atroce et tout ça, ça vient bien de l’État. Ce sont des règles étatiques qui créent des rentes, qui sont créées comme telles.

Luc : Et on sait que le brevet, au-delà de la question du logiciel, a été complètement dévoyé dans son objectif. L’idée initiale du brevet c’était de forcer les gens à publier leurs secrets de fabrication contre…

Manu : En échange ?

Luc : En échange d’une période de monopole, mais bien avec l’objectif que tout le monde puisse le faire après et que, du coup, l’économie se renforce et s’enrichisse en devenant de plus en plus efficace. Aujourd’hui ça a été complètement dévoyé et il y a des grosses boîtes qui mettent beaucoup d’argent pour empêcher que quoi que ce soit bouge, en fait.

Manu : On a vu Google qui rachetait LG, qui rachetait donc une boîte de téléphones. Cette boîte de téléphones n’avait plus d’avenir, mais elle avait un portfolio de brevets qui avait une valeur phénoménale pour se défendre ou attaquer les autres entreprises qui, elles-mêmes, déployaient plein de brevets qui ne servaient qu’à ça.

Luc : Donc lui, qu’est-ce qu’il propose pour faire machine arrière et aller dans le bon sens ?

Manu : La déconcentration.

Luc : Oui, la déconcentration. Alors ce n’est pas évident parce qu’il y a plein de grosses boîtes, il y a eu des mesures antitrusts aux États-Unis ça n’a jamais détruit les boîtes.

Manu : Ça les a freinées, probablement, mais c’est difficile à mesurer.

Luc : Oui. Mais IBM n’a pas été dégommée par ces trucs-là.

Manu : Ça reste une des plus grosses entreprises du monde.

Luc : Il y a une question sur les données que je trouve intéressante. Puisqu’on donne nos données et qu’il y a beaucoup de ces GAFAM qui ne prospèrent que par rapport à ça, c’est-à-dire que les données qu’on leur file leur permettent de faire de l’argent, d’être rentables et d’avoir du pouvoir.

Manu : Il parle de silos. En quelque sorte, les données qu’on a mises sont engrangées, sont stockées, comme des graines seraient stockées dans des silos, et elles sont utilisées ensuite par ces entreprises, mais que par ces entreprises parce qu’il n’y a pas d’interopérabilité qui permet de les ressortir.

Luc : Donc si la législation évoluait pour forcer la libre diffusion des données, par exemple sous licence libre.

Manu : C’est-à-dire qu’en gros, tu pourrais sortir ton profil plus facilement de Microsoft.

Luc : Ou même. À partir du moment où les données ont été données quelque part, elles peuvent être ré-exploitées par quelqu’un d’autre. Du coup, il n’y a pas de raison que ce ne soit qu’un seul acteur qui puisse les réutiliser. Ça pose plein de problèmes avec, notamment, les abus qu’il peut y avoir dessus. II y a une autre piste qui peut être très intéressante, qu’il n’évoque à moitié mais que moi je trouve très intéressante, qui est l’interopérabilité entre les systèmes. Pour faire un raccourci, avec le mail, quel que soit le fournisseur de mail qu’on utilise, on peut quand même échanger des messages. Le mail est interopérable. Or, si on est sur son petit service propriétaire, on échange par, je ne sais pas moi, message Facebook ou d’autres machins que nous ne connaissons pas parce que nous ne touchons pas à ces choses-là, eh bien on est coincé, on est obligé d’installer le système propriétaire fermé pour pouvoir communiquer avec des gens. On se retrouve avec x systèmes. Et ça, techniquement, c’est parfaitement contournable, on peut tout à fait faire des systèmes qui communiquent entre eux et où on puisse avoir Facebook d’un côté et puis avoir des nouvelles des gens qui seraient sur Twitter, Mastodon, Framasphère et ce genre de choses.

Manu : Je te dirais que les petits acteurs qui arrivent sur ces marchés de communication, en général eux sont interopérables ; ils sont interopérables avec les gros acteurs qui ont plein de clients. Donc si tu viens avec un nouveau protocole, avec une nouvelle plateforme, souvent tu vas essayer de te brancher sur de l’existant.
Par contre, ceux qui sont en place, les gros, les rentiers de ces services-là, eux ils ne veulent pas que les petits arrivent et s’installent. Par exemple Twitter : il y avait plein de librairies qui permettaient de suivre les fils de discussion de Twitter et Twitter a bidouillé ses accès pour bloquer certaines de ces librairies, casser leur fonctionnement, donc ils ont été un peu de mauvaise foi sur ces mécanismes-là, pas très sympas.
Je rajouterais, on en a parlé il n’y a pas si longtemps, le RGPD [Règlement général sur la protection des données] favorise la sortie des données et aide, en Europe en tout cas, à ce qu’on puisse extraire nos profils de certains de ces services.

Luc : C’est effectivement le minimum à exiger. Donc l’article est très orienté économie. Il va citer quelques économistes, etc. Je le trouve intéressant, il est vraiment à lire avec beaucoup de sens critique, parce que je pense qu’il est très politique.

Manu : Il est orienté !

Luc : Il est très orienté, mais il y a quand même un fond de réflexion derrière qui est vraiment intéressant, qu’on ne voit pas habituellement et certainement pas dans des programmes politiques qui sont très vagues. Là, on a des idées intéressantes qui peuvent être un bon point de départ de discussion.

Manu : À la semaine prochaine.

Luc : À la semaine prochaine.

L'Open Data à la loupe - LiberTIC

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LiberTIC

Titre : L’Open Data à la Loupe
Intervenante : Voix off féminine
Lieu : Clip initié par LiberTIC, soutenu par Nantes Métropole et réalisé par A2B Production,
Date : décembre 2011
Durée : 1 min 40
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Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Illustration : Open By Default The International Open Data Charter. Licence Creative Commons Attribution 4.0 International License
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Clip fort bien réalisé et permet à tout un chacun d’appréhender immédiatement ce qu’est l’Open Data (qui demeure encore malheureusement affaire de spécialistes).

Transcription

L’Open Data est une démarche qui vise à rendre des données numériques accessibles et utilisables par tous. Pour les collectivités et les organismes publics, l’Open Data consiste à publier sur une plateforme ouverte des informations statistiques, cartographiques, des horaires, des données économiques et financières sur les territoires.
La mise à disposition des données publiques est une obligation légale. Un cadre juridique strict définit les informations qui peuvent être rendues publiques et celles qui ne le peuvent pas : les données sensibles et à caractère personnel sont exclues de fait de la démarche Open Data.
L’Open Data permet de constituer et d’entretenir une source d’information fiable pour les chercheurs, les journalistes, les citoyens.

L’Open Data ouvre la voie à la création d’applications pratiques ; par exemple la mairie publie des données sur Internet : horaires de bus, géolocalisation des arrêts, hauteur des trottoirs. Les développeurs peuvent réutiliser librement ces données pour créer des applications accessibles depuis un téléphone mobile, pour faciliter l’accès aux transports aux personnes à mobilité réduite.

L’Open Data donne la possibilité de créer de nouvelles opportunités économiques par le développement de services innovants.
L’Open Data rend accessible et compréhensible l’action publique, projets, décisions, comptes publics, encourageant ainsi l’engagement citoyen.
L’Open Data offre enfin une perspective réelle de modernisation des services publics en les rendant lisibles, accessibles et réactifs, en phase avec les enjeux du 21e siècle.

L’ouverture des données, on va tous y gagner !


3 ans ⅔ de « Dégooglisation » : bilan, impact et perspectives - Pierre-Yves Gosset

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Pierre-Yves Gosset

Titre : Dégooglisons internet : 3 ans de campagne ou 3 ans ⅔ de « Dégooglisation » : bilan, impact et perspectives.
Intervenant : Pierre-Yves Gosset
Lieu : Rencontres mondiales du logiciel libre 2018 - Strasbourg
Date : juillet 2018
Durée : 1 h 01 min 12
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Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :diapositive du diaporama support de la présentation
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

On fait le bilan, calmement.
Aux RMLL 2014, Framasoft annonçait sa volonté de vouloir agir contre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). D'octobre 2014 à octobre 2017, l'association a donc menée la campagne "Dégooglisons Internet". Cela s'est traduit par une sorte d'escalade de l'Himalaya, mais en tongs. Quels étaient les enjeux essentiels ? Comment s'y prendre ? Quelle(s) route(s) suivre ? Comment sortir 10 services grands publics par an ? Comment financer une telle expédition ? Avec quels moyens humains ? Et si on atteignait le sommet… comment redescendre ?
Cette conférence, qui prendra le temps de rappeler les enjeux, s'attachera à lever un coin de voile sur une campagne plutôt réussie, mais menée de façon très empirique. Enfin, nous essaierons, ensemble, d'en faire le bilan.

Transcription

Bonjour à tous et à toutes. Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, je suis directeur et délégué général d’une association qui s’appelle Framasoft1.
Cette conférence est la première partie d’une conférence qui, en fait, tient en deux heures. Donc je l’ai coupée en deux, un petit peu au milieu, puisqu’à 17 heures je commence ici même la deuxième conférence qui, elle, sera beaucoup plus politique et sur le bilan post-dégooglisons. Mais puisqu’on avait une campagne qui s’appelait, qui s’appelle toujours « Dégooglisons Internet », on voulait au moins marquer le coup de finir cette campagne et de célébrer cette petite victoire avec vous et puis, peut-être, interroger ce que vous vous en pensez, quels ont été les ratés, etc. Ensuite, à 17 heures, on fera une deuxième partie un petit peu plus complexe, un petit peu plus politique derrière.

Titre chiant (mais qui fait sérieux;-) )

Je ne savais comment l’appeler donc j’ai pris un titre un peu chiant qui s’appelle 3 ans ⅔ de « Dégooglisation » : bilan, impact et perspectives.

C’est quoi « Dégooglisons Internet » ?

Je vais essayer peut-être de rappeler avant tout c’est quoi « Dégooglisons Internet »2. Donc là vous m’avez moi en photo, c’était aux RMLL 2014, avec probablement une trentaine de kilos de moins et qui présentais le projet qui n’existait pas encore, vu qu’on l’a sorti en octobre 2014. Un projet qui allait s’appeler « Dégooglisons Internet ». Et c’est quoi « Dégooglisons Internet » ? L’objectif était triple :

  • il était de sensibiliser le public à la centralisation du web ;
  • il était de démontrer que le logiciel libre était une solution ;
  • et dès le départ, on ne l’a pas rajouté en cours de route même si ça nous aurait beaucoup ressemblé, on avait dans l’idée d’essaimer notre démarche.

Donc pour un petit peu mieux comprendre ce à quoi visait « Dégooglisons Internet », on avait fait une petite carte inspirée de la carte d’Astérix avec le petit village gaulois qui résiste en face à tous les camps romains qui sont Google docs, Trello, Slack, Facebook, Google Books, etc.

Je vais aller assez vite sur ce qui nous a motivés à lancer ça. Le facteur déclenchant c’était très probablement les révélations d’Edward Snowden, lanceur d’alerte américain, qui annonce et montre la collusion entre les États et non seulement les GAFAM, enfin neuf entreprises : les services de renseignement américain d’un côté, donc la NSA et d’autres, et neuf entreprises du numérique américaines à savoir Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Cisco, Yahoo et quelques autres. Ça nous met une certaine claque et on se dit que, effectivement, il faut trouver une parade à cette problématique-là.

À côté de ça on voyait bien qu’il y avait un véritable problème avec la centralisation d’Internet, ce qu’on a plus ou moins résumé dans ce qu’on appelle la tripe domination :

  • une domination technique avec ces GAFAM, donc Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ; la domination technique ne s’exerce pas uniquement sur Internet, elle s’exerce aussi dans l’intelligence artificielle, dans les voitures autonomes, dans les objets connectés, dans vos téléphones, etc. Donc ça c’était quelque chose d’assez évident. Ce sur quoi on voulait mettre la lumière c’était deux autres types de domination ;
  • une domination économique que les gens ne percevaient pas forcément en 2014 et ensuite encore plus en 2016. Là vous avez un graphique qui représente les cinq plus grosses capitalisations boursières mondiales. On voit bien – vous ne voyez peut-être pas forcément l’écran –, mais en 2001 il n’y avait que Microsoft qui faisait partie du Top 5 ; en 2016, les cinq plus grosses capitalisations boursières mondiales sont Apple, Alphabet donc Google, Microsoft, Amazon et Facebook ;
  • l’autre type de domination sur lequel on est intervenus un petit peu plus tard, là aussi on a un petit peu creusé les argumentaires, c’était la domination culturelle et politique ; c’est, en gros, comment ces entreprises ont réinventé un post-capitalisme qui s’appelle le capitalisme de surveillance, qui est assez bien décrit par une économiste germano-américaine qui s’appelle Shoshana Zuboff. Ce capitalisme de surveillance joue sur différentes choses. Il joue évidemment sur le fait qu’on est surveillés en permanence, que l’extraction des données se fait en permanence, mais aussi sur des changements, des disruptions nous dirait notre président ! Typiquement Uber qui arrive, donc la désintermédiation, mais c’est aussi le fait qu’aujourd’hui, en travaillant notamment ce qu’on appelle l’économie de l’attention, le fait que vous « scrolliez » pendant une demi-heure, avant de vous coucher, sur des vidéos de chats plutôt que de lire un bon bouquin, c’est quelque chose qui est pensé, c’est quelque chose qui est souhaité, c’est quelque chose qui est voulu et c’est quelque chose qui veut être entretenu. Et donc qu’est-ce que ça pose comme problématiques à moyen et à long terme ?

Bilan « Démonstration »

Là je ne reviens pas parce que j’ai fait cette conférence sur la triple domination des dizaines et des dizaines de fois ; l’objectif, là, c’était plutôt de faire un bilan sur ce qu’on a fait, finalement, ces dernières années.

Le bilan de cet aspect démonstration c’est que, d’abord, on a sorti une trentaine de services qui sont libres, éthiques, décentralisés et solidaires, je pourrai revenir dessus si vous voulez. Là je vais les passer rapidement en revue, mais j’ai voulu tous les mettre tout simplement parce que je voulais qu’on prenne conscience du travail qui avait été effectué. Donc c’est un peu du frottage de ventre, mais il faut quand même célébrer un petit peu ça. Et donc c’est parti. Vous retrouverez la liste évidemment sur degooglisons-internet.org/fr/list/ :

  • Framapad alternative à Google docs ;
  • Framacalc alternative, toute pourrie mais malgré tout existante, à Google Spreadsheet ;
  • Farmabag alternative à Pocket, Pocket racheté par Mozilla aujourd’hui mais le fait est que là on a un produit qui est 100 % libre alors que Pocket ne l’est toujours pas ;
  • Framadate alternative à Doodle, plus d’un million de sondages aujourd’hui ;
  • Framindmap alternative à Mindmaps ;
  • Framanews alternative au défunt Google Reader ;
  • Framasphère alternative, là encore plutôt à la ramasse mais on fait ce qu’on peut, à Facebook et Twitter. Quand je dis « on » ce sont les communautés du Libre, ce n’est pas nous Framasoft ;
  • Framabin alternative à Pastebin ;
  • Huit.re ou Frama.link alternative à bit.ly, au futur défunt Goo.gl, eh oui !
  • Framapic alternative img.ur ;
  • git.framasoft.org ou Framagit alternative à Github ou au défunt Google Code. Vous noterez le nombre de défunts quand même en quelques années ;
  • Framabee alternative, là encore un peu pourrie, alias Tonton Roger pour ceux qui préfèrent, à Google Search ;
  • Framabookin alternative, là aussi à la ramasse mais il y a plein d’idées à travailler dessus, à Google Books ;
  • Framagames, pas vraiment d’alternative, mais il faut bien rigoler de temps en temps ;
  • Framadrive alternative à Dropbox ;
  • Mypads qui a été un logiciel qu’on a développé pour améliorer Etherpad donc on va dire alternative, encore une fois, plutôt côté Google Docs ;
  • Framaboard alternative un peu pourrie, plus puissante mais moins jolie, à Trello ;
  • Framadrop alternative à WeTransfer ;
  • Framacarte alternative à Google Maps, on va dire au fait de mettre des points sur Google Maps, L’alternative à Google Maps, en tant que telle, c’est plutôt OpenStreeMap. Framacarte est basé sur uMap qui est une surcouche à OpenStreetMap, qui permet de faire des tracés et autres ;
  • Framateam alternative au groupe Facebook ou à Slack ;
  • Framavox prise de décision ;
  • Framinetest alternative à Minecraft Edu ; là aussi c’était plutôt pour rigoler mais ça marche plutôt bien ;
  • Framalistes alternative à Google Groups, qui envoie plus de 100 000 mails par jour ;
  • Framanotes alternative à Evernotes, là aussi pourrie, mais les communautés du Libre travaillent autant qu’elles le peuvent et aussi vite qu’elles le peuvent ;
  • Framagenda alternative à Google Agenda ;
  • Framaform alternative à Google Forms ;
  • Framatalk alternative à Skype ;
  • MyFrama alternative à del.icio.us ;
  • Framaestro alternative à rien du tout puisque ça n’existait pas et ça reste bien trop méconnu à mon goût ;
  • Framaslides alternative à Google Slides ;
  • et, en 2018, on a sorti aussi Frama.site et Framatube qui va arriver au mois d’octobre.

Voilà ! Hou ! Je peux reprendre ma respiration.

Donc on a commencé en octobre 2014 et, si je reprends la carte de tout à l’heure, eh bien on peut dire qu’on est arrivés quasiment au bout. Là la carte date d’octobre 2016 mais depuis on a fait Google Slides enfin alternative à Google Slides, alternative à Blogger et alternative à YouTube qui est en cours ; des alternatives à Change, à Scribd et Meetup sont aussi en cours pour les années ou les mois, même, à venir.

On l’avait mis sur la Corse ; il n’y aurait pas d’alternative à Gmail chez Framasoft. Je reviendrai dessus tout à l’heure.

Évaluation

L’évaluation, finalement, qu’on peut faire de tout ça ? Qu’est-ce qu’on peut dire ?
Déjà que le Libre ça marche. Aujourd’hui même la DINSIC, je m’en suis aperçu relativement récemment, donc la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, recommande, par exemple, l’utilisation de Framagit, ce qui fait qu’on se retrouve avec Parcoursup hébergé chez nous. Évidemment, projet dont on ne partage pas les valeurs et les objectifs mais au moins, voilà une forme de reconnaissance ! Donc le Libre ça marche.

On peut dire, ce qui n’était pas du tout notre cas avant qu’on lance cette initiative « Dégooglisons Internet », que Framasoft est devenu un petit peu éditeur et mainteneur de logiciels, sachant que sur les 34 existants, il y en avait 12 sans réelle alternative libre donc qu’on a développés en interne et il y en a 7 qui ne sont pas des logiciels Framasoft mais sur lesquels Framasoft est devenu quasiment mainteneur principal ou, en tout cas, un des plus gros contributeurs, je pense notamment à Ethercalc. Vous allez rire parce que forcément Ethercalc est un peu pourri. Pour ceux qui ne voient pas, Framacalc, notre alternative à Google Spreadsheet, le fait est que la développeuse initiale a complètement lâché l’affaire et, du coup, c’est Luc, qui intervenait juste avant dans cette même salle, qui se retrouve mainteneur, enfin admin sur le dépôt de Ethercalc aujourd’hui.

Donc on a des logiciels comme ça sur lesquels on se retrouve à faire du développement upstream c’est-à-dire à faire du développement sur le logiciel qu’on avait juste copié au départ mais, en fait, on y apporte des améliorations et, du coup, on se retrouve un petit peu en interaction forte avec ces logiciels-là.
Je rebois un coup.Dommage, il n’y a pas de Gewurzt !

Du coup on est devenus plus ou moins sans le vouloir, enfin surtout sans le vouloir, pas plus ou moins jusqu’à preuve du contraire, jusqu’à ce que vous me disiez qu’il y en a d’autres qui font plus, la plus grosse offre mondiale de services libres, éthiques, décentralisés, et solidaires, accessibles en tout cas gratuitement. Il y a probablement des entreprises qui en proposent plus, mais, du coup, ce n’était pas notre objectif de devenir le plus gros, en tout cas pas en trois ans.

Aujourd’hui, ça c’est sur l’ensemble de Framasoft, ce n’est pas uniquement sur « Dégooglisons Internet », mais ce sont 103 noms de domaines, 28 serveurs physiques et, en gros, une cinquantaine, soixantaine de VM, donc de machines virtuelles qui font tourner l’ensemble de ces services. Le tout géré par une équipe ridiculement restreinte. Encore une fois je crois que Luc est parti vendre sa bière, mais il est le seul adminsys salarié de Framasoft, épaulé par entre deux et trois développeurs qui viennent lui prêter main forte quand, par exemple, il est en train de vendre de la bière aux RMLL pour s’assurer que les serveurs continuent de tourner chez nous.
Mais globalement on l’a fait avec trois fois rien comme moyens.

Le résultat aujourd’hui – c’est une évaluation – entre 300 et 500 000 personnes par mois qui viennent utiliser les services Framasoft. Là aussi, on n’avait pas du tout prévu autant. Je suis assez flou sur ce chiffre-là parce que, tout simplement, on ne garde pas les adresses IP ; on « stat » qui vient : à chaque fois qu’il y a quelqu’un qui vient sur nos sites on sait – on utilise Matomo, anciennement Piwik, je crois qu’il y a des gens de Piwik qui sont aux Rencontres mondiales – pour faire nos statistiques, par contre on l’utilise en mode anonymat maximum ; ça veut dire qu’on ne garde pas les adresses IP de chaque personne qui vient sur notre site, ce qui fait que c’est compliqué pour nous de savoir, de faire la différence entre qui est une personne, est-ce qu’elle vient elle fait une visite ? Ou est-ce qu’elle en fait dix ? Ou est-ce qu’elle en fait cent ? Pour nous, très concrètement, on ne le sait pas, à la limite on s’en fout, mais en appliquant une bonne vieille règle de trois par rapport aux chiffres qu’on avait quand on utilisait Google Analytics – parce qu’on a utilisé Google Analytics chez Framasoft jusqu’en 2013 – en appliquant les mêmes ratios, du coup j’estime à la louche entre 300 et 500 000 le nombre de personnes qui viennent chaque mois utiliser nos services.
Évidemment il faut maintenir tout le bordel !

Vous validez ?

Donc je ne sais pas si vous vous validez, mais pour nous le contrat et l’engagement sont remplis.

Bilan « Sensibilisation »

Le côté maintenant sensibilisation.

Framapartout

Donc on a vu du Frama partout : Next Inpact, l’Humanité, Le Figaro, Next INpact, Le Monde, Next INpact, Les Échos, Next INpact, non je déconne, TV5 Monde, France 3, tout ça ; je dis ça pour David [Legrand] ! Mais du coup, effectivement, on est passé sur à peu près tous les grands canaux possibles et imaginables sauf qu'on a refusé, je crois, quelques télés. Ce n'est pas hyper-simple parce qu’on n’a pas fait de média training ; ce n’est pas hyper-simple de se dire « tiens je vais passer pendant 45 secondes sur TF1 » et de ne pas passer pour un rigolo, etc., sachant que ça ne soutient pas forcément le modèle que nous on défend. On ne court pas du tout après les aspects télévision grand public, mais on pourra discuter parce que le point de ce bilan c’est comment Framasoft se positionne un petit peu. Est-ce qu’on doit convaincre tout le monde ? Est-ce qu’on est une figure de proue du Libre ou est-ce qu’on est plutôt une bande de copains ? Et j’ai peur que la réponse vous déçoive.

Éducation populaire

Côté toujours sensibilisation on a fait beaucoup d’éducation populaire de différentes façons, notamment 300 conférences, ateliers, stands, etc., sur ces quatre dernières années. Framasoft, je n’ai pas précisé, mais on est plutôt une bande de copains, donc c’est 35 adhérents, 25 bénévoles et quelques salariés. C’est beaucoup 300 conférences ! Ça veut dire beaucoup de déplacements, etc., sachant qu’on intervient dans tous types de lieux qui vont de la MJC à la Commission européenne, au Parlement européen pour être plus exact.

On a fait beaucoup d’éducation populaire sur la question des argumentaires. C’est-à-dire qu’il fallait simplifier ce que je vous ai présenté en quelques secondes au départ, cette histoire de la triple domination de Google, cette partie sur le capitalisme de surveillance qu’on est encore en train de travailler. Pour moi le cœur de métier de Framasoft, il est là : comment est-ce qu’on sensibilise à ces questions qui sont un petit peu complexes ?

Donc on a beaucoup travaillé ces argumentaires et on a réussi à gagner un certain nombre de batailles sémantiques. Par exemple sur la bonne idée de Frédéric Couchet qui, je crois, est aux RMLL cette année aussi, donc délégué général de l’April — je ne sais pas s’il est là ; il n’est pas là ! tant pis pour lui ! Il a tort, il fait tellement bon dans ces amphis ! — qui, dès le départ, m’avait conseillé en disant « il ne faut pas parler de GAFA, il faut bien parler de GAFAM en rajoutant Microsoft ». Et je pense, du coup, en toute prétention, que Framasoft n’est pas pour rien dans le fait qu’on parle des GAFAM et non pas uniquement des GAFA et qu’on inclut Microsoft dans cette dénomination d’entreprises qui exercent cette triple domination, là où les journalistes, pour la plupart, préfèrent voir les GAFA, c’est-à-dire des entreprises plutôt récentes, en tout cas pour Google et Facebook qui sont arrivées beaucoup plus tardivement et ont des pratiques beaucoup plus disruptives que ne paraissent l’être celles de Microsoft.

Le terme « Dégoogliser ». Alors ça a été rigolo la première année, chaque fois qu’on intervenait à la radio, etc., le journaliste butait sur le mot parce que voilà, tant que vous n’avez pas essayé de prononcer le mot « dégoogliser » vous avez le cerveau qui bute, c’est normal. Du coup, aujourd’hui on voit des articles qui paraissent dans la presse, etc. où on parle de « Dégooglisation », terme qu’on a inventé un soir de beuverie.

Public : Ça c’est l'achievement !

Vous validez ?

Pierre-Yves : Ouais. Je n’ai pas dit ce qu’on avait bu. Notez bien, pas forcément de l’alcool ! Du coup, côté sensibilisation, vu la taille de l’asso je ne sais pas si vous vous validez mais moi je « checke ». Je peux dire qu’on a bossé correctement.

Bilan « Essaimage »

Sur le côté essaimage.

« CHATONS »

Assez rapidement, dès la fin de la première année de « Dégoooglisons Internet », on savait qu’il fallait monter quelque chose. On souhaitait monter un collectif. On a regardé comment on pouvait activer un réseau de personnes qui partageaient nos valeurs, etc., sachant que, dans toutes ces associations préexistantes, il y en avait qui étaient là depuis bien longtemps avant nous. Je pense à Infini — j’étais à Brest toute la semaine dernière —, je pense à Marsnet, je pense à lautre.net, qui étaient là souvent depuis 10 ans ou 20 ans, par exemple pour Infini, et qui faisaient ce travail-là un petit peu de sensibilisation au logiciel libre.

On a souhaité proposer de monter un collectif de façon à rassembler et à donner une visibilité et, quelque part, une forme de labellisation à toutes les structures qui souhaitaient participer à la « Dégooglisation ». C’est donc le collectif CHATONS3– collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires – là aussi terme trouvé un soir de beuverie. Aujourd’hui, ce collectif regroupe en gros une soixantaine de structures qui peuvent être des particuliers, des associations, des entreprises, des SCOP [société coopérative et participative], etc., essentiellement en France mais aussi au Québec, au Portugal, en Belgique et puis ça arrive en Suisse et dans d’autres pays. Le collectif est relativement récent, il a 18 mois, ce n’est quand même pas très vieux ! Un collectif de 18 mois qui a soixante structures, on peut trouver que ça ne va pas assez vite mais, là aussi, on peut se dire que c’est quand même assez rapide.

Internationalisation

Sur les aspects internalisation et essaimage des processus qu’a mis en route Framasoft, sur les traductions notamment en anglais, allemand, espagnol, etc., des différentes pages d’accueil des différents services, c’est en cours. Après, on freine un peu des quatre fers parce qu’on a déjà largement assez de monde et on se dit : si demain on doit récupérer les Allemands, les Anglais, les Italiens, etc., on va juste s’effondrer, nous, sous la masse de travail. Pourtant, on fait ce travail de façon à ce que si jamais nos services sont traduits et les pages d’accueil sont traduites dans un maximum de langues, le fait de diffuser ces services-là et de les remettre en place sera évidemment beaucoup plus simple.

Côté essaimage mondial donc hors CHATONS, il y a aussi beaucoup de pays qui s’inspirent, finalement, de la démarche qu’on a eue avec « Dégooglisons Internet » et on commence à voir — alors ça frémit, mais ça se met en place petit à petit — par exemple X-net en Espagne — X-net, on va dire, c’est assez proche en termes d’objectifs et de modèle d’action de ce que fait La Quadrature du Net4 en France ; Autistici et d’autres, il y a d’autres collectifs et associations italiennes qui commencent à monter leurs propres structures de « Dégooglisation » ; Weho.st et Disroot aux Pays-bas qui sont déjà plutôt efficaces ; Allmende.io en Allemagne, etc.

Presque « Check ! »

Donc là-dessus, on y est… presque ! Raté ! Ouais, bon ! Ce n’est pas tout à fait ça. Moi je pense qu’on a péché sur le côté essaimage ; honnêtement on se rate un petit peu. Comme on est des vrais chatons on retombe sur nos pattes au final, mais voilà ! Ça a plutôt bien fonctionné.

Impacts sur l’association

Les impacts sur l’association en tant que telle.

Modèle éco

Au niveau des recettes de l’association, le modèle économique reste basé exclusivement sur le don ; on est passé de 158 000 euros de recettes en 2013 à 415 000 en 2017. Vous allez me dire mais qu’est-ce qu’ils font de tout ce pognon ? Encore une fois ce n’est quasiment que du don. Sur les 6 %, ils viennent d’où les 6 % ? J’adore la confiance des gens des gens ! Ils viennent d’où les 6 % qui manquent ? C’est essentiellement de la vente de goodies donc de tee-shirts, etc., ou de bière — allez donc acheter de la bière à Luc ; enfin je pense qu’il a quasi tout vendu ! Et puis un tout petit peu de prestation : par exemple, on met à disposition des instances privées d’Etherpad à Wikimedia France ou à Sésamath et on se fait rémunérer pour ça. Mais globalement ce sont des dons, essentiellement d’ailleurs des dons de particuliers : 5000 donateurs et donatrices dont, en gros, 1000 nous font des dons chaque mois.

Ce modèle, par contre — et on s’en rend bien compte nous sommes à Framasoft des privilégiés — il n’est pas facilement reproductible. On ne peut pas dire « eh bien laissez tomber les subventions, demandez des dons ! » C’est beaucoup plus compliqué que ça ! Ne serait-ce que parce que, pour demander des dons, il faut réussir à faire une certaine forme de communication très active, etc., qui nécessite beaucoup de temps et, à moins que vous ayez des bénévoles qui soient bons en com’, malheureusement il faut payer des gens pour faire ça et, du coup, ce n’est pas quelque chose sur lequel moi je pourrais dire « c’est simple ! Laisse tomber tes subventions, laisser tomber tes partenariats avec les collectivités ; tu n’as qu’à faire une page de dons. » Le modèle est quand même beaucoup plus difficilement reproductible que ça !

Du coup, pour ne pas rester enfermés sur ce modèle-là et expérimenter pour les autres, on est en train de mener aujourd’hui des expérimentations sur des modèles économiques un petit peu différents, qui sortiraient du don, alors pas tant pour Framasoft — Framasoft va rester une association, son modèle économique va rester basé sur le don —, mais puisqu’on a aujourd’hui de l’argent, on va essayer d’expérimenter d’autres modèles qui sont beaucoup plus difficiles à impulser quand on n’a pas un petit peu de trésorerie en amont.
On en discutait avec David à l’instant, il y a plein de gens qui souhaiteraient donner de l’argent à Framasoft pour des services payants ; ça n’est toujours pas à l’ordre du jour, je pense que ça fera partie des questions.

Développement de l’asso

Pour les adhérents, sur l’ensemble de la campagne, pendant ces quatre dernières années, on est resté à peu près à effectif constant, c’est-à-dire 35 adhérents ; il y a un tiers de l’asso qui s’est renouvelé ; globalement ça n’a pas beaucoup changé, les profils se sont diversifiés. 30 % de renouvellement en quatre ans sur une petite asso, c’est le renouvellement qu’on avait déjà avant à peu de choses près, je ne pense pas que la campagne ait beaucoup joué là-dessus.

Principal changement, notamment pour moi qui suis directeur de l’asso, on est passé de deux à huit à salariés ; concrètement je suis passé d’un collègue à sept, bientôt huit. Forcément ça change et, là-dessus, si jamais vous vous retrouvez dans cette situation-là, vous pouvez venir en discuter avec nous parce que ça change les rapports entre salariés et bénévoles ; ça change les rapports entre salariés ; ça change les rapports structurels. Qu’est-ce qu’on fait ? Tiens, est-ce qu’on ne demanderait pas des tickets restaurant, etc. ? Je ne vous cache pas qu’en 2014 il restait 2000 euros sur le compte, fin 2014, donc on ne se posait pas du tout ce type de questions. Donc si jamais vous êtes dans une association à forte croissance on peut en discuter.
J’en profite, le petit cœur c’est évidemment pour remercier tous mes collègues sans qui je pense que Framasoft, aujourd’hui, n’existerait plus.

On a transformé tous nos processus comptables puisque, évidemment, on fait beaucoup plus de collecte de dons qu’auparavant ; concrètement ça veut dire qu’à partir de 153 000 euros de collecte de dons votre association est obligée de prendre un commissaire aux comptes ; ce commissaire aux comptes va regarder dans le détail, quasiment à l’euro près, ce que vous faites de cet argent ; est-ce que vous l’utilisez bien ou pas ? Est-ce que vous en abusez ou pas ? Donc nos comptes sont certifiés par un commissaire aux comptes indépendant mais, pour arriver là, je ne vous cache l’état de la compta en 2013 ! On n’était pas sur du tableur Calc mais pas loin ! Donc ça veut dire qu’il faut complètement transformer tous ses processus comptables.
On a embauché une personne qui, aujourd’hui, fait essentiellement de la saisie parce que 5000 donateurs plus 1000 donateurs récurrents, on n’est pas loin des 10 000 entrées. Évidemment ça s’automatise mais ça fait quand même beaucoup d’entrées et d’écritures comptables.
En plus on embauche, enfin on embauche, on a en prestataire quelqu’un qui est expert-comptable qui vient nous aider à mettre nos comptes au propre et qui, ensuite, transmet ces comptes au commissaire aux comptes. Concrètement ça veut dire qu’en quatre ans à la fois la professionnalisation et, j’allais dire, presque l’industrialisation même si, évidemment, je n’assume pas tout à fait le mot, l’industrialisation de nos processus, comptable et financier, a été totalement transformée.

On a aussi adapté nos statuts. Moi j’ai monté un certain nombre d’assos avant Framasoft et pendant Framasoft — ça fait dix ans maintenant que je suis salarié de l’association et j’étais bénévole auparavant dans cette asso, donc j’ai monté un certain nombre d’associations — et moi je suis toujours partisan, au départ, des statuts les plus courts possibles : en gros, si ça tient sur une page A4, de préférence sur un recto, c’est très bien et après on adapte. Là on s’est retrouvés à un moment donné où il fallait adapter nos statuts. Aujourd’hui ils doivent être sur trois-quatre pages.

Tout est public nos comptes, nos statuts, etc., tout est en ligne sur soutenir.framasoft.org et, notamment, on a revu nos statuts sous la forme d’une gouvernance collégiale.

Concrètement on travaille avec des comités qui sont, en quelque sorte, des groupes de travail et des groupes de responsabilité. On n’a plus de bureau en tant que tel ; on a toujours des coprésidents et des coprésidentes. Il y a deux coprésidents et deux coprésidentes à Framasoft, qui ont essentiellement un rôle de représentation légale mais qui n’ont strictement aucun pouvoir. Donc quand vous voyez quelqu’un qui dit « je suis coprésident de Framasoft », vous pouvez lui serrer la main parce que c’est lui qui prend les risques, lui ou elle, qui prend les risques légaux d’aller en taule si jamais moi, demain, je me casse aux Bahamas avec le pognon et, d’un autre côté, il ou elle n’a strictement aucun pouvoir supplémentaire.

On a aussi transformé nos statuts pour obtenir un agrément « jeunesse et éducation populaire ». On pourra en discuter si vous voulez.

Les évolutions internes

Du coup non, ce n’est pas interne, si interne ! J’ai fini les conférences, celle-là à 14 heures 39 tout à l’heure, donc ça sent encore le frais.
On s’est beaucoup ouverts sur les milieux notamment de l’éducation populaire, de l’économie sociale, solidaire et écologique, etc. ; ça fera plutôt l’objet de la deuxième conférence qui va suivre tout à l’heure. On leur a donné à voir. Quand je dis « donné à voir », ça veut dire qu’on a fait un gros travail en dehors même des 300 interventions dont je parlais tout à l’heure, moi notamment, certains de mes collègues et des bénévoles aussi, mais enfin ça a été essentiellement mon travail de prendre des rendez-vous auprès des structures et des réseaux d’éducation populaire existants pour leur expliquer ce que c’était que le Libre, si jamais ils avaient des doutes ou des mécompréhensions, mais aussi pour leur dire comment on travaillait, pourquoi on faisait « Dégooglisons Internet », etc. Concrètement ça a été, je pense, le changement le plus radical, et cette ouverture qu’on a eue a été probablement le plus gros impact qu’a causé sur la structure la campagne « Dégooglisons Internet ». C’est le fait que Framasoft s’est déplacée d’une structure – Frama c’était français-mathématiques, on venait plutôt du milieu de l’Éducation, mais on était quand même très libristes ; ça ne veut pas dire qu’on l’est moins aujourd’hui, mais on est beaucoup plus à la frontière de ce que j’appellerai tout à l’heure la société de contribution. Donc on a beaucoup discuté avec eux pour voir comment on pouvait essayer de travailler ensemble et non pas les libristes d’un côté, l’éducation populaire de l’autre, etc.

On a aussi fermé quelques portes, notamment celles des institutions publiques, ministères ou entreprises, qui n’avaient pas d’engagement clair envers le Libre. C’est-à-dire que concrètement on a écrit un billet qui avait fait un peu de bruit qui s’appelle « Pourquoi Framasoft n’ira plus boire le thé au ministère de l’Éducation nationale »5. Moi j’ai fait ça pendant des années, aller à des réunions, etc. ; on vous invite — c’est très chouette le ministère de l’Éducation nationale à Paris, la moquette est épaisse, le café et le thé y sont fort bons —, mais on perdait du temps et, comme on est une toute petite structure, on a décidé d’arrêter de perdre notre temps et de se concentrer, finalement, sur des actions concrètes et arrêté surtout de travailler avec des gens qui nous appellent aujourd’hui.
Je vais prendre le cas d’un candidat à la présidentielle France insoumise, je vous laisse imaginer qui c’est, qui nous envoie gentiment un courrier disant « il faudrait qu’on discute du Libre » ; OK, pas de problème lui ou un autre, pourquoi pas ! « Vous êtes convoqué tel jour par monsieur X, candidat à la présidentielle France insoumise, à Paris, machin, à 10 heures. » Non ! En fait on a répondu non ! On ne répond pas à des convocations ; on répond à des gens qui veulent prendre un engagement clair. Enfin très honnêtement, on a répondu « si vous venez nous voir on discute ». Mais je ne vois pas pourquoi je quitterais – j’habite à Lyon –, pourquoi je me taperais les trois heures de trajet porte à porte pour aller à tel endroit, pour discuter avec qui que ce soit pour, ensuite, repartir, alors que cette personne-là, à aucun moment, n’a exprimé le désir de venir réellement discuter avec nous. Ça ne veut pas dire qu’on ne discute pas avec les gens de cette représentation-là, de ces institutions-là. Par contre, on le fait sur un niveau d’égalité : vous voulez discuter, vous passez un coup de fil, on discute, on peut aller boire un coup ensemble, etc.,mais on n’est pas « convoqués ».

Si le ministère de l’Éducation nationale nous dit « on voudrait monter un observatoire du Libre dans l’Éducation nationale » ; un observatoire, ça ne nous intéresse pas. Ce qu’on veut c’est que l’Éducation nationale puisse dire « OK, suivant les résultats de cet observatoire, pourront être mises en place telle et telle action en faveur du logiciel libre » ; mais discuter pour discuter ! Et ça nous a fait gagner un temps fou. Si vous vous sentez débordé parce que vous rencontrez des élus, des machins, etc. — je ne dis pas qu’il faut arrêter de les rencontrer —, mais posez-leur la question avant : « OK ! Très bien, mais moi je vais pas venir pour boire le thé. Qu’est-ce que vous proposez ? »

Public : Est-ce que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche c’est mieux ?

Pierre-Yves Gosset : J’ai bossé dix ans pour les universités, pour le CNRS. Je suis parti du CNRS parce que le service valorisation du CNRS voulait mettre en place des espèces de DRM [Digital Rights Management]sur les logiciels libres. Bon ! Voilà !

Public : Et aujourd'hui, ils poussent au brevetage des logiciels.

Pierre-Yves Gosset : Le problème de ces ministères c’est qu’ils sont complètement schizophrènes et complètement enfermés ; ils sont persuadés d’être à chaque fois les ministères les plus importants. Je ne sais pas ! On a discuté avec le CNRS très rapidement quand ils ont lancé des chaînes YouTube ; je ne sais pas répondre ; il n’y a pas une réponse à ta question, elle serait forcément caricaturale. Je vais répéter ta question, du coup, qui était : « Est-ce que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche c’est mieux que l’Éducation nationale ? » C’est compliqué. Par exemple Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique ] est au top sur la question du logiciel libre et, à la fois, tu vas avoir d’autres labos qui ne vont pas l’être du tout. Donc on ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac. Ce qui est sûr c’est qu’il y a encore beaucoup de gens qui n’ont pas compris que le modèle du logiciel libre n’était pas un modèle de la vente, n’était pas un modèle de la rente, n’était pas un modèle de « on arrive avec une offre sur étagère ». Donc c’est extrêmement compliqué d’aller discuter avec ces gens-là. La dernière fois que j’ai discuté avec quelqu’un de haut placé à l’Éducation nationale, son discours c’était « il faut mettre en tension le logiciel libre et le logiciel propriétaire ». Mettre en tension ça veut dire mettre en concurrence. On va reparler des chiffres et un petit peu de combien ça a coûté :là on parle d’une boîte qui vaut 600 milliards de dollars et là on parle d’une asso qui collecte sur des fonds de volontaires, globalement on peut dire sur la charité publique, l’équivalent de 400 000 euros. C’est juste ridicule ! On ne parle pas du tout de la même chose et non, on ne va pas nous, Framasoft, proposer une offre sur étagère. « Par contre allez voir telle entreprise, telle entreprise, etc. » « Ah oui, mais nous on veut travailler avec vous. » Merde ! Ce n’est pas notre boulot. C’était la question qu’on avait juste avant, je pense qu’on reviendra dessus.

Je reviens sur la question des prises de conscience. Ça aussi c’est quelque chose d’assez fort. Ce n’est pas forcément partagé par toute l’association, c’est toujours parce qu’on avance tous à nos propres rythmes, mais la prise de conscience que, finalement, le Libre était une île dans un archipel, avec d’autres îles autour, je ne sais pas : les communs, le journalisme indépendant, le syndicalisme, les mouvements coopératifs, etc. Et finalement on partage quand même beaucoup de valeurs communes et il faut discuter et boire du Gewurzt ensemble.

L’aspect indigence du Libre ; ça va être plutôt l’objet de la conférence d’après, mais c’est aussi une prise de conscience qu'on ne prend pas soin des infrastructures numériques et notamment, quand Framasoft vous propose des logiciels — là on vient de finir une conférence sur PeerTube6, juste avant Luc présentait PeerTube et il y avait plein de questions sur : pourquoi est-ce que vous ne faites pas ça ? Juste on n’a pas de tunes. Eh bien non, tu nous dis de la merde ! Tu viens de dire que vous aviez fait 415 000 euros de collecte. Ouais, mais déjà quand vous payez huit personnes, ça fait quand même beaucoup d’argent qui sort et derrière il y a les prestas et puis les interventions. Encore une fois, moi là j’ai fait un Lyon-Brest, une semaine à Brest, et puis un Brest-Strasbourg, une semaine à Strasbourg, et puis je retourne à Lyon, tout ça, ça a un coup non négligeable ; il faut payer chambre d’hôtel, transports, etc. On essaye de ne pas faire peser ces coûts-là sur l’organisation des RMLL qui n’a déjà pas beaucoup de moyens.

Donc le Libre communautaire est, pour moi, financièrement plutôt indigent.

Autre prise de conscience, mais ça on en avait conscience avant « Dégooglisons Internet », c’est que nous sommes une communauté extrêmement élitiste. Comme toutes les communautés nous avons notre propre culture, etc. J’ai toujours été membre, depuis maintenant plus de 15 ans, de différents groupes d’utilisateurs de logiciels libres, etc., et je trouve qu’on n’est pas bons dans l’accueil ; je trouve qu’on n’est pas bons dans la façon de présenter les choses et ça, pour moi, ce sont des choses sur lesquelles nous devons collectivement travailler, en tout cas sur lesquelles Framasoft va travailler. Ça va être aussi, en partie, l’objet de la conférence d’après. Je la tease un peu parce qu’il faut bien que vous restiez.

« Dégooglisons Internet » nous a permis aussi de prendre de la hauteur en travaillant des choses qui sont beaucoup plus politiques ou économiques, telle le capitalisme de surveillance, qui sont des choses qui ne sont pas encore très bien perçues par le grand public parce qu’on est en plein dedans. Concrètement, quand la révolution numérique est arrivée, les gens ne l’ont pas forcément perçue comme une révolution et aujourd’hui, plusieurs dizaines d’années après, on se dit « ah mais en fait, si, il se passe un truc vraiment important là ; ça change notre rapport au monde, ça change notre rapport aux autres personnes, ça change les impacts sur notre vie privée, etc. » On travaille en ce moment cette question-là et on essaye de prendre de la hauteur vu qu’on vient de passer des années à regarder de près ce que faisait Google, ce que faisait Facebook, etc., sur ces questions qui ne sont pas techniques.

Et enfin on s’est un petit peu auto-radicalisés, donc la conférence qui suit va peut-être un peu vous étonner, mais je voudrais parler ensuite de radicalisation et de repolitisation du logiciel libre qui ne s’est pas complètement dépolitisé ; ça fait des années que ça existe, ça fait des années qu’il y a plein de conférences aux RMLL sur « le logiciel libre est un mouvement social et politique », donc ce n’est pas quelque chose de nouveau que dit Framasoft. Par contre, on veut utiliser le poids qu’on a aujourd’hui à la fois dans les communautés du Libre et maintenant dans les autres communautés, donc économie sociale et solidaire, éducation populaire, mouvements associatifs, etc., pour porter cette parole-là et dire que le Libre n’est pas qu’un mouvement technique et donc il faudra arrêter qu’on soit considéré uniquement comme un mouvement technique.

Concrètement l’association s’est quand même plutôt transformée tout en restant la même – je n’ai pas trouvé mieux que ce magnifique petit Transformer, j’ai cherché pendant des heures des GIF de chatons qui se transforment ; je n’ai pas trouvé ; j’ai pris un gamer. C’est un peu comme un chaton en moins poilu.

Les « satisfactions »

Les satisfactions, du coup, ou en tout cas les points forts, les satisfactions qu’on a.

Sur cette campagne, on a bien pris conscience du pouvoir de la communication : réutiliser l’imagerie d’Astérix c’était pertinent, sur le moment ; travailler les flyers, les stickers, etc., ça marche bien ; avoir une communication qui est un petit peu carrée ; travailler les infographies, on a travaillé par exemple avec Geoffrey Dorne, le frère de Korben – pour ceux qui ne voient pas qui est Geoffrey Dorne je vous encourage à aller voir graphism.fr, c’est son site, « graphism » sans « e » ; travailler nos punchlines un petit peu parce que quand vous vous retrouvez à la télé ou à la radio et que vous avez à peu près 25 secondes pour expliquer ce que vous faites eh bien voilà ! Comment est-ce qu’on le dit ? Comment est-ce qu’on le présente ? On se rend bien compte que la communication est un vrai pouvoir.

Deuxième satisfaction, j’en parle d’autant plus facilement que je suis salarié, mais rémunérer correctement les salariés, les prestataires, ça aussi c’est une satisfaction. Faire du Libre avec des bouts de ficelle, moi ça me va très bien et, personnellement, je veux bien continuer comme ça, par contre je ne veux pas le faire en perdant mes vacances, je ne veux pas le faire en n’ayant pas de quoi me nourrir, je ne veux pas le faire en n’ayant pas de quoi remplir mon frigo ; sinon, évidemment, quand on rémunère moins bien les gens, eh bien qu'est-ce qu'ils font ? Ils se sentent plus ou moins obligés parce qu’on a des enfants, parce qu’on a des projets de vie, etc., qui peuvent être différents. On se retrouve à devoir, finalement, travailler pour le grand capital alors qu’intérieurement ce n’est pas ça qu’on veut. Donc on a décidé de rémunérer correctement nos salariés, nos prestataires, au tarif, tout simplement, de combien ça coûte dans le privé et non pas combien ça coûte dans le milieu associatif.

La bataille sémantique, j’en ai déjà parlé, je ne reviens pas dessus, mais c’est quand même une satisfaction qui peut paraître ridicule, mais je pense sérieusement que la bataille des mots, des termes, de la novlangue et de la sémantique fait partie des batailles les plus importantes.

Et on a aussi diversifié un petit peu le profil des membres qui ne sont pas que des techniciens dans l’association.

Dans les autres satisfactions, plutôt extérieures, on a requestionné qui nous voulons être au monde. Ça paraît très philosophique, mais, du coup, on s’est requestionnés sur est-ce que oui ou non on se transforme en entreprise ou en coopérative ou en société coopérative d’intérêt collectif pour proposer du service, etc. ? Il y a une forte demande, tous les gens nous demandent ça ; ils veulent du Framamail, ils veulent… Eh bien non ! On a fait le choix, en tout cas aujourd’hui – ça peut changer dans un an, dans deux ans, en assemblée générale –, mais on a fait le choix de rester sur le modèle bande de copains, AMAP [Association pour le maintien d'une agriculture paysanne] du logiciel libre et qui outille la société de contribution avec ses petits bras.

Si vous voulez une entreprise qui outillerait et qui vendrait du service libre, eh bien vous pouvez tout simplement vous servir chez nous et, en plus, on est même capables de vous aider, de vous expliquer, de discuter avec vous. Donc montez votre propre business vous n’avez pas besoin de nous !

Autre satisfaction : créer des alliances, là je vais beaucoup revenir dessus dans la deuxième conférence donc 16 heures 45 ; j’avance.

Dernier point, on a plutôt bien rigolé, ce qui était quand même un point essentiel ; on s’est plutôt bien marrés à faire cette campagne et j’espère que vous avez bien rigolé aussi, mais comme toute blague il faut un début, un point de tension et une chute. Aujourd’hui, pour nous, « Dégooglisons Internet » on continue à en parler, etc., mais c’est derrière nous.

Concrètement, autre satisfaction, le coût total de « Dégooglisons » c’est en gros 80 mètres d’autoroute. J’ai fait le calcul parce que j’ai appris parce que le GCO, donc le grand contournement ouest de Strasbourg, enfin l’autoroute qui est censée contourner Strasbourg, coûterait aux alentours de 500 millions, ce qui faisait 24 millions le mètre, pour 24 kilomètres, etc. Et donc ça fait même 30 mètres de contournement de l’autoroute de Strasbourg, c’est-à-dire d’ici jusqu’au fond. Voilà, le coût des trois années, même des quatre quasiment de « Dégooglisons Internet », ça vaut un bout d’autoroute qui va d’ici jusqu’au fond de la salle. Quand on a l’impression, comme ça, que c’est énorme, je voulais juste mettre en perspective le fait que ce n’est quand même pas grand-chose et que si, à un moment donné, il y avait une décision de l’État de dire on va faire 100 mètres d’autoroute en moins et on va faire un projet qui permet de développer l’émancipation numérique, ils auraient pu le faire !

Point Gandhi

Un petit point Gandhi : « Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ». Là aussi autosatisfaction ; on a été le changement qu’on voulait voir dans le monde. On ne peut pas dire ça tous les matins mais, du coup, on l’a fait.

Trop forts

Vous allez dire c’est bon, il est gentil, mais ça fait 47 minutes qu’il se la pète, est-ce qu’ils sont si forts que ça, etc. ? Non, non, on s’est bien foirés sur un certain nombre de trucs et il ne faut pas hésiter à le dire. On n’avait pas d’obligation à tout réussir mais du coup tant mieux !

Les ratés

Premier raté ou dans les points faibles : l’épuisement. Épuisement physique ; je rappelle qu’on est une toute petite association, on n’a pas vocation à avoir, je ne sais pas, 5000 membres comme l’April, etc., enfin nous ce n’est pas notre objectif. Donc épuisement physique. Je disais que j’ai pris 30 kilos ; 30 services ! Je ne sais pas s’il n’y a pas quelque chose ! Il faudrait que je commence à réfléchir ; ça fait peut-être partie des choses ; je me dis tiens il faudrait peut-être lever le pied.

Épuisement mental. C’est compliqué de gérer autant de services, parce que là c’est « Dégooglisons Internet », mais Framasoft c’est aussi une maison d’édition7, c’est un site comme Framalibre8 qui a plus de 15 ans d’existence aujourd’hui, ce sont différents projets, etc. et donc c’est énormément de projets à gérer ; enfin un front de combats, de luttes, qui est extrêmement large et tous ces onglets mentaux, toute cette charge mentale qu’il y a, elle n’est pas forcément facile à gérer.

Troisième point, l’épuisement vient aussi du fait que nos messages… Enfin moi, pendant trois ans, j’ai répété « attention vous allez mourir, vous ne voyez pas Google arriver ? Il va y avoir des affaires comme Facebook qui va faire de la merde et qui va orienter des élections ! » On me répondait : « Non, non, non » et puis là arrive Cambridge Analytica ! « Ah, je vous l’avais dit ! » Mais tout ça c’est épuisant d’avoir un discours qui est anxiogène.

CHATONS, pour moi on a raté dans la gouvernance le fait, pour l’instant en tout cas, d’y mettre ce qu’on appelle des « touilleurs » et des « touilleuses », c’est-à-dire des personnes qui vont venir animer la communauté. CHATONS est un projet qui a été impulsé par Framasoft, mais sur lequel on voudrait bien que ça marche plus tout seul. Le problème c’est que moi je suis un psychopathe du projet et qu’un projet, si on ne se dit pas « à tel moment il faut refaire le site » et si on ne dit pas « à tel moment il faut faire ça », etc., qui le fait ? Et pour quand ? Et si ce n’est pas fait on fait quoi ? etc., là-dessus on n’a pas suffisamment avancé. Ça tombe bien, il y a une réunion Chatons qui est prévue mercredi après-midi aux RMLL 2018 ; je ne sais même pas si c’est réservé aux Chatons ou pas ; en tout cas on va beaucoup y discuter de Chatons, mais voilà, il faut qu’on travaille ces questions-là dans les mois et les années à venir, assez rapidement.

Autre raté. On a pris conscience que la société de consommation avait, malheureusement pour l’instant, gagné, alors définitivement peut-être pas, mais toutes les questions que j’entendais tout à l’heure sur PeerTube relèvent de réflexes de consommateurs. Je ne vous jette pas la pierre, je fonctionne comme ça ; je n’ai pas fait mes fringues, je suis venu dans un train qui avait été construit par des gens, etc., donc je suis consommateur moi-même de cette société capitaliste, mais le problème c’est qu’on applique ces réflexes-là au logiciel libre. Et, du coup, ça me pose un certain nombre de problèmes parce que les gens nous demandent des choses comme s’ils étaient clients de Framasoft ; vous n’êtes pas clients ! Vous êtes au mieux donatrices ou donateurs et je vous en remercie ! Et si vous êtes juste utilisatrices ou utilisateurs je vous en remercie aussi, mais vous n’êtes pas clients ! Ça pique ! Eh bien oui ! Et du coup, vous pouvez toujours venir demander des trucs, mais venir nous dire en permanence… Si moi je gagnais un euro à chaque fois que quelqu’un disait « oui, mais il ne fallait pas faire comme ça et qu’ils refont le match ! » Putain ! Ce ne sont pas 415 000 qu’on aurait ! On serait largement au-dessus.

La tragédie du développeur c’est qu’on se retrouve seul à gérer, finalement, un petit peu tous les logiciels dont je vous parlais tout à l’heure. On est en train de mettre en place d’autres choses, mais sur les années de campagne, pour moi c’était une tragédie de voir qu’on était un peu coincés là-dedans.

Autre raté : le message « Dégooglisons Internet » ; il était un peu belliqueux, Astérix, David contre Goliath, on employait un vocabulaire très guerrier, très franchouillard, donc ça explique que ça ait mis un petit peu de temps, même si Astérix est connu à l’étranger, ça a mis quand même un petit peu de temps à se faire reconnaître. Et puis surtout c’était « Ah, la, la ! Ces Frenchies qui font encore quelque chose ! »
C’était très clickbait, on ne va pas se mentir, clickbait c’est « ah vous allez voir ce qu’on va leur mettre dans la gueule, on va faire des alternatives à machin, etc. », et c’était un peu prétentieux, il ne faut pas se voiler la face. Moi j’ai clairement dit dès le départ : faire « Dégooglisons Internet », en 2014, tiens ! c’est un petit peu comme si on allait escalader l’Himalaya en tongs. Vous pouvez appeler ça de la naïveté, de la prétention, appelez ça comme vous voulez, mais on avait vraiment cette problématique-là de dire « suivez-nous ça va marcher ! » Le fait est que ça a marché, mais on ne peut pas rester, ce n’est juste pas notre identité, ce n’est pas ce que nous sommes et donc on voulait changer de discours à la fin de la campagne.

Dans les ratés, on n’a pas du tout assez fait appel à des designers et quand je dis designers ce ne sont pas des graphistes, ce n’est pas juste du graphisme, ce n’est pas juste de l’UX Design, c’est : on n’a pas fait de réunions en prenant des utilisateurs pour voir quels étaient leurs besoins ; on n’a pas réfléchi en amont à « qu’est-ce qu’on veut transmettre comme valeurs », etc. C’est quelque chose qu’on est en train de faire beaucoup plus maintenant, mais on y est allés YOLO style et La Rache© style ; ça a plutôt bien marché. Mais bon ! Malgré tout pour moi c’est un raté.

Les alliances sont venues tardivement ; l’internationalisation est venue tardivement.

On s’est parfois plantés sur les choix d’outils ; forcément, vous sortez 34 outils ! Par exemple Ethercalc, j’y reviens, est-ce qu’on aurait dû proposer Ethercalc ou pas ? Pour nous c’est une plaie à maintenir, mais, d’un autre côté, si on ne vous propose pas Framacalc vous allez utiliser quoi comme Calc en ligne partagé ? Spreadsheet ! Bon voilà ! Donc, à un moment donné, il faut proposer quelque chose.

Le raté, évidemment aussi, c’est pas de Framamail. Clairement c’est juste trop cher et c’est trop engageant. C’est-à-dire qu’on peut se permettre d’avoir une panne de deux heures sur Framacalc, vous allez survivre. Si on vous met dix minutes de panne sur vos mails vous allez nous tomber dessus et, encore une fois, on est un asso, on n’a pas envie de se faire engueuler pour quelque chose qu’on propose gratuitement et sur une force qui reste quand même essentiellement bénévole.

Donc on s’est beaucoup adaptés en fait. Je serais de la Start-up Nation je vous dirais qu’on a beaucoup pivoté, parce que machin et tout ! Non ! En fait on a essayé de retomber sur nos pattes à chaque fois qu’on se plantait, mais finalement ça n’a pas si mal marché.

Les perspectives

J’en arrive aux perspectives. Donc les points de vigilance qu’on a.

Premier point de vigilance c’est qu’on ne veut pas exploser donc on travaille en ce moment sur ce que pourraient être les maillons faibles de l’association. Un des maillons faible, typiquement, c’est moi ; c’est Luc qui faisait la conférence PeerTube. Voilà ! Quand on n’a qu’un seul adminsys qu’est-ce qui se passe s’il se casse un bras ? Ou s’il gagne au loto et qu’il se casse aux Bahamas ? C’est arrêter de prendre du poids aussi ; vous comprenez le clin d’œil maintenant ? C’est, à un moment donné, qui est-ce que nous sommes, qui est-ce que nous voulons être et non pas qu’est-ce que les gens nous demandent d’être. Encore une fois ça paraît très philosophique, mais il fallait se poser cette question.

Autre point de vigilance : ne pas devenir qu’un éditeur du Libre avec « eh pourquoi vous ne développez une alternative à machin ? » Eh bien non, ce n’est pas notre boulot.

Ne pas devenir un porte-parole du Libre. Quelque part, un peu de facto, puisque Framasoft a eu des sous, Framasoft a pu embaucher des gens ; puisque Framasoft a pu embaucher, concrètement il y a des choses qui se sont organisées d’une façon beaucoup plus solide que quand on travaille uniquement sur le bénévolat — et pourtant je suis militant associatif et j’ai été et je suis toujours bénévole dans pas mal d’assos —, mais, du coup, on ne demande pas à être porte-parole du Libre. Que ça soit clair !
Par contre on veut pouvoir utiliser notre liberté de parole, que ça soit dans le milieu de la communauté du Libre ou à l’extérieur. Et ça, le fait d’être indépendants financièrement aussi, ça aide.

On veut, dans les points de vigilance, garder en tête qu’il faut qu’on explique ce qu’on fait de cet argent, parce que là vous devez avoir l’impression qu’on est pétés de tune. Ce n’est pas le cas ! Vraiment je répète, quand il faut sortir neuf ou dix salaires plus 300 interventions, concrètement le pognon il part ! 80 mètres d’autoroute ça se fait vite !

Et enfin, dernier point de vigilance, garder l’humour et l’humain au cœur du projet ; ça paraît un peu bull-shit mais ça fait partie vraiment des choses qu’on s’est dites lors de la dernière AG [Assemblée générale], lors du dernier Framacamp où on s’est réunis, on s’est dit : en fait, on veut continuer à se marrer !

Mais dans les faits…

J’en arrive quasiment à la conclusion.

Dans les faits on a quand mème bossé comme des dingues mais, en fait, on n’a rien résolu. Ça fait mal hein ! Oui, c’est le coup du chat qui remonte les bébés chatons [au sujet de la vidéo, NdT]. En fait, le problème est systémique et c’est un petit peu ce que je vais redire dans la conférence d’après, mais je le dis. [Rires du public provoqués par la vidéo du chat qui remonte inlassablement ses chatons sur un toboggan]. Je repense au discours d’une psychiatre qui disait : « Ah oui, moi on m’envoie des gens qui sont en burn-out, mais moi j’en ai ras-le-bol de traiter les gens qui sont en burn-out. Les gens qui sont en burn-out, moi je peux les soigner, mais le problème ce n’est pas qu’ils soient malades, le problème c’est le travail ». Et pour moi, on a échoué, on a vraiment échoué là-dessus. Dans tous les ratés que je viens de vous décrire, c’est que OK, on a écopé, on a écopé, mais, en fait, on n’a pas réussi grand-chose. On a fait plein de choses, on est contents, mais on n’a pas du tout changé le système. Donc la question ça va être comment est-ce qu’on change le système ?

On a sorti, fin 2017, cette nouvelle feuille de route qui s’appelle Contributopia, qui essaye de tirer justement à partir du bilan que là je viens de vous faire, des pistes d’action sur comment est-ce qu’on peut résoudre, un petit peu, toutes ces problématiques-là.

Est-ce qu’on y est arrivé ?

D’habitude je finis mes conférences en disant est-ce qu’on va y arriver ? Et la réponse est non, en tout cas pas sans vous. Et celle-là, j’avais envie de la finir en disant est-ce qu’on y est arrivé ? En tout cas oui et c’est vraiment grâce aux donateurs et donatrices et tous les types de soutiens qu’on a pu avoir pendant ces quatre années que, finalement, on a pu faire tout ça.

Merci !

Il est 16 heures 58 et je vous remercie.

[Applaudissements]

L’avantage c’est que je fais la conférence d’après. Je ne vais même pas avoir à bouger. Je vais prendre une ou deux questions mais vraiment sur le bilan de « Dégooglisons Internet » et je vous propose de passer tout de suite à la conférence d’après. Je suis là au moins jusqu’à mercredi soir, donc si vous avez des questions n’hésitez pas, on se retrouve dehors et on discute. C’est toujours un petit peu compliqué ce format-là où chacun pose sa question. Donc allez ! Eh bien Madame, ça tombe bien !

Public : Inaudible, car sans micro.

Public : Il faut prendre le micro sinon on ne comprend rien.

Pierre-Yves Gosset : Ah oui, pardon ! Excusez-moi j’avais oublié, tu me l’avais dit avant.

Public : Je disais que j’ai découvert le Libre il n’y a pas très longtemps. Je l’ai expliqué à mon neveu qui a 12 ans, qui est très intéressé par l’informatique et il y a des questions que je n’arrivais pas à lui expliquer de façon claire et simple donc je l’ai guidé vers vos vidéos, vos conférences et là il a compris les choses de manière limpide ; il est devenu vraiment très enthousiaste et il veut faire des conférences pour ses copains de classe, en parler devant sa classe, etc. Donc le message passe, je pense, vers les enfants aussi et c’est un relais. Moi je pense que vous avez gagné votre pari au point de vue pédagogique. Donc un grand merci.

Pierre-Yves Gosset : Merci à vous. Vous n’imaginez pas à quel point ça peut être touchant à la fois pour moi, mais je pense pour toute l’équipe derrière, de se dire que ce qu’on fait a permis d’être entendu et d’être repris par d’autres. Ça n’avait aucun sens qu’on soit les seuls à le faire. Donc merci.

[Applaudissements]

Public : Autre chose. Moi je pense vraiment que l’univers a peur du vide et donc on a toujours cherché à remplir quelque chose. Le fait que vous ne proposiez pas d’e-mail, de solution d’e-mail, moi j’ai dû aller ailleurs et, du coup, j’ai pris un e-mail localement chez moi à Bruxelles et donc je crois que c’est l’idée des Chatons aussi.

Pierre-Yves Gosset : Tout à fait !

Public : Donc c’était un bon plan.

Pierre-Yves Gosset : Super ! Merci. Est-ce que ça vous va ou est-ce que je frustre quelqu’un si je passe tout de suite à la deuxième conférence ? Là, déjà, c’était intense mais vous allez voir, ça ne va pas être mieux sur la suite !

Libre à vous ! Radio Cause Commune - Transcription de l'émission du 2 octobre 2018

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Frédéric Couchet

Titre :Émission Libre à vous ! diffusée mardi 2 octobre 2018 sur radio Cause Commune
Intervenants : Frédéric Couchet - Xavier Berne - Tangui Morlier - Laurence Comparat - Étienne Gonnu - Béatrice jean-Jean
Lieu : Radio Cause commune
Date : 2 octobre 2018
Durée : 1 h 30 min
Écouter ou télécharger le podcast
Page des références utiles concernant cette émission
Licence de la transcription :Verbatim
Illustrations :Bannière radio Libre à vous - Antoine Bardelli ; licence CC BY-SA 2.0 FR ou supérieure ; licence Art Libre 1.3 ou supérieure et General Free Documentation License V1.3 ou supérieure. Logo radio Cause Commune, avec l'accord de Olivier Grieco
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Transcription

Voix off : Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Frédéric Couchet : Bonjour à toutes. Bonjour à tous. Vous êtes sur la radio Cause Commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site cause-commune.fm. La radio dispose d’un salon de discussion web, donc utilisez votre navigateur web et rendez-vous sur chat.libre-a-toi.org ou sur le site de la radio et cliquez sur « chat ».
Nous sommes mardi 2 octobre 2018, il est 15 heures 30, nous diffusons en direct et vous écouterez peut-être un podcast dans le futur.

Soyez les bienvenus pour cette nouvelle émission, la cinquième, de Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.

Je suis Frédéric Couchet, le délégué général de l’April et j’ai mon collègue Étienne Gonnu qui est évidemment avec moi. Bonjour Étienne.

Étienne Gonnu : Bonjour Fred.

Frédéric Couchet : Je présenterai après nos autres invités pour l’émission du jour.
Le site web de l’April c’est april.org, donc a, p, r, i, l point org, et vous y retrouverez une page consacrée à cette émission avec tous les liens et références utiles, les détails sur les pauses musicales et toute autre information utile en complément de l’émission. N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu, mais aussi des points d’amélioration et je vous souhaite, nous vous souhaitons, une excellente écoute.

On va passer au programme du jour. Nous avons le plaisir d’avoir par téléphone Laurence Comparat qui est adjointe accès à l’information et libération des données publiques, utilisation et diffusion des logiciels libres, Administration générale à la ville de Grenoble et qui est également présidente de l’association OpenData France. Bonjour Laurence.

Laurence Comparat : Bonjour.

Frédéric Couchet : Nous avons également en studio Xavier Berne, journaliste au célèbre site d’actualité et d’enquêtes Next INpact qui traite à la fois d’informatique mais aussi de l’actualité politique et juridique liée à l’informatique. Bonjour Xavier.

Xavier Berne : Bonjour.

Frédéric Couchet : Nous avons enfin Tangui Morlier, membre du collectif Regards Citoyens dont le but est de proposer un accès simplifié au fonctionnement de nos institutions démocratiques à partir des informations publiques. Tangui est également un ancien président de l’April et toujours membre de l’April. Bonjour Tangui.

Tangui Morlier : Bonjour.

Frédéric Couchet : Ensuite nous aurons par téléphone Béatrice Jean-Jean qui est chargée de communication à l’Adullact, Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales. Elle nous parlera du label Territoire Numérique Libre ; ce sera aux alentours de 16 heures 15, 16 heures 30. Et ensuite, après ça, mon collègue Étienne Gonnu fera un point bine sûr sur la directive droit d’auteur, l’actualité suite au vote au Parlement européen qui a eu lieu le 12 septembre dernier.

Étienne Gonnu : Tout à fait.

Frédéric Couchet : Mais tout de suite place au premier sujet, collectivités et données publiques ouvertes et ce, à quelques jours de l’entrée en vigueur de nouvelles obligations concernant les données publiques pour les administrations et les collectivités.
Je vais faire une courte introduction et, évidemment après, je vais passer la parole aux experts et aux expertes que nous avons invité·e·s.

L’open data, pour données ouvertes, est une démarche qui vise à rendre les données numériques accessibles et utilisables par tous et toutes. Un cadre juridique définit les informations qui peuvent être rendues publiques et celles qui ne le peuvent pas. Une donnée ouverte peut être produite par une collectivité, une administration ou même une entreprise. Elle est diffusée selon une méthodologie et une licence ouverte garantissant son libre accès, sa réutilisation par tout le monde, sans restriction technique, juridique ou financière.

Pour préparer cette émission, j’ai lu un petit peu le Manuel de l’Open Data– la référence sera sur le site de l’April – et ce manuel commence ainsi :
« Savez-vous quelle proportion exacte de vos impôts est dépensée pour l’éclairage extérieur ou pour la recherche sur le cancer ? Connaissez-vous le chemin le plus court, le plus sûr et le plus pittoresque pour rentrer chez vous à vélo ? Savez-vous ce que contient l’air que vous allez respirer sur ce chemin ? Où pouvez-vous trouver les meilleures opportunités d’emploi dans votre région ou le nombre le plus important d’arbres fruitiers par personne ? À quel moment possible est-il d’influencer des décisions sur des sujets qui vous intéressent et à qui s’adresser ?
Les nouvelles technologies rendent possible la mise en place de services répondant à ces questions. La plupart des données nécessaires pour répondre à ces questions sont générées par des entités publiques. Cependant, ces données nécessaires ne sont pas souvent disponibles dans un format simple à utiliser. La démarche open data vise à libérer le potentiel de ces informations, de source officielle ou non, afin de permettre le développement de nouveaux services, d’améliorer la vie des citoyens et citoyennes et de faire en sorte que la société fonctionne mieux.
La notion de données ouvertes et, plus spécifiquement, de données publiques ouvertes, existe depuis plusieurs années déjà. L’open data a commencé à gagner en visibilité en 2009, avec les initiatives de plusieurs gouvernements (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Nouvelle-Zélande) pour ouvrir leurs propres données publiques. »

Et comme le précise le site Regards Citoyens, la France entre progressivement dans la danse, notamment grâce à des initiatives de citoyens, de citoyennes et de localités.

Nous n’allons pas entrer dans le détail de tous les points, notamment peut-être les aspects juridiques et techniques ; nous allons principalement parler de l’intérêt de la mise à disposition de données publiques ouvertes, de la démarche de collectivités et de personnes, du droit à l’open data et des possibles difficultés de mise en œuvre pour les citoyennes, chercheurs, journalistes. Pour cela, je vais passer la parole à nos invités que je remercie encore une fois d’avoir accepté notre invitation et, en premier, je vais passer la parole à Xavier Berne qui est journaliste au site d’enquête et d’actualité Next INpact, qui a produit un certain nombre d’analyses et d’articles récemment, notamment sur les données publiques et le droit d’accès aux documents administratifs. Est-ce que tu peux nous faire une petite introduction sur ce droit d’accès aux documents administratifs et aux données publiques ?

Xavier Berne : Oui. Bien sûr. Effectivement, ce mouvement de l’open data prend sa source dans ce qu’on appelle le droit d’accès aux documents administratifs ; c’est un petit peu pompeux, peut-être, comme nom, mais c’est quelque chose qui est, en fait, ancien, parce que la loi dite CADA sur l’accès aux documents administratifs date de 1978, donc elle a fêté ses 40 ans cette année.
En fait, ce droit d’accès aux documents administratifs c’est quelque chose qui est très concret. C’est-à-dire que c’est le droit pour le citoyen de connaître les informations publiques parce que détenues ou produites par des administrations. Concrètement, en tant que citoyen, vous avez donc le droit d’aller demander par exemple à votre maire ses éventuelles notes de frais ; vous pouvez aller demander à Bercy, au ministère des Finances, le code source du logiciel qui permet de calculer, par exemple, les impôts sur le revenu ou la taxe d’habitation ; vous avez aussi le droit d’aller demander à l’Élysée certains éléments du dossier d’Alexandre Benalla ou le menu qui a été servi le 14 juillet 2017, je crois, quand Donald Trump a déjeuné à l’Élysée ; c’est un document administratif qui est communicable au citoyen qui en fait la demande.

Donc voilà, j’ai pris quelques exemples un petit peu parlants pour que tout le monde ait une idée de ce que c’est, mais c’est un droit qui est, en fait, très vaste, qui concerne des rapports, des délibérations, des instructions ; ça peut être aussi des statistiques et là, on fait le lien avec les données publiques ; ça peut aussi être des correspondances et puis, dans d’autres sphères, ça peut aussi être le dossier médical, par exemple, on peut demander à un hôpital à avoir accès à son dossier médical même si là ce sera uniquement par la personne qui est concernée par le dossier médical en question.
Bien entendu il y a des exceptions qui visent à protéger, par exemple, les données personnelles, le secret industriel et commercial, des choses de type secret Défense.

Ce qu’il faut retenir, à mon avis, c’est que, pour faire valoir ce droit, c’est extrêmement simple ; c’est aussi gratuit, c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin forcément de faire un recommandé auprès de l’administration auprès de laquelle vous faites une demande ; il suffit d’une simple demande écrite à votre mairie, à l’école dans laquelle sont scolarisés vos enfants.
Là où ça peut se corser c’est quand l’administration, en face, fait un petit peu la sourde oreille ou refuse de vous transmettre le fameux document en question ; mais ça, peut-être qu'on en reparlera un petit peu plus tard dans l’émission.

Frédéric Couchet : Tout à fait, nous en reparlerons. En fait, ce que tu expliques, c’est clairement que ce droit d’accès aux documents administratifs est un droit très ancien. Ce n’est pas nouveau même si, effectivement, le mouvement [ouverture des] données publiques est relativement « récent » entre guillemets, sous la terminologie open data, et que c’est un droit qui est activable par toute personne qui peut être intéressée. Tu as cité un certain nombre d’exemples.

Je vais passer la parole à Tangui Morlier du collectif Regards Citoyens. Tu peux peut-être apporter quelques précisions ou quelques exemples concrets sur les données publiques et sur l’importance, effectivement pour les personnes, d’avoir accès à ces données publiques.

Tangui Morlier : Oui, absolument. Effectivement ce droit existe depuis 1978 alors que lorsqu’on parle d’open data on a l’impression que c’est quelque chose d’extrêmement récent et, malgré le fait que ça existe depuis 1978, c’est toujours une surprise pour les citoyens de découvrir que tout document qui est produit par l’administration lui est communicable. N’importe quelle production, à condition qu’elle ne viole pas les secrets dont a parlé Xavier, notamment le secret logique de la vie privée, eh bien ce document est accessible. Donc on peut connaître plein de choses des administrations dès 1978 et il se trouve qu’en 2005 il y eu une rénovation de cette loi qui vise à l’actualiser avec l’usage du numérique et de l’informatique.
En 1978 on est dans une démocratie du papier où, pour qu’un acte soit reconnu légal, eh bien il faut avoir la signature de la personne en charge, le directeur de service, le maire ou l’élu, mais il se trouve que cette démocratie du papier a un petit peu évolué avec l’avènement de l’informatique et notamment de l’Internet. De plus en plus les gens s’échangent des documents numériques donc la loi s’est activée en 2005, s’est mise à jour, pour permettre non seulement la communication du papier, mais également la communication des documents numériques.

Un simple e-mail à une administration peut vous permettre d’obtenir des documents numériques et notamment des tableurs, ce qui peut permettre de découvrir plus en détail le fonctionnement d’une collectivité territoriale. Pour quelqu’un qui s’intéresse, par exemple, aux finances d’une collectivité territoriale, il a deux choix : aller consulter en mairie, ou sous la forme d’un PDF, un rapport de plusieurs centaines de pages avec de très beaux camemberts qui permettent de connaître l’usage des deniers publics, ou demander le tableur de l’ensemble des dépenses de la commune pour pouvoir connaître tout le détail et la finesse de l’exécution des budgets des différentes communes.

Donc c’est ce que permet cette rénovation de la loi de 1978 en 2005 et ce qui a permis de pouvoir lancer le mouvement de l’open data, c’est-à-dire que des citoyens qui, découvrant des données numériques sous la forme de tableurs notamment, eh bien vont penser ou vont avoir l’idée de réutilisations qui soient utiles pour leur vie ou utiles pour leur connaissance de la vie publique.
C’est le cas par exemple dans l’association Regards Citoyens que je représente où on s’est passionnés pour la vie parlementaire et, grâce à l’extraction de données issues du site de l’Assemblée nationale, on a pu faire un site qui s’appelle NosDéputés.fr, qui permet de savoir ce que font les parlementaires à l’Assemblée nationale et on a également fait un site qui s’appelle NosFinancesLocales.fr qui présente sous forme graphique des données comptables des différentes collectivités.
Il y a beaucoup de militants qui ont utilisé le droit de 1978 ; je pense à un Grenoblois qui s’appelle Raymond Avrillier qui a découvert quelques scandales, dans les années 90, liés à l’usage des deniers publiques à Grenoble. Un plus récemment, il avait demandé les marchés publics des sondages de l’Élysée ce qui lui a permis de découvrir ce scandale qu’on appelle aujourd’hui les scandales des sondages de l’Élysée, en s’étant aperçu qu’il y avait de la surfacturation sur ces sondages.
D’ailleurs assez souvent lorsqu’on s’intéresse à ces problématiques-là, un certain nombre de scandales de la vie publique sont découverts grâce à cette loi qui donne énormément de pouvoirs aux citoyens.

Frédéric Couchet : Merci Tangui. En plus tu nous fais les enchaînements en parlant de Grenoble. Mais juste avant de passer la parole à Laurence Comparat, pour montrer que nous sommes vraiment en direct, nous sommes en interaction avec les personnes qui nous écoutent. Marie-Odile, sur le salon web de la radio, nous fait remarquer qu’il ne faut pas employer le mot « camembert » mais il faut plutôt parler de graphique en secteurs sinon les Italiens diront des « Parmesans ». Il faut savoir que Marie-Odile habite en Italie donc voilà !

Tangui Morlier : Ah d’accord ! Merci Marie-Odile parce que, effectivement, j’ai cet abus de langage.

Frédéric Couchet : Donc je fais remonter cette information. On va passer maintenant la parole à Laurence Comparat qui est en direct de Grenoble. Laurence Comparat vous êtes adjointe au maire de la ville de Grenoble, notamment en charge de la libération des données publiques. Il serait intéressant d’avoir le point de vue de la collectivité parce que là on a entendu le point de vue du journaliste qui recherche de l’information mais qui est aussi, évidemment, un citoyen, et le point de vue du collectif Regards Citoyens. Quel est le point de vue de la collectivité par rapport à cette démarche d’open dataà la fois par rapport aux obligations légales, mais aussi, tout simplement, dans la dynamique de mettre à disposition des données publiques ouvertes à chacun et chacune ?

Laurence Comparat : C’est extrêmement intéressant sur le principe, même si ce n’est pas forcément simple à mettre en œuvre.
Ça a été rappelé en introduction, il y a une nouveauté maintenant réglementaire en France qui est l’obligation pour les villes de plus de 3500 habitants de rendre public l’ensemble des données dont elles disposent sous forme numérique. Inutile de dire que c’est assez énorme comme travail et que ça va demander un peu de temps pour que tout le monde se mette en ordre de marche. Mais, ce qu’il faut noter, c’est que par rapport à la loi CADA dont il a été question, on change complètement la perspective. La logique de la loi CADA c’est : moi, individu, j’ai le droit de demander à l’administration et celle-ci a l’obligation de me répondre et elle répond à moi, individuellement. Maintenant : moi, administration, j’ai l’obligation de mettre à disposition, sans attendre qu’on me le demande, et à tout le monde, les informations dont je dispose. Donc c’est un changement de perspective qui est extrêmement intéressant mais qui est de l’ordre du choc culturel pour nos institutions.
Il a été dit que dans la logique loi CADA ce n’était pas forcément toujours facile. Renverser complètement cette relation à la société et aux extérieurs – citoyens citoyennes, journalistes, chercheurs, etc. –, ce n’est pas anodin.

Là où c’est intéressant c’est que, du coup, c’est aussi un outil au service de la transformation de nos collectivités. Au-delà de l’intérêt dont il a été question sur la transparence de la vie publique, sur le fait que les données qu’on va rendre publiques peuvent servir aussi à développer des services sur nos territoires, il y a aussi cette idée que, aujourd’hui, on est sollicités, on nous demande des choses ; ça demande du temps de travail à nos services, à nos agentes, à nos agents. À partir du moment où c’est librement disponible et librement réutilisable, ce temps de travail dans nos institutions on peut le consacrer à autre chose. Donc il y a une phase de montée en puissance sur cette ouverture des données publiques, mais c’est, à terme, une meilleure qualité de service public pour tout le monde et une meilleure utilisation entre guillemets de « notre force de travail », des compétences de nos agentes et de nos agents qui peuvent se concentrer sur la qualité du service rendu avec un dispositif qui automatise, autant que faire se peut, le fait que les données qu’ils produisent dans le cadre de leur travail sont immédiatement et librement disponibles.
Donc un flux de données, en fait, automatisé qui est un plus pour tout le monde.

Frédéric Couchet : Donc c’est la démarche qui est mise en œuvre, je suppose, à Grenoble depuis 2014, si je me souviens bien.

Laurence Comparat : Tout à fait. Nous, nous avons souhaité politiquement en 2014 entrer dans ce régime de l’open data par défaut avant même que ça soit une obligation légale, puisque ça arrive dans les jours qui viennent : on rentre formellement, réglementairement, dans ce régime de l’open data par défaut – ce qu’il faut comprendre plus comme un point de départ que comme un point d’arrivée, je l’ai dit c’est un gros travail pour nos institutions.
Effectivement, on a eu une double démarche à Grenoble : d’une part ce régime de l’open data par défaut et, d’autre part, une démarche mutualisée entre la ville de Grenoble, la métropole grenobloise et son syndicat mixte des transports en commun avec cette idée que vu du territoire, vu des utilisateurs, des utilisatrices, que ce soit la ville, que ce soit la métropole, que ce soit une autorité de transport, que ce soit une autre commune, que ce soit l’État, que ce soit la région, etc., qui produise la donnée, finalement je m’en fiche un petit peu, ce qui m’intéresse c’est de l’avoir. Et si, non seulement OK, elle est disponible, mais je ne sais pas vraiment où, il faut que je fouille un peu de partout, il faut que je sache que les données de la météo c’est l’État, que les données des entrées aux musées c’est la ville mais que la maison de la culture c’est la métropole, ça devient quand même très compliqué. Donc cette idée d’avoir une démarche de territoire avec un point d’entrée unique sur lequel l’ensemble des données du territoire pourraient être disponibles.

Ça c’est la philosophie et là, on monte progressivement en puissance en récupérant des données que l’État collecte de tous côtés qui concernent notre territoire, en élargissant la démarche à d’autres communes du territoire, etc. Et la philosophie est vraiment celle d’avoir une démarche centrée vers les gens qui ont besoin de cette donnée-là, en n’oubliant pas que nos propres administrations peuvent faire partie des ré-utilisateurs des données. Quand je disais que c’est un outil au service de la transformation des administrations c’est aussi ça. Aujourd’hui il y a énormément de données qui passent d’administration en administration ; il y a énormément de données qui sont saisies trois, quatre, cinq fois au sein de nos administrations. Le fait de les avoir disponibles librement, ça sert à nous aussi.

Frédéric Couchet : Tout à fait. D’accord. Vous avez parlé du changement à venir, en tout cas de la date du 7 octobre 2018. Je vais peut-être repasser la parole à Xavier Berne pour qu’il explique un petit peu le contexte du 7 octobre 2018 qui fait suite à la loi République numérique du 7 octobre 2016. Xavier, est-ce que tu peux expliquer un petit peu cette notion d’open data par défaut qu’a évoquée Laurence Comparat.

Xavier Berne : Absolument. En fait, par rapport au droit CADA sur l’accès aux documents administratifs, historiquement le citoyen fait une demande ; en face l’administration répond à la demande en lui fournissant le document ou les données sollicitées. Là, avec la loi numérique qui a été votée il y deux ans, qui aura ses deux ans dimanche 7 octobre, l’administration a des obligations de mettre directement à la disposition des citoyens, sur Internet, certains documents administratifs. Donc c’est une obligation qui est progressivement entrée en vigueur et là, le 7 octobre, c’est donc la dernière pierre, un petit peu, de l’édifice qui sera construit et les administrations soit, pour les collectivités, à partir de 3500 habitants sinon, pour toutes les autres administrations, il faut qu’il y ait au moins 50 agents ou salariés, toutes ces administrations-là devront obligatoirement mettre en ligne leurs bases de données. C’est une notion qui est peut-être un peu imprécise ; je pense qu’on sera amené à rediscuter dans les mois à venir sur le périmètre de ce qu'est vraiment une base de données parce que je pense que des bases de données les administrations en possèdent énormément.

Donc il y a les bases de données et la deuxième chose qui devra être mise en ligne ce sont les données présentant un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental. Là aussi, c’est pareil, on ne sait pas exactement ce qu’il va y avoir derrière, très concrètement, comme types de données ; ce qui est peut-être à craindre c’est que, finalement, ce sont les administrations elles-mêmes qui vont définir ce que c’est et, du coup derrière, un petit peu, le citoyen va avoir du mal à rétorquer, à dire « moi j’aurais préféré ça ; ça, à mon avis, à mon sens, ce serait plutôt une donnée d'intérêt économique ou environnemental. »

Et il y a une dernière petite chose aussi qui devra être mise en ligne, ce sont les règles, en fait, qui composent les algorithmes qui servent à prendre des décisions individuelles. Par exemple la taxe d’habitation — on commence à la recevoir — est calculée à l’aide d’un algorithme ; théoriquement, à partir de dimanche, l’administration fiscale devrait mettre en ligne un document qui explique quelles sont les principales règles de fonctionnement de cet algorithme qui sert à calculer la taxe d’habitation.

Frédéric Couchet : Normalement !

Laurence Comparat : LES algorithmes, en l’occurrence, parce que ça dépend aussi de décisions locales. On est sur de la fiscalité locale dans cet exemple.

Frédéric Couchet : Les algorithmes.

Xavier Berne : Oui, c’est vrai.

Frédéric Couchet : Disons les algorithmes, effectivement. Tangui !

Tangui Morlier : Avec une carte qui est, en l’occurrence pour les finances locales, la carte qui définit la qualité d’un bâtiment, puisque cet impôt est basé sur la définition et l’âge du bâtiment dans lequel on habite. Il faut savoir que cette carte n’est pas accessible aux citoyens ; Bercy, pour l’instant, refuse de la rendre publique.

Xavier Berne : La valeur locative ?

Tangui Morlier : La valeur locative des bâtiments et que, sans doute, effectivement grâce à ces obligations, on va pouvoir faire avancer des thèmes qui, pour l’instant, sont assez obscurs en matière de données publiques.

Laurence Comparat : On sait quand même qu’elles ne sont pas du tout à jour. Elles datent des années 70, ces bases locatives, elles ne sont pas en accord du tout avec le quotidien actuel.

Tangui Morlier : Voilà.

Laurence Comparat : Donc ça peut être intéressant, effectivement, de le rendre un peu public et d’aller creuser un peu plus parce que c’est quelque chose qu’on a vraiment du mal à faire évoluer.

Tangui Morlier : D’ailleurs, ce qui est très intéressant quand on en discute avec des administrations c’est que, d’un point de vue de citoyen, c’est totalement anormal que cette information ne soit pas accessible. Et les administrations, sachant qu’il y a beaucoup de problèmes à l’intérieur, disent « ah ben non, je ne peux pas la rendre publique parce qu’on va découvrir qu’il y a des problèmes ». Or cette carte, tout le monde est d’accord qu’il y a des problèmes dessus et que justement, si on commence à la rendre publique et à montrer les détails de la vie administrative, je pense que les citoyens seront plus compréhensifs sur d’éventuelles erreurs ou incompréhensions que si on reste dans de l’obscurantisme à ne pas avoir du tout accès à l’information publique.
Cette carte est mise à jour localement donc il se trouve que, pour un certain nombre de citoyens français, cette carte correspond à une réalité territoriale même s’il est vrai que pour la majorité des citoyens, elle n’est pas du tout à jour.

Frédéric Couchet : Allez-y Laurence.

Laurence Comparat : Je voulais rebondir effectivement là-dessus et je crois que Regards Citoyens nous l’a bien rappelé tout à l’heure, il y a un moment, de toutes façons, où vouloir cacher la donnée comme on cache la poussière sous le tapis, ça ne fonctionne pas. Aujourd’hui les citoyennes et les citoyens se donnent les moyens d’aller la récupérer, de la consolider, de la rendre publique. Tout le travail qui a été fait sur NosDéputés.fr c’est typiquement ça : l’Assemblée nationale ne voulait pas fournir les détails des votes, pas de problème, on les reconstitue. À un moment il y a de la force de frappe. S’il y a de l’envie sur un territoire il y a aussi de la force de frappe et il y a un moment ça ne sert à rien ! La politique de l’autruche ne tient plus ; au-delà du fait qu’elle n’est pas acceptable sur le principe, elle n’est même plus efficace. Il y a un moment on arrête de mettre de l’énergie à essayer de cacher les choses, on les rend publiques et on en fait un véritable outil au service du pilotage des politiques publiques.

Tangui Morlier : Ce qui est sûr, sans doute, c'est que l’open data va dans son second temps : on vit un petit peu le second temps de l’open data. On a eu des communes qui se sont prévalues d’être un peu pionnières, comme Rennes et sa métropole, mais qui ont, en fait, plutôt utilisé l’open data comme un gage de modernité sur le plan de la communication sans vraiment changer les usages. Les responsables de la communication de Rennes refusaient de rendre publiques des données à forte valeur politique, par exemple, parce que eux voulaient simplement des trucs qui brillent. On rentre sans doute dans un deuxième temps maintenant et notamment avec l’entrée en vigueur de l’open data par défaut – j’ai entendu dire que maintenant ça s’appelait open data par principe ; visiblement ce serait plus apprécié des administrations ce nouveau terme – dans une ère de la contribution où les citoyens et l’administration vont pouvoir, ensemble, gérer un bien commun, un service public. Je pense au projet OpenStreetMap que nos auditeurs connaissent peut-être.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu peux présenter OpenStreetMap pour ceux qui ne connaissent pas ?

Tangui Morlier : Eh bien ouais, je peux faire ça ! Absolument ! OpenStreetMap c’est un super projet, c’est le Wikipédia de la cartographie.
Il se trouve qu’il y a des gens qui sont passionnés par leur territoire et qui dessinent des cartes pour expliquer là où ils vivent. Les initiateurs du projet OpenStreetMap se sont dit : pourquoi ne pas faire une base de données mondiale de l’ensemble des cartes que chacun peut dessiner chez soi. Il y a un logiciel qui est accessible à tout le monde sur le site openstreetmap.org ; on n’a même pas besoin d’installer quelque chose : depuis l’interface web on est capable de cartographier la rue à côté de chez soi, les commerces à côté de chez soi, les feux rouges, les passages piétons. Et une activité qui était, dans l’imaginaire collectif, réservée à l’IGN – et lorsqu’on connaît un petit peu le fonctionnement des collectivités territoriales, on s’aperçoit, en fait, qu’il y a des cartographes dans chacune des collectivités qui dupliquent l’IGN – et bien des citoyens se sont organisés. À défaut d’avoir accès librement,réutilisables aux données de l’IGN de l’IGN, eh bien ils ont décidé de cartographier eux-mêmes leur territoire. L’IGN progresse un petit peu. Il s’aperçoit qu’il y a des citoyens experts ; il y a également des agents publics de collectivités territoriales qui contribuent à OpenStreetMap et, collectivement, on voit émerger sur ce site une carte mondiale librement réutilisable ; c’est-à-dire que c’est une carte qui n’est pas là pour faire de l’argent avec de la publicité de Google ; lorsqu’on contribue, eh bien on contribue à un bien commun plutôt qu’à une capitalisation dans la Silicon Valley.

Frédéric Couchet : Donc en fait, ce que tu expliques, c’est qu’on en est au début – enfin au début, OpenStreetMap date depuis quelques années quand même –, au démarrage, finalement, d’une société de la contribution où les personnes, les citoyens et les citoyennes, ne sont pas simplement les usagers d’un service public ou autre mais peuvent contribuer. Et finalement, ce qui est faisable par des grandes entreprises peut être fait par un réseau de citoyens et de citoyennes, que c’est encore plus efficace et surtout que c’est pérenne et ça correspond aux besoins des gens.

Tangui Morlier : Voilà. Des citoyens eux-mêmes qui s’intéressent à leur territoire mais aussi des administrations. C’est, et Laurence va sans doute pouvoir nous en parler, la difficulté dans une administration : lorsqu’on a à faire seulement à des usagers, la relation avec les usagers est un peu explosive. C’est-à-dire que quand on voit un citoyen qui arrive dans son bureau on se dit : hou là, c’est parce qu’il y a un problème ! Parce qu’autrement le citoyen ne viendrait pas me voir. Donc il y a un système de défiance qui est en place dans un certain nombre d’administrations et toute la difficulté de faire migrer de l’usager au contributeur et donc de voir avec un regard bienveillant les citoyens qui viennent dans le bureau pour, éventuellement, pointer une petite erreur qu’on peut corriger collectivement, soit parce qu’ils s’intéressent, tout simplement, au travail des agents publics.

Frédéric Couchet : Merci encore Tangui pour ce nouvel enchaînement. Effectivement on va passer la parole à Laurence Comparat pour qu’elle nous parle un petit peu de l’association OpenData France et ensuite nous ferons une petite, courte, pause musicale, pour permettre de souffler. Donc Laurence Comparat, effectivement, vous êtes présidente de l’association OpenData France, qu’est-ce que c’est que cette association et que fait-elle par rapport à cette problématique, enfin à ces enjeux de données publiques et de collectivités ?

Laurence Comparat : OpenData France est une association qui accompagne, regroupe, représente les collectivités locales qui se lancent dans l’open data et qui participe, à son niveau, à favoriser cette émergence de l’ouverture des données publiques.

On a pu conduire des projets phares, notamment dans le cadre de la loi pour une République numérique. Donc il y avait cette nouvelle obligation qui est apparue dans la loi de l’open data par principe — qui est effectivement peut-être plus élégant —, on s’est dit : OK, très bien, mais maintenant il faut s’y mettre et comment est-ce que les communes vont s’y prendre ? Il y a eu tout un travail sur l’année 2017 qu’on a appelé open data locale, qui était du transfert d’expérience, en fait, entre les pionniers qui ont été évoqués, qui avaient déjà fait de l’open data, qui avaient un peu essuyé les plâtres, qui avaient pu tester aussi ce qui marchait, ce qui ne marchait pas, les difficultés internes, les difficultés de relation avec le territoire éventuellement, comment ils pouvaient faire bénéficier de leur expérience des acteurs de leur territoire avec l'aide d'OpenData France qui a un petit peu formalisé des méthodologies de travail, des outils de formation.

Et puis on a également réfléchi, et ça peut répondre à une problématique qui a été rapidement évoquée tout à l’heure, à, finalement, quelles sont les données que j’ai et quelles sont les données qu’il faut que j’ouvre ? Par quoi est-ce que je démarre ? OK, il faut que je fasse de l’open data, j’ai plein de choses en stock, lesquelles je prends ? On a fait une petite liste qu’on appelle « le socle commun des données locales », qui liste une dizaine de jeux de données ; on va retrouver là-dedans les marchés publics, les délibérations, les subventions, mais aussi la liste des prénoms qui ont été attribués par l’état-civil dans l’année écoulée. Voilà, on a listé un petit peu comme ça des données que toute commune manipule et on a essayé de les normaliser en fonction des retours d’expérience des territoires, à la fois dans le cadre réglementaire qui peut nous être imposé comme les marchés publics, mais aussi, sur mon territoire, quand je veux rendre publics les prénoms, voilà les difficultés que j’ai rencontrées, voilà le fichier type auquel je suis arrivé ; donc une expertise des gens qui font sur le terrain et ça fait un petit kit de démarrage en quelque sorte. Vous voulez démarrer, eh bien écoutez, ne vous prenez pas trop la tête, piochez dans cette liste de données et démarrez par ça et puis retournez-vous vers vos voisins sur votre territoire, qui ont déjà fait de l’open data et qui peuvent vous aider.

Ça c’était le gros travail de l’année dernière et qui doit continuer. Et puis il y en a un autre qui est intéressant également c’est l’observatoire de l’open data territoriale qui justement essaie de regarder un petit peu : OK, on a cette obligation, mais à quel point est-ce que les territoires arrivent à la remplir ? Donc on a mis en place un observatoire qui est à la fois quantitatif et qualitatif, c’est-à-dire qu’il va compter les communes, les régions, les départements, les communautés d’agglomérations, les métropoles, qui font de l’open data par rapport au nombre qui sont censés en faire d’après la loi ; combien de données elles ont libéré, quelles sont les données qu’elles ont libérées, etc. ? Et puis des choses un petit peu plus qualitatives avec des questionnaires en direction de ces collectivités : quelles sont les difficultés que vous avez ? Est-ce que la question des données personnelles est quelque chose auquel vous êtes confronté régulièrement ? Comment j’anonymise un fichier ? Enfin ce genre de remontées pour avoir un peu une vue consolidée de l’état de l’open data en France.

Frédéric Couchet : D’accord.

Laurence Comparat : Là on parle uniquement de l’open data dans les collectivités locales ; c’est la mission Etalab du gouvernement qui accompagne les services de l’État, donc les grandes administrations, les ministères et les décentralisations régionales et départementales dans les territoires.

Frédéric Couchet : Tout à fait.

Laurence Comparat : Voilà tout ce travail d’OpenData France pour une meilleure dynamique collective à l’échelle nationale.

Frédéric Couchet : Merci Laurence Comparat. Effectivement, vous parlez d’Etalab qu’on aura sans doute l’occasion d’inviter prochainement pour parler aussi de logiciel libre, pas simplement de données publiques.

On va faire une petite pause musicale, vraiment courte. C’est Under the sky of Jah, l’album c’est « Exorciste de style » par notre ami Rico da Halvarez.

Voix off : Toutes nos émissions en libre écoute cause-commune.fm

Pause musicale : Under the sky of Jah par Rico da Halvarez.

Voix off : Cause commune – cause-commune-fm 93.1

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur l’émission Libre à vous ! sur radio Cause commune 93.1 en Île-de-France et partout ailleurs sur le site cause-commune.fm. Vous venez d’entendre Under the sky of Jah par Rico da Halvarez.
Nous sommes toujours mardi 2 octobre 2018, il est 16 heures 02 et nous parlons de données publiques ouvertes avec Laurence Comparat de la ville de Grenoble, Xavier Berne du journal d’investigation et d’actualité Next INpact, Tangui Morlier du collectif Regards Citoyens et mon collègue Étienne Gonnu en charge des affaires publiques de l'April qui est toujours là.

Juste avant la pause nous faisions un petit état des lieux et une présentation des données publiques ouvertes ; ça semblait un petit peu magnifique, tout semblait être très beau ! Il y a des collectivités qui ont une démarche effectivement proactive sur le sujet, il y a aussi des administrations, mais est-ce que, finalement, c’est la majorité ? Ou est-ce que, au contraire pour l’instant, il y a des difficultés pour la mise en œuvre de l’accès à ces documents administratifs et la diffusion de ces données publiques ? J’ai envie de donner la parole à Xavier puis à Tangui, justement sur ces difficultés et les manières d’agir pour une personne qui voudrait accéder à un document administratif qui l’intéresse. Xavier Berne.

Xavier Berne : Effectivement, moi aussi j’ai bien écouté Laurence Comparat on a l’impression que tout fonctionne bien mais, en fait, en réalité, il y a quand même parfois de grandes difficultés pour obtenir certains documents et j’ai même envie de dire plus c’est sensible plus c’est difficile de les obtenir.
Dans le cadre de nos enquêtes c’est vrai qu’on fait très souvent des demandes de communication de documents administratifs, notamment des rapports. L’année dernière je pense que j’ai dû en faire quasiment près d’une centaine et, ce qu’on remarque, c’est que dans de très nombreux cas, en fait l’administration ne répond même pas à la demande. C’est-à-dire qu'on n’a pas de retour. Donc qu’est-ce qui se passe quand c’est comme ça ?
Au bout d’un mois, on a le droit de saisir ce qu’on appelle la Commission d’accès aux documents administratifs, la fameuse CADA, d’où vient le nom de la loi CADA de 1978. La CADA est une autorité publique indépendante ; c’est un petit peu comme un médiateur. C’est-à-dire qu’à partir du moment où une administration ne communique pas un document ou refuse clairement de le communiquer, on peut demander à cette commission de se prononcer pour savoir si oui on non l’administration refuse à bon droit de communiquer le document.

Les administrations, bien souvent, ne répondent pas ; il faut saisir la fameuse CADA. Le problème c’est que la CADA a visiblement énormément de travail et met très longtemps avant de rendre ses avis. Aujourd’hui, on va dire que le délai moyen est à peu près de l’ordre de six mois avant d’avoir un avis de la CADA. Donc vous imaginez le temps qu’il faut entre le moment où on saisit l’administration, on attend un mois, après il faut attendre à nouveau six mois supplémentaires pour que la CADA se prononce.

Frédéric Couchet : Le délai de réponse de la CADA normalement c’est combien ?

Tangui Morlier : C’est un mois le délai légal.

Frédéric Couchet : C’est un mois !

Tangui Morlier : C’est ça qui est incroyable.

Frédéric Couchet : Il faut préciser que le délai légal c’est un mois. Donc là, la moyenne c’est six mois.

Xavier Berne : Oui ; à peu près. Moi c’est ce que je constate personnellement. Après il faudrait des recherches, retrouver les chiffres exacts dans le dernier rapport d’activité de la CADA pour ne pas dire de bêtises.

Tangui Morlier : Je ne suis même pas sûr qu’ils soient vraiment réels.

Xavier Berne : Vraiment fiables ! D’accord !

Frédéric Couchet : Ça correspond à une certaine expérience de l’April aussi.

Xavier Berne : Mais même une fois qu’on a l’avis de la CADA, des fois même si la CADA dit « l’administration a tort de ne pas communiquer le document », l’administration peut encore traîner des pieds et parfois ça met du temps avant que l’administration s’y plie puisque, en fait, les avis de la CADA ne sont pas contraignants, c’est-à-dire que c’est juste un avis. Après, l’administration en fait un petit peu ce qu’elle veut : si elle a envie de décourager le citoyen non seulement elle ne répond pas à la base, ensuite elle fait traîner les choses devant la CADA, ensuite elle ne communique pas le document. Le citoyen derrière, après qu’est-ce qu’il peut faire ? Il ne lui reste plus qu’à saisir le juge administratif et là, on est sur une procédure qui est encore plus longue, qui est bien plus coûteuse, vu que saisir la CADA, par contre, c’est gratuit.
Je pense que c’est assez compliqué et, sur l’open data par défaut, malheureusement on constate qu’il y a le même genre de difficultés c’est-à-dire que vu qu’il n’y a pas de sanctions, les administrations font un petit peu ce qu’elles ont envie de faire, même si je pense qu’il y en a beaucoup qui font des efforts.

Frédéric Couchet : Ou ce qu’elles peuvent faire.

Xavier Berne : Oui, voilà, OK !

Laurence Comparat : C’est beaucoup ce qu’elles peuvent faire [ce qu'elles ne peuvent pas faire, Note de l'orateur].

Xavier Berne : Vous êtes là, je ne veux pas…

Laurence Comparat : Après, je ne dis pas qu’il n’y a pas de la mauvaise volonté ou quoi que ce soit, mais le cœur du problème c’est une question de moyens, clairement !

Frédéric Couchet : Quand on parle de moyens…

Laurence Comparat : Sur l’open data par principe, je ne parle de l’accès aux documents administratifs plus classiques ; de toutes façons l’absence de réponse, que ce soit une demande de document administratif ou tout autre contact avec la collectivité, ce n’est pas acceptable dans la pratique.

Xavier Berne : Vous pensez vraiment que c’est uniquement une question de moyens que ce n’est pas aussi une question d’organisation, parce que moi, personnellement, j’ai quand même l’impression que cette histoire d’open data par défaut c’est aussi un problème d’organisation. Parce que si des documents administratifs, quand ils sont créés, ils étaient conçus pour être mis en ligne un jour, on n’aurait pas les difficultés qu’on a aujourd’hui. Aujourd’hui, on voit bien que quand on fait une demande de document administratif ça arrive à un service, la secrétaire, qui doit transmettre au service juridique, qui après va voir le service qui a produit le document ; le temps que ça remonte ! C’est pour ça aussi que ça met énormément de temps ; ce n’est pas seulement une question de moyens, c’est aussi une question d’organisation.

Laurence Comparat : Je mets l’organisation dans les moyens, personnellement.

Xavier Berne : D’accord. OK.

Laurence Comparat : Mais oui, clairement. Quand je dis que c’est un choc culturel cette ouverture par principe, c’est vraiment l’expression. Aujourd’hui nos services ne sont pas conçus, ne sont pas organisés pour que l’information…

Tangui Morlier : Soit partagée !

Laurence Comparat : Automatiquement, systématiquement sorte de l’institution. Ils ne sont même pas organisés pour qu’elle circule au sein de l’institution. Donc on part de très loin.

Tangui Morlier : Il ne faut quand même pas omettre une des problématiques que touche le partage des données publiques, c’est que le partage de l’information, de la connaissance, c’est le partage du pouvoir. Il se trouve qu’un certain nombre de collectivités territoriales ne sont pas du tout équipées et il n’y a aucune volonté politique de partager le pouvoir. Lorsqu’on voit un certain nombre d’alternances politiques où les bureaux sont vidés, les tiroirs et tous les dossiers disparaissent lorsqu’une nouvelle majorité apparaît dans les institutions, c’est qu’il n’y a pas seulement un problème de moyens. Le problème de moyens c’est un argument classique de la part de toute administration pour excuser le fait qu’elle ne puisse pas faire. Mais dans la réalité des faits, s’il y avait une culture de la transparence démocratique et s’il y avait une culture du partage du pouvoir au sein des administrations et notamment au sein des élus des collectivités territoriales, il n’y aurait pas vraiment besoin de moyens pour pouvoir mettre en place…

Laurence Comparat : Je ne suis absolument pas d’accord avec cette analyse !

Tangui Morlier : Quand on regarde, par exemple, la culture du logiciel libre ou la culture du partage de la connaissance comme Wikipédia. Créer une encyclopédie mondiale, à l’échelle mondiale, si c’est fait par des gens qui veulent centraliser le pouvoir comme des gens de Microsoft, ça coûte extrêmement cher. Mais si c’est fait par des citoyens qui prévoient le partage du pouvoir à la base, ça ne coûte pas si cher.

Frédéric Couchet : On va laisser répondre Laurence.

Laurence Comparat : Ce n’est pas qu’un problème financier. Le temps que passent ces citoyennes et ces citoyens, il est loin d’être anodin. OK, ce n’est pas financé. OK, ce n’est pas un retour sur investissement classique mais il y a une mobilisation de moyens qui est extrêmement conséquente, qui est beaucoup plus intéressante qu’une centralisation microsoftienne, je suis 100 % d’accord. Mais qu’on ne vienne pas me dire que ça ne demande pas de moyens !

Tangui Morlier : On n’a pas dit que ça ne demandait pas de moyens ! On dit que l’administration a des moyens et qu’elle n’oriente pas ses moyens vers un partage du pouvoir et un partage de la connaissance. La majorité ! Je ne dis pas que, à Grenoble, il ne se passe pas des choses intéressantes. Mais quand on voit, par exemple, l’association des maires de France qui fait du lobbying, qui va voir tous les ministres, tous les sénateurs, tous les députés, pour leur dire qu’il ne faut absolument pas d’open data par principe, c’est qu’il y a quand même une résistance assez forte à faire confiance aux citoyens et à leur dire qu’on peut coconstruire la connaissance autour d’un territoire.

Laurence Comparat : Complètement. Il y a trois problèmes différents. Il y a un, est-ce que l’administration est en état de marche ? La réponse est non, clairement, et ça je n’ai jamais prétendu le contraire. Il y a un gros travail d’évolution de nos institutions rien qu’en termes d’organisation, je ne parle même pas de la culture, etc.

Tangui Morlier : Oui, je suis d’accord.

Laurence Comparat : Est-ce que les élus sont prêts à le faire, là j’ai envie de dire ça peut dépendre des courants politiques.

Et est-ce que notre démocratie, d’une manière générale, est suffisamment adulte pour se dire qu’on entre dans une ère du partage, de la co-construction de manière systématique, là aussi, clairement la réponse est non pour l’instant. Par contre, tout aussi clairement, et en tout cas mes collègues et moi à Grenoble on le ressent très fortement sur le terrain, la plupart des élus, beaucoup des institutions sont très en retard par rapport aux citoyennes et aux citoyens sur ces questions-là. Excusez-moi l’expression, mais on se fait « pousser au cul » là-dessus, et c’est très bien !
Effectivement ce côté « il y a l’institution qui surplombe et il y a les citoyens qui reçoivent ce qu’elle veut bien leur donner sans trop leur expliquer comment ça marche », c’est complètement has been. Ce n’est plus acceptable aujourd’hui. On est complètement d’accord.
Par contre, réorganiser l’administration et réorganiser la place des élus là-dedans pour renverser cette pyramide-là, c’est un sacré boulot. Il faut le faire, on s’y emploie à notre niveau, mais il ne faut pas minimiser le travail titanesque que c’est.

Tangui Morlier : On est d’accord. Je crois que ce n’était pas du tout l’objet. Je pense que Xavier et moi on était un petit peu piqués sur l’aspect des moyens. On est d’accord qu’on est dans une révolution. On passe d’une démocratie du papier dans laquelle les échanges étaient longs, où l’administration pouvait se protéger, à une démocratie du numérique dans laquelle les échanges sont plus fluides, on peut coconstruire des politiques publiques, mais c’est clair que cette migration n’a pas encore lieu.
Par contre, on ne peut pas se cacher derrière l’excuse de « on manque de moyens ». Ce n’est pas vrai. La démocratie du papier ça coûte extrêmement cher. Envoyer le JO [Journal officiel] au début du 19e siècle…

Laurence Comparat : Ah mais attendez ! Je n’ai pas dit que l’organisation actuelle était parfaite. J’ai dit qu’il fallait qu’on change et changer ça demande du temps ; ça demande effectivement d’utiliser les moyens qu’on a différemment, mais ça ne se fait pas d’un claquement de doigts.

Tangui Morlier : On est d’accord.

Laurence Comparat : Particulièrement quand il n’y a aucune culture numérique au sein de nos institutions. Aucune ! C’est déplorable. Et ce n’est évidemment pas une critique des femmes et des hommes qui y travaillent. Ils n’ont jamais été formés sur ces questions, la formation des agents territoriaux de la catégorie C à la catégorie A, les écoles de cadres ne proposent rien de valable sur ces questions-là. Il y a un retard de culture numérique, en particulier dans la fonction publique territoriale, globalement, qui n’est la faute à personne et à tout le monde, mais qu’on constate au quotidien dans nos institutions, qui fait que ça demande de former, ça demande de changer les organisations, ça demande de dématérialiser, ça demande de sortir de cette culture du papier que vous dénoncez fort justement. On tape dans le dur ! Il faut ! Mais ça va demander du temps.

Frédéric Couchet : Je crois que vous êtes effectivement d’accord et que vous vous battez à deux niveaux différents pour la même chose. Je pense que la prochaine émission qu’on consacrera aux données publiques si on réinvite Regards Citoyens, on invitera aussi, sans doute, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Défense, parce que eux, leur culture de l'ouverture !

Tangui Morlier : Bercy, Bercy ! C'est bien Bercy !

Frédéric Couchet : Bercy, effectivement, notamment pour l’ouverture du code source des impôts : la personne qui avait demandé l’accès a dû aller jusqu’au tribunal administratif ! On invitera ces gens-là qui ne sont pas du tout dans cette culture-là, mais là on est entre personnes qui sont dans cette dynamique-là. Je vois le temps qui file ; Xavier Berne va devoir bientôt nous quitter et nous avons également d’autres sujets ensuite. Est-ce que, Xavier, tu voulais réagir là-dessus ou ajouter quelque chose avant que tu partes tout à l’heure ou sur un autre sujet.

Xavier Berne : Je ne sais pas. Parler peut-être un petit peu de l’histoire de l’open data par défaut puisque, effectivement, c’était quelque chose dont j’ai dit que c’était en plusieurs mouvements. En fait, l’open data par défaut ou par principe est une première pierre qui a été posée puisque c’est en vigueur depuis le mois d’avril 2017. Et là, tous les documents qui sont communiqués individuellement au titre de procédures CADA, en fait quand le citoyen demande un document, s’il lui est donné par voie électronique, par mail, l’administration est tenue également de le mettre en ligne. Ça c’est depuis avril 2017. Et on voit que même ça c’est déjà trop difficile, alors que le document est déjà numérisé, le document a été envoyé par e-mail au citoyen, il y a déjà eu les occultations sur les données personnelles, il ne reste plus qu’une chose à faire c’est le mettre en ligne sur un site internet. Ce n’est quand même pas très compliqué et on voit que même sur ça, ça ne fonctionne pas ! Du coup c’est pour ça que via Next INpact on a décidé de porter ça devant le tribunal administratif, pour la simple et bonne raison qu’en fait, à notre sens, ce dispositif-là est bien plus intéressant que ceux qui vont entrer en vigueur ce week-end. Pourquoi ? Parce qu’ils font intervenir le citoyen.
Si des citoyens demandent un document administratif, il y a de fortes chances pour qu’il intéresse d’autres citoyens et certains journalistes et c’est pour ça qu’on a décidé de porter ça devant le tribunal administratif ; en l’occurrence, c’était pour un document du ministère de l’Intérieur, un rapport que j’avais moi-même sollicité mais juste au titre d’une communication individuelle et qui n’a toujours pas été mis en ligne par le ministère de l’Intérieur ; c’était un rapport tout simple sur l’utilisation des caméras-piétons qui faisait quatre pages, un fichier de un méga-octet. Plutôt que de le mettre en ligne, le ministère de l’Intérieur a préféré répondre à notre requête devant le tribunal en expliquant, au fil de sept pages, pourquoi il refusait de se plier à cette nouvelle obligation et, en l’occurrence, ils ont évoqué des questions de forme, des vices de procédure, l’absence d’intérêt à agir de notre part.
Ça montre quand même aussi que les réticences ce n’est pas non plus qu’une question de moyens ; vraiment, il y a bien une question de culture. On en a parlé. J’ai bien compris que vous aviez englobé tout ça derrière, mais je voulais quand même y revenir parce qu’effectivement « moyens » c’est peut-être un petit peu restrictif comme terme.

Laurence Comparat : D’accord.

Tangui Morlier : Les plus grandes avancées sur la loi numérique en matière de données publiques sont sans doute de donner les capacités aux citoyens de faire bouger les administrations parce que, malgré tout, l’administration a un rythme qui ne mesure pas forcément l’importance des données publiques. Et le fait qu’on donne la capacité à des journalistes, à de simples citoyens, d’exiger la publication en open data sur le site des collectivités et sur le site des administrations, c’est sans doute la plus grande avancée. ça va prendre un petit peu de temps puisque, visiblement, les administrations ne sont vraiment pas prêtes. Elles sont prêtes à dépenser des moyens incroyables pour répondre devant le tribunal administratif à des journalistes ou des citoyens plutôt que de mettre un méga sur le site web du ministère de l’Intérieur, alors qu’il y a quand même énormément de place sur le site web du ministère de l’Intérieur pour pouvoir héberger ce document !
Ça va prendre un petit peu de temps, mais si chacun de nos auditeurs pense à un rapport qu’il aimerait pouvoir voir sur le site du ministère de l’Intérieur ou sur le site de Bercy ou sur le site de la mairie de Paris ou de la région Île-de-France pour nos auditeurs franciliens, eh bien il ne faut pas qu’ils hésitent ; il suffit d’écrire un e-mail à contact@l’institution pour lui demander, exiger qu’elle mette en ligne le rapport sur les caméras-piétons, sur les dépenses des collectivités territoriales, etc. ; ça suffit à faire avancer les choses.

Frédéric Couchet : Juste avant de vous repasser la parole Laurence, on va dire au revoir à Xavier Berne, car il a un train à prendre donc il va devoir nous quitter.

Xavier Berne : Absolument. Et pour ceux qui voudraient faire une demande CADA, j’avais quand même écrit un petit article l’année dernière : « Comment faire une demande CADA » ; si ça peut être utile à certains, c’était fait pour ça.

Tangui Morlier : C’est un super article ; en plus il est en libre accès sur Next INpact, donc il ne faut pas hésiter.

Xavier Berne : Absolument. C’était logique.

Frédéric Couchet : On va rajouter le lien sur la page de références, sur le site de l’April, pour trouver ce document qui permet d’expliquer comment on fait concrètement une demande CADA. Merci en tout cas Xavier et puis à bientôt.

Xavier Berne : Merci. À bientôt. Au revoir.

Laurence Comparat : Merci.

Frédéric Couchet : Laurence, on va faire le tour de table final parce qu’on va bientôt devoir changer de sujet. Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter sur ce thème-là ou sur un autre thème ?

Laurence Comparat : Je crois qu’effectivement on a quand même pas mal balayé les thématiques. On voit bien qu’il y a des choses qui sont assez enthousiasmantes au plan des principes mais qu’on est confronté à des difficultés de mise en œuvre qui sont réelles, clairement.
Moi je trouve extrêmement intéressant, justement, ce dialogue avec les territoires, avec les citoyennes et les citoyens dans le cadre qui nous occupe, parce qu’effectivement c’est aussi quelque chose qui peut bousculer l’administration et moi je le vois en tant qu’élue. Quand ce n’est pas uniquement l’élu qui enquiquine les agentes et les agents avec ses grands principes politiques, mais qu’il y a de la demande qui vient du territoire ça change complètement la perspective ; ça change complètement la perspective et ça peut même la rendre tout à fait positive. Il ne faut jamais oublier que rendre publiques des données, des rapports, etc., c’est rendre public le travail des agentes et des agents de la collectivité. On a 4000 agents et agentes dans une ville comme Grenoble et son centre communal d’action sociale ; il y a de la force de travail, il y a du travail qui est fourni, il y a de la compétence ; le service public est fourni au quotidien par ces personnes-là et c’est aussi un moyen de rendre visible un travail qui est souvent caché, dans l’ombre en fait. Et c’est aussi ça qu’il faut qu’on ait en tête.

Frédéric Couchet : Merci Laurence. Tangui est-ce que tu voulais ajouter quelque chose ?

Tangui Morlier : Je suis tout à fait d’accord. Regards Citoyens est né de cette découverte du travail parlementaire où on a été extrêmement surpris de voir des parlementaires travailler sur des sujets aussi pointus que les DRM [Digital Restrictions Management] ou les brevets logiciels jusque extrêmement tard dans la nuit et c’est par cette découverte qu’on a voulu valoriser l’activité des parlementaires et qu’ensuite on s’est intéressé à tout un tas de sujets liés à l’activité parlementaire ou plus largement à la démocratie locale ou nationale.
Donc j’invite les élus ou les agents et les agentes publics qui nous écoutent à bien prendre la dimension de ça : oui le citoyen peut débarquer un petit peu fou, un petit peu énervé, mais si on arrive à rendre positive cette énergie au service des services publics et au service des institutions, eh bien notre démocratie s’en sentira grandie !

Laurence Comparat : Tout à fait !

Frédéric Couchet : Eh bien c’était une belle conclusion. Je remercie Laurence Comparat adjointe à la ville de Grenoble en charge notamment de la libération des données publiques et également présidente de l’association OpenData France. Merci Laurence.

Laurence Comparat : Merci à vous.

Frédéric Couchet : Et je remercie évidemment Tangui Morlier qui est intervenu au nom du collectif Regards Citoyens, qui aura sans doute l’occasion de revenir, en tout cas le collectif, sur un autre sujet.

Tangui Morlier : Merci.

Frédéric Couchet : Avant de changer de sujet, on va faire une petite pause musicale. Ça c’est une découverte de Macousine, qui est le pseudo d’une personne…

Tangui Morlier : Ah bon, ce n’est pas ta cousine !

Frédéric Couchet : Non, je n’ai pas de cousine ! C’est le pseudo d’une personne sur le salon de discussion web qui, de temps en temps, propose des playlists de musique et il y en avait une qui me plaisait particulièrement, qui fait aussi référence à la discussion qui a eu lieu tout à l’heure lors de Pause commune : entre midi et 14 heures ça parlait de migrants. C’est une chanson en hommage et en soutien aux migrants. Ça s’appelle Sin Papeles par Dieumba/Bass Culture Players et on se retrouve juste après.

Voix off : Toutes nos émissions en libre écoute – cause-commune.fm

Pause musicale : Sin Papeles par Dieumba / Bass Culture Player

Voix off : Cause-commune.fm – cause-commune.fm 93.1

Frédéric Couchet : Vous êtes de retour sur l’émission Libre à vous !, l’émission pour comprendre et agir avec l’April, l’association de promotion et de défense du logiciel libre.
Vous venez d’écouter Sin Papeles par Dieumba. La référence est évidemment sur la page du site de l’April qui donne toutes les références.

Nous allons changer de sujet, pas totalement d’ailleurs, après avoir parlé de données publiques et de collectivités, vu que nous allons parler maintenant d’un label qui s’appelle le label Territoire Numérique Libre et normalement nous avons depuis Montpellier Béatrice Jean-Jean par téléphone. Béatrice est-ce que tu es là ?

Béatrice Jean-Jean : Oui, bonjour, je suis là.

Frédéric Couchet : Béatrice, tu es chargée de communication à l’Adullact qui est l’Association des Développeurs et Utilisateurs de Logiciels Libres pour les Administrations et les Collectivités Territoriales et tu t’occupes notamment du label Territoire Numérique Libre. Ma première question sera simple : qu’est-ce le label Territoire Numérique Libre ?

Béatrice Jean-Jean : Le label Territoire Numérique Libre est un label qui a été créé en 2016 pour récompenser les territoires qui utilisent ou qui privilégient les logiciels et licences libres dans leurs services. C’est vrai qu’à l’Adullact, tout au long de l’année, on côtoie des collectivités qui font des efforts en ce sens, qui ont des démarches pour s’affranchir de logiciels propriétaires, qui mettent, par exemple, du Ubuntu dans leurs écoles, qui mettent en commun leurs moyens financiers pour développer des outils libres, qui financent des événements autour du Libre comme des hackathons. On voulait vraiment récompenser les efforts de ces collectivités, montrer qu’utiliser du logiciel libre dans le service public c’est une démarche qui devrait être naturelle. Dans un monde parfait, il faudrait que tous les logiciels financés par l’argent public soient publiés sous licence libre. C’est un petit peu l’idée de l’Adullact et de nombreuses campagnes comme la campagne européenne « Argent public ? Code public ! ».
Tout à l’heure, dans l’émission, vous parliez des administrations, c’est vrai que les collectivités, actuellement, sont un petit peu dans le même processus. Il y a différents rapports et directives qui les poussent vers le sens du Libre, qui disent que le Libre c’est quelque chose vers lequel il faut aller, mais il n’y a pas d’obligation. Donc il est essentiel, pour nous, d’encourager toutes les volontés politiques qui vont dans le bon sens.

Frédéric Couchet : D’accord. Donc pour une collectivité quels sont les intérêts à candidater à un tel label ?

Béatrice Jean-Jean : Le label on l’a conçu, en fait, pour répondre à trois objectifs : un objectif d’évaluation, de sensibilisation et de valorisation.
La partie évaluation : en fait c’est vrai que le dossier de candidature permet à la collectivité de faire un peu un état des lieux de ses usages numériques libres : quelle stratégie a été mise en place ? Où en est la migration ? Quelles sont les contributions de la collectivité à différents outils libres ?

Pour la partie sensibilisation, c’est vrai que l’usage des logiciels libres dans une collectivité concerne à la fois les élus, les agents, mais aussi les administrés. Parfois, la volonté vient du service informatique qui a un petit peu plus de mal à convaincre les élus qu’il a envie de sensibiliser sur le point. Et puis parfois, c’est au contraire la volonté d’un élu et il va falloir un petit peu faire la sensibilisation au niveau, justement, du service informatique ou des administrés pour leur montrer que l’argent public est bien employé.
Et la dernière mission c’est une mission de valorisation, c’est-à-dire qu’une collectivité qui va candidater, elle va le faire pour faire connaître et reconnaître ses actions en matière de logiciels libres, en matière d’open data dont on parlait tout à l’heure. C’est un label qui permet de se démarquer.

Frédéric Couchet : D’accord. Donc il y a différents niveaux de label qui permettent justement de mesurer peut-être l’évolution de l’implication des démarches logiciel libre et données publiques dans la collectivité ?

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait. Le label, comme de nombreux labels, est gradé de 1 à 5. Par exemple pour « ville fleurie » on va avoir des petites fleurs, là ce sont des copylefts, donc c’est gradé de 1 à 5 copylefts.
Les collectivités candidates qui ont entrepris une première démarche vers le Libre, ne serait-ce qu’en utilisant des premiers outils libres sur le poste de travail, il en existe de nombreux qui sont très accessibles, obtiennent à minima le niveau 1 ; c’est le niveau, en fait, de la première reconnaissance des efforts accomplis, de la découverte, et ça va jusqu’au niveau 5 donc le niveau d’excellence qui n’a encore pas été atteint !

Frédéric Couchet : Peut-être cette année, on verra !

Béatrice Jean-Jean : Peut-être cette année, on espère.

Frédéric Couchet : Ce label est organisé par l’Adullact. Mais est-ce qu’il est organisé en partenariat avec d’autres structures, avec le soutien de structures institutionnelles ?

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait. En fait, il y a un comité d’orientation qui est en place avec la DINSIC, la Direction informatique de l’État, l’April, l’AFUL [Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres], qui sont toutes deux des associations de défense du Libre – on est tous dans le même créneau –, avec le pôle Aquinetic qui est un cluster d’entreprises du numérique libre et la ville de Saint-Martin d'Uriage qui représente entre guillemets la « vision élus », en fait, au sein du comité.

Frédéric Couchet : Aquinetic, le pôle, c’est de la région de Bordeaux si je me souviens bien.

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait.

Frédéric Couchet : C’est la troisième édition cette année. Est-ce que tu peux dire combien il y a eu de collectivités labellisées les années précédentes, donc en 2016 et 2017, et est-ce qu’il y a des types de collectivités particulières ou des exemples marquants de collectivités qui ont reçu un label ?

Béatrice Jean-Jean : Oui. En 2016, pour la première édition, on a eu 16 candidatures et en 2017 on en a eu 23. On va dire qu’en comptant les collectivités qui ont re-candidaté d’une année sur l’autre, ça fait un total d’environ une trentaine de collectivités qui ont été labellisées en deux ans. C’est intéressant. Bien sûr, on a envie de dépasser ce chiffre cette année, on a envie de toucher de nouvelles collectivités.
Au niveau des types de collectivités, en fait, ça s’adresse vraiment à toutes les collectivités territoriales, c’est-à-dire villes, agglomérations, communautés de communes, départements, régions. On n’a pas encore eu de candidature de région, mais j’espère cette année, aussi. On a eu trois départements, la Gironde, les Côtes-d'Armor et le Rhône qui sont déjà tous labellisés. On a eu aussi un centre départemental d’incendie et secours en 2016. Et comme exemple marquant, l’an dernier on a eu une petite collectivité, Ladevèze-Rivière, avec 220 habitants qui a eu un niveau 3. C’est quand même un beau niveau et ça prouve qu’on peut faire du Libre même en étant dans une toute petite collectivité avec de petits moyens.

Frédéric Couchet : D’accord. Comme effectivement c’est un label qui est par année, une collectivité, d’ailleurs je crois que tu l’as dit, qui a déjà obtenu un label doit re-soumettre une candidature en 2018 pour pouvoir recevoir un nouveau label et éventuellement changer de niveau ?

Béatrice Jean-Jean : Oui. En fait, c’est vrai qu'une nouvelle candidature, bien sûr ce n’est pas une obligation, mais c’est intéressant parce que le questionnaire évolue d’une année sur l’autre. Cette année, par exemple, nous avons inauguré une nouvelle partie stratégie pour recenser les démarches de mutualisation en cours et à venir et, en fait, mieux cerner les intentions politiques derrière les choix, parce que derrière les choix matériels, etc., il y a toujours une intention ; c’était pour un petit peu mieux analyser cette stratégie mise en place sur les territoires.

Frédéric Couchet : D’accord.

Béatrice Jean-Jean : Donc c’est intéressant pour une collectivité de revenir, ne serait-ce aussi parce que c’est aussi une nouvelle occasion de communiquer sur les démarches qu’elle fait, de mettre à jour ses informations, de refaire un état des lieux.

Frédéric Couchet : OK. Et une collectivité qui doit candidater, tu as parlé d’un questionnaire. Est-ce que c’est un questionnaire papier, on a parlé de papier tout à l’heure, est-ce que c’est un formulaire en ligne ? Quels sont les sujets abordés ? Le nombre de questions ?

Béatrice Jean-Jean : La candidature est assez simple et facile. Quand je dis simple et facile c’est parce que je sais qu’il y a des labels où il faut des semaines de préparation pour constituer le dossier. Ici, on a estimé qu’il faut à peu près une demi-journée pour remplir le questionnaire ; c’est assez rapide.
Pour candidater, en fait, il faut que la collectivité mandate deux référents dont un élu. Et, bien sûr, il faut préparer en amont sa candidature en téléchargeant la liste des questions qui est disponible sur le site en version PDF et ensuite aller enregistrer sa candidature en ligne. On a un formulaire Framaforms qui est disponible.
Il y a environ une centaine de questions réparties en cinq parties : l’identification de la collectivité, la partie stratégie et mutualisation, les formats ouverts et les logiciels et systèmes libres bien entendu, c’est la partie la plus importante où on va vraiment là faire un état des lieux, une partie communication à l’écosystème pour voir si la ville contribue à l’écosystème au travers des entreprises, associations, sur son territoire et une partie open data, c’était le sujet tout à l’heure. Donc c’est relativement « aisé », entre guillemets, à remplir même pour une première candidature.

Frédéric Couchet : D’accord ! Quelle est la date limite pour candidater ? Je suppose que c’est prochainement !

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait. Les candidatures se terminent le 15 octobre à minuit. Le délai effectivement de 15 jours est largement suffisant. Pour les collectivités qui découvriraient le label aujourd’hui, il y a encore le temps, tout à fait, de candidater.

Frédéric Couchet : D’accord ! Donc la date limite c’est le lundi 15 octobre. Quand est-ce que seront annoncés les résultats ? Et la remise des prix aura lieu où ? À Paris ou ailleurs ? À Montpellier peut-être ?

Béatrice Jean-Jean : Les premières remises de labels ont eu lieu à Paris, mais cette année on sort un petit peu du contexte et du cadre. En fait, on va annoncer les résultats en même temps qu’une remise des labels à Bordeaux le 6 novembre 2018 vers 17 heures 30 ; c’est dans le cadre de l’organisation de la première convention open source B-BOOST qui est organisée cette année à Bordeaux. C’est une convention professionnelle organisée notamment par pôle Aquinetic, par la région, etc. Il y aura, le même jour, une table ronde organisée avec des collectivités déjà labellisées qui vont venir faire part de leur expérience sur le terrain.
Donc le 6 novembre 2018 tous les résultats seront affichés et, dans la foulée, seront communiqués sur le site internet bien entendu.

Frédéric Couchet : Donc les collectivités qui vont candidater doivent déjà réserver leur déplacement à Bordeaux le 6 novembre pour recevoir leur label.

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait.

Frédéric Couchet : Est-ce que tu souhaites ajouter quelque chose ? J’ai l’impression qu’on a fait le tour de la présentation de ce label. Est-ce que tu veux ajouter une précision ?

Béatrice Jean-Jean : Simplement d’aller voir le site, de se renseigner. On a vraiment envie de toucher de nouvelles collectivités, surtout de montrer que, par des petits efforts, c’est simple de mettre un pied dedans et que la plupart des collectivités, finalement, utilisent déjà des logiciels libres sans forcément en avoir conscience. Peut-être que beaucoup plus de collectivités mériteraient ne serait-ce que d’entrer dans le palmarès niveau 1.

Frédéric Couchet : Le site web on va le donner, c’est territoire-numerique-libre.org ; il sera aussi sur le site de l’April dans la partie références. Les collectivités ont jusqu’au lundi 15 octobre 2018, 23 heures 59, pour candidater. L’autre date importante c’est la remise des labels mardi 6 novembre lors de la convention B-BOOST à Bordeaux ; le site de la convention B-BOOST c’est b-boost.fr, et le site de l’Adullact c’est adullact.org avec deux « l » comme logiciel libre.
Écoute Béatrice, merci de ton intervention. Je crois que c’est tout à fait clair et j’espère effectivement qu’il y aura de nouvelles collectivités qui vont candidater à ce label et que d’autres vont, évidemment, gagner des marches dans les niveaux de labels.

Béatrice Jean-Jean : Tout à fait. Merci de m’avoir reçue.

Frédéric Couchet : De rien. Au plaisir de se voir bientôt. Je te souhaite une bonne journée en tout cas.

Béatrice Jean-Jean : Merci beaucoup. Au revoir.

Frédéric Couchet : Au revoir.

1 h 09 16

J’encourage évidemment les collectivités à aller voir le site du Territoire Numérique Libre, mais également les autres personnes pour voir quelles collectivités sont labellisées ; peut-être que vous habitez dans une collectivité qui a été labellisée !

On va attaquer notre dernier sujet qui est un sujet un peu récurrent qui va nous occuper encore d’autres émissions je pense, on pourrait presque dire malheureusement. C’est le point sur la directive droit d’auteur suite au vote le 12 septembre 2018 au Parlement européen. Étienne est toujours là, il va pouvoir faire un petit point sur ce qui s’est passé lors de ce vote et puis ce qui va se passer dans les mois à venir. Étienne.

Étienne Gonnu : Oui, tu en parlais. Donc vote important qui a eu lieu le 12 septembre et dont le résultat nous a assez fortement déçus. Comme on le titrait dans notre communiqué de presse du 13 septembre, le lendemain de ce vote, mercredi 12 a été une journée noire pour les libertés sur Internet. Les parlementaires européens ont adopté la proposition de directive à 438 voix contre 226, donc quand même une majorité très large et, dans le texte qu’ils ont adopté, ils ont adopté la généralisation du filtrage automatisé de l’article 13 dont on vous a déjà largement parlé dans nos précédentes émissions.

Plus concrètement, ils ont voté la version de l’article 13 du rapporteur Axel Voss qui, si vous vous en souvenez bien, est le rapporteur à la commission JURI, « affaires légales », et le texte qui a été voté ce mercredi 12 correspond plus ou moins à la version qui avait été votée en juin et sur laquelle le mandat [du rapporteur, NdT] avait été rejeté en juillet. Ce rejet de juillet nous a conduits à ce vote du 12 septembre.
Cette version du texte qui a été votée, malheureusement, était une des pires qui étaient soumises aux parlementaires parce qu’elle contient les graves menaces que nous avions identifiées, notamment un filtrage généralisé qui s’ensuit d’un risque de censure.

On va noter quand même une bonne nouvelle, un lot de consolation, certes, mais qui a son importance : les plateformes de développement de logiciels libres ont bel et bien été exclues du champ d’application de l’article, sans distinction basée sur le but lucratif de la plateforme. Donc la version que portera le Parlement européen exclut bien les plateformes logicielles.

La suite, maintenant ce qui se passe : le Parlement européen a adopté ce texte et commence aujourd’hui ce qu’on appelle le « trilogue », qu’on avait déjà évoqué aussi ; c’est-à-dire que le Parlement européen va porter ce texte-là, sa version ; il va négocier avec les représentants du Conseil de l’Union européenne, donc les représentants des États membres, et avec la Commission européenne ; ils vont négocier entre eux un texte final qui sera, normalement début 2019, soumis au vote final des parlementaires européens.

Dans le communiqué de presse on avait un peu détaillé. Malheureusement on voit bien côté français, et sans grande surprise, qu’il y a eu un large soutien aux dispositions rétrogrades et liberticides de l’article 13.
Seuls dix parlementaires français ont voté contre l’article 13 ; ils étaient issus des groupes EFDD [Europe de la liberté et de la démocratie directe], donc plutôt les eurosceptiques, GU qui est le groupe unitaire de la gauche, plutôt front de gauche donc, et les Verts. Et sur ces six, seuls quatre ont rejeté complètement la directive et c’est ce que nous on défendait parce que c’était la seule manière de vraiment reprendre les débats et les réflexions à zéro sur des bases plus saines. Et ce sera tout l’enjeu : réussir à faire sauter la directive lors du prochain vote au Parlement afin de pouvoir mener des débats à peu près sereins sur la question.

On peut malheureusement constater que les deux principaux groupes français que sont donc le PPE [Parti populaire européen] qui correspond à peu près à Les Républicains et S&D [Alliance progressiste des socialistes et démocrates] qui correspond à peu près au PS, eux ont voté intégralement en faveur de ce texte.

Alors c’est un coup dur, mais, comme je vous disais, ce n’est pas fini. La directive en elle-même n’a pas été votée ; c’est juste une version, la version sur laquelle le Parlement européen va négocier avec les autres institutions. Le « trilogue » a commencé ; c’est une étape qui se passe beaucoup derrière des portes closes.

Frédéric Couchet : Elle a même commencé aujourd’hui.

Étienne Gonnu : Oui, elle a commencé aujourd’hui, tout à fait.

Frédéric Couchet : Nous sommes pile-poil dans l’actualité, à point !

Étienne Gonnu : S'ils nous écoutent !

Frédéric Couchet : D’ailleurs j’ai une petite question : tu dis que le Parlement européen va négocier avec le Conseil européen et la Commission, mais, en fait, ce n’est pas tout le Parlement qui va négocier ; ils vont peut-être mandater quelqu’un pour négocier en particulier.

Étienne Gonnu : Tout à fait. Ce serait le rapporteur Axel Voss.

Frédéric Couchet : Le fameux en faveur de tout ce qui est effectivement filtrage automatisé, etc.

Étienne Gonnu : Voilà. Dont la compétence nous montre qu’il y a certains éléments à l’intérieur même du texte dont il n’avait pas connaissance ou alors il avait mal mesuré les effets pervers du dit texte.

Frédéric Couchet : Oui, c’était sur les vidéos ou les photos prises dans les matches de sport par des fans. C’est ça ?

Étienne Gonnu : Voilà. Il avait lu rapidement le texte ; il pensait que c’était une manière de préserver, peut-être, les droits de diffusion des télés et donc d’empêcher, peut-être, les personnes de faire des flux non autorisés.

Frédéric Couchet : En direct.

Étienne Gonnu : Voilà. Du coup n’importe qui prenant des photos d’un match, où qu’il se situe, qui partagerait ça sur les réseaux, en fait se situerait dans l'illégalité ; donc avec le texte voté — il l’a dit lui-même, il n’avait pas vu, il n’avait pas fait gaffe — eh bien on serait dans l’illégalité en diffusant des photos sur les réseaux qu’on prendrait pendant un match de foot ou autre sport. On voit le niveau de compétence et surtout le sérieux donné à ce texte qui était assez dramatique, notamment quand on voit la mobilisation qu’il y a derrière.

C’est vrai que c’est une étape qui est un peu compliquée ; il y a assez peu d’actions directes à mener parce que c’est vraiment derrière des portes closes. On va quand même agir ne serait-ce que pour assurer l’exclusion vraiment ferme et définitive des plateformes de développement de logiciels libres. Le Parlement européen a bien validé qu’il n’y aurait pas de critères basés sur le but lucratif. Le Conseil de l’Union européenne, lui, avait un texte, la version de ce texte-là, et identiquement pour la version de la Commission européenne, contenait un critère qui n’excluait que les plateformes de développement de logiciels libres à but non lucratif. C’est une distinction qui est absurde !
Le gouvernement français, dans une réponse à une question écrite, semble dire « ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de souci » ; donc on va essayer de s’assurer que le gouvernent français, du moins le représentant de la France, traduise ces belles paroles en actes.

Frédéric Couchet : En fait, propose au Conseil de faire converger sa position, cette exclusion, vers la position du Parlement européen, donc de supprimer ce but non lucratif, de manière à ce que ça exclue toutes les plateformes, qu’elles soient à but lucratif ou non lucratives. Mais c’est juste un petit patch, on pourrait dire, qui ne remet pas en cause le fait que cette directive est d’une absurdité complète et qu’il faudra, de toutes façons, essayer de la faire rejeter lors du vote final au Parlement européen.

Étienne Gonnu : Tout à fait. C’est juste une précaution, en tout cas si on arrive au moins à enclencher pour minimiser les effets de bord. Mais bien sûr, il est hors de question de se satisfaire de cette exception. C’est pour ça que je parlais d’un lot de consolation qui est indispensable si jamais la directive finit pas passer. Donc il faut agir pour ça, pour préserver au moins cela, mais il est hors de question de s’en satisfaire ; on est bien d’accord.

Tu le disais, il y a un texte qui va sortir, qui va être le fruit de ces négociations interinstitutionnelles, de ce « trilogue ». Il y a des votes qui devraient arriver, le vote des parlementaires européens qui se profile [les élections européennes en mai 2019, NdT], donc selon toute vraisemblance, début 2019, les parlementaires vont voter pour adopter ou rejeter le texte qui va sortir de ces négociations.

Bien sûr, inutile de dire que ce ne sera pas facile, les cotes ne sont pas avec nous, mais renverser la table reste tout à fait possible. Et le fait que les élections se profilent va faire que c’est une période où les élus vont se montrer particulièrement attentifs à l’opinion publique, c’est assez classique, et c'est à nous de profiter de la caisse de résonance que ça va nous offrir pour vraiment faire entendre nos voix, pour réaffirmer que nous refusons que soit inscrit dans la directive, dans la loi en général, le principe de filtrage automatisé des contenus, de ce que nous partageons. Ils ont beau avoir empilé des exceptions, ils ont beau avoir mis des critères qui, soi-disant, limiteraient l’impact de la directive aux seuls GAFAM, ça ne suffit pas ; on sait très bien qu’une fois qu’un principe est inscrit dans la loi ce n’est qu’une question de temps avant qu’il soit généralisé. Moi j’imagine très bien les industries culturelles revenant nous voir dans dix ans plus tard en disant « l’article 13 fonctionne très bien sur YouTube, mais regardez les vilains contrevenants, ceux qui violent le droit d’auteur utilisent les plus petites plateformes, donc il faut régler ce trou-là il, faut étendre le dispositif ». C’est quelque chose d’assez classique ; ça m’évoque l’allégorie de la grenouille qui se laisse doucement ébouillantée. Il est hors de question que ce principe…

Frédéric Couchet : Surtout qu’ils n’attendront pas dix ans !

Étienne Gonnu : Ils n’attendront sans doute pas dix ans. Il est toujours temps de faire du bruit. C’est un coup dur mais le combat continue ; il ne faut surtout pas minimiser nos chances de réussir à renverser la table et, de toutes façons, on restera sur le créneau pour défendre les libertés informatiques, pour défendre nos libertés en ligne.

Frédéric Couchet : Ce qu’il faut retenir, effectivement, c’est que c’est un vote négatif parce que la directive est toujours là, elle a été donc été adoptée en sorte de première lecture, mais il sera encore possible d’agir quand ça va revenir pour le vote final, parce que, évidemment, le texte va évoluer : ils vont sans doute retirer quelque chose, peut-être rajouter des petits trucs et essayer de converger sur des points ; et ça sera à quelques mois des échéances européennes, il faut rappeler qu’il y a des élections européennes en 2019. Donc voilà ! La mobilisation n’est pas terminée, je pense qu’on aura l’occasion de reparler de ce sujet lors d’une prochaine émission. Je crois que sur le site saveyourinternet.eu il y un point de la situation. Est-ce que le texte final d’ailleurs, actuellement voté, texte final ! enfin le texte voté par le Parlement européen est disponible facilement ?

Étienne Gonnu : Facilement…? C’est vrai que ça c’est une des difficultés quand on suit les affaires institutionnelles au niveau de l’Europe : ils ont tendance à mettre leurs textes un peu partout ; je ne sais pas comment ça fonctionne, mais on vous a mis le lien, le lien sera disponible sur april.org. De la même manière, quand on lit ce texte, en fait ça vous propose d’un côté la version originale qui est celle de la Commission et la version amendée, puisqu’en réalité c’est ça, du Parlement européen ; ça permet déjà de voir une évolution. La manière de le lire aussi : une directive européenne commence d’abord pas une liste de considérants ; ça montre un peu l’intention du législateur en faisant sa loi, ça a son importance, notamment pour les interprétations des juges quand elles vont avoir lieu, suivi ensuite des articles donc, on va dire, le dur du sujet. L’article 13 étant celui qui pose, même si le mot n’est pas écrit dedans, qui pose très clairement le principe d’un filtrage rendant responsables, en fait, des acteurs — on peut les appeler hébergeurs, plateformes, services, appelons-les comme on veut —, mais qu'ils veulent rendre responsables de contenus dont ils n’ont pas vocation à avoir connaissance, ce qui pousse à un filtrage, ce qui pousse à une surveillance de ce qu’on met en ligne. L’article 2, lui, contient l’exception pour les plateformes de développement de logiciels libres. Le lien sera sur le site. C’est une bonne manière aussi de s’approprier un peu le sujet ; même si ce ne sont pas des textes qui sont évidents à lire, ils sont assez parlants.

Donc il sera temps, début 2019, de prendre contact avec les parlementaires, de leur dire « écoutez ce qu’on a à dire », de montrer qu’il y a une mobilisation, de faire du bruit, de leur faire peut-être peur par rapport aux élections à venir sur le fait qu’il y a une mobilisation citoyenne réelle et engagée sur ces questions.

Frédéric Couchet : Écoute merci Étienne. De toutes façons on reparlera de ce sujet bientôt.

L’émission ne se termine pas tout de suite. Il reste encore un petit peu de temps. Comme on est un tout petit poil en avance, je vais en profiter pour signaler une action qu’a menée le groupe de travail Libre Association de l’April récemment.
Ce groupe de travail Libre Association est un groupe que n’importe qui peut rejoindre — il y a une liste de discussion — qui vise à sensibiliser les associations autour du logiciel libre et de les accompagner à prendre de bonnes pratiques et faciliter leurs échanges.
Récemment, ce groupe s’est rendu compte que pour poser des demandes de subvention — sur le site officiel de l’administration française vous avez les formulaires dits Cerfa — eh bien les associations étaient invitées à télécharger et à remplir un canevas au format PDF, mais ce document n’était pas du tout utilisable sur un système libre ; il nécessitait un outil privateur. Malgré les demandes du mouvement associatif de Bourgogne Franche-Comté qui avait signalé ce problème en juin 2018, aucune réponse officielle n’avait été apportée.
Le groupe de travail Libre Association a décidé d’agir et donc de mettre à disposition une version accessible pour les structures et personnes ayant fait le choix d’utiliser des logiciels libres. Donc ils ont refait ce formulaire dans un format ODT, OpenDocument. On l’a mis en ligne sur le site du groupe de travail Libre Association, c’est libreassociation.info, et, ce qui est intéressant, c’est que, assez rapidement, quelques jours plus tard je crois, ce document a été rajouté sur le site officiel du service public. Maintenant, quand vous allez sur le site officiel du service public dans lequel vous pouvez télécharger ce fameux PDF non accessible, en dessous il y a la version OpenDocument.
Je voulais féliciter les membres du groupe de travail Libre Association et aussi la réactivité de l’administration d’avoir mis en ligne ce texte, même s’il aurait été évidemment mieux de mettre directement un formulaire accessible.
C’est un exemple de petite action — petite action non ! une action très importante — qui prend du temps et qui a un effet positif immédiatement.

Le temps passe vite, je vois qu’Olivier en régie va bientôt lâcher la pause musicale donc on va passer aux actualités à venir pour l’April, notamment, et le monde du logiciel libre.

Pour les gens qui habitent en région parisienne, jeudi soir il y a la soirée de contribution au Libre, donc jeudi 4 octobre à la FPH dans le 11e arrondissement de Paris. Si vous voulez contribuer au logiciel libre, en fonction de vos compétences, vous êtes les bienvenus.

Samedi, Premier samedi à la Cité des sciences et de l’industrie à partir de 14 heures. Là c’est principalement si vous voulez suivre des conférences, vous faire aider à installer un système libre.

Ce week-end c’est à Marseille, un événement important pour l’April, c’est un April Camp que nous organisons les 6 et 7 octobre. Un April Camp, simplement, on a pris un lieu, c’est en l’occurrence un bar associatif qui s’appelle le Foyer du Peuple, et pendant deux jours on va être présents, moi je serai présent, et on sera disponibles pour échanger, pour travailler sur des projets de l’April, pour lancer de nouveaux projets. Toutes les personnes sont les bienvenues, toutes les compétences sont les bienvenues. Si vous voulez simplement discuter, vous pouvez passer. Il y aura un apéro le samedi soir donc le samedi 6 à partir de 19 heures. N’hésitez surtout pas à nous rejoindre.

Comme j’en suis à parler d’apéro, le prochain apéro de l’April à Paris c’est le vendredi 19 octobre, dans le 14e arrondissement.

Il y a un apéro April à Montpellier le jeudi 18 octobre.

Tous ces événements que je vous annonce évidemment vous les retrouvez sur l’Agenda du Libre, agendadulibre.org., et bien d’autres événements. D’autres événements qui sont à venir à Paris et ailleurs. Si Olive avait été en régie j’aurais parlé de l’événement des 8 et 9 décembre à la Cité des sciences et de l’industrie parce qu’il parait qu’il faut citer l’Ubuntu Party à chaque émission, j’ai entendu parler de ça lors de Pause commune [autre émission de la radio Cause commune, NdT]. Enfin c’est fait ! Des occasions de nous voir soit à Paris, soit à Marseille, soit à Montpellier. Venez ! Avec plaisir.

Je vais par finir par rappeler qu’une radio ça a besoin d’aide financière pour payer notamment le matériel, donc n’hésitez pas à faire un petit don sur le site cause-commune.fm.

La prochaine émission sera diffusée mardi 6 novembre 2018 de 15 heures 30 à 17 heures.
Notre émission se termine. Vous retrouverez sur notre site web april.org toutes les références utiles ainsi que sur le site de la radio Cause commune. N’hésitez pas à nous faire des retours pour indiquer ce qui vous a plu mais aussi des points d’amélioration.
Nous vous souhaitons de passer une belle fin de journée ; on se retrouve le 6 novembre. D’ici là portez-vous bien. Et nous nous quittons en musique avec Wesh Tone de Realaze.

Culture numérique - introduction - 1ère partie - septembre 2018 - Hervé Le Crosnier

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Hervé Le Crosnier

Titre : Culture numérique - introduction - 1ère partie - (CN18-19)
Intervenant : Hervé Le Crosnier
Lieu : Centre d'Enseignement Multimédia Universitaire (C.E.M.U.) - Université de Caen Normandie
Date : septembre 2018
Durée : 59 min
Visionner la vidéo
Diaporama support de la présentation, pages 1 à 31
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Hervé Le Crosnier lors de Brest en biens communs le 7 octobre 2011. Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Transcription

Bonjour à vous toutes et vous tous. J’ai été enseignant, j’avais l’habitude d’intervenir dans les amphis, mais maintenant je suis éditeur [C & F Éditions] alors j’ai beaucoup moins l’habitude. On va se remettre en train.

Effectivement, le cours d’introduction de l’année dernière a été filmé, donc j’ai essayé de me dire : je ne vais pas faire la répétition d’autant que je sais qu’il y en a qu’ils l’ont déjà subi, malheureusement pour eux l’année dernière, donc si vous voulez retourner voir. Je vais essayer de faire aujourd’hui un complément à ce cours-là mais qui reste néanmoins un cours d’introduction sur cette question dite de la culture numérique au sens assez général, que je vais vous expliquer pendant deux heures.

On a commencé par dire « oh malheureux pauvres ! Deux heures, des étudiants de L1 ! » Alors on va faire une pause au milieu, quand même, on s’arrangera. Quand vous commencez à ne plus en plus en pouvoir vous me dites stop, on s’arrête deux minutes et puis voilà.

Je voudrais commencer une première partie sur cet étrange phénomène qui a fait que, disons entre les années 90 et la fin des années 2000, dans la presse, dans les médias, à la télévision, partout « Internet c’était génial ». Internet c’était le seul avenir qui restait ouvert ; c’était toute une création d’utopies, de positives, de choses comme ça. Et puis, depuis quelques années, on ne peut pas ouvrir un journal, on ne peut pas regarder une émission de télévision sans voir que Internet c’est la pire des catastrophes qui soit arrivée à l’humanité. C’est le dérèglement de tous les individus. C’est la fin de la culture, la fin de l’économie ; c’est la surveillance totale et généralisée. Comment on peut passer d’une utopie à une dystopie ?

J’ai eu la chance de plonger dans le bain de l’Internet il y a 25 ans — ça fait un bail — et très vite j’ai commencé aussi à émettre des critiques, à dire : attendez, là il y a des choses bien et puis il y a des choses qui sont quand même dangereuses pour la construction de la société. Et en fait, avec le recul, je me rends compte, et ce n’est pas pour rien que j’ai mis ici le dessin du yin et du yang avec une interpénétration de ces deux forces contraires, je pense que ce côté d’utopie et ce côté de dystopie sont présents en permanence dès qu’on parle du numérique. Donc je vais essayer aujourd’hui à la fois de montrer, de faire une critique – parce que je pense que si on ne fait pas une critique d’un domaine qu’on aime ça ne sert à rien de l’aimer –, donc il faut faire une critique et en même temps essayer de soulever la continuation, la continuité des forces positives qui ont pu exister au développement, à la création de l’Internet dans cette période que l’on peut dire utopique.

Projection de Apple 1984 Super Bowl Commercial Introducing

Voix off : On January 24th Apple Computer will introduce MacInstosh and you'll see why 1984 won't be like « 1984 »

Hervé Le Crosnier : Quand on parle de la relation utopie-dystopie, je trouve que cette vidéo qui date de 1984, présentée lors de la finale de base-ball aux États-Unis, qui a été tournée par Ridley Scott – donc vous voyez, un gros appareillage – elle marque un tournant inverse de celui dont je vous ai parlé précédemment ; c’est le tournant qui fait passer d’une informatique de contrôle, de surveillance, une informatique centralisée, au service des puissants pour contrôler l’ensemble de la population, une informatique de type Big Brother, en une informatique qui va porter le message de la liberté. Le Macintosh est considéré comme l’outil d’interactivité, de créativité personnelle, de capacité au même moment à se connecter au premier réseau qui va devenir Internet dans le courant des années 80.
Donc on a là un premier basculement qui consiste à passer de ces hommes en costume de flanelle grise qui subissent le contrôle, qui sont les servants de l’appareillage informatique, à une informatique individuelle — le terme est important : individuelle, individualisée, autonome — qui va pouvoir en même temps constituer des réseaux. Et dès qu’on va constituer des réseaux, là je vous parle encore des années 80, vont apparaître derrière ces deux personnages que sont Stewart Brand et Howard Reinghold, le terme et l’idée de communauté virtuelle. On va pouvoir se rencontrer même si on ne se voit pas. On va pouvoir échanger à distance et de manière asynchrone. Donc on va expérimenter une nouvelle forme de relation entre des humains, entre des individus à nouveau disposant d’un ordinateur individuel.

Cette idée-là était l’idée d’utopie présente dès le début de l’Internet. Or aujourd’hui, c’est Yes We Scan. C’est l’idée que tout ce qu’on va faire sur notre ordinateur personnel est en réalité tracé par les services auprès desquels nous nous rendons ; que tous nos échanges sont filtrés ; que nos mails sont étudiés pour nous donner de la publicité ciblée, etc. ; c’est qu’on a de la surveillance à tous les étages.

Heureusement sur Internet :

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Voix off : Vous avez toujours rêvé de sauvegarder automatiquement toutes vos données sans même avoir à vous en soucier. NSA Cloud Backup, le stockage illimité par le numéro 1 mondial de la sécurité informatique. Vous n’avez rien à configurer ; nous avons déjà les accès à tous vos équipements informatiques. Vos communications sans fil sont elles aussi intégralement conservées. La totalité de vos données est sauvegardée pendant plusieurs années dans l’un des 500 datacenters de la NSA. Nous écoutons l’ensemble des points de raccordement du réseau ainsi que tous les câbles sous-marins. L’option Prism permet de sauvegarder votre activité sur les réseaux sociaux et de réaliser des graphes complexes pour retrouver l’ensemble des amis avec lesquels vous communiquez. Avec NSA Cloud Backup participez vous aussi au mouvement open data. Toutes vos informations sont mises à disposition des meilleurs analystes de la planète qui peuvent y accéder en toute liberté et produire des rapports de haute technicité. NSA Cloud Backup souriez, vous êtes déjà abonné !

Hervé Le Crosnier : Donc c’est important, face au phénomène, de voir qu’il y a quand même une réaction — on est toujours dans cette logique yin et yang — il y a toujours cette réaction qui existe et qui prend sur Internet cette forme très particulière de l’humour. L’humour comme outil pour libérer à nouveau les individus. Pourquoi ? Parce qu’en fait l’Internet, que les médias nous présentent souvent comme un élément extérieur à nous, est en réalité le produit de ce que nous en faisons. Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-ce que nous disons ? Comment nous réagissons vis-à-vis des outils, des services, des propositions qui nous sont faites sur Internet ? Est-ce que nous plongeons la tête la première dans le bain de la surveillance ou est-ce que nous essayons de nous donner des moyens d’éviter cette surveillance ? Est-ce que nous plongeons la tête la première dans ce que je vais vous montrer tout à l’heure qui s’appelle l’économie de l’attention ? Ou est-ce que, au contraire, nous essayons de l’éviter au maximum, tout en bénéficiant – parce que c’est un élément important de la culture du 21e siècle – de l’intérêt de ces communautés virtuelles, de ces relations à distance qui ont pu être mises en place depuis les années 80.

En fait, je pense qu’il ne faut jamais imaginer l’Internet comme un outil dont nous nous servons. Ça c’était peut-être vrai il y a 25 ans quand j’ai commencé sur un écran avec 25 lignes de petits caractères verts ou orange, mais maintenant ce n’est plus ça. C’est un écosystème à l’intérieur duquel nous sommes plongés. Il est impensable aujourd’hui de vivre en dehors de l’Internet. C’est notre monde moderne.

Donc la question qui se pose c’est plutôt comment est-ce que nous allons être capables de maintenir à la fois notre autonomie d’individus et nos consciences collectives ? Nos capacités collectives de former une société à l’intérieur de cet écosystème ?

En fait nous avons deux écosystèmes : les pieds sur terre et la tête dans le cyberespace. Et nous sommes réduits, c’est notre situation d’humains du 21e siècle, à vivre en permanence dans ces deux écosystèmes. Vous savez que l’écosystème terrestre ne va pas bien, que la crise climatique est un des enjeux majeurs de notre siècle ; que nous allons connaître certainement des bouleversements sociétaux absolument énormes dont personne ne veut aujourd’hui prendre la mesure. Eh bien, disons-nous que l’écosystème numérique est en train de connaître lui aussi des mouvements de ses plaques tectoniques et que c’est à l’intérieur de ces mouvements-là qu’il va falloir que chaque individu, We are the Internet, décide de se positionner.

C’est à mon avis à ça que sert la culture numérique.
Vous voyez on fait un cours, une conférence, une série de conférences même, 12 conférences je crois de culture numérique, donc c’est bien qu’il y a quelque chose, un enjeu qui dépasse le savoir-faire technique.

Aujourd’hui vous savez tous, peut-être même mieux que moi, utiliser les appareils, les configurer, trouver l’endroit caché dans lequel il faut appuyer pour avoir la meilleure définition ou le meilleur usage d’un service.
Mais aujourd’hui ce n’est plus ça la culture numérique. C’est comment est-ce qu’on acquiert de l’autonomie — parce que l’objectif de la culture c’est toujours d’être autonome face au monde qui nous entoure —, comment on acquiert cette autonomie à l’intérieur de l’écosystème numérique, c’est-à-dire notre capacité à l’habiter ?

Et pour ça, il faut prendre les deux sens du terme culture.
Culture c’est à la fois ce que nous avons en commun à un moment donné dans une situation donnée — on parle par exemple de la culture culinaire d’un pays ou des modes de vie —, mais ce sont aussi les productions culturelles, c’est-à-dire les artefacts que les humains vont laisser à un moment donné, qui vont être des traces qu’on va pouvoir utiliser, réutiliser et, depuis Internet, oh chance ! remixer.
Donc il va falloir qu’on bénéficie de ça tout en osant s’affronter au capitalisme de surveillance dont j’ai parlé tout à l’heure.

Une des conditions de notre vie aujourd’hui c’est le titre du livre de Sherry Turkle, Alone together, Seuls ensemble, c’est-à-dire cette situation où nous sommes ensemble, ici [sur la vidéo qui défile, NdT] c’est quand même assez significatif même si, dans le même temps, c’est caricatural, bien évidemment, puisque je ne sais pas à quel endroit, dans quelles circonstances, à quel moment de pause spécifique cela a été filmé, mais on voit ces gens qui sont à la fois tous ensemble et qui parlent avec des gens à distance ; qui échangent au travers de leurs téléphones mobiles des informations non pas avec leurs voisins, avec d’autres à distance, mais aussi avec leurs voisins en leur montrant, on voit dans le film qu’il y a des gens qui montrent leur propre téléphone, etc.
Donc on voit bien qu’on a là un outil qui est en permanence sur nous et que nous consultons dans toutes les situations.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne suis pas là pour trancher. Ce que je sais c’est que les fabricants de ces outils ont intérêt à ce qu’on les consulte le plus souvent possible. Donc ils vont organiser leur outil, organiser les services qui sont accessibles via cet outil, de manière à ce que nous ayons de plus en plus envie de regarder nos téléphones mobiles. Et pourquoi nous avons envie ? Pourquoi nous devenons addicts ? On devient addict, en fait, quand on espère une récompense à venir. Et cette récompense elle nous est donnée quand il y a une réponse : un commentaire à nos posts sur les médias sociaux ; quand il y a un « like » ; quand il y a un petit cœur sur Twitter ; quand quelqu’un va reproduire notre photo, etc. Enfin bref ! Nous avons des phénomènes de récompense en permanence. Et on a donc toute une économie qui est organisée autour de cette récompense.

La culture numérique est là pour décrypter un peu tout ça, mais on peut l’aborder sur plein de points de vue. Bien évidemment je ne vais pas faire le tour aujourd’hui, mais il y a une culture qui va être de l’ordre du social ; par exemple qu’est-ce que ça change dans la société ? Dans les rapports de travail ? J’en parlerai un peu tout à l’heure, on parle de l’« uberisation » entre guillemets, mais c’est un symptôme de la manière dont le numérique va modifier les relations de travail.

C’est une question d’économie, on bien voit avec les géants, là aussi je vais en reparler un peu tout à l’heure, mais toute cette création de géants qui sont plus forts économiquement que la majeure partie des États.
Nous avons un angle de vue au travers des pratiques. Qu’est-ce qu’on fait avec nos appareils et notamment ces appareils qui sont à la fois des appareils de production et de lecture ; ça aussi c’est un élément très important de l’Internet : votre téléphone mobile permet de prendre des photos, des vidéos, de réaliser quelque chose et de le distribuer et il permet aussi de lire, lire ce qu’on va pouvoir voir sur un serveur de vidéos comme YouTube, etc., donc il a ce double aspect. Qu’est-ce que nous en faisons ? Quelles sont les pratiques et comment ? En fait, là je vous dis ce que je pense : je pense globalement que plus nous allons pratiquer, faire quelque chose avec Internet et plus nous allons mieux maîtriser ce qui se passe à l’intérieur du réseau. Nous allons donc acquérir cette culture qui permet l’émancipation individuelle.
L’angle de vue de la culture elle-même. En quoi les nouvelles productions culturelles distribuées sur Internet sont un changement, ou pas, de ce qui se passait auparavant en termes de production culturelle ?
C’est aussi un angle de vue politique. Quel est le rôle et la place des États face à un réseau mondialisé ? Il y a là une vraie question et, entre États, la géopolitique. Aujourd’hui on ne peut plus ignorer après cette affaire de l’intervention de hackers russes à l’intérieur des campagnes du Brexit ou de la campagne électorale américaine qu’il y a dans le cyberespace des conflits géopolitiques.
Et enfin, je pense qu’il ne faut jamais négliger le point de vue de l’histoire. L’Internet a déjà une histoire, grosso modo depuis la mise en route du premier ordinateur en 1944 jusqu’à maintenant, ça crée déjà des éléments d’histoire et ce qui est important de l’histoire ce n’est pas tant de savoir ce qui s’est passé, mais de voir comment les idées qu’il y avait au moment où les choses se sont passées ont des répercussions aujourd’hui.

De la même manière, l’objectif de la culture numérique est différent.
En haut vous avez des objectifs que je dirais plus proches des individus. Quel est l’usage de la culture numérique pour s’émanciper, pour acquérir une meilleure citoyenneté et pour être capable de rester critique vis-à-vis du monde qui nous entoure ? Critique, je précise bien : être critique, ce n’est pas dire du mal. Je suis critique de l’Internet, mais j’adore ça. D’accord ? Ça veut dire prendre du recul, être capable d’expliciter des choses, être capable de maîtriser ce qui est un avantage et ce qui est un inconvénient. Enfin, c’est avoir un regard critique sur l’objet, quel qu’il soit, sur lequel on se porte.
Et enfin en-dessous, les gens peuvent aussi utiliser la culture numérique, apprendre la culture numérique pour renforcer leurs capacités d’influence, les capacités de marketing, chose dont je vais là aussi parler tout à l’heure.

Je vais regarder un peu sur quelques éléments cet aspect utopie-dystopie et d’abord la question scientifique.
Quand Internet est arrivé, les scientifiques, un certain nombre de scientifiques en tout cas, ceux qui sont en photo, Paul Ginspard en haut, Steven Harnad ici, ont été excessivement contents : ils allaient pouvoir diffuser le travail scientifique qui était le leur sur une bien plus large échelle. Non plus en passant par des revues spécialisées que seules les grandes bibliothèques pouvaient acheter mais bien directement, de pair à pair, pour favoriser l’extension de la connaissance.
C’est ce petit ordinateur qui était au rebut chez Paul Ginspard qui a lancé cette révolution. Paul Ginspard l’a sorti de sous la table, l’a installé, l’a mis en route, a mis un serveur dessus et a dit à tous ses collègues – il travaillait dans ce qu’on appelle la physique des hautes énergies ; ici vous avez le Ganil [Grand accélérateur national d’ions lourds] qui fait partie de ce secteur de la physique –, il a dit à tous ses collègues « eh bien vos articles scientifiques, mettez-les là comme ça tout le monde pourra y accéder. »
Et ça a démarré, ça s’est appelé l’accès libre aux publications scientifiques.
Aujourd’hui c’est devenu quelque chose de très reconnu au point que aussi bien la France au travers de la loi Lemaire pour une République numérique que l’Europe valorisent cette idée que les publications scientifiques doivent être accessibles librement à tout le monde.

L’autre aspect de l’optimisme scientifique, c’est l’idée que les protocoles internet – je vais en reparler aussi tout à l’heure –, mais ce qui se fait à l’intérieur du réseau, ce qu’on ne voit pas, les bits et les octets, tout ça a été discuté ouvertement et publiquement par les ingénieurs de l’Internet. Et ça c’est une nouveauté, en fait, d’avoir des ingénieurs qui disent publiquement « là on est d’accord, là on n’est pas d’accord, voilà comment on va trouver un compromis pour que ce réseau puise continuer à fonctionner. »

Aujourd’hui, le développement du numérique nous a amené, comment dire, l’hyper prégnance de ce qu’on appelle les mégadonnées. Aujourd’hui, faire de la science consiste principalement à collecter des données, un maximum de données, toutes sortes de données et à essayer d’inventer des algorithmes capables de les interpréter.
Ça se fait à un prix ; ça a un prix qui est faire baisser toutes les sciences de l’observation : la clinique médicale – on fait des examens maintenant, plus de clinique ; les sciences naturelles, avec une perte de la compréhension des biologies des populations qu’on va remplacer par la génétique des populations et ainsi de suite. Donc vous voyez, on est en train de perdre d’un côté les relations que les humains peuvent avoir et observer, y compris en sociologie ou en humanités puisque c’est votre question ici, en humanités c’est la capacité de lire et d’interpréter par des humains. Et vous savez, si vous prenez les grands textes religieux, il n’y a pas deux humains qui les interprètent de la même manière, donc voilà ! Ce qui est intéressant du côté des humanités c’est de remplacer ça par de la collecte de données et de la statistique.

Là on a quand même un basculement que les gens de Microsoft appellent le quatrième paradigme où on va passer du modèle hypothético-déductif, c’est-à-dire je fais une hypothèse, j’essaye de la valider dans une expérience et j’en déduis des conclusions, par un modèle dit d’émergence, c’est-à-dire les données elles-mêmes devraient parler.
Le problème c’est qu’elles ne parlent pas ou, quand elles parlent, elles parlent avec les biais qui existent au moment où on a capté les données. Et c’est particulièrement vrai dans les sciences humaines.

Revenons au côté optimiste.

Années 90, on parlait d’une nouvelle économie. L’Internet était associé à la mondialisation, je dirais même à la mondialisation heureuse ; il était le symptôme même de la mondialisation heureuse puisqu’on allait par-delà les langues, par-delà les cultures, par-delà les océans, pouvoir se parler entre nous sur toute la planète. Donc il y avait là un véritable relais pour une économie numérique qui allait à nouveau changer le monde.
C’est une coïncidence entre les développements techniques ; ce n’est pas Internet qui a créé la mondialisation du néolibéralisme : c’est une coïncidence entre les développements techniques et ces développements économico-politiques que sont le néolibéralisme qui fonde cet optimisme économique.

Aujourd’hui, il faut se poser la question quand la presse regorge de « l’intelligence artificielle va détruire les emplois ; aujourd’hui nous sommes soumis à la pression des algorithmes, etc. »
Le modèle général lancé par Schumpeter à la fin de la Deuxième guerre mondiale est celui de la destruction créatrice. C’est-à-dire on détruit des emplois quelque part pour en recréer ailleurs. Sauf que là, visiblement, ça ne marche pas ; ça ne marche pas parce qu’on détruit beaucoup plus d’emplois qu’on en recrée dans les secteurs de l’intelligence artificielle, de l’informatique, etc. En conséquence, on est devant un nœud, un nœud qui à priori, depuis un siècle, se résout assez simplement en diminuant le temps de travail. Sauf que depuis 20 ans, on ne veut plus diminuer le temps de travail et que là, on a un véritable nœud qui se pose pour notre société.

L’image qui est là est intéressante : c’est un crack boursier. C’est un crack boursier qui se joue sur quelques millisecondes parce qu’on a remplacé le raisonnement que pouvait avoir un opérateur de bourse par du high-frequency trading, c’est-à-dire des modèles mathématiques qui consistent à dire comment on peut gagner de l’argent sur des micro-transactions dans le temps le plus court possible ; une espèce de jeu de rapidité entre opérateurs qui n’a plus rien à voir avec l’économie réelle, qui crée des Flash Crash puis qui disparaissent.

On a eu dans les années 90-2000 tout un optimisme associatif, un optimisme des mouvements face à l’Internet. On avait une capacité mondialisée à mobiliser des gens. La théorie dite du swarming n’a pas été inventée par les mouvements, elle a été inventée par la RAND Corporation c’est-à-dire le Brain Trust de l’armée américaine qui a regardé ce qui se passait notamment autour du mouvement zapatiste au Mexique et qui s’est aperçu qu’avec l’Internet, des mouvements isolés dans une province, au Chiapas, pouvaient d’un seul coup mobiliser, faire un swarming. Le swarming c’est le moment où les abeilles constituent un essaim : elles se regroupent toutes autour d’une reine et fabriquent un essaim. Eh bien comment Internet était devenu un nouvel outil pour les mouvements sociaux.

C’était aussi un outil de mobilisation : tout le monde a entendu parler des « Printemps arabes » de 2011, qu’on a surnommé avec beaucoup de guillemets « les révolutions Facebook » ; c’est cette idée que le réseau Internet allait être un outil de mobilisation.
Ça a été aussi un outil pour les mouvements de partage des informations, partage des connaissances, partage des idées, etc., notamment qui s’est traduit par la présence assez forte de l’Internet dans ce qu’on a appelé les forums sociaux mondiaux.
Et enfin, c’est aussi l’existence de gens qui allaient agir à l’intérieur du réseau, en particulier Anonymous représenté le masque de Guy Fawkes ; un masque de Guy Fawkes ce n’est pas grand-chose mais quand il y a des milliers de personnes ! Et le mot d’ordre d’Anonymous c’était : « Nous sommes Légion ».

Aujourd’hui on s’aperçoit que ces utopies ont aussi leur revers qu’on pourrait appeler le Clickactivisme, c’est-à-dire le fait qu’on va remplacer la capacité à se regrouper – quand on se regroupe on fait du frotti-frotta, on finit par se mettre d’accord, on ne sait pas trop, etc. – par des discussions via Internet qui tendent toujours au dissensus. Internet ne crée pas de consensus ; ça crée du suivisme et après, entre chaque groupe de suivistes, il y a du dissensus qui se construit.

Or, pour pouvoir construire des mouvements, pour pouvoir changer le monde, il faut, à un moment donné, être capable de faire ce que Saul Alinsky appelle du Community Organizing, c’est-à-dire partir des besoins des gens, se regrouper pour agir ensemble et, à partir de ce moment-là, décider quelle va être la meilleure stratégie à tenir. Après il y a des tas de débats politiques, ça n’empêche pas d’avoir des tas de divergences, mais au moins il y a une pratique qui se met en place.

Aujourd’hui, on se trouve dans une grande difficulté à transformer les mouvements d’opinion souvent emportés par des hashtags : le mouvement MeToo dont vous avez entendu parler sur les violences face aux femmes ; le mouvement Black Lives Matter quelques années précédemment qui était autour du refus des assassinats par la police américaine de nombreuses personnes noires qui n’avaient rien fait, etc. Comment transformer ces mouvements en des forces qui vont vraiment déboucher ? Et c’est là qu’est une des contradictions, c’est-à-dire le monde numérique est un monde où se construit de l’opinion, ça c’est vrai, mais la capacité de transformer l’opinion en action elle n’est pas donnée à l’intérieur du monde numérique et je dirais qu'on l’a vu lors des « Printemps arabes » en particulier en Égypte. Vous savez qu’à ce moment-là tous les gens se sont réunis en 2011 sur la place Tahrir et, à un moment donné, Mubarak qui était le dictateur de l’époque — depuis ça a changé de dictateur mais bon, c’est compliqué —, mais le dictateur de l’époque a coupé l’Internet parce que justement c’était cet outil de swarming qu’avaient les mouvements à disposition. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a eu deux fois plus de monde à venir place Tahrir puisqu’ils n’avaient plus les moyens de s’informer à distance, de suivre le mouvement à distance, il fallait qu’ils viennent ; c’était un mauvais plan pour le dictateur qui a été obligé d’arrêter.

Aujourd’hui, une des questions qui se pose c’est comment ce qu’on appelle l’intersectionnalité, c’est-à-dire le fait d’avoir de gens qui ont des secteurs différents d’action sur la société — les questions du féminisme, les questions raciales, les questions sociales, les questions environnementales, etc. —, doit rajouter un créneau que sont les questions numériques et comment ça peut devenir.

Ce livre [Twitter and Tear Gas: The Power and Fragility of Networked Protest de Zeynep Tufekci] — comme je suis un peu éditeur sur les bords — est traduit, il va être publié dans quelques semaines, est justement un compte-rendu de ce basculement : comment on coordonne l’activité internet et l’activité dans le monde réel ?

On a connu aussi toute une forme d’optimisme culturel avec la création, la naissance, de plein de formes nouvelles de création en coopération.
Le fansubbing, par exemple : les gens qui allaient faire les sous-titres de séries télévisées ou de mangas et qui allaient les diffuser, « illégalement » entre guillemets mais en fait positivement, du fond du cœur, comme activité créative. Ce sont les gens qui créent des mèmes, les GIF animés ; c’est la musique faite par des gens qui se coordonnent à distance. Enfin toute cette idée que le réseau allait permettre de nouveaux moyens pour construire des formes culturelles et surtout, il allait rendre accessible à tout le monde les outils de diffusion. On fait une vidéo, hop ! On la met sur YouTube et elle va pouvoir être distribuée au-delà de tonton, tata et ma grand-mère. Donc voilà, c’est tout de suite un outil de diffusion, YouTube et SoundCloud qui ont servi positivement. Je ne vous ai pas infligé Justin Beaver des jeux vidéos qui est aussi l’aspect, la capacité des gens à ajouter des choses, à remixer, à détourner les productions culturelles je dirais commerciales ; les productions du monde commercial vont être réutilisées par les individus pour produire les mèmes dont on parlait tout à l’heure ou toutes ces choses-là.
Là aussi, une nouvelle culture du jeu vidéo qui, vous le savez, est devenue la première industrie culturelle au monde.

Or, la question qui s’est posée presque dès le début et qui se pose encore, c’est celle de quelle économie pour la culture ? On comprend bien que la gratuité soit intéressante pour un usager, mais comment, au bout du compte, on va quand même financer la création ? Qui va la financer ? Quel va être le modèle économique ? Est-ce qu’il va falloir revenir à payer tout le temps ? Est-ce qu’on va payer de manière socialisée ? Il y a toute une réflexion à avoir et, malheureusement — je dis malheureusement et je ne suis pas le seul à le dire, il y a de nombreux artistes qui le disent aussi — les secteurs de l’industrie culturelle n’ont pas voulu réfléchir en dehors de leur modèle traditionnel : je produis un bien que je vends à des gens, un par un, et voilà quelle est l’économie de la culture qui, dans les années 70-80, a permis un très gros bénéfice, notamment à l’industrie du rock qui s’est créée à ce moment-là et qui, de manière très intéressante, était une industrie dont les acheteurs étaient les complices, qui aimaient leur propre industrie.
Or, avec l’irruption de l’Internet, il y a une rupture entre les producteurs et les acheteurs. Au lieu d’avoir raisonné sur comment empêcher cette rupture, les gens de la culture ont fait ça : 2006, c’est la Sacem !

Projection de Les hordes de barbares, financé par la Sacem en 2006.

C’est sûr que quand on traite ses clients de sauterelles, ce n’est pas évident qu’on se fasse des amis. Donc on a là une vraie question qui est permanente parce que, d’un autre côté, il y a des gens qui refusent de penser que la culture a besoin d’une économie. Il faut bien qu’on paie les créateurs mais aussi les chaînes intermédiaires, les gens qui diffusent, les producteurs, les éditeurs, enfin tous ces gens-là ont besoin d’avoir une économie. Et la gratuité n’est pas, et j’y reviendrai tout à l’heure, le modèle économique principal.

Alors Internet, le numérique plus généralement. J’aurais tendance à dire Internet c’est de la technique ; le numérique c’est de la technologie, c’est-à-dire c’est la technique plus le discours qui accompagne cette technique. Très important les discours ; il ne faut pas croire que le discours se surimpose et que la seule chose importante c’est la technique. Il y a toujours une interaction entre le discours et la technique ; c’est ce qu’on appelle la technologie en général, c’est justement cette interaction entre le discours et la technique. Je pense que le numérique c’est ça, c’est l’interaction entre le discours sur les nouveaux outils informatiques ou Internet qu’on a mis en place et les utopies dont j’ai parlé mais aussi les dystopies telles qu’elles se mettent en place.

Le discours principal de l’Internet c’est le discours de la rupture, en anglais la disruption et qui, mieux que Steve Jobs, peut le présenter ? Nous sommes là en 2007.

Steve Jobs : This is a day I’ve looking forward to for two-and-a-half years. [Applaudissements]
Every once in a while, a revolutionary product comes along that changes everything. And Apple has been — well, first of all, one’s very fortunate if you get to work on just one of these in your career. Apple’s been very fortunate. It’s been able to introduce a few of these into the world.

Hervé Le Crosnier : Je traduis rapidement : Apple a vraiment eu la chance d’être là quand il a fallu changer le monde.

Steve Jobs : 1984, we introduced the Macintosh. It didn’t just change Apple. It changed the whole computer industry. [Applaudissements]

Hervé Le Crosnier : Macintosh n’a pas seulement changé Apple mais a changé toute l’industrie de l’informatique.

Steve Jobs : In 2001, we introduced the first iPod, and it didn’t just change the way we all listen to music, it changed the entire music industry.

Hervé Le Crosnier : Le iPod, je ne suis pas sûr que vous l’ayez connu quand vous étiez petits, ça n’a pas seulement changé la manière dont on écoute la musique, mais ça a changé toute l’industrie de la musique.

Steve Jobs : Well, today, we’re introducing three revolutionary products of this class.

Hervé Le Crosnier : Donc aujourd’hui je vous présente trois produits révolutionnaires.

Steve Jobs : The first one is a widescreen iPod with touch controls. [Applaudissements]
The second is a revolutionary mobile phone. [Applaudissements]
And the third is a breakthrough Internet communications device.[Applaudissements]
So, three things: a widescreen iPod with touch controls; a revolutionary mobile phone; and a breakthrough Internet communications device.
An iPod, a phone, and an Internet communicator. An iPod, a phone … are you getting it? [Applaudissements]
These are not three separate devices, this is one device, and we are calling it iPhone.[Applaudissements]

Hervé Le Crosnier : Voilà, depuis c’est devenu notre outil au quotidien.
Ce qui est intéressant dans la vidéo précédente, je pense, c’est le spectacle. On est dans un monde du spectacle, et quand je vous disais que la technique n’était rien sans le discours qui allait avec la technique, les conférences Apple sont peut-être le symbole majeur de tout ça et Steve Jobs était vraiment un grand gars du spectacle ; c’était un homme de spectacle, pas seulement un ingénieur, pas seulement un génie du marketing, mais c’était un homme de spectacle.

La deuxième chose intéressante c’est de savoir qui était dans la salle, qui applaudissait ?
C’étaient les journalistes spécialisés. Donc on voit là une industrie qui présente un produit, qui transforme cette présentation en spectacle et qui s’adresse aux journalistes qui vont devoir faire le compte-rendu, le bilan de ce nouveau produit. En fait, ils vont faire le bilan de ce spectacle et ils vont faire le bilan de la manière donc ce spectacle va les avoir touchés au point qu’en tant que journalistes ils se mettent à applaudir dans une conférence.
Et ce phénomène-là est présent tout le temps dans la présentation des nouveaux produits du monde numérique. Donc ça crée quelque chose d’assez significatif qui est qu’on a des journalistes qui deviennent des relais de la volonté portée par les industries et non plus des regards critiques. C’est en train de changer, mais le problème c’est qu’ils sont en train de basculer complètement de l’autre côté, où il n’y a plus parfois que de la critique, où le monde de l’Internet et du numérique serait devenu complètement noir.

Donc cet outil que nous avons tout le temps, en fait il masque, je pense, trois choses que je voudrais préciser dès le départ qui sont Internet, les services et les serveurs. Parce que dans les médias, en général on a tendance à tout confondre : « je l’ai lu sur Internet » ou « les internets » ou « c’est la faute à Internet ». Enfin vous voyez ! C’est comme si Internet était devenu en soi quelque chose d’unitaire, de global, à prendre ou à laisser. Ce qui n’est pas si simple que ça, il y a plusieurs niveaux.

Internet lui-même c’est avant tout l’interconnexion de réseaux. C’est la manière dont on va faire fonctionner ensemble des outils différents. Et là aussi, ce qui est intéressant, c’est que ces outils différents sont pour la plupart privés. L’ordinateur qu’on utilise ou le téléphone mobile nous appartiennent ; le réseau sur lequel va être transférée l’information appartient à Orange, à SFR, à Free, enfin c’est privé. Les câbles sous-marins sont privés ; les serveurs eux-mêmes sont privés : ils appartiennent à Google, à Facebook, etc. Donc cet ensemble de choses privées est obligé de marcher en commun grâce aux protocoles de l’Internet. C’est-à-dire que ce qui est la force de l’Internet c’est d’avoir inventé des protocoles qui, d’une manière imposée à chaque constructeur, à chaque maillon d’une chaîne qui est souvent privée, qui a donc des intérêts privés, on va y revenir tout à l’heure, mais obligés de travailler ensemble.

C’est la logique qu’on appelle celle des biens communs, ou des communs, et Internet est, de ce point de vue-là, un commun, c’est-à-dire une infrastructure globale commune, mais Internet ce n’est encore une fois pas le matériel, ce sont les protocoles et les protocoles vous sont expliqués dans cette vidéo pédagogique. Vous voyez à la fin tous les gens qui ont financé.

Projection de la vidéo The Internet revealed - Euro-IX

Voix off : Que vous soyez en ligne pour chatter avec un ami ou envoyer des e-mails, passer une commande pour un livre, consulter la météo, regarder un film ou encore étudier la guerre du Péloponnèse, on dirait qu’il n’y a qu’un seul fil qui vous connecte directement à ce que vous souhaitez. Mais un milliard d’autres personnes sont connectées à un milliard d’autres choses en même temps. Comment cela marche-t-il ? En 50 ans.
Imaginez le réseau comme un jeu. Un jeu ne fonctionne que si on respecte des règles, sinon on ne s’amuse pas beaucoup. Si vous amenez deux ordinateurs ou plus à jouer ensemble, vous avez un réseau. Si votre ami fait la même chose, voici un autre réseau. Mais si vous acceptez tous les deux que vos réseaux fonctionnent de la même manière, vous pouvez alors les connecter ensemble et vous avez un inter-réseaux. Les règles suivies s’appellent le protocole internet. Tant qu’il est respecté, autant d’appareils et de réseaux peuvent être ajoutés jusqu’à ce que le monde entier soit connecté. C’est ce que représente l’Internet : un réseau de réseaux qui se partagent les uns les autres.
Chaque appareil sur Internet a sa propre adresse.
Tout ce que vous envoyez sur Internet n’est en fait qu’un message d’un appareil à un autre, mais il ne se déplace pas en un bloc. Ce message est pulvérisé en minuscules paquets de données, chacun emballé avec des infos sur ce qu’il est, d’où il provient et où il va. De cette manière, un message peut prendre différents chemins pour arriver à destination.
Parce qu’il suit le même protocole, l’appareil récepteur sait comment reconstituer le message en un morceau.
La force d’Internet réside dans le fait qu’il soit décentralisé avec de nombreuses connexions possibles ; il n’existe pas un point de défaillance. Si un chemin est en surcharge ou bien cassé, vos données prendront tout simplement un chemin différent, même lorsqu’une large partie de l’Internet est décimée, votre message trouvera toujours un chemin alternatif.

Mais voyons comment vos données vont d’un réseau à l’autre si vous utilisez un fournisseur d’accès à Internet et votre ami un autre fournisseur ?
Quelques entreprises établissent des connexions privées entre elles pour échanger du trafic, mais de plus en plus de trafic passe par des plateformes partagées qu’on appelle points d’échange internet. Un point d’échange internet est une infrastructure sur laquelle de nombreuses organisations se rassemblent pour interconnecter leur technologie ; elles peuvent être des fournisseurs d’accès, des fournisseurs de contenus, des maisons de presse, des sites de réseaux sociaux, des opérateurs Télécoms. En un mot, toute organisation reposant sur du trafic peut bénéficier d’un point d’échange.
En se connectant sur l’infrastructure commune, ces organisations font des économies et le trafic échangé entre elles passe plus vite et de façon plus efficace.
Traditionnellement les fournisseurs se vendaient l’accès à leurs réseaux respectifs, mais pour beaucoup de fournisseurs qui échangent régulièrement du trafic, ce procédé achat-vente apportait plus de gestion que voulue. Beaucoup d’entre eux ont compris qu’en trouvant un juste milieu, les coûts de chacun allaient baisser et que la fluidité du trafic s’améliorerait. Les fournisseurs peuvent, grâce à une seule connexion à la plateforme, échanger avec bon nombre de participants. Cette façon de faire est appelée le peering et cela rend Internet plus rapide et plus abordable pour tous. Les participants du point d’échange concluent des accords entre eux dans une perspective de bénéfice mutuel. Ainsi le système de peering tend à se réguler lui-même. On peut penser que les entreprises abandonnent d’une certaine manière leurs services, mais en fait chacune apporte sa part d’une solution globale dont ses clients ont besoin, à savoir échanger du trafic de la manière la plus fiable et efficace.

L’Internet est ouvert, décentralisé et complètement neutre. Sa force vient de sa périphérie et non d’un cœur. Aucune organisation ne contrôle le système et c’est ce qui permet qu’il fonctionne aussi bien. En acceptant de coopérer nous participons tous à la réalisation d’Internet.
Voilà comment fonctionne Internet.

En quelques minutes, ils vous ont expliqué bien mieux que je n’aurais pu le faire le fonctionnement de l’Internet, mais ils sont un certain nombre avec un gros financement. Voilà qui est intéressant aussi de voir qu’Internet peut produire des outils pédagogiques de grande qualité.

Ce qui est important dans le message c’est la notion de coopération. C’est-à-dire on a un inter-réseaux qui coopère. Mais est-ce que les services qui sont construits sur ce réseau vont coopérer aussi ? Est-ce que les gestionnaires des tuyaux ne sont pas en train de prendre la main sur les utilisateurs et les producteurs de services ? C’est cette question qu’on appelle la neutralité de l’Internet. C’est une question qui a été soulevée dès 2003 par Tim Wu que vous voyez ici en train d’écrire et Larry Lessig qui ont dit « il faut que le réseau traite de la même manière des paquets quel que soit l’expéditeur, quel que soit le destinataire, parce que si on rompt cette logique-là alors on va rompre toute la logique de coopération d’Internet », telle qu’elle a été décrite dans la vidéo précédente.

Or vous n’êtes pas sans savoir que depuis le mois de juin aux États-Unis, il n’y a plus de neutralité de l’Internet. Ce qui permet aux opérateurs de réseaux, à ceux qui gèrent les tuyaux, le contenu qui passe, de ralentir certaines données. Pourquoi les ralentissent-ils ? Ça peut dépendre. Globalement leur intérêt c’est ce qu’on appelle des marges arrière, c’est-à-dire qu’ils vont ralentir un service qui a pas mal d’argent, je ne sais pas, au hasard YouTube, en disant « eh bien si tu me payes je ne te ralentis plus » ; ça s’appelle les marges arrière.
Le problème c’est que cet été, pendant les incendies en Californie, le réseau Verizon a ralenti celui qui utilisait beaucoup de bande passante et celui qui utilisait beaucoup de bande passante c’était les pompiers.

Donc on voit à travers cet exemple très simple et juste deux mois après la fin de la rupture de la neutralité de l’Internet aux États-Unis que ce qui est mis en danger c’est la continuité. C’est ce qui auparavant était une logique dite de best effort c’est-à-dire oui, il y a des moments où il y a beaucoup de gens qui veulent la même chose et donc la congestion de l’Internet c’est comme les embouteillages. Mais, à ce moment-là, il suffit de faire le best effort ; ces moments-là ne durent pas longtemps. Et puis globalement, depuis 25 ans qu’on prédit qu’Internet va être saturé et s’effondrer, à chaque fois les protocoles se sont améliorés, les logiciels de compression se sont améliorés, les outils se sont améliorés et puis les tuyaux se sont agrandis et donc, globalement, on n’a jamais connu cette congestion pourtant si souvent annoncée.

Donc on a là une vraie question politique qui est posée sur l’infrastructure elle-même, celle de l’Internet.

Après on a la question des services. On parle souvent du Web et le Web c’est le spider web, le web de la toile d’araignée.
Or, quand on voit une araignée construire sa toile, c’est très organisé ; c’est très structuré. Le Web ce n’est pas du tout construit comme ça au contraire ; il ne s’est pas construit comme une cathédrale, mais comme un bazar. C’est-à-dire chacun a ajouté son site, son serveur, son idée, sa vidéo, son texte, son blog, tout ça de son côté, sans demander l’avis de personne. Il n’y a pas de chef d’orchestre sur Internet et c’est ce foisonnement à partir de tas d’initiatives individuelles réparties qui a créé l’interconnexion globale du Web ; cette grande capacité en fait du Web à être innovant, à être sans arrêt en renouvellement permanent. Donc bien voir que cette notion n’est pas aussi construite que celle d’une toile d’araignée.

Qu’est-ce qu’on trouve comme services ?
Les services ce sont ceux que vous utilisez en fait. Ce sont les moteurs de recherche, ce sont les médias sociaux, ce sont les sites vitrines, les blogs, enfin tout ce qui va exister sur le Web et qui a parfois des sens différents : un blog ce n’est pas la même chose qu’un média social ; il faut qu’on arrive à comprendre ça. Dans tous les cas, ce sont des gens qui s’expriment, qui écrivent quelque chose et qui le distribuent à d’autres de manière publique. Un média social ça va être plutôt court, ça va être lié à un réseau d'amis. Un blog ça va être « j’affiche mes idées ; j’ai le temps de les développer comme je veux, avec la taille que je veux ». Donc on est, d'un côté, dans la sociabilité et de l’autre on est dans de la liberté d’expression, dans la capacité de dire ce qu’on a à dire à la face du monde et puis vient qui veut ou qui peut.

Après, dernière couche. Donc on avait le réseau, les services, et puis on a les serveurs eux-mêmes et là on assiste à une industrialisation. Je vous ai montré tout à l’heure la photo du premier serveur utilisé par Paul Ginsbarg, qui était une toute petite machine inutilisée, qui était posée dans un coin de bureau. Aujourd’hui, les serveurs sont à l’intérieur de datacenters et encore des datacenters qui, vous voyez, de haut en bas, deviennent des lieux où il y avait encore des humains qui devaient aller brancher des câbles et intervenir, à des systèmes de plus en plus, je dirais, propres et industriels, construits pour repérer par logiciels les failles. Il y a des milliers de serveurs là-dedans et dès qu’il y en a qui tombe en panne, eh bien il est remplacé par un autre et puis voilà ! Et quand il y en a trop qui sont en panne, il y a un humain qui vient, qui enlève l’ancien serveur, qui en remet un nouveau à la place, qui enlève tous ceux qui sont cassés et on continue comme ça.

Donc on est dans un modèle qui est industriel vraiment, avec tout ce que ça veut dire, c’est-à-dire consommation énergétique : on considère que le réseau internet c’est 5 % de la consommation d’électricité du monde ; non négligeable ! En même temps il faut être réaliste, les grands datacenters ne sont pas ce qui consomme le plus proportionnellement à leur usage. Pourquoi ? Parce que les compagnies qui gèrent les datacenters ont un intérêt principal, c’est-à-dire consommer le moins d’électricité possible ; c’est un coût pour elles. Et ça, elles le font en gérant ce qu’on appelle le load balancing, c’est-à-dire en adaptant le fonctionnement des serveurs à l’usage : la nuit, les serveurs qui sont en France ont moins d’usage, donc ce n’est pas la peine de les laisser tourner et consommer de l’énergie. Et ça en permanence ; il y a une adaptation qu'on appelle load balancing.

Ce qui est intéressant de cette adaptation c’est ce qu’on appelle de l’optimisation et l’optimisation c’est la base de l’économie. On parle d’une économie de quelque chose quand on est capable d’optimiser, de se dire : voilà, je vais mettre en balance un service et une consommation électrique et comment je vais faire en sorte non pas de consommer le moins parce que consommer le moins ça voudrait dire je ferme le service : quand j’étais petit la télévision s’arrêtait à 22 heures et elle reprenait vaguement à 13 heures le lendemain, pendant une heure, et puis elle s’arrêtait à nouveau ; on consommait moins mais c’était arrêté ! Là c’est trouver un optimum entre les deux, donc une économie.

Ce phénomène d’optimisation est là en permanence dans l’Internet. Je vais vous donner un exemple qui est celui des publicités sur Google. J’ai posé « parfums Chanel » et avant d’avoir un site de vente fait par d’autres prestataires, j’ai toutes les publicités proposées par Chanel. Ça c’est un système où, en fait, les marques, les entreprises peuvent acheter des mots-clefs : ils ont ce qu’on appelle les AdWords1 ; les mots publicitaires sont achetés. Et quand est-ce qu’ils payent ? Ils payent quand il y a un clic sur le lien, donc quand un utilisateur va choisir ce qui est marqué en haut advertisement, publicité.
Et là, chaque prestataire va dire : si on clique sur mon lien je suis prêt à donner à Google tant d’argent. Est-ce que Google va mettre en avant toujours celui qui propose le plus d’argent ? Pas forcément, parce que ça, ça ne serait pas de l’optimisation, ça serait du calcul brutal. L’optimisation veut dire pour Google, du point de vue de Google, je vais mettre en avant — donc là où les gens ont le plus de chances de cliquer — le site qui va me rapporter le plus, me rapporter à moi Google le plus. C’est-à-dire soit parce que les gens payent très cher, soit parce que beaucoup de gens vont cliquer. Donc il y a une optimisation qui est faite : calculer quelle est la meilleure personne que Google va mettre en avant avec les chances qu’on clique et donc que Google touche sa monnaie derrière.

Il se débrouille très bien à faire de l’optimisation puisque vous savez que c’est le premier revenu publicitaire à l’échelle du monde, c’est la plus grande entreprise publicitaire du monde, donc il se débrouille très bien à faire de l’optimisation de ce type.

Le problème de l’optimisation c’est qu’elle est peut-être faite par un algorithme, mais elle est faite au bénéfice de qui ? Est-ce qu’elle est faite au bénéfice de Google ou est-ce qu’elle est faite au bénéfice de celui qui achète de la publicité ?

Et c’est là qu’il y a un autre phénomène dont je vais reparler tout à l’heure, mais ça sera après la pause, qui est celui de la publicité personnalisée, c’est-à-dire l’idée que la plateforme, le service, sait mieux que les autres ce qu’il peut présenter comme publicité qui va attirer le clic et donc attirer son propre bénéfice à lui.
Donc l’optimisation a un problème c’est qu’elle n’est jamais abstraite, mais elle est toujours orientée par celui qui la met en place.

Dernier point sur la manière moderne de gérer l’informatique : c’est un réseau de confiance.
C’est terrible, mais tous les matins mon ordinateur me raconte que pendant la nuit moi je dormais mais lui il a bossé, il a mis les logiciels à jour, il a mis le système à jour, etc., automatiquement bien évidemment et ainsi de suite.
Et là je me dis : eh bien j’ai intérêt à avoir confiance. J’ai un ordinateur que j’ai acheté, mais est-ce qu’il est vraiment à moi ? Est-ce que ça n’est pas une dépendance de l’entreprise qui est chez moi, dont j’ai le droit de me servir à une condition c’est que l’entreprise le veuille bien, c’est-à-dire que je lui fasse confiance et que l’entreprise me fasse confiance.

Et dans le même temps, si on ne met pas à jour son ordinateur, on crée des trous de sécurité et à ce moment-là, la confiance que j’ai dans le réseau, cette confiance qui est de dire : c’est à partir de mon ordinateur que je vais accéder à des serveurs ; mais si j’ai des trous de sécurité c’est qu’au travers du réseau des malfaisants quelconques vont pouvoir accéder à mon ordinateur, installer sur mon ordinateur des logiciels zombies capables de se réveiller tous au même moment pour aller ensuite faire une attaque, comme on dit, par déni de service. Donc mon ordinateur est devenu une dépendance du réseau et non pas quelque chose qui m’appartient, que je maîtrise et que je contrôle. Ça c’est une situation quand même assez nouvelle, dont il faut bien prendre l’enjeu : nous sommes devenus des succursales du monde numérique.

Donc non seulement c’est un écosystème, mais les outils que nous achetons ne nous appartiennent pas vraiment, nous sommes les usagers tant que le système le veut bien et si on n’est pas en plus confiants dans les capacités de ce système, les risque sont encore plus grands.

Donc là on va parler des médias sociaux, mais je crois qu’on va faire une petite pause avant parce que je sens que vous n’en pouvez plus. On se donne 5-10 minutes pas plus.

Démocratie, liberté et vie privée - Benjamin Bayart

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Benjamin Bayart

Titre : Démocratie, liberté et vie privée.
Intervenant : Benjamin Bayart, introduit par Tristan Nitot
Lieu : Meetup Cozy - Mozilla - Paris
Date : Mars 2017
Durée : 21 min 48
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Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Benjamin Bayart en 2012, lors du festival Pas Sage en Seine. Licence Attribution-ShareAlike 2.0 Generic
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Transcription

Tristan Nitot : Benjamin Bayart qui va nous parler de démocratie, de liberté et de Minitel. Peut-être, ou pas.

Benjamin Bayart : Non. Minitel c'est fini. Tu peux récupérer tous tes jouets, je n’en ai pas besoin.

Tristan Nitot : Voilà.

Benjamin Bayart : Je suis presque autonome. Alors de quoi je veux vous parler.
D’abord je dois m’excuser de l’état dans lequel je suis. J’arrive tout débraillé, j’ai posé ma veste, c’est n’importe quoi ! Mon agenda était vide, désert, au mois de mars, il me dit : « Viens causer, c’est le 14 mars » ; je regarde, c’est chez Mozilla, je fais oh ! Facile ! Je bosse à 300 mètres, du coup j’arrive en sortant du boulot, tranquille. En fait, tout le reste de l’humanité a rempli mon agenda. Donc depuis une semaine, j’ai des trucs le matin, le soir, en plus de mon travail normal, donc là je suis un peu liquide. Et puis, en plus, il fait extraordinairement chaud, je n’ai à peu près pas dormi la nuit dernière. Donc je m’excuse d’abord de la piètre qualité de ce que je viens vous présenter.

En fait, c’est un souci chez moi relativement récurrent, je vois souvent dans des communautés geeks, hackers, des gens qui font des choses. Quand on leur demande pourquoi, on tombe très vite sur une explication circulaire qui est « pour défendre la vie privée.  » « Pourquoi ?  » « Parce que la vie privée c’est bien !  » Là, il peut y avoir une fulgurance du type « parce que c’est fait avec Cozy ». Là on sent que ça, paf ! OK ! En fait, on a ça très régulièrement sur tous les sujets quand on tourne autour du logiciel libre ou de la neutralité du Net. En fait, il y a plein de geeks, de militants convaincus, qui ont vu telle ou telle présentation faite par plein de gens dont un barbu à cravate et qui ne savent pas quoi en faire. Ils ont retenu un slogan. Ils arrivent à dire : « Non, mais non, ça il ne faut pas faire, c’est du Minitel ». Et vous avez compris pourquoi c’était mal le Minitel ? et là ça bloque !

Donc je suis venu vous parler de démocratie, de liberté et de vie privée. Pourquoi il faut défendre la vie privée. En fait, pendant que je prenais trois notes, j’ai noté six mots sur mon téléphone, il y a quelqu’un que je ne nommerai pas mais qui était assis à ma droite qui a retweeté du Sénèque. Sénèque c’est bien, ça passe partout, ça sert à tout : « Pour ne pas ressembler à la multitude tu dois pouvoir te retirer en toi sans risque. »

Pourquoi la vie privée c’est important ? C’est parce que c’est ce qui fait que vous êtes des gens : je ne peux pas savoir ce qui se passe dans votre tête si vous ne décidez pas de me le communiquer. Si vous ne souriez pas, je ne sais pas que vous êtes content et que vous êtes dans une disposition amie au lieu de ennemie. Si vous ne me dites pas ce que vous pensez, je ne sais pas ce que vous pensez.

La vie privée, le fait que vous ayez un for intérieur, fait que vous êtes des gens ; le fait de priver quelqu’un de vie privée, c’est considéré comme une torture. Typiquement l’isolement, la surveillance constante chez les prisonniers, c’est considéré comme une forme de torture parce que cela rend fou. La perte de vie privée, le fait de se savoir surveillé, le fait de se savoir observé, le fait de l’être, le fait de soupçonner que l’on puisse être observé en permanence, ça abîme la tête. Ça empêche de penser. C’est un processus psychologique assez simple. Vous prenez n’importe laquelle de vos activités parfaitement habituelles, si quelqu’un s’assied à côté de vous et vous regarde faire, vous êtes mal à l'aise. Je ne parle pas de trucs de contrebande : 90 % des gens, si quelqu’un les regarde pisser, n’y arrivent pas. On est d’accord que vous faites ça tous quasiment tous les jours ; ce n’est pas une activité extraordinaire. Le ressort psychologique de ce truc-là est extraordinairement puissant. C’est-à-dire que s’il n’y a pas d’intimité, en fait si vous n’avez plus de for intérieur, vous n’êtes plus des gens.

Est-ce que la vie privée est fondamentale à l’exercice des libertés ? Si ce que je raconte est toujours public, je veux dire si quand je discute avec les gens, ici je sais que je suis en public,il y a plein de choses que je ne peux pas dire, je n’ai pas le droit, c’est illégal, c’est interdit, c’est immoral. Il y a plein de sujets dont je ne peux pas parler si je ne veux pas qu’on me jette des cailloux. Normal ! C’est le principe de la vie en société, c’est ce qui fait que nous formons une société et un groupe.
Mais si je ne peux pas parler avec un individu d’un sujet sans être surveillé, ça veut dire que je suis tout le temps en train de parler en public et donc, il y a des sujets qui ne sont pas interdits à l’expression publique, mais interdits à la pensée ! C'est très différent.

Typiquement, dans nos sociétés, tout ce qui relève de la sexualité est supposé se passer en privé. Normalement, on ne va pas retrouver des couples en train de baiser par terre ; des couples ! Normalement ça n’a pas lieu et si ça a lieu c’est considéré comme une atteinte aux mœurs, sauf si c’est une soirée très privée et vraiment faite pour, organisée par certains anciens présidents du FMI. Et auquel cas, tout va bien, ils sont entre adultes consentants : tant qu’ils sont consentants, tout va bien. Ça c’est du code social. Cependant, vous, j’imagine que certains d’entre vous pratiquent ça de temps en temps. C’est toute la différence qu’il y a entre privé et public.

En fait, s'il n'y a plus de vie privée, il y a des pans entiers de votre pensée qui disparaissent. Vous perdez le droit à avoir une personnalité. Vous perdez le droit à être des gens.

Que vous fassiez héberger votre mail par Google, ce n’est pas en soi mal. Vous n’avez pas le temps de faire pousser vos propres pommes de terre, vous les faites pousser par un sous-traitant dont c’est le métier de faire pousser des pommes de terre. Tant qu’il vous livre des pommes de terre d’une qualité raisonnablement convenable pour être mangées, ça passe.
Eh bien, c’est le même jeu avec du mail. Vous faites héberger votre correspondance, ce n’est pas tout à fait anodin ! Votre correspondance, ce n’est pas ce que vous publiez. Moi, sur mon ordinateur, il y a mon blog, public, c’est-à-dire que n’importe qui peut venir me parler dans la rue d’un billet que j’ai publié. Si j’ai décidé de raconter des choses personnelles et intimes dans un billet de blog, je les publie.

Ce que je raconte dans mon mail, je ne l’ai pas publié. Ce que je dis par mail, je ne l’ai pas publié ; ce que je dis quand je chat, je ne l’ai pas publié. Ça n’a jamais à être lu par qui que ce soit d’autre que mon interlocuteur.

Nous organisons les fuites. Si je prends le mail que m’a envoyé Tristan pour me convoquer ce soir et que je le fais lire à quelqu’un d’autre, j’ai organisé la fuite. Je viole une intimité très faible, mais je viole une intimité : je diffuse un message personnel. Ça, ce n’est pas une forme de surveillance. Ça n’a pas du tout le même effet. Ça peut faire qu’il soit très fâché parce que, dedans, il me racontait des trucs persos et il est très fâché que je dévoile à mon voisin ce qu’il m’a dit ! Mais ça n'a pas du tout le même effet qu’une surveillance, parce que ce n’est pas systématique ; parce que ce n’est pas tout le temps.

Faire héberger vos mails par Google, en termes d’architecture d’Internet, c’est dangereux parce que ça rend Internet centralisé. C’est ce que je vous ai expliqué, un beau jour de juillet 2007, dans une conférence qui s’appelait « Internet libre ou minitel 2.0 »1. L’hypercentralisation c’est dangereux. parce que quand un service hypercentral tombe en panne, on a l’impression que tout Internet est en panne. Je vous jure qu’Internet marche très bien quand on éteint Amazon. Très bien ! Marche même mieux ; il y a un peu plus de place dans les tuyaux.

Le vrai problème apparu de nos jours, c’est ce que ces entreprises font avec vos données. C’est-à-dire qu’on a arrêté de jouer à l’hypercentralisation. Et je ne vous parle pas seulement de la surveillance par les États. C’est-à-dire que je ne vous parle pas seulement de tout ce que nous a appris et qu'on savait déjà Edward Snowden. Le simple fait que votre mail soit lu pour vous proposer de la publicité est quelque chose qui vous abîme la tête. Il n’y a aucun doute là-dessus, il y a des études marketing là-dessus. Il y a des travaux de marketing sur la publicité ciblée qui montrent que quand on vous propose de la publicité ciblée, vous achetez plus volontiers. C’est-à-dire vous cliquez sur le lien plus volontiers et ça provoque des actes d’achat, parce qu’on vous a présenté des produits qui correspondaient à vos centres d’intérêt.

Les mêmes études montrent que si on ne vous montre que de la publicité ciblée, vous partez. On pourrait se dire vous allez être enthousiaste, on ne vous propose que des trucs géniaux, vous allez dépenser trois fois votre salaire, c’est un truc bien quoi ! Enfin de la consommation, de la croissance, de la dette, enfin plein de trucs bien et positifs ! Eh non ! En fait, si on ne vous propose que de la publicité ciblée, vous partez parce que vous ressentez un malaise. C’est-à-dire qu’en fait, l’atteinte à votre intimité est devenue suffisamment violente pour que vous la ressentiez. Ce n’est pas anodin du tout ! La publicité c’est cette putain d’image qui s’est affichée à côté de votre mail. On parle de rien !

Ce que font ces plates-formes avec vos données, on sait que ce n’est pas terrible, mais on essaye de le contrer avec « Je n’ai rien à cacher ». C’est faux que tu n’as rien à cacher. Si tu n’arrives pas à pisser en public, tu as des trucs à cacher. Tu ne vas pas nous faire croire que tu as une tête faite autrement, ce n’est pas vrai.

Ce que font ces entreprises avec les données des gens, c’est une atteinte grave à l’intimité. C’est la destruction de l’intimité et donc de l’ego, de l’existence d’une personne. C’est dangereux pour les individus ; c’est très dangereux pour la société. Une société dans laquelle il n’y a pas de respect de la vie privée, c’est une société dans laquelle il est interdit de penser contre la pensée dominante ; c’est le rêve de toute société totalitaire. Les sociétés qui surveillent la totalité de leur population sont toujours des sociétés autocratiques et où le pouvoir a peur du peuple. C’est toujours le même schéma.

Demandez-vous pourquoi aujourd’hui la surveillance est renforcée en France ; pourquoi, en même temps, les militaires sont dans la rue ; pourquoi, en même temps, il y a l’état d’urgence ; et pourquoi, en même temps, tous nos gouvernants disent que la vie privée ce n’est pas grave ? C’est forcément lié.

La puissance des grandes entreprises qui vivent de vos données personnelles est incroyable. Il y a plus de lobbying au Parlement européen quand on discute de la vie privée, donc des directives e-privacy, que quand on discute des Télécoms ou quand on discute de l’énergie, le truc où on fait des guerres mondiales pour ça. Il y a plus de lobbying au Parlement européen quand on discute de protection des données personnelles, ce qui risquerait de faire un truc qui protégerait un tout petit peu la vie privée des gens, que quand on parle d’énergie. C'est intéressant ; c’est un indice, ce n’est pas insignifiable, c’est un indice.

Donc voilà pourquoi, dans ma tête, les trois concepts sont liés. Je ne fais pas la différence, je ne suis pas assez malin pour réussir à bien différencier liberté, démocratie et vie privée parce que c’est plus ou moins la même chose.

Alors après, la conséquence, vous avez tous entendu, si vous vous intéressez un tout petit peu à ce genre de sujet « on n’accède pas aux conversations, on ne regarde que les métadonnées »2. Est-ce que les métadonnées sont plus ou moins graves que le contenu de la conversation ? Plus graves les métadonnées que le contenu ? Qui pense que c’est quand même un peu moins grave ? Pareil grave ? Majoritairement c’est pareil grave. Bien !

Qui parmi vous parle polonais ? Personne. Si je discute en polonais par SMS avec des gens, vous pouvez déduire une quantité incroyable de choses des métadonnées, de l’heure à laquelle partent les messages, de leur fréquence, de leur longueur. Tous les matins sensiblement vers la même heure il y a un échange de SMS ; il y en a ensuite sporadiquement dans la journée, puis tous les soirs, relativement tard. Ce sont des gens qui se parlent depuis le réveil jusqu’au coucher. Ça dit plein de choses. Il n’y a pas besoin de parler la langue !

En fait, les métadonnées sont des données structurées. Tous les informaticiens le savent : ce sont des données riches, ce sont des données qu’il n’y a pas besoin d’analyser pour les comprendre. Si vous voulez comprendre le contenu du message, il faut parler la langue. Si le message est dans une langue que vous ne parlez pas, c’est très compliqué à analyser. Les métadonnées disent plus que le contenu.

Combien de fois dans un message vous dites quelque chose qui a moins d’importance que le simple fait d’envoyer le message ou qu’il existe. Je donne un exemple très simple : lors des attentats à Paris, ceux du Bataclan, etc., grande panique, tout le monde inquiet, etc. J’ai pas mal d’amis qui sont inquiets pour moi, parce que j’étais à Paris, donc ils se demandent. Ils ne peuvent pas checker sur Facebook. Du coup, je reçois des SMS auxquels je réponds. Mais que le SMS dise : « Est-ce que tout va bien pour toi ? », que je réponde : « Oui sois rassuré ! », c’est un des échanges. Autre échange, ça disait juste : « Yo ? », puis j’ai répondu : « Yo ! ». On est d'accord que l’information envoyée, reçue, transmise, répondue, ce n’est pas le contenu ; c'est la métadonnée. En fait, n’importe quel contenu aurait fait l’affaire. La métadonnée suffit. : tu es en vie ; tu es manifestement à l’abri. Tout va bien !

Donc croire que le contenu est plus intéressant que les métadonnées, ce n’est pas vrai. Vous ne pouvez pas faire analyser les contenus de tous les mails de tout le monde et essayer de faire du profiling très fin et très précis, c’est compliqué. Les métadonnées c’est précis !

Un exemple très connu. Une grande chaîne de supermarchés américaine s’est amusée à analyser les métadonnées et à regarder ce que vous achetez. Pas ce que vous en faites, juste ce que vous achetez, en caisse ! Et de ça ils déduisent plein de choses. Et en particulier, ils apprennent à déduire qu’une femme est enceinte. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas ce qu’ils utilisent comme corrélation entre les données, mais il y a une corrélation entre une grossesse de x semaines et certains achats. Bon, comment ils font ? Mais ça marche ! Ils se mettent à envoyer de la publicité ciblée et ils se mettent à envoyer de la publicité ciblée dans des familles ou personne, y compris la demoiselle, ne savait que la demoiselle était enceinte. Il n’y a pas d’atteinte au contenu. Personne n’est allé regarder ce qu’elle faisait avec son copain le soir. Il n’y a pas d’atteinte à sa vie privée, on a juste regardé sa liste de courses. Ce n’est pas secret ! Il suffit juste de regarder à la sortie de la caisse ; ce n’est pas un truc qu’on fait dans le noir en se cachant. Eh bien en fait, si ! C’est intime, c'est sur l'individu.

Très peu de données suffisent à reconnaître un individu. On sait par exemple qu’avec des métadonnées assez bateaux du genre position, date, heure, typiquement les données que ce truc-là [Benjamin Bayart brandit son téléphone portable, NdT] collecte en permanence puisqu’il dit toujours à quelle antenne il est raccordé. Six ou sept points de mesure suffisent à caractériser un individu : vous partez toujours à peu près à la même heure de chez vous pour aller au boulot, vous revenez toujours à peu près à la même heure, par la même gare de RER, même trajet. Six ou sept points de mesure suffisent à vous identifier. Si on prend tous les téléphones qui sont sur la gare de RER à ce moment-là, en six ou sept points choisis, on sait différencier le téléphone pour dire celui-là c’est le vôtre. Et je n’ai pas besoin de votre numéro de téléphone. Celui qui va partir de cette gare de RER-là, pour aller à votre travail et pas ailleurs, celui-là, il y a quand même neuf chances sur dix que ce soit vous ! Ensuite c’est celui qui, repartant de votre travail le soir, va revenir chez vous. On est d’accord qu'en trois ou quatre mesures bien choisies je suis certain d’avoir trouvé votre téléphone sans que vous m’ayez donné son numéro de série ou votre numéro de téléphone. Par de la métadonnée.

Ce sont des éléments qui sont extrêmement piégeux. Une réponse dont on sait qu’elle est fausse c’est celle qui dit : « Je n’ai fait que regarder les métadonnées ». Au moins aussi grave.

Eh puis, eh bien après, il y a des choses assez bateaux, c'est qui est propriétaire des données, je parle des données méta et des données de contenu. Ça c’est ce à quoi joue Cozy Cloud3, c’est une des raisons pour lesquelles j’aime beaucoup ce qu’ils font. Ils utilisent des technos que je n’ai pas le temps de suivre, en général. C’est-à-dire qu’en fait, je n’ai pas assez de temps libre en dehors de mon boulot, entre ce que je fais à La Quadrature du Net4, ce qu’on fait à la Fédération FDN5, le temps que je passe à jouer à l’exégète amateur et de mauvaise foi, je n’ai plus le temps de programmer à la maison. La dernière fois que j’ai écrit un bout de programme, vous auriez honte, et pas beau en plus !
Mais voilà ! Ça c’est un outil relativement intéressant. L’outil n’est pas prêt, pas pour des raisons techniques parce que je peux difficilement l'installer chez moi pour m’en servir. Pas très complet ce ne serait pas très grave.

Donc pour le coup, pour le moment, ce qu’on pousse nous, en attendant que Cozy soit fini de cuire, c’est La Brique Internet6 pour héberger un maximum d’informations, pour réapprendre aux gens que leur adresse mail c’est leur nom at le nom de leur machine à eux. C’est votre machine. Ça c’est la base de ce qu’est le mail.

Pourquoi il y a dérive sur les systèmes hypercentralisés ? C’est-à-dire qu’à l’heure actuelle quand Gmail décide de mettre en place telle ou telle petite modification dans le traitement des mails, tout le monde s’aligne. Forcément que tout le monde s’aligne 40,50,60 % des mails de la planète passent là. Personne ne peut se permettre de perdre 60 % de ses clients. Personne ! C’est-à-dire que le mail n’est plus un protocole normalisé, décentralisé, que tout le monde respecte et où n’importe qui peut allumer un serveur quand il veut. Ce n’est plus vrai, c’est en train de devenir plus vrai et c’est vachement grave ! Tous les protocoles modernes sont des protocoles centralisés. Tous ! Ou bien centralisés dans leur design ou bien centralisés dans leur implémentation. Ça veut dire que les métadonnées passent toutes par des systèmes centralisés. Et ça, c’est vraiment un sujet important. Ce n’est pas un sujet important parce que c'est mon combat et parce que nous sommes entre nous ! C’est un sujet fondamental de la société. Et tout ça est surveillé. Et si tout ça est surveillé, nous sommes tous fous, ce n’est pas rien. Il n’y a plus de démocratie !

Ce n’est pas une présentation très réjouissante. C’est-à-dire que dans le contexte de politique actuel, si on parle de démocratie et qu'on regarde les élections, rien n’est réjouissant. Mais tu vois je n’ai pas fait long avant la bière !

[Applaudissements]

Wikipédia, chacun sait ce qui lui plait - La méthode scientifique

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Nicolas Martin

Titre : Wikipédia, chacun sait ce qui lui plaît
Intervenants : Mélanie Dulong de Rosnay - Lionel Barbe - Léo Joubert - Voix off de Pierre Grosclaude - Alexandre Hocquet - Céline Loozen - Nicolas Martin
Lieu :Émission La méthode scientifique - France Culture
Date : septembre 2018
Durée : 58 min
Écouter ou télécharger le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Logotype de Wikipédia. Licence CC BY-SA 3.0
NB :transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Logo France Culture

Description

La version française de Wikipédia vient de dépasser deux millions d'articles, mais qui sont ses contributeurs et pourquoi y participent-ils ? Qu’est ce que Wikipédia a changé dans notre rapport au savoir ?

Transcription

Nicolas Martin : Au mois de juillet dernier la version française de Wikipédia a dépassé les deux millions d’articles en ligne. Aujourd’hui l’encyclopédie participative est le cinquième site le plus consulté au monde. Elle possède des versions dans près de 300 langues avec un total qui tourne autour de 40 millions d’articles publiés. Bref, Wikipédia est devenu un objet incontournable.
Mais est-ce que le terme d’encyclopédie s’applique encore ? Quelle est la ligne de crête entre la contribution collective et la précision des savoirs ? Wikipédia est-il devenu autre chose, un commun, un espace collectif gratuit et égalitaire ou, au contraire, le lieu de la controverse et de la politisation des connaissances ?
« Wikipédia chacun sait ce qu’il lui plaît », c’est le problème qui va nous occuper dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La méthode scientifique.
Et pour répondre à toutes ces questions nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Mélanie Dulong de Rosnay. Bonjour.

Mélanie Dulong de Rosnay : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes chargée de recherche CNRS, chercheuse en droit et technologies, spécialisée dans l’étude des biens communs numériques. Bonjour Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris Nanterre ; vous avez codirigé cet ouvrage collectif Wikipédia, objet scientifique non identifié avec Louise Merzaeu et Valérie Schafer, c’était aux éditions des Presses universitaires de Paris Ouest.

Vous pouvez suivre cette émission comme tous les jours en direct sur France Culture, en podcast sur freanceculture.fr ou sur votre application préférée et, en parallèle, via notre fil Twitter @lamethodeFC. Nous allons, comme chaque jour, poster un certain nombre de liens de références qui seront abordées ou en complément de l’écoute de cette émission d’aujourd’hui.

Nous allons donc parler longuement, abondamment, de la nature exacte de cette nouvelle forme de collecte du savoir qu’est Wikipédia, s’il s’agit à proprement parler d’une encyclopédie ou d’autre chose, d’une nouvelle forme de consignation et de transmission des connaissances. Avant de lâcher ce mot maudit de « disruption », il nous a semblé bon de replonger dans l’histoire et, en l’occurrence, dans la façon dont l’encyclopédie première du nom, celle de Diderot et d’Alembert, fut accueillie, fraîchement vous allez l’entendre, au moment de sa publication.

Voix off de Pierre Grosclaude : Lorsque parut en juillet 1751 le premier volume de l’Encyclopédie, de ce grand dictionnaire des arts et des sciences dont Diderot et d’Alembert dirigeaient la publication, les critiques et les pamphlets fusèrent de toutes parts. L’entreprise était immense ; on s’aperçut bientôt qu’elle était audacieuse. La hardiesse de certains articles ne tarda point à inquiéter les esprits hostiles aux idées libérales et au libre examen ; on trouvait inquiétant pour la monarchie absolue l’article « autorité politique », dangereux pour le dogme les articles tels que « âme », « aristotélisme ».
Un adversaire redoutable de l’Encyclopédie allait se dresser : Jean-François Boyer, ancien évêque de Mirepoix, ancien précepteur du Dauphin, premier aumônier de la Dauphine, membre de l’Académie française, de l’Académie des sciences et de l’Académie des inscriptions et, par surcroît, détenteur de la feuille des bénéfices. C’est ce haut personnage qui avertit Louis XV des tendances suspectes de l’Encyclopédie. Il en fit part également au chancelier de Lamoignon et au fils de celui-ci, Lamoignon de Malesherbes, qui venait d’être nommé au poste délicat de directeur de la librairie. Malesherbes, tout favorable qu’il fut aux idées nouvelles, ne put refuser de donner satisfaction à Boyer et l’on décida que tous les articles devraient dorénavant recevoir l’imprimatur théologique de trois censeurs désignés par la direction des affaires ecclésiastiques. Désormais l’Encyclopédie allait être étroitement surveillée ! »

Nicolas Martin : Voilà. Extrait de L’heure de culture française par Pierre Grosclaude ; c’est à la radiodiffusion française en 1956. Finalement, quand on entend cette archive qui parle de l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot, on n’est pas très loin de certains reproches, d’une certaine volonté de contrôle qu’on a pu connaître dans l’histoire même plus courte et plus récente de Wikipédia, Lionel Barbe ?

Lionel Barbe : Oui. Disons qu’évidemment c’est souvent le cas en matière d’innovation, surtout, le mot que vous avez prononcé entre guillemets « disruptive », en tout cas pour dire un mot à la mode, c’est-à-dire des innovations un peu de rupture. Il faut ajouter que si je cite d’Alembert en 1751 dans l’introduction à l’Encyclopédie, il disait lui-même « j’assume de mon œuvre la qualité variable des articles, la structuration imparfaite, la difficile représentativité des disciplines ». Autrement dit, on y est tout à fait aujourd’hui avec Wikipédia.

Nicolas Martin : C’est ça. C’est intéressant parce que, finalement, toute nouvelle forme de re-collection du savoir est, par nature, un bouleversement intellectuel, social, culturel, Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Et le bouleversement en termes de contrôle de la qualité ou de certification de la connaissance, c’est que, contrairement à ce qui vient d’être dit, il n’y a pas d’imprimatur, il n’y a pas un chercheur ou un professeur qui va valider un contenu. Donc le mode de production et le mode de référence ce sera la source. Il y aura le point de vue, il y a la méthode du point de vue neutre et avoir une source. N’importe quelle personne sans crédit universitaire peut, c’est pour ça que Wikipédia a été appelée la République des sciences démocratisées, par exemple, dans un article.

Nicolas Martin : Il y a évidemment non seulement de l’histoire et des siècles, mais aussi une différence fondamentale dans l’écriture, dans la rédaction, dans la structure même de cette re-collection de savoirs entre l’Encyclopédie savante, l’Encyclopédie d’experts et ce que va être Wikipédia, ce dont on va parler aujourd’hui, Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Tout à fait. C’est-à-dire qu’on a identifié dans Wikipédia ce qu’on peut appeler des paradoxes, mais qu’on retrouve souvent, encore une fois, dans les innovations de rupture. Plusieurs paradoxes :

  • le premier c’est que tout le monde la critique mais que tout le monde l’utilise, on pourra y revenir ;
  • le deuxième c’est qu’on a dit que c’était finalement une encyclopédie des ignorants ; je crois que l’expression est de Dominique Cardon et donc ça paraît, bien sûr, paradoxal ;
  • le troisième paradoxe : en apparence tout le monde peut participer, mais en fait, il est relativement difficile de contribuer à Wikipédia ; on pourra y revenir également ;
  • et quatrième paradoxe, on a parlé d’un consensus impossible. C’est-à-dire qu’évidemment on ne peut jamais mettre tout le monde d’accord, et donc comment on fait dans ce cadre ?

Nicolas Martin : Vous venez de faire le plan de l’émission ; c’est parfait, on va le suivre, on va le dérouler. J’aimerais qu’on commence peut-être par rappeler un peu les origines de Wikipédia, d’où ça vient, quelle en est l’histoire, comment est-ce que commence cette aventure. Qui veut s’y coller ? Lionel Barbe.

Lionel Barbe : C’est une histoire, justement aussi, assez singulière, puisque ça commence en 1996 ; vous avez Jimmy Wales, avec deux de ses compatriotes américains, qui va fonder un portail qui s’appelait Bomis1 qui était un portail qui proposait notamment des images et, pour ne rien vous cacher, notamment des images érotiques. Et puis bon, ça marche relativement bien et c’est quelqu’un qui était quand même relié aux communautés un petit peu du Libre, de logiciel libre.

Nicolas Martin : On est en 1996 !

Lionel Barbe : En 1996. Et en 1998, si je ne m’abuse, il va avoir cette idée d’encyclopédie, mais au départ une encyclopédie finalement classique en ligne, avec un comité de validation par des experts, Nupedia donc, qui va être lancée.
Et puis, ce qui se passe, pour faire vite bien sûr, c’est qu’au bout de deux-trois ans, donc on est à peu près en 2000, il s’aperçoit que Nupedia n’avance pas ; le processus de validation est très long, et puis il entend parler de ce nouveau logiciel en ligne, le wiki2, qui permet l’édition spontanée des articles ; ça l’intéresse et il en discute notamment avec Larry Sanger, le cocréateur de Wikipédia qu’il embauche, qui était donc le rédac chef de Wikipédia. Certains articles de Nupedia vont se retrouver aux débuts de Wikipédia et il dit lui-même je crois à une conférence TED en 2005 : « J’ai rassemblé une ragtag band », c’est-à-dire on voit bien, peut-être des informaticiens, peut-être des gens qui étaient un peu plus côté culture hippie, etc., « je leur ai donné des outils et ils ont créé Wikipédia. » Donc on voit, en fait, quelque chose qui n’était absolument pas prévu au départ.

Nicolas Martin : Ce qu’il faut bien rappeler pour les gens qui ont connu les origines de Wikipédia et puis l’explosion du wiki au début des années 2000, c’est-à-dire le wiki c’était des pages web que tout le monde pouvait éditer ; c’était une sorte de livre ouvert dans lequel chacun pouvait apporter, corriger, gommer, remplacer. Le wiki c’est bien un outil, en fait, numérique ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Tout à fait. Et en plus de votre excellente description, on préserve l’historique de toutes les modifications et de toutes les discussions, de tous les débats, ce qui a fait controverse. Donc quand on consulte la page « historique », on voit comment ce fameux point de vue neutre a pu se construire, quelle personne a négocié avec quelle autre, quelles ont été les disputes, les changements. Parfois il y a des guerres pour modifier une page ; il y a de nombreuses règles pour gérer cet espace de liberté, pour notamment gérer les conflits.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est qu’on a donc l’alliance, finalement, d’une volonté d’un contenu démocratisé, participatif, et d’un outil qui va, justement, devenir la structure puisque aujourd’hui il y a certains autres wikis, ça sert beaucoup pour les fanbase, pour des univers, bref, etc., mais Wikipédia est devenu l’étendard de ce nouvel outil en fait. Il en est devenu le synonyme en quelque sorte.

Lionel Barbe : Je pense que Wikipédia c’est même plus que ça, parce que, finalement, Wikipédia c’est la preuve qu’avec des outils numériques ouverts on peut aboutir à un projet de très grande dimension, mondial, créé par des dizaines ou des centaines de milliers de personnes sans qu’il y ait un système de rémunération, en tout cas de rémunération pécuniaire. C’est-à-dire qu’on se rapproche, bien sûr, de la théorie des communs. Si vous voulez, Wikipédia, d’une certaine façon, est la preuve vivante qu’on peut faire participer, travailler même puisque c’est une forme de travail, des gens à une œuvre collective pour le bien commun.

Nicolas Martin : On sait, et puis on va y revenir, qu’il y a quelque chose autour de la loi des grands nombres qui conduit à une forme d’autorégulation, mais quand on est en 2000-2001, aux tous premiers moments de Wikipédia, eh bien il n’y a pas encore cette loi des grands nombres ; c’est le début, c’est le balbutiement. Comment ça commence ? Comment est-ce que ça prend ? Pourquoi est-ce que ça fonctionne, en fait, Wikipédia au départ, Lionel Barbe ?

Lionel Barbe : Moi j’ai identifié les grandes phases de développement de Wikipédia.
La première phase, effectivement, c’est ce qu’on peut appeler l’enfance. C’est une phase de très forte incrémentation quantitative des contenus avec une qualité qui, il faut bien le dire, au départ, évidemment est extrêmement variable puisque tout le monde y va de sa petite phrase sur tel et tel sujet. Ça ce sont les premières années, il faut que ça grossisse. Et à partir du moment où effectivement ça prend, il faut dire qu’il y avait quelques autres projets concurrents qui ont été absorbés aussi, au fur et à mesure par Wikipédia.

Nicolas Martin : Par exemple ?

Lionel Barbe : Il y avait GNUPedia3 et après il y a eu Citizendium4, on pourra y revenir, mais dans les années 2000, l’idée d’une encyclopédie en ligne était une idée qui tournait dans les milieux liés au logiciel libre.
Donc il y a eu cette première phase. À partir de 2006-2007, c’est expliqué notamment par Pierre-Carl Langlais dans notre livre, on a eu la phase « références nécessaires ». Cette phase « références nécessaires » c’est celle dont parlait Mélanie tout à l’heure c’est-à-dire il faut sourcer. Et à partir de là on a eu un très fort virage qualitatif.

Nicolas Martin : Il faut bien marquer, effectivement, ce basculement parce que dans ses premières années, Wikipédia a un peu une aura, on parle de 2001-2006, dans cette phase d’incrémentation quantitative, on parle d’effet piranha. C’est le succès.

Lionel Barbe : L’effet piranha, c’est l’effet, en fait, qui fait que dès que par exemple vous mettez « la pomme est un fruit », c’est l’exemple classique, à partir de là, une personne va dire « la pomme est un fruit qui comporte tant d’espèces ». À partir de là quelqu’un va dire « telle espèce a telles caractéristiques, etc. » C’est l’effet que ça attire de plus en plus de gens qui vont donc participer à cet article, se prendre de passion pour un sujet et puis le développer, le développer, le développer.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est que cette première partie est marquée en tout cas par une vraie ère de suspicion qui va durer longtemps, qui va coller à l’image de Wikipédia. C’est-à-dire que ce qui est sur Wikipédia, c’est bien mais, en même temps, il faut faire attention. Et cette image-là va coller quand même un bout de temps, Mélanie Dulong de Rosnay, à Wikipédia ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Les wikipédiens et les chercheurs qui se sont intéressés au phénomène ont rapidement démontré que le vandalisme ne pouvait pas diminuer la qualité des pages pendant longtemps puisque dès qu’une modification un peu farfelue était opérée, immédiatement un éditeur ou un administrateur regardait les modifications et c’était corrigé dans un laps de temps très court.

Nicolas Martin : Ça c’est la question du vandalisme, c’est-à-dire la volonté de mettre dans Wikipédia des informations que l’on sait erronées, mais, sur la nature des informations qui étaient recensées, il y avait aussi des soupçons de partialité, des soupçons de volonté de manipulation idéologique ; enfin cette image-là, on en reparlera tout à l’heure, notamment auprès de l’enseignement, des chercheurs, même dans le secondaire, elle est quand même restée longtemps assez vivace.

Lionel Barbe : Je pense qu’elle l’est encore parce que, si vous voulez, d’une part ce que vous avez dit sur les lobbies n’est pas complètement faux : il y a un certain nombre de lobbies qui sont actifs sur Wikipédia et c’est pour ça aussi que le système immunitaire de Wikipédia, comme le disait Mélanie, est extrêmement puissant, extrêmement efficient. Et par ailleurs, l’image qu'a Wikipédia, on a un article dans notre livre qui en parle, est encore relativement dégradée dans l’enseignement. Ce qui est intéressant c’est de constater que par exemple, depuis quelques années, on me demande d’enseigner les pratiques pédagogiques en classe, aux enseignants du secondaire, avec Wikipédia. Par contre au niveau on va dire de l’État, en tout cas des ministères, etc., l’image a changé : il y a eu des partenariats avec le ministère de la Culture, il y en a eu d’autres.
Donc en haut l’image a changé, mais au niveau de l’enseignement, c’est variable. Et mes étudiants, parce que j’ai un atelier sur Wikipédia depuis des années, souvent, au départ, ont une image encore un peu négative, donc je dois y travailler.

Nicolas Martin : Pour avancer rapidement, pour conclure cette histoire qui est quand même une histoire relativement courte, qui a une vingtaine d’années donc qu’on peut raconter vite, vous le disiez 2007, il y a ce basculement qualitatif avec l’apparition « références nécessaires », c’est-à-dire qu'aujourd’hui quelque chose qui est constitutif et qui est absolument vraiment l’un des piliers de Wikipédia c’est l’obligation de sourcer. Un article dans Wikipédia sans sources, c’est un article qui disparaît.

Lionel Barbe : Tout à fait. Et qui disparaît très vite !

Nicolas Martin : On reparlera de cette notion, j’aime bien l’idée de système immunitaire. Oui, Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : Peut-être qu’une prochaine phase serait la diversification des contributeurs. Depuis de nombreuses années, Wikimedia, la fondation, remarque que la majorité des contributeurs sont plutôt des hommes, plutôt jeunes, plutôt éduqués, plutôt situés dans les pays du No rd. Donc ça a une influence non seulement sur le contenu mais aussi sur le choix des pages qui vont être rédigées. Donc un défi est d’élargir…

Nicolas Martin : La base des contributeurs.

Mélanie Dulong de Rosnay : Exactement.

Nicolas Martin : On va revenir sur l’état actuel de Wikipédia, justement des contributeurs, des articles, etc. J’aimerais qu’on finisse cet historique rapide par une autre date jalon qui là, pour le coup, date jalon symbolique, Lionel Barbe, 2012 : les encyclopédies historiques – Universalis, Britannica – décident d’interrompre leurs versions papier éditées. Est-ce qu’on peut parler de victoire de Wikipédia ? Ou est-ce qu’on est vraiment sur quelque chose de frontal ? Une opposition absolue à ces anciens modèles d’encyclopédies ?

Lionel Barbe : Pas du tout. Objectivement, je pense que Wikipédia aurait parfaitement pu cohabiter, d’ailleurs il y a toujours la version en ligne d’Universalis, avec les autres encyclopédies. Évidement il y a eu des discussions. Je me rappelle très bien 2005-2006, il y a même eu une réunion entre des wikipédiens et des gens de chez Universalis et les wikipédiens étaient absolument ouverts, très positifs. Non, je crois simplement que c’est un modèle de structuration des savoirs qui peut-être, effectivement, a pris le relais d’un modèle qui, d’une certaine façon, était peut-être un peu dépassé. Mais c’est tout, il n’y a aucune opposition en la matière.

Nicolas Martin : Ce qui nous fait arriver à l’heure actuelle, en 2018, à cette bascule des deux millions qui est un prétexte qu’on a utilisé pour parler de Wikipédia, ça fait un bout de temps qu’on voulait en parler dans La méthode scientifique et vous écrivez, on peut lire dans votre ouvrage collectif « à l’heure actuelle nous sommes dans une phase où le magma se solidifie : le nombre d’articles a tendance à diminuer dans les Wikipédia les plus avancés ».

Lionel Barbe : Alors la création du nombre d’articles, mais c’est remis en cause. On va dire que ça s’est stabilisé.

Nicolas Martin : On est autour de trente millions au niveau international, toutes langues confondues, c’est ça ?

Lionel Barbe : Sans doute, j’avoue que je n’ai pas le dernier chiffre en tête.

Nicolas Martin : C’est ce qu’on avait compté.

Lionel Barbe : Je vous fais confiance.

Nicolas Martin : 40 millions, pardon.

Lionel Barbe : 40 millions. Ça va relativement vite. Ce qui se passe c’est que, par contre, l’édition sous IP a très fortement diminué, c’est-à-dire qu’aujourd’hui vous avez quand même un grand nombre de contributeurs qui sont des gros contributeurs.

Nicolas Martin : Édition sous IP, précisez en quelques mots ce que c’est.

Lionel Barbe : C’est-à-dire les gens qui vont juste modifier une phrase sans s’identifier, qui n’ont pas de pseudo. Donc la part des éditions sous IP a diminué ; le nombre de nouveaux articles, on va dire, est en stagnation, peut-être légère baisse, à discuter, mais en tout cas, oui, je pense qu’on est dans une phase qui en appelle de plus en plus à ce qu’on pourrait appeler les experts.

[Pause musicale]

Voix off : La méthode scientifique, Nicolas Martin.

Nicolas Martin : Il est 16 heures bientôt 20 minutes sur France Culture, nous parlons de Wikipédia tout au long de cette heure en compagnie de Mélanie Dulong de Rosnay et de Lionel Barbe. Vous venez de prononcer un mot intéressant, Lionel Barbe, c’est : le retour des experts.
On a commencé cette émission en disant finalement la différence avec l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert c’est qu’on est passé d’une encyclopédie d’experts à une encyclopédie du grand public, à une encyclopédie populaire. Aujourd’hui, en 2018, ce problème de taxonomie numérique, en quelque sorte. Qu’est-ce que c’est que Wikipédia ? Est-ce que c’est vraiment, finalement avec la maturité au bout d’une vingtaine d’années, une encyclopédie d’experts ? Est-ce que c’est autre chose ? Quelle est la nature des savoirs qui sont dispensés dans Wikipédia ? Est-ce qu’on peut les circonscrire ? Lionel Barbe d’abord puis Mélanie Dulong de Rosnay sur cette question.

Lionel Barbe : Juste un mot. Je voulais quand même préciser que quand je dis « experts » c’est dans un sens relativement large. Par exemple je vais inclure des wikipédiens experts, c’est-à-dire des wikipédiens qui connaissent très bien les règles devenues effectivement très larges, relativement complexes, de Wikipédia. Donc ce ne sont pas forcément des experts d’une discipline mais aussi des experts de Wikipédia.

Nicolas Martin : Ça c’est pour définir la notion d’expert, certes, mais aujourd’hui, du coup, comment définir cet objet de transmission, de collection des savoirs qu’est Wikipédia ?

Lionel Barbe : Ce n’est pas très évident à définir.

Nicolas Martin : On va essayer.

Lionel Barbe : Ça correspond quand même assez bien à la définition d’une encyclopédie et d’ailleurs ça a était mis en exergue par Pierre Lévy qui avait fait un article sur le système épistémologique de Wikipédia et il faisait remarquer très justement que, finalement, la structuration des savoirs sur Wikipédia est relativement classique, c’est-à-dire que vous retrouvez les grandes catégories de savoirs ; vous retrouvez les biais classiques des sociétés occidentales, c’est-à-dire une vision un petit peu occidentalo-centrée ; vous retrouvez, comme l’a dit Mélanie, une très forte proportion d’hommes.

Nicolas Martin : On parle de 80 % de contributeurs masculins.

Lionel Barbe : Oui, c’est ça, on parle de 80 %, donc c’est quand même un déséquilibre qui est un énorme, qui est peut-être lié aussi au fait que les racines de Wikipédia se rapprochent aussi au monde de l’informatique.
Donc vous avez aussi la question, du coup, de la représentation des femmes sur Wikipédia, qui, vous le savez…

Nicolas Martin : Dont on va reparler tout à l’heure dans le reportage sur le gender gap de Wikipédia.

Lionel Barbe : Qui a fait aussi beaucoup de bruit. Mais bon ! L’idée c’est de dire que, bien sûr, il y a un côté rupture dans cette innovation, mais qu’il y a aussi, évidemment, un côté continuité.

Nicolas Martin : Mélanie Dulong de Rosnay, votre opinion sur la nature exacte de cette entité qu’est aujourd’hui Wikipédia ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Je suis d’accord avec ce que tu viens de dire, Lionel, l’expertise aboutit un peu à une spécialisation des tâches et on n’a pas seulement la personne qui va emblématiquement créer un article de A à Z, un nouvel article, on a des contributeurs qui se spécialisent dans l’édition, dans l’administration, dans la définition des règles. Donc, comme tu disais, il y a l’expertise.

Nicolas Martin : Ça c’est l’expertise formelle.

Mélanie Dulong de Rosnay : Voilà, de toutes les règles.

Nicolas Martin : Mais sur le fond on dit souvent « Wikipédia, finalement, c’est un savoir large, mais de surface ». Est-ce que c’est vrai aujourd’hui encore, Mélanie Dulong de Rosnay ?

Mélanie Dulong de Rosnay : C’est difficile à dire ; je pense que ça dépend vraiment des articles. Il y a des articles qui sont créés par des doctorants, par des chercheurs, qui sont de qualité, qui sourcent des articles scientifiques. Je ne pense pas qu’on puisse généraliser ; on trouve vraiment de tout. En plus des articles, on peut aussi trouver différents médias. Il y a spécialisation, peut-être, on n’a pas parlé encore de Wikimedia Commons5 avec des photos ; les informaticiens peuvent aussi participer à des projets annexes comme Wikidata6. Il y aurait une tâche sur la création de taxonomie, de catégories.

Nicolas Martin : On va parler de la galaxie Wikipédia, tout ce que vous venez de définir. Pour le moment, je veux bien qu’on se cantonne à ce qu’est l’objet Wikipédia et on verra, justement, tous ses dérivés après. On a souvent dit, mais ce n’est peut-être effectivement plus le cas maintenant, c’est pour ça que je vous interroge Lionel Barbe, que le savoir dispensé par Wikipédia était un savoir assez généraliste qui évitait, dans une certaine mesure, l’expertise. Pour m’en servir comme source aujourd’hui pour préparer l’émission, notamment sur les sujets scientifiques, il y a des articles de physique théorique qui sont extrêmement pointus.

Lionel Barbe : Oui. C’est une vision qui est aujourd’hui globalement fausse, même si on sait qu’il y a certain nombre de champs qui sont mieux couverts que d’autres.

Nicolas Martin : Comme ?

Lionel Barbe : Tout ce qui est lié aux sciences, tout ce qui est lié à l’informatique évidemment. Quand je montre aux profs du second degré d’histoire-géo l’article sur la Révolution française par exemple, qui n’est même pas un article de qualité, je n’ai pas vérifié récemment…

Nicolas Martin : C’est quoi un article de qualité ?

Lionel Barbe : Les articles de qualité sont des articles pour lesquels on a voté en considérant qu’ils respectaient un certain nombre de critères, donc exhaustivité…

Nicolas Martin : On a voté, c’est un collège de Wikipédia.

Lionel Barbe : La communauté, une partie de la communauté, donc qui font partie d’un label si vous avez.
Vous avez des articles extrêmement détaillés sur Wikipédia ; j’invite tout le monde à aller voir sur leur sujet favori, je peux vous assurer que les gens sont surpris quand je leur montre et, par ailleurs, vous avez de plus en plus de scientifiques, de doctorants c’est vrai, mais aussi de chercheurs. Vous avez même, à l’École normale supérieure, un projet qui a été réalisé récemment avec une équipe en sciences cognitives, sur un article qui en anglais s’appelle Temporal envelope and fine structure, il y aussi une version sur la Wikipédia française, c’est tout un groupe interdisciplinaire et international à Normale sup’ qui donc a développé ce champ. C’est de plus en plus fréquent si vous voulez.

Nicolas Martin : Il y a cette citation de votre ouvrage collectif qui dit « évidemment ce n’est pas comme un livre fermé définitif mais l’information y est beaucoup plus structurée qu’on ne le pense, finalement assez proche d’une encyclopédie classique. Pour l’anecdote, dans la version anglophone, en suivant à partir de n’importe quelle page le premier lien, on finit par tomber sur la page consacrée à la philosophie. » J’ai essayé plusieurs fois, ce n’est pas vrai ! Moi je tombe toujours sur la page sciences, alors pourquoi ?

Lionel Barbe : Parce que sans soute ça ne marche plus. Néanmoins sciences et philosophie, bon !

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est de se dire, finalement, est-ce que ce que vous appelez l’âge de la consolidation, de ce magma qui se solidifie, c’est le retour vers une forme plus traditionnelle – non pas vernaculaire, qu’est-ce que je dis ! – du savoir encyclopédique aujourd’hui Wikipédia ? Non ? Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Je pense que ça l’a toujours été. Il ne faut jamais oublier que Wikipédia est un espace de synthèse, ce n’est pas un espace en termes de connaissances, d’édition de connaissances inédites, nouvelles ; c’est un espace de synthèse qui est censé être représentatif de l’« état de l’art », entre guillemets, à un instant t. Il ne faut jamais oublier que Wikipédia peut se voir comme un processus plutôt qu’un état effectivement clos. Wikipédia c’est un processus permanent ; c’est l’état à tel moment.

Nicolas Martin : Aujourd’hui, vous l’évoquiez tout à l’heure Mélanie Dulong de Rosnay, il y a évidemment un certain nombre de biais : Wikipédia, 80 % d’hommes, très occidentalo-centrée. Est-ce qu’on a un panorama des usages de Wikipédia, à l’inverse, non pas tant des contributeurs mais aujourd’hui de la façon dont Wikipédia est concrètement utilisée ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Le grand public, naturellement, puisque je crois que c’est le quatrième site mondial.

Nicolas Martin : J’avais lu cinquième, en tout cas dans ces eaux-là !

Lionel Barbe : Ça varie.

Mélanie Dulong de Rosnay : Ça varie selon les zones géographiques ; pour chaque requête sur votre moteur de recherche préféré, la page Wikipédia sera très haut dans les résultats. L’enseignement aussi, mais on a aussi les publics de chercheurs puisque, par exemple en informatique ou si on prend le traitement automatique des langues qui est une discipline qui va procéder à des analyses automatiques de textes, de corpus de textes, Wikipédia est le corpus, le recueil de corpus parfait, puisque c’est multilingue, c’est structuré, il y a des balises et surtout, c’est réutilisable librement grâce à la licence Creative Commons7 attribution, partage à l’identique. Pour les recherches aussi sur la fouille de données, la définition de taxonomie ou l’apprentissage automatique, c’est un matériau de choix.

Nicolas Martin : Vous l’avez évoqué l’un et l’autre, c’est aussi un lieu, ça l’a été dès le début et ça l’est toujours, un lieu de controverse, c’est un lieu éminemment politique ; c’est un forum, c’est une agora politique Wikipédia. Aujourd’hui, puisqu’on est dans cette nouvelle ère de l’information ou plutôt de la distorsion de l’information, des fausses informations, de la manipulation de l’information, comment Wikipédia réagit à cette ère-là, qu’elle ne découvre pas, contrairement au grand public ces derniers mois, mais depuis un petit bout de temps, Lionel Barbe ?

Lionel Barbe : C’est vrai que les enjeux sur Wikipédia sont devenus croissants puisque Wikipédia, en général, est la première source d’informations que l’on peut voir sur un sujet ou sur un individu par exemple. Donc évidemment, à chaque fois qu’il y a des changements importants par exemple politiques, comme ça a été l’an dernier, il y a un grand nombre d’articles qui sont créés et il y a, évidemment, la question de la représentativité des sujets bien sûr, des personnes également, qui se pose.
Il existe même maintenant quelques wikipédiens qui sont déclarés des wikipédiens par exemple payés par des entreprises pour venir entre guillemets…

Nicolas Martin : Faire du lobbying !

Lionel Barbe : Oui, « faire du lobbying » ou en tout cas essayer. Ils sont évidemment très contrôlés. Mais oui, bien sûr ! Il y a eu cette belle expression, je crois que c’est Alexandre Monnin qui est chercheur également, qui avait dit qu’on peut parler d’un « Parlement des choses » au sens de Latour Parliament of Things ; donc effectivement c’est un espace où la discussion est permanente autour des sujets.

Nicolas Martin : Quels sont les articles, aujourd’hui, qui sont les plus sujets à controverse ? Est-ce que finalement, vous parliez l’un et l’autre tout à l’heure du système immunitaire de Wikipédia, est-ce qu’aujourd’hui ce système immunitaire est efficient à tous points sur le contrôle, justement, de ces tentatives de distorsion, de réappropriation, de politisation de l’information ?

Lionel Barbe : Comme on l’a dit, Wikipédia est un point de tension. Donc c’est une forme d’équilibre et c’est un équilibre qui est forcément un petit peu instable. Le système, dans l’ensemble, est très efficient ; simplement, il peut y avoir des moments relativement courts où on a un léger déséquilibre dans un sens ou dans un autre. En général, c’est assez rapidement remis en ordre, évidemment à l’exception de ce qu’on peut appeler les canulars ou les pastiches c’est-à-dire ces articles – il y en a un qui a eu lieu il y a quelques mois – qui sont créés volontairement sur des sujets, mais cette fois qui sont des sujets extrêmement en bordure, pour tromper un petit peu le système. Mais ça reste vraiment très marginal !

Nicolas Martin : C’est ce qu’avait fait notre camarade Pierre Barthélémy.

Lionel Barbe : Exact.

Nicolas Martin : Passeur de sciences sur Le Monde, il avait fait un billet sur son blog en créant le fameux article « Léophane », on va vous mettre le lien vers ce papier qu’il avait créé. Aujourd’hui justement, Mélanie Dulong de Rosnay, ce système immunitaire vous diriez qu’il est efficient à tout prix ? C’est-à-dire que Wikipédia est aujourd’hui peut-être un outil de lutte contre ces formes de désinformation, en tout cas de rectification de l’information, justement du fait de la loi des grands nombres ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Et cette méthode scientifique, excusez-moi, est vraiment la marque de Wikipédia et c’est une méthode qui peut être exportée ailleurs dans le débat public, comme technique solide pour arriver à un point de vue raisonné. Et effectivement, ces controverses et ces tensions permettent d’observer les différentes parties, les oppositions. Oui c’est aussi un observatoire des controverses scientifiques, politiques, épistémologiques.

Nicolas Martin : Preuve de la réactivité de Wikipédia, on nous signale que l’émission du jour est déjà en ligne sur la page Wikipédia, sur le Wikipédia français. La question c’est est-ce que ça va y rester longtemps par exemple ?

Lionel Barbe : Ce n’est pas à moi de le dire, c’est aux wikipédiens. Le seul petit talon d’Achille qu’on peut indiquer, c’est l’histoire des fake news. C’est-à-dire que comme Wikipédia est basée sur les sources, évidemment, tout vient de la qualité de sources. Or, il arrive que de gens utilisent des sources qui sont fallacieuses pour venir dire « vous voyez j’ai une source pour cette information », mais la source est fallacieuse. C’est pourquoi il y a eu, par exemple, des contacts entre les décodeurs du Monde qui eux ont créé un système un petit peu de notation des médias pour indiquer, notamment par exemple aux wikipédiens, quel site peut être considéré comme fiable et quel site ne le sera pas. On espère qu’ici, à France Culture, tout se passera bien.

Nicolas Martin : On le souhaite, d’autant plus qu’on fait un certain travail avec « Les idées claires », on en reparlera tout à l’heure, sur la lutte contre les fake news et la désinformation. Ce qui est intéressant c’est que ce système immunitaire on voit bien qu’il fonctionne sur les grands sujets, sur les sujets populaires, sur les sujets qui prêtent à controverse, où il va y avoir une forme d’expertise collective autour du sujet abordé. Mais quand le camarade Pierre Barthélémy fait son article sur Léophane, c’est-à-dire que quand on est dans les recoins de certaines disciplines, là, pour le coup, cette contre-expertise collective, elle ne fonctionne plus tout à fait aussi bien.

Lionel Barbe : Mais à votre avis pourquoi il va dans un tel recoin ? C’est justement parce que s’il allait ailleurs ça serait vu tout de suite. C’est-à-dire qu’en fait son exemple est justement l’exemple qui démontre la fiabilité globale du système. Même si, vous le savez, aucun système n’est à 100 % fiable.

[Pause musicale]

Nicolas Martin : Infinite content d’Arcade Fire sur France Culture à 16 heures 35. Puisque c’est un peu le principe de Wikipédia, cette espèce de contenu infini, universel, interminable, sans cesse réactualisé, c’est ce dont nous parlons aujourd’hui en compagnie de Mélanie Dulong de Rosnay, qui est chargée de recherche CNRS, chercheuse en droit et technologies spécialisée dans l’étude des biens communs numériques et Lionel Barbe, maître de conférences en science de l’information et de la communication à l’université Paris Nanterre et codirecteur de l’ouvrage collectif Wikipédia, objet scientifique non identifié.
Dans cette deuxième partie de l’émission, nous allons nous intéresser, cette fois, à Wikipédia comme objet d’étude. Et à commencer par notre doctorant du jour comme chaque mercredi, bonjour Léo Joubert.

Léo Joubert : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes en quatrième année de thèse à Aix-Marseille Université, au laboratoire d’économie et de sociologie du travail. Vous êtes avec nous en duplex depuis les studios de nos camarades de France Bleu Provence. Bienvenue à la recherche montre en main ; on vous laisse présenter vos travaux. C’est à vous.

Léo Joubert : Merci de votre invitation qui me permet de présenter ma thèse dans laquelle je propose d’analyser sociologiquement la production de Wikipédia.
Wikipédia aurait rapidement pu devenir un chaos total si les contributeurs n’étaient pas parvenus à se mettre d’accord car tout le monde peut y modifier n’importe quand et n’importe comment. Or, quand on regarde les articles du wiki, ils sont en fait assez stables. Et le but de ma recherche est de comprendre comment ce consensus global a émergé.

La première chose à dire c’est que les wikipédiens ont déplacé la question du consensus : plutôt que de se mettre d’accord sur le contenu d’une contribution, ils se sont mis d’accord sur les procédures qu’elle devait respecter pour être produite. Par exemple, une des règles les plus importantes s’appelle la neutralité de point de vue, il en a déjà été beaucoup question dans la première partie de l’émission. Cette règle stipule que lorsque vous publiez quoi que ce soit sur Wikipédia vous n’êtes pas supposé écrire ce que vous pensez sur ce sujet, mais plutôt faire un bilan des sources existantes ainsi que des critiques dont elles font l’objet. Il devient donc assez facile de se mettre d’accord sur un texte. Si je ne suis pas d’accord avec vous je n’ai qu’à utiliser une source divergente et l’insérer dans le texte de la page.
Personne n’est ici d’accord sur le contenu de la contribution, mais tout le monde est d’accord sur les procédures qui ont permis de la produire, c’est-à-dire la citation d’une source crédible et légitime académiquement.

Donc en fait, comprendre la stabilité de Wikipédia c’est comprendre comment les contributeurs adhèrent aux règles du wiki. Et pour répondre à cette question je réalise des entretiens d’environ deux heures où je pousse des contributeurs à me raconter comment ils en sont venus à contribuer.

Mes résultats sont encore en train d’être dépouillés, mais je peux déjà insister sur un point, à savoir le lien très fort entre la carrière professionnelle et la contribution. Par exemple on ne comprend pas du tout la neutralité de point de vue de la même manière selon que l’on soit chercheur ou journaliste.
Pour un chercheur la neutralité n’a pas vraiment de sens. Il cherche à produire des choses inédites, innovantes, en développant des hypothèses au sein d’un paradigme scientifique.
Pour un journaliste, au contraire, elle est constitutive de son identité professionnelle ; tous les points de vue sont supposés trouver une place dans un article de presse. Évidement, il existe des journalistes partiaux et des chercheurs qui n’innovent pas, mais la définition qu’ils donneront à la neutralité sera marquée par la norme dominante au sein de leur espace professionnel. Ils prendront alors la responsabilité de se définir non neutres.
Donc malgré leurs différences, des chercheurs et des journalistes contribuent conformément aux règles du wiki.

À l’aide de mes entretiens sur une trentaine de contributeurs très différents les uns des autres, pas tous chercheurs et journalistes évidemment, j’observe à chaque fois ces allers-retours constants entre une vie de wikipédien et une vie de travailleur.
C’est pour cela que les individus qui nous racontent comment ils en sont venus à contribuer nous offrent des récits précieux pour comprendre comment se construisent les identités professionnelles contemporaines. La contribution à Wikipédia trouve une place dans la vie personnelle et professionnelle ; on ne contribue jamais pour rien et, en retour, l’identification aux règles wikipédiennes modifie le rapport au travail et à l’emploi de la personne. C’est cette identification en évolution permanente qui assure le maintien de la motivation à contribuer à une œuvre collective dont on ne retirera aucune rémunération pécuniaire. Si je continue à contribuer c’est parce que mes contributions portent en elles un peu de moi, parce que je suis engagé dans la contribution de quelque chose qui va au-delà de moi.

Et c’est bien aussi parce que les contributeurs s’identifient aux règles que ces règles sont consensuelles, respectées, et qu’elles garantissent la stabilité de Wikipédia. Et c’est aussi pour cela qu’étudier les contributeurs de Wikipédia et les règles auxquelles ils se subordonnent donne l’occasion d’apercevoir les mutations sociales contemporaines.

Nicolas Martin : Merci beaucoup Léo Joubert ; une réaction de nos deux invités. Ça va tout à fait dans le sens de vos travaux, Mélanie Dulong de Rosnay ; ce que vient de décrire Léo Joubert c’est précisément un bien commun numérique dans lequel on investit chacun un peu de nous-même et ça fait partie de la rétribution de participer à cet ouvrage collectif que l’on respecte, que l’on entretient.

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui, tout à fait. Wikipédia c’est, dans le champ de recherche des communs, des communs numériques, l’exemple le plus connu ; c’est la plus grande réussite. Vraiment c'est aussi un laboratoire vivant qui permet d’observer une pluralité de phénomènes scientifiques, en sciences exactes et informatiques comme on en parlait avant la pause musicale, mais aussi en sciences humaines et sociales avec des thèses en sociologie qui étudient les motivations, les profils des contributeurs et la fierté, le bonheur qui est retiré de contribuer à la construction d’un bien commun. Donc faire partie d’une aventure collective, d’une production collaborative et démontrer que les biens communs sont une alternative à la fois au capitalisme et à l’étatisme, qui est complètement viable et agréable.

Nicolas Martin : Mélanie Dulong de Rosnay vient ouvrir en grand la porte qui était entrouverte depuis tout à l’heure, mais c’est vrai qu’il y a un aspect utopie collaborative dans Wikipédia, que vient aussi de décrire, d’une autre façon dans ses travaux de recherche, Léo Joubert : le profil du collaborateur qui fait partie, justement, de cette grande communauté, de contribuer à cette grande communauté du savoir international. Cette « internationale de la connaissance », allez, allons-y ! Vous êtes un peu plus modéré !

Lionel Barbe : Peut-être dans le sens où, effectivement, certains utilisateurs sont tout à fait dans cette description. Il est probable que d’autres soient plus, par exemple, dans la passion d’un sujet ; que d’autres soient plus dans l’envie d’ajouter des photos. Je crois qu’il y a quand même une forme de diversité des motivations, mais il est vrai qu’on a devant les yeux une réalisation assez extraordinaire, ça c’est indéniable, et très interdisciplinaire bien entendu.

Nicolas Martin : Léo Joubert, une question pour vous : justement dans vos travaux de recherche, dans les entretiens que vous avez menés, il y a cette notion d’engagement politique, d’appartenance à une forme effectivement d’internationale de la connaissance, si on dégage le signifié extrêmement politique d’internationale, mais tout de même ?

Léo Joubert : C’est une question difficile. La plupart du temps, dans les entretiens, on trouve davantage une notion de « je fais partie de la communauté » plutôt que « nous faisons partie d’une communauté ». En fait c’est assez différent comme modèle ; on est dans une démarche quand même qui est plus individualiste et qui, ensuite, trouve un collectif, se trouve un groupe de référence, mais le groupe de référence ne préexiste pas à l’action. Il ne préexiste jamais complètement à l’action, il n’est jamais complet avant l’action qui le change, mais là, sur Wikipédia, c’est particulièrement flagrant. On a, par exemple des chercheurs comme Nicolas Julien qui parviennent à montrer, avec des modèles économétriques, que le comportement des wikipédiens a tout à voir avec un individu rationnel, calculateur qui, en fait, est assez loin de la notion de communauté et même, on pourrait parler des travaux de Dominique Cardon qui insiste sur la régulation procédurale de Wikipédia et qui donc dilue la communauté comme lieu de construction des identités substantielles.

Nicolas Martin : Mélanie Dulong de Rosnay, une réaction à ça parce que ça vient un peu froisser votre enthousiasme utopiste autour de cette grande communauté de wikipédiens qui s’approprient ce bien commun numérique. Pas tant que ça !

Mélanie Dulong de Rosnay : Non, pas tant que ça. Je pense que les deux perspectives peuvent se cumuler et sont compatibles selon si on observe au niveau micro ou au niveau macro.

Nicolas Martin : Lionel Barbe.

Lionel Barbe : C’est clair que dans un certain nombre de cas on a quand même des confrontations d’égos qui se produisent sur Wikipédia, qu’on retrouve dans les pages de discussion autour de sujets un petit peu tendus. Mais je crois que ce qu’il faut noter c’est que, finalement, souvent ces confrontations amènent les wikipédiens à se dépasser et, au final donc, à être de meilleur en meilleur dans leur participation à Wikipédia.

Nicolas Martin : On va continuer à parler de Wikipédia comme objet d’étude. Léo Joubert vous restez avec nous jusqu’à la fin de l’émission ; si vous voulez intervenir vous n’hésitez pas. On va parler notamment des biais de Wikipédia, comment se saisir de cet objet dans le cadre d’une recherche universitaire, notamment dans le cadre, pour le coup, de l’histoire des sciences. Bonjour Céline Loozen.

Céline Loozen : Bonjour Nicolas. Bonjour à tous.

Nicolas Martin : Vous vous êtes rendue au laboratoire Histoire des sciences et de philosophie des archives Poincaré de l’université de Lorraine.

Céline Loozen : Pour rencontrer Alexandre Hocquet qui est chercheur et wikipédien également ; sa spécialité c’est l’analyse du débat numérique et, sur Wikipédia, il étudie les pages de discussion qui sont rattachées aux articles qui portent à controverse ; il fait de l’ethnographie, en quelque sorte, pour analyser les comportements sociaux à travers une discussion.
Avec moi il a pris l’exemple du cas des Femen qui a généré beaucoup de commentaires ces dernières années.

Alexandre Hocquet : Mon matériau en général ce sont les débats et les débats qu’on trouve dans les forums ou dans les mailing-listes. Et de ce point de vue-là Wikipédia s’y prête parce que, d’une part, tout est transparent et aussi, effectivement, c’est un lieu où les gens, où la communauté s’exprime, elle débat, elle n’est pas souvent d’accord, il n’y a pas souvent de consensus, même si le but est de trouver un consensus dans la rédaction des articles. Donc c’est ça qui est intéressant d’un point de vue sociologique.

Céline Loozen : Vous dites que vous faites de l’ethnographie de conversations en ligne, c’est un peu ça ?

Alexandre Hocquet : Oui, ce sont les échanges entre les gens qui m’intéressent. Déterminer les profils ce n’est pas aussi facile que ça dans Wikipédia puisque, par définition, les gens ont un pseudonyme ; ils révèlent ce qu’ils veulent d’eux-mêmes. Par contre, il y a un truc qui est transparent et qui définit les gens dans Wikipédia, c’est la somme de toutes leurs contributions. Par exemple si vous allez sur mon profil vous savez à quoi je m’intéresse, quels sont mes joueurs de foot préférés, etc.

Céline Loozen : Un vos sujets d’intérêt, dites-moi si je me trompe, mais c’est un peu étudier la spirale du silence, voir comment une opinion minoritaire peut sembler majoritaire au sein d’un contenu, d’un fil de discussions. Comment vous analysez ça ?

Alexandre Hocquet : Ça c’est vrai, c’était l’article sur les Femen. C’est à ce moment-là que j’ai utilisé cette théorie de science politique. En fait, la spirale du silence c’est qu’effectivement les gens commencent à se taire quand une voix s’élève. Ce qui est intéressant c’est qu’au départ l’article sur les Femen a été créé manifestement par des gens qui étaient des militantes ou des militants probablement mais qui, en fait, ont très peu participé aux discussions. À partir du moment où beaucoup de gens d’un bord politique complètement opposé aux Femen sont apparus, ont commencé à prendre la parole et à agir sur l’article, les premières personnes se sont effacées. C’est-à-dire que la spirale du silence c’est que par souci de non-confrontation les gens se taisent et, du coup, laissent la place à une autre opinion.

Céline Loozen : Quel genre de mécanisme pourrait se mettre en place pour qu’il y ait une autorégulation ?

Alexandre Hocquet : Eh bien ce n’est pas du tout facile ; l’exemple le plus frappant c’est le gender gap, le fait que Wikipédia est essentiellement masculine à la fois dans la représentation des gens qui contribuent – beaucoup plus d’hommes que de femmes – et aussi dans le contenu puisqu’il y a beaucoup plus de biographies d’hommes que de femmes.

Céline Loozen : Comment vous le savez par rapport aux contributeurs vu que ce sont des pseudos ?

Alexandre Hocquet : Ce n’est pas évident à savoir, ce n’est pas évident d’avoir des chiffres exacts, évidemment, mais c’est aussi relativement facile de comprendre que c’est le cas par différentes, comment dire, extrapolations statistiques.
Donc la question du fossé des genres, comme on le dit en français, c’est quelque chose qui est un vrai souci dans Wikipédia et pour les gens qui réfléchissent à comment améliorer Wikipédia, c’est un des sujets les plus chauds. Donc il y a des gens qui militent, qui, par exemple, vont essayer de combler ce fossé en proposant des activités ouvertes aux personnes sensibilisées, aux LGBT par exemple ; créer des évènements où on va essayer d’encourager les gens à contribuer.

Céline Loozen : Et de votre point de vue en tant qu’historien des sciences, vous faites aussi un travail d’épistémologue, est-ce que vous pensez que ces débats sont représentatifs du débat public qu’il peut y avoir dans la vie réelle ?

Alexandre Hocquet : Vu que ma méthode c’est effectivement d’analyser les débats dans des mailing-listes ou des forums, cette question-là se pose tout le temps : en quoi ce débat est effectivement le reflet de quelque chose qui se passe dans la société ?
Ça pose deux questions :
la question de est-ce que c’est représentatif, comme vous le dites ? La réponse est assez évidente, il y a plein de gens qui ne le sont pas : tout simplement par exemple femme ou homme ; il y a beaucoup plus d’hommes dans le débat sur Wikipédia. Nord ou Sud : il y a très peu de gens d’Afrique dans Wikipédia et puis les articles sur l’Afrique sont souvent des articles écrits par des Blancs en fait.
Et il y a la deuxième question, en quoi la forme du débat c’est-à-dire effectivement écrire des messages dans Wikipédia change quelque chose à un débat qui serait dans la rue ou à la télé ? Et ça, ça a une influence aussi. Tout simplement, par exemple dans Wikipédia quand on contribue ou quand on apporte un argument il faut une source, il faut une source qui soit vérifiable et c’est même une des règles dont Wikipédia est la plus fière. Et ça, quand on l’enseigne aux étudiants, c’est hyper-formateur : la question du plagiat ou du copier-coller pour les étudiants ne se pose plus ; de toutes façons il faut qu’ils trouvent une source et trouver une source c’est quelque chose de pas si évident que ça. Qu’est-ce que c’est vraiment une source vérifiable dans Wikipédia ? Dans un article de Wikipédia ou dans un autre, ça ne sera pas forcément la même chose selon la thématique de l’article.

Céline Loozen : Le gender gapc’est quelque chose qui vous intéresse beaucoup, notamment lié à la neutralité de Wikipédia.

Alexandre Hocquet : Oui et c’est une question qui n’est pas seulement dans la question du fossé du contenu des articles ou des contributeurs et contributrices. Il y a aussi la façon d’écrire les articles.
Un exemple frappant ce sont les controverses sur le sexe d’athlètes féminines qu’on accuse d’être des hommes ; la façon de traiter ces articles est elle-même écrite de manière masculine au sens où on considère que non, ces femmes ne sont pas vraiment des femmes, elles devraient être considérées comme des hommes. Il y a là un point de vue qui, selon Wikipédia, devrait être quelque chose de débattu par un souci de neutralité. Mais le traitement du sujet est tellement à la fois controversé et aussi orienté que c’est difficile de trouver des sources qui permettent d’avoir un traitement équilibré du sujet. Donc c’est aussi ça le gender gap, la façon d’écrire.

Nicolas Martin : Voilà. Wikipédia comme objet d’étude et notamment à travers ses biais. On l’a évoqué un peu en pointillé depuis le début de cette émission, cette problématique du gender gapà la fois dans les contributions mais aussi dans les articles de Wikipédia. Aujourd’hui c’est un sujet et c’est un vrai sujet complexe qui tend un peu les dialogues qu’il peut y avoir sur Wikipédia, Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Oui absolument. Vous pouvez le dire c’est un sujet complexe ; c’est un sujet qui est lié aussi aux ancrages de notre culture puisque c’est comme ça dans l’histoire, il y a plus d’hommes célèbres que de femmes, du coup, comme Wikipédia est représentative. Ce qu’il faut c’est évidemment pousser au maximum la création de pages sur les femmes célèbres qui n’ont pas de page, puisqu’il y en a aussi beaucoup ; c’est bien sûr favoriser la participation des femmes.

Évidemment, il y a d’autres facteurs qui créent un déséquilibre notamment dans les discussions, alors qui ne sont pas liés homme-femme : par exemple les gens qui savent très bien rédiger auront tendance, dans les discussions, à mieux argumenter que ceux qui y sont moins habitués et il y a aussi, il ne faut jamais l’oublier, la question du temps. C’est-à-dire que les gens qui ont beaucoup de temps, qui peuvent, à trois heures du matin, ré-argumenter dans une discussion et encore dans la journée suivante, etc., vont avoir tendance à faire ce qu’on appelle du flooding c’est-à-dire tout simplement ils vont saturer les utilisateurs, noyer les autres créateurs ; c’est ce que disait Alexandre Hocquet qui, d’ailleurs, est aussi dans notre recueil, pour les gens qui s’intéressent à son travail.

Nicolas Martin : Une réaction également, Mélanie Dulong de Rosnay, à ce que vous venez d’entendre et à l’étude de ces biais ?

Mélanie Dulong de Rosnay : Oui. Une méthode pour développer la participation des femmes qui est testée dans un projet entre l’université de Strasbourg et le PFL est de créer des pools, des équipes de contribution et le fait d’avoir des échanges et un dialogue ça pourrait amener plus de femmes à contribuer ou alors moins de femmes à partir, à abandonner et à ne pas avoir envie de continuer à se disputer.

Nicolas Martin : À travers à ce qu’on appelle des edit-a-thons8, je ne sais pas très bien comment on prononce, c’est-à-dire des journées ou des moments où on passe justement tous ensemble, collectivement, du temps pour modifier, pour intervenir sur Wikipédia.

Léo Joubert, votre opinion sur ce que vous venez d’entendre et sur la question des biais. On a parlé du gender gap qui est un vrai problème, mais aussi, on l’a évoqué au long de cette heure, les problèmes notamment Nord-Sud de contribution, d’occidentalisme de l’ensemble des contributions de Wikipédia.

Léo Joubert : Ça c’est extrêmement intéressant. On voit qu’il y a des projets de Wikipédia ; au-delà même des edit-a-thons il y a des projets, je pense par exemple aux sans pagEs9 qui est un projet féministe, qui vise à combler non pas le gender gap dans la participation, mais le gender gap dans la rédaction du contenu où les biographies de femmes étaient, par exemple, moins complètes que les biographies d’hommes.
Ce que je peux dire de ça avec mon matériau, c’est qu’en général les gens qui animent ces projets-là — et c’est ça qui est intéressant et qui rejoint la question d’Alexandre Hocquet sur est-ce que les débats en ligne diffractent, finalement, les débats hors ligne, on va dire ça comme ça — eh bien ces contributeurs qui animent ces ateliers féministes, en fait, sont des féministes de très longue date et trouvent dans Wikipédia un prolongement de leur identité militante. Et évidemment, ce qui est extrêmement intéressant à observer, c’est la polémique des contributeurs qui leur reprochent leurs nombreux manquements aux critères d’admissibilité des articles ou bien à la neutralité de point de vue. Et ça donne des débats extrêmement intéressants puisqu’on voit que c’est là finalement, pour rependre votre expression du système immunitaire de Wikipédia, c’est comme ça qu’il se construit, dans le débat. Voilà.

Nicolas Martin : Ce qui est intéressant c’est que c’est vrai, effectivement parce que c’est criant sur la question des contributions féminines et du nombre de pages, notamment autour des femmes historiques, des femmes chercheuses, etc., mais c’est aussi vrai, on l’entendait dans le reportage, pour les questions liées aux minorités. C’est vrai également sur donner une meilleure place, une meilleure exposition à l’histoire, à la géographie, à l’intégralité de la vie des savoirs et des connaissances des pays du Sud, Lionel Barbe.

Lionel Barbe : Tout à fait. Il y a eu une phrase qui a été jetée un peu comme un pavé dans la mare à Wikimania 2018 à Cape Town. Il y a un contributeur qui a dit, je ne sais pas la phrase mais en gros il a dit « vous savez nous en Afrique on n’a pas le temps de faire du travail non rémunéré. Le problème est là, on a d’autres priorités ». Donc il a posé la question « est-ce que vous envisageriez de rémunérer en fait les contributeurs ». On tombe carrément !

Nicolas Martin : Voilà ! C’est la boîte de Pandore !

Lionel Barbe : Néanmoins la question n’est pas inintéressante. De leur point de vue, évidemment, passer beaucoup de temps pour ce genre de choses n’est pas forcément prioritaire, vous voyez, donc ça accentue très certainement le déséquilibre.

Nicolas Martin : Oui, Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : Deux points pour rebondir sur l’accès à la culture et au patrimoine du Sud. Un exemple est aussi la possibilité d’être rémunéré pour contribuer à Wikipédia.

Nicolas Martin : Dont on sait que certaines entreprises le font puisque vous l’évoquiez tout à l’heure, donc ce n’est pas un précédent. Certaines entreprises rémunèrent.

Lionel Barbe : Dans un autre contexte.

Nicolas Martin : Bien sûr. Si la boîte a déjà été entrouverte, ensuite on peut l’envisager de différentes manières. Mélanie Dulong de Rosnay.

Mélanie Dulong de Rosnay : L’exemple que je voudrais développer va dans le sens de Wikipédia contribution au bien commun, c’est vraiment dans la vision idéaliste dont vous parliez tout à l’heure, c’est l’exemple des projets GLAM, l’acronyme veut dire Galleries, Libraries, Archives and Museums. En fait, Wikipédia joue aussi un rôle d’institution de la mémoire puisque des wikipédiens vont contribuer à préserver, archiver et diffuser le patrimoine culturel et il y a des postes de wikipédiens en résidence dans des musées, dans des bibliothèques, qui vont travailler avec les professionnels de la culture. Pour boucler avec la question des pays du Sud, un exemple c’était à Amsterdam le Tropenmuseum, le musée des Tropiques, qui contient énormément d’artefacts d’Indonésie, a conduit à les mettre en ligne et des communautés d’Indonésie, pour la première fois, sans devoir se déplacer dans le musée du colonisateur, ont pu accéder à leur culture et aussi contribuer, rajouter des titres, des légendes.

Nicolas Martin : On n’aura pas le temps de l’aborder dans le détail puisqu’il nous reste assez peu de temps, il nous reste une petite minute, mais en quelques mots sur cette notion de Wikipédia en tant qu’objet d’étude, en tant qu’objet de recherche, il y aussi encore quelque chose encore, une sorte de distorsion, de distorsion cognitive en quelque sorte dans le sens où Wikipédia aujourd’hui est un outil qui est abondé par les chercheurs, qui est utilisé par les chercheurs et pourtant on se rend compte que dans la publication officielle, Wikipédia est encore assez rarement une source. Lionel Barbe.

Lionel Barbe. : Ça c’est plutôt normal en fait, parce que si vous voulez, comme Wikipédia n’est pas une source originale ce qui va se passer c’est que les chercheurs ou même les étudiants vont regarder l’article Wikipédia, mais ils vont citer les sources qui sont dans l’article et non pas Wikipédia. Vous voyez ! Du coup, en général Wikipédia est l’intermédiaire qui va sauter, mais qui va leur amener évidemment, qui va quand même servir de portail, mais ce sont les sources, à l’intérieur de l’article, qui seront citées au final.

Nicolas Martin : Il faudra refaire une émission sur ce propos-là, et puis on a laissé un peu de côté, effectivement, tout l’univers Wiktionary10, Wikidata, Wikisource11, bref, que vous avez évoqués ; ce sera l’occasion d’une autre émission.

En tout cas merci beaucoup à tous les trois. Merci beaucoup Mélanie Dulong de Rosnay, merci beaucoup également à Léo Joubert qui était avec à nous en duplex depuis les locaux de France Bleu Provence, à Aix, qui nous a présenté ses travaux de recherche. Merci Lionel Barbe Wikipédia objet scientifique non identifié, c’est l’ouvrage que vous avez codirigé avec Louise Merzaeau et Valérie Schafer aux éditions Presses universitaires de Paris Ouest.

Une émission que vous pouvez, comme chaque jour, réécouter à l’envi en vous connectant sur votre appli podcast préférée ou sur franceculture.fr et puis on est mercredi, comme tous les mercredis c’est le jour des Idées claires l’autre programme de rétablissement scientifique de la vérité autour des fake news ou de la désinformation ; aujourd’hui, nous allons tenter de répondre à la question : un papa une maman est-ce que c’est nécessaire pour les enfants ? C’est une vaste question. Vous pouvez trouver le podcast sur votre application audio ainsi que la formule vidéo sur les fils Facebook, Twitter de France Culture et de France Info.
Merci à toute l’équipe de La méthode scientifique

Internet : neutre mais pas trop ? La méthode scientifique

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Nicolas Martin

Titre : Internet : neutre mais pas trop ?
Intervenants : Serge Abiteboul - Benjamin Bayart - Mathilde Morineaux - Sébastien Soriano - Céline Loozen - Nicolas Martin
Lieu :Émission La méthode scientifique - France Culture
Date : septembre 2018
Durée : 58 min
Écouter sur le site de l'émission ou écouter le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :Symbole de la neutralité du réseau - Camilo Sanchez. Domaine public
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas responsable de leurs propos.

Logo France Culture

Description

Qu’appelle-t-on neutralité du Net ? Pourquoi a-t-elle été supprimée aux États-Unis ? Quelles seraient les conséquences de la fin de la neutralité du Net ? Faut-il l'inscrire dans la Constitution française ? En défendant la neutralité du Net, défend-on un internet immuable ?

Transcription

Nicolas Martin : On reprend le fil de nos mercredis consacrés au numérique et aux nouvelles technologies.
Entre Roland Garros, le mondial de football, les vacances et la canicule, l’information est passée relativement inaperçue dans la torpeur estivale. Et pourtant, la décision prise aux États-Unis concernant la neutralité du Net pourrait bien constituer un précédent, voire la porte ouverte à une nouvelle ère du réseau, où les fournisseurs d’accès auraient tout pouvoir ; le pouvoir de favoriser leurs propres contenus au détriment des autres, de limiter la bande passante pour certaines catégories de sites, bref, de discriminer les usages et les pratiques sur le réseau.

« Internet : neutre mais pas trop ». C’est le problème dont nous allons nous saisir dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La méthode scientifique.

Et pour bien comprendre l’importance et la nature de ce virage depuis la création au CERN, en 1989, de ce qu’on appelle aujourd’hui et peut-être à juste titre maintenant les internets, nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Serge Abiteboul. Bonjour.

Serge Abiteboul : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes membre du collège de l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes et directeur de recherche à Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique] et le camarade Benjamin Bayart. Bonjour.

Benjamin Bayart : Bonjour.

Nicolas Martin : Président de l’association Fonds de Défense de la Neutralité du Net1, et cofondateur de La Quadrature du Net2.
Vous pouvez nous suivre comme chaque jour sur les ondes de France Culture, sur les ondes radiophoniques et sur le fil Twitter, @lamethodefc, profitez-en tant que vous y avez un accès illimité ; ça ne va peut-être pas durer ! C’est ce dont nous allons parler aujourd’hui. Parce que si vous pensiez que la fin de la fin de la neutralité du Net c’est quelque chose d’abstrait, qui ne nous concerne finalement pas vraiment, eh bien aux États-Unis son abrogation est entrée en vigueur le 11 juin, le lundi 11 juin. Écoutez ce reportage à propos des incendies en Californie quelques semaines plus tard.

Voix off du traducteur : La diminution du flux des données de Verizon est arrivée peu de temps après l’incendie dans le complexe de Mendocino. La restriction du flux internet, pratique du fournisseur d’accès, a délibérément réduit le débit des données.
Les pompiers de Santa Clara en Californie ont vu le débit de leur flux internet réduit de manière dramatique : « La vitesse de notre connexion a été réduite de deux cents fois par rapport au haut débit habituel ». Le Conseil de Santa Clara le dit d’une autre façon : « C’est un bond dans le passé, comme si on avait reculé de 20 à 30 ans en arrière et ceci pendant que les pompiers de Santa Clara étaient en train de lutter contre ce qui allait devenir le plus grand incendie de l’histoire du Comté. Leur capacité à lutter contre le feu a été sévèrement perturbée par cette baisse du débit. »

Nicolas Martin : Un reportage de la chaîne américaine EBC à propos de cet incident autour des pompiers de Santa Clara dont la lutte contre l’incendie géant a été compliquée par cette limitation du débit. Une réaction ? Alors c’est évidemment très spectaculaire les pompiers contre un incendie. On voit l’injustice à l’œuvre, mais c’est évidemment plus complexe que ça, Benjamin Bayart ?

Benjamin Bayart : Oui. En fait c’est à peine un problème de neutralité du Net. C’est beaucoup plus un problème de définition des contrats. C’est-à-dire que les pompiers utilisent un abonnement grand public et donc, dans l’abonnement grand public, il y a un certain nombre de limitations prévues au contrat et qui sont appliquées. C’est un peu ridicule que les infrastructures essentielles ne soient pas servies de manière prioritaire et inclue dans les obligations de service public. Ce sont des histoires de réglementation. Aux États-Unis il y a très peu ce type de réglementation qui prévoit les usages publics, les usages prioritaires, etc.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, on se retrouve tout de même face à un contrat avec une diminution du réseau qui est quand même une conséquence de cette entrée en vigueur de ce qu’on appelle la fin de la neutralité du Net et qu’on va définir un peu plus dans quelques instants.

Serge Abiteboul : Je ne serais pas aussi affirmatif que ça. Pour moi c’est une grosse bêtise de Verizon et puis, comme disait Benjamin, c’est aussi une erreur : des services de sécurité comme les pompiers ne doivent pas partager un réseau grand public qui, par définition du réseau grand public, peut être amené à avoir des variations. Donc là c’est le fait qu’on retrouve des pompiers sur un réseau grand public, ce qui n’est quand même pas forcément une bonne idée ; et puis Verizon a réagi n’importe comment en ne tenant pas compte des problèmes de sécurité. Là je dirais que ce sont des problèmes sérieux, mais ce n’est pas exactement un problème de neutralité du Net.
Par contre, ce qui est vrai dans le problème de neutralité du Net, c’est qu’il y a des conséquences qui peuvent être dramatiques pour nous en tant que citoyens, comme de ne pas pouvoir avoir accès à des services qui nous intéressent parce qu’ils n’ont pas le bon contrat avec notre fournisseur d'accès à Internet ; ça peut être aussi des problèmes commerciaux extrêmement sévères comme le fait que Internet devient, du coup, une espèce de jungle où tout peut se passer. Mais je crois que l’exemple des pompiers de Californie n’est pas forcément le meilleur exemple pour la neutralité du réseau.

Nicolas Martin : Disons que c’est un peu le petit bout de la lorgnette. On va essayer de comprendre surtout, peut-être pour commencer, ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis où on annonce la fin de la neutralité du Net. Ça veut dire concrètement, Benjamin Bayart, qu’est-ce qui s’est passé ? Ou Serge Abiteboul, comme vous voulez.

Benjamin Bayart : Je pense que je préfère laisser le régulateur s’exprimer là-dessus.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, qu’est-ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis ?

Serge Abiteboul : On est dans une situation qui est quand même assez étrange parce que le Net c’est quelque chose d’international et les réglementations sont des réglementations nationales. En Europe on a un grand avantage c’est qu’on est au-delà du national ; au niveau européen on a reconnu la neutralité du Net comme une valeur, comme quelque chose qu’il fallait défendre.

Nicolas Martin : C’est un règlement du Parlement ? De la Commission ?

Serge Abiteboul : Voilà. C’est un règlement qui est repris par les différents pays de la communauté européenne. On n’est pas les seuls : il y a des pays d’Amérique du Sud, il y a l’Inde ; c’est quand même plutôt une tendance générale internationale.
Aux États-Unis c’était aussi le cas, le gouvernement américain respectait la neutralité du Net, et puis le gouvernement de Trump est revenu là-dessus. Encore une fois, il faut reconnaître, excusez-moi le mot, c’est un peu le bordel, parce qu’en ce moment en Californie on est en train de revoter la neutralité du réseau ; donc on va se retrouver dans une situation ! Moi je ne comprends rien. Je ne comprends pas comment ça peut être réglable d’un point de vue juridique : les États-Unis seront contre, la Californie elle, sera pour ; elle implémentera. Donc je ne sais pas très bien ce que ça veut dire.
En Europe il n’y a pas une véritable question de défense de la neutralité du Net parce que la neutralité est appliquée en Europe, même s'il y a des soucis ici et là, des points ; c’est un peu compliqué de savoir exactement ce que ça veut dire la neutralité du net ; on pourra revenir sur les détails. Mais en gros c’est respecté en Europe, ça ne l’est pas aux États-Unis.

Nicolas Martin : On va revenir sur la situation américaine, mais j’aimerais tout de même qu’on définisse pour dire de quoi on parle quand on parle de neutralité du Net. Ça veut dire quoi exactement « en finir avec la neutralité du Net », Benjamin Bayart ?

Benjamin Bayart : Pour comprendre ce qu’est la neutralité du Net en fait il faut comprendre que c’est un problème plus large ; c’est la question du pouvoir et de la responsabilité des intermédiaires techniques. Les intermédiaires techniques, dans le monde du numérique, ont un pouvoir colossal donc ils doivent avoir une certaine responsabilité, ils doivent avoir des comptes à rendre sur la façon dont ils usent et dont ils abusent de ce pouvoir.

Nicolas Martin : La parabole de Spider-Man.

Benjamin Bayart : Oui. C’est la phrase de grande philosophie qu’on trouve dans Spider-Man : « De grands pouvoirs entraînent de grandes responsabilités. »
Il faut comprendre que dans le monde du numérique le fournisseur d’accès à Internet dispose d’un pouvoir absolu qui n’a pas d’équivalent dans le monde physique.
Là on est en train de discuter, on est trois autour de la table, on s’entend tous les trois parce que ma voix fait vibrer l’air ; personne sur terre n’a le pouvoir de modifier ça. Ce qui fait que les auditeurs m’entendent c’est qu’il y a un micro, c’est qu’il y a quelqu’un en régie, toute une installation technique, et cet intermédiaire technique a un pouvoir. C’est-à-dire que les gens qui sont en régie appuient sur un bouton et tout d’un coup plus personne ne m’entend. Ce pouvoir est assez puissant. Là, dans le cadre de l’émission de radio, le pouvoir des personnes en régie est absolu. Il se trouve que je ne parle en émissions de radio que quelques heures de-ci de-là dans ma vie donc c’est très rare.
Sur Internet, le fournisseur d’accès à Internet a ce même pouvoir absolu, même plus grand. Il peut modifier mes propos à la volée, ce qui en régie n’est pas simple à faire.

Nicolas Martin : C’est-à-dire ?

Benjamin Bayart : Par exemple j’ai publié un billet de blog sur mon site qui raconte machin ; les fournisseurs d’accès peuvent faire en sorte que quiconque visite le site voit autre chose que ce que j’ai écrit. Ils peuvent remplacer « Manu » par « président de la République ». Ça c’est un pouvoir absolu.

Nicolas Martin : Dont ils ne font pas usage, en tout cas en France ou en Europe.

Benjamin Bayart : Dont ils ne font en moyenne pas usage, parce que les usages sont très chers, parce que c’est complètement délirant, mais il faut comprendre que ce n’est pas si délirant que ça. C’est comme ça que le régime Ben Ali contrôlait sa population. C’est comme ça que le régime chinois censure les gens qui veulent accéder à l’information : c’est en intervenant sur le réseau. Pas en fermant les sites, c’est trop compliqué, en intervenant le réseau et en utilisant le réseau comme outil de censure.

Nicolas Martin : Qu’on comprenne bien, juste pour le préciser une fois pour toute l’émission, peut-être qu’on le redira, mais les fournisseurs d'accès à Internet ce sont les grands opérateurs qui vous donnent accès à Internet, en l’occurrence on va en citer plusieurs : ça peut être Free, ça peut être Bouygues, ça peut être Orange, ça peut être SFR. C'est ça ?

Benjamin Bayart : Oui, c’est ça. C’est ça et puis ce sont ce qu’on appelle les opérateurs de réseau, c’est-à-dire les opérateurs qui interconnectent les différentes plaques du réseau. C’est-à-dire que Orange, Free, etc., sont interconnectés avec d’autres opérateurs qui sont eux-mêmes interconnectés avec d’autres, tout ça forme un grand patchwork qui est le réseau mondial. Et un opérateur, sur sa zone à lui, a tout pouvoir. Il est dieu, en fait, sur le réseau. Il se trouve que le plus souvent ils n’interviennent pas trop, ils ne font pas trop de cochonneries, mais ce qu’on appelle protéger la neutralité du Net c’est dire dans quels cas ils ont le droit d’utiliser ce pouvoir extraordinaire et ce qu’ils ont le droit de faire dans ces cas-là. Qu’est-ce qui est autorisé, qu’est-ce qui est interdit ; qu’est-ce qui est possible, qu’est-ce qui n’est pas possible, etc. C’est ça, en fait, la définition de la neutralité du Net.

Et il se trouve que la question se pose pour plein d’autres intermédiaires techniques. Typiquement Facebook a le même pouvoir absolu sur ce qui se passe dans Facebook. Il se trouve que ce qui se passe dans Facebook n’est qu’une partie de votre vie en ligne, alors que votre fournisseur d’accès à Internet voit tout de votre vie en ligne. Donc la neutralité du Net c’est vraiment définir les limites du pouvoir des opérateurs et ce qu’il faudra mettre en place dans les années qui viennent ça va s’appeler la loyauté des plateformes, ça va s’appeler le libre choix des terminaux, ça va porter des noms différents. C’est pareil pour les autres grands intermédiaires techniques, définir à quel moment ils ont le droit d’user de quel pouvoir.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, peut-être que vous voulez compléter ce que vient de dire Benjamin Bayart avant que je vous pose une autre question ?

Serge Abiteboul : Non, non c’était extrêmement bien expliqué, je n’ai pas grand-chose à rajouter.

Nicolas Martin : Moi je vais vous demander peut-être de préciser quelque chose. Quand on parle de la fin de la neutralité du Net, la première chose à laquelle on fait référence, ce pouvoir absolu dont disposent les fournisseurs d’accès, c’est celui, finalement, de privilégier certains couloirs à d’autres, de privilégier certains accès, c’est-à-dire de donner, grosso modo, de l’Internet à plusieurs vitesses avec des internets pour lesquels on paye plus cher pour avoir accès à des services non pas meilleurs, mais pour avoir accès à ce à quoi on a accès aujourd’hui normalement dans un internet entre guillemets « neutre » et avoir, finalement, d’autres services dégradés qui coûteraient moins cher mais pour lesquels on ne pourrait pas avoir accès exactement au même service. C’est cela ?

Serge Abiteboul : C’est cela et, en fait, il faut regarder le point de départ de tout ça, c’est que les fournisseurs d’accès à Internet, ceux qui vous amènent Internet chez vous, qui vous permettent de vous connecter à ce truc génial qu’est Internet, ce sont des entreprises dont le but est de maximiser leurs profits, bien sûr. Donc ils imaginent développer leur business en gagnant de l’argent de deux façons différentes. La première, que vous avez citée, c’est sur la qualité et dire « moi je vais vous filer une qualité supérieure contre plus d’argent et moins de qualité, un Internet du pauvre si vous voulez, si vous ne payez pas grand-chose ». C’est un petit peu contre l’esprit original du Web. Il y a aussi l’idée de dire on va pouvoir faire des services [plus spécifiques, note de l'orateur] ; le cas des pompiers, on peut revenir dessus, on va vous faire des services qui sont des services de sécurité, qui demandent 100 % de sécurité, une perfection technique parfaite.

Nicolas Martin : Une bande passante extrêmement large.

Serge Abiteboul : Une bande passante, exactement, de la réactivité. En général ce n’est pas ça qu’on fait sur Internet. Internet c’est du best effort, c’est « on essaye de faire au mieux » ; vous êtes en compétition avec tout le monde, on ne peut pas faire ce genre de chose.

Le deuxième axe est plus délicat, et là on peut les comprendre, c’est de dire « écoutez ces services du Web rapportent énormément d’argent. Ça rapporte énormément d’argent à qui ? Aux grandes entreprises du Web, aux Google, aux Facebook, Apple, etc., et nous, nous sommes des FAI, des fournisseurs d’accès à Internet, on est typiquement plus locaux et puis on voit passer tout ça ; c’est nous qui fournissons le service d’une certaine façon puisque c’est sur nos tuyaux que ça passe, mais on ne retient qu’une toute petite partie [de la valeur, note de l'orateur]. Donc ce qu’on aimerait bien c’est pouvoir monétiser tout ça. » Donc ce qu’on va faire c’est qu’on va aller voir un fournisseur de services et on va lui dire « si vous voulez que votre service aille plus vite, [il faut payer, note de l'orateur]. »

Nicolas Martin : Typiquement YouTube ou Netflix, disons, par exemple.

Serge Abiteboul : Voilà, Netflix, on va aller voir Netflix, on va leur dire « Netflix on voudrait un petit bout du camembert, on voudrait un peu du gâteau, donnez-nous en un petit peu, sinon qu’est-ce qu’on va faire ? On va ralentir votre service. » Et il y a une espèce de jeu comme ça.
Personnellement je n’ai pas particulièrement envie de défendre Netflix, Google ou les autres, ce n’est pas forcément mon boulot, mais ce qu’il faut bien voir c’est l’idée générale de tout ça. Si vous commencez à mettre le doigt là-dedans, ça devient une espèce de jungle, c’est-à-dire qu’après il n’y a rien qui empêche un gros de dire « eh bien écoutez d’accord, moi je veux bien vous donner de l’argent, par contre tous ces petits qui me gênent, toutes ces start-ups qui sont un peu ennuyeuses, vous ne les laisser pas passer ou vous les ralentissez. » Donc on arrive à une espèce de jungle où tout est permis et, mon avis personnel, c’est qu’au final les seuls qui vont y perdre ce sont les utilisateurs parce qu’ils ne pourront plus choisir, ils n’auront plus la liberté de choix. On va leur dire « vous voulez écoutez de la musique chez Deezer, non, non ce n’est pas bon ; nous on a accord avec Spotify, vous n’avez qu’à écouter de la musique avec Spotify. » Donc c’est un peu la fin du Web comme on l’imaginait au départ, qui était un bien commun d’une certaine façon, quelque chose qui était partagé entre tous les internautes et on finit par un Web [qui se transforme en, note de l'orateur] différents Web privés sur lesquels il va falloir choisir ce que vous voulez.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : On peut présenter exactement la même chose avec d’autres mots c’est-à-dire en regardant ça comme étant du pouvoir de nuisance. Le fournisseur d’accès à Internet a, vis-à-vis du fournisseur de contenus, de Netflix ou de YouTube, un pouvoir de nuisance et en fait il dit « moi je peux saper ton business ; c’est-à-dire que je peux faire en sorte que les utilisateurs n’arrivent plus à bien utiliser ta plateforme sauf si tu me donnes de l’argent. » Ça rappelle un peu le concept de l’impôt révolutionnaire des mafias.

Nicolas Martin : Du racket, oui !

Benjamin Bayart : C’est ça, c’est vraiment le principe. Ce mouvement-là est extraordinairement malsain parce que c’est un accord commercial qui est passé entre le fournisseur d’accès à Internet et le fournisseur de service — après on peut se dire : deux entreprises négocient un accord, elles sont en opposition, elles se bastonnent un peu, normal business. Oui, mais quel est le produit qui est échangé être ces deux entreprises ? L’objet de l’accord c’est moi utilisateur final. L’utilisateur final n’est plus sujet du contrat, parce que dans le contrat qui me lie à mon fournisseur d’accès je suis sujet du contrat, c’est moi qui ai passé le contrat et l’accès à Internet est l’objet du contrat. C’est fondamentalement, philosophiquement malsain que deux entreprises passent un accord dont les personnes sont l’objet. Quand vous devenez la marchandise vous allez être maltraité.
L’argument effectivement très classique mis en avant que j’ai entendu à l’époque où je bossais chez un grand opérateur français dont je ne donnerai pas le nom : mon directeur technique se lamentait du fait qu’on dépensait des centaines de millions d’euros tous les ans à faire des trous dans les trottoirs, etc., pour récolter trente balles par mois alors que Meetic qui ne fait à peu près rien et où ce sont les gens qui amènent les données – c’est un site de rencontres, pour les gens qui ne connaissent pas – donc ce sont les gens qui cherchent à faire des rencontres qui amènent leurs profils, qui renseignent la base de données, qui mettent de l’information et Meetic fait payer trente balles par mois. Il disait quand même ça fait chier, ils touchent autant que nous comme abonnement sauf qu’eux ne font pas le travail. Ça c’est le point de vue défendu par les opérateurs. Et en fait il ne tient pas. Économiquement il ne tient pas.

Nicolas Martin : Pourquoi ?

Benjamin Bayart : C’est-à-dire que les fournisseurs d’accès à Internet récoltent à peu près 50 % du gâteau, ce qui est énorme. La poste ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires du commerce en ligne. La poste transporte les colis d’Amazon ou de n’importe qui chez qui vous commandez quelque chose et ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires.
Il se trouve que dans le numérique les opérateurs représentent à peu près 50 % du chiffre d’affaires.

Nicolas Martin : De quel chiffre d’affaires ? Du chiffre d’affaires global ?

Benjamin Bayart : Du chiffre d’affaires du commerce numérique, global, de tout ce qui est dépensé en ligne.
Évidemment, quand on compare Orange et Google, on voit que Google est énorme, Orange est relativement petit. Eh oui ! Orange c’est régional ; Google c’est à échelle mondiale. Si on veut comparer il faut faire la somme des plateformes à échelle mondiale à comparer avec la somme de tous les opérateurs du monde. Et là on se rend compte que, finalement, ce que touchent les opérateurs n’est pas si négligeable que ça.
En fait, fondamentalement, c’est l’abonné qui demande le contenu. Les opérateurs présentent toujours « YouTube déverse ses vidéos dans mon réseau ». C’est parfaitement faux ! YouTube, quand il se réveille le matin, il n’envoie de la vidéo à personne. Il faut bien que l’utilisateur vienne et clique sur le bouton play de la vidéo pour que la vidéo arrive ; c’est bien à la demande de l’utilisateur que le contenu arrive. Or l’utilisateur pourquoi est-ce qu’il a payé Orange ou Free ? Ce n’est pas pour la déco, je sais bien les box sont un peu moins moches qu’il y a quelques années, mais enfin, ce n’est pas un élément central du salon. C’est bien pour avoir accès au réseau. C’est bien précisément parce que ça permet l’accès aux services. Si on paye EDF ce n’est pas parce qu’on a un vrai fantasme sur le compteur électrique, c’est pour avoir de l’électricité. Si on paye Orange ou Free c’est pour avoir du réseau. En fait, les opérateurs sont payés. Et ils sont payés par leurs abonnés et c’est très bien comme ça.

Voix off : La méthode scientifique, Nicolas Martin.

Nicolas Martin : Et à 16 heures 20 nous parlons de la neutralité du Net et de sa possible fin, ce qui est déjà le cas aux États-Unis mais pas que aux États-Unis d’ailleurs. On en parle avec Serge Abiteboul et Benjamin Bayart.
Je vais reprendre l’un des arguments que vous venez de démonter Benjamin Bayart, qui est tout de même l’un des arguments qu’on retrouve très souvent quand on parle de la fin de la neutralité du Net ; les fournisseurs d’accès disent finalement – Serge Abiteboul je me retourne vers vous – que eux, comme le disait Benjamin tout à l’heure, ils font du dur, ils font des câbles ; ce réseau-là il faut l’entretenir, il faut réinvestir quoi ! Donc c’est logique, c’est légitime finalement que, à un moment donné, eh bien les gens qui mettent un peu plus la main au portefeuille bénéficient d’un service d’un peu meilleure qualité que ceux qui mettent un peu moins la main au portefeuille. Où est le problème là-dedans ?

Serge Abiteboul : Le problème c’est d’en vouloir plus parce que pour l’instant, comme disait Benjamin, on paye pour ça. Le principe est quand même assez simple, c’est que je paye mon fournisseur d’accès à Internet, je paye un certain prix, et je paye pour avoir accès aux services que je veux dans le monde entier et pas à des services particuliers.
Le problème, là, c’est de vouloir aller un peu plus loin ; d’une certaine façon on se retrouve encore dans une espèce de commerce multi-faces, c’est-à-dire ils ramènent de l’argent de nous, puisque nous payons ce service, et puis ils se disent : mais on pourrait aussi en récupérer de l’autre côté, des services du Web, qui pourraient payer aussi. Donc c’est un petit peu ça et c’est cette confusion qui, d’une certaine façon, est pernicieuse.
On va retrouver exactement le même système dans les grands services du Web, et là je vais peut-être m’écarter un peu du sujet, ce n’est pas uniquement la neutralité du tuyau qui est importante, si votre tuyau est neutre mais que les services auxquels vous aboutissez ne le sont pas, vous n’avez pas gagné grand-chose. Quand vous avez un service aussi important que le moteur de recherche Google par exemple ; le moteur de recherche Google c’est 90 % du trafic des moteurs de recherche dans le monde donc, d’une certaine façon, les classements qu’il vous donne vont déterminer vos choix, vont déterminer vos lectures, vont déterminer vos achats, vont déterminer plein de choses. Et là encore, économie biface, c’est-à-dire qu’il y a de la publicité, on vend votre attention avec de la publicité, mais on va compliquer encore le modèle en ne classant pas de façon neutre les résultats, donc autre forme [de fin, NdT] de neutralité : on va privilégier certains services par rapport à d’autres.

Nicolas Martin : Ça c’est la question des algorithmes de classification des moteurs de recherche.

Serge Abiteboul : Exactement.

Nicolas Martin : On en a parlé plusieurs fois ici. Pour rester sur cette question, finalement de cet argument, vous y avez répondu partiellement Benjamin Bayart mais tout de même quand aujourd’hui on voit des études qui disent que Netflix c’est un tiers, 34, 40 %, 50 % par moments de la consommation de flux aux États-Unis en heures de pointe, les fournisseurs d’accès ne sont pas légitimes à dire « attendez, vous prenez beaucoup de bande passante ; on est obligé de remettre des câbles, on est obligé de remettre de la fibre pour pouvoir soutenir cette consommation-là », c’est normal qu’ils mettent un peu la main au portefeuille pour garantir la qualité de service ou pas ? Oui, Serge Abiteboul.

Serge Abiteboul : Si je peux me permettre, ils mettent déjà la main au portefeuille. C’est quand même quelque chose qu’il ne faut pas oublier, c’est-à-dire que ces grands d’Internet ont déjà leur propre réseau [de communications électroniques, note de l'orateur] parallèle. Si on revient au problème qui s’était passé entre Free et Netflix, par exemple, ce qu’a fait Netflix c’est qu’ils ont installé des serveurs près des serveurs de Free et, à partir de ce moment-là, le problème qui avait été remarqué de lenteur, de ralentissement de Netflix n’existait plus.
Donc il y a déjà une participation de ces grandes entreprises à Internet en créant leur propre réseau, en mettant leurs propres services près des fournisseurs d'accès à Internet. Donc ils participent déjà énormément au réseau. La question c'est vous avez un contrat avec votre fournisseur d'accès à Internet. Moi j’ai un contrat avec une entreprise ; je lui demande de m’amener le réseau, un réseau neutre, que je puisse choisir les services que je veux. Je ne veux pas qu’il y ait encore un niveau de complexité qui va premièrement m’empêcher d’être libre et de faire mes choix et deuxièmement, d’une certaine façon, nuire de façon majeure à la concurrence sur le réseau.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : En fait, il y a derrière cette analyse de « les opérateurs font des investissements et les plateformes font des bénéfices » quelque chose qui est structurellement faux. Encore une fois, ce qui consomme de la bande passante ce n’est jamais la plateforme. Netflix ne consomme pas de bande passante ; les clients de Netflix consomment de la bande passante et ça n’a rien à voir. En fait, le grand jeu c’est moi en tant qu’internaute, si ce que je consomme coûte cher à produire, on peut envisager de me le facturer ; ce serait une réponse légitime. Si les coûts d’entretien du réseau se mettent à augmenter, si les investissements à réaliser dans le réseau se mettent à augmenter, il faut peut-être augmenter les abonnements ; ça c’est légitime. Mais le présenter dans l’autre sens c’est un mensonge. C’est extrêmement important à comprendre parce que ça change la nature du contrat. C’est vraiment ce que je disais tout à l’heure. Le contrat que je passe avec mon fournisseur d’accès à Internet c’est : je veux accéder à Internet. Point. Que je veuille regarder du YouPorn, du YouTube ou du Netflix, c’est mon problème, ce n’est pas le sien. Il peut me dire « attention, nous on a des gros coûts de production alors tu ne peux pas regarder plus de 300 gigaoctets par mois. » Peut-être ! Mais il n’a pas à me dire ce que je fais avec les 300 gigaoctets. Je fais du mail si j’ai envie, je fais de la vidéo si j’ai envie, je fais de l’audio si j’ai envie. Et c’est là que ça devient différent. Quand le contrat se négocie entre Netflix et Verizon ou entre Netflix et Free.

Nicolas Martin : Verizon qui est fournisseur d’accès aux États-Unis.

Benjamin Bayart : Qui est un opérateur américain. Quand le contrat se négocie entre la plateforme et l’opérateur, moi, internaute on m’a privé de mon choix. Ils ont décidé que Netflix était plus important que telle autre plateforme concurrente, alors pour garantir une belle qualité de Netflix, ils ont fait payer Netflix, etc., mais si pour moi ce qui est important c’est telle plateforme ou telle autre, ma liberté de choisir a complètement disparu du contrat.

Nicolas Martin : Mais le corollaire à cela, Benjamin Bayart, ça veut dire que pour vous, sur Internet, il est totalement impossible de prioriser un flux par rapport à un autre ; c’est une autre critique qui peut être faite, je me fais évidemment l’avocat du diable. Ça veut dire qu’à aucun moment il n’est envisageable, alors que le trafic est de plus en plus dense, qu’effectivement il faut réinvestir dans l’infrastructure, de dire on va réserver des couloirs prioritaires pour, mettons, des choses vertueuses, la recherche sur par exemple la télémédecine, sur le véhicule automatique, etc. et on va réduire un peu les couloirs pour la pornographie par exemple. Ça pourrait être logique.

Benjamin Bayart : Ce ne sont pas ces exemples-là, mais typiquement le texte européen prévoit bien un certain nombre de cas où on a le droit de porter atteinte à la neutralité du Net et où les opérateurs ont le droit de le faire.

Nicolas Martin : Par exemple ?

Benjamin Bayart : Par exemple s’il y a une panne sur le réseau et que, du coup, c’est temporairement hyper-engorgé à un endroit, ils ont le droit d’intervenir pour permettre qu’il y ait un certain service minimum qui reste, par exemple en décidant de virer toutes les vidéos pour que les SMS passent encore. Ce genre de choses-là. Du moment que c’est transitoire, suite à une panne, qu’ils peuvent démontrer que c’est d'un effet très temporaire et que ça va s’arrêter, ils ont le droit de le faire. Par exemple si c’est pour assurer la stabilité du réseau. C’est-à-dire que si telle plateforme, dans son mode de fonctionnement, fait en sorte que le réseau risque de tomber en panne, ils ont le droit d’intervenir et de couper. Si le trafic qu’on voit passer c’est une attaque, ce qui est très classique — voir passer des volumes délirants suite à des attaques sur Internet c’est hyper-classique —, ils ont le droit de jeter le trafic à la poubelle.
Donc il y a tout un tas de cas qui sont prévus, par exemple s’il y a besoin d’un accès prioritaire pour des usages type télémédecine – en fait il se trouve que la bonne réponse est : il ne faut pas le faire sur Internet ; si on a besoin d’un accès prioritaire, il ne faut surtout pas le faire sur Internet, il faut le faire sur un réseau qui apporte des garanties –, mais toutes ces limitations-là sont prévues par les textes européens. Et c’est bien ce que je disais au départ, ils ont un pouvoir absolu et spontanément ils ont envie de s’en servir pour faire du fric quitte à maltraiter tout le monde et ce que dit le texte c’est : votre pouvoir absolu, vous ne pouvez vous en servir que dans tel et tel cas, bien délimités.

Nicolas Martin : Autre question, autre cas de figure : si à moi consommateur, mon fournisseur d’accès me dit : « Écoutez, je vais réduire un peu la facture : cette plateforme d’écoute musicale ça ne vous coûte rien, je ne compte pas les données vous pouvez écouter de la musique tant que vous voulez là-dessus, il n’y a pas de problème, vous allez payer un peu moins cher, en revanche vous n’aurez pas beaucoup de vidéos ». Je ne regarde pas de vidéos, ça réduit ma facture, en quoi ça pose un problème Serge Abiteboul ?

Serge Abiteboul : Ça c’est le problème de ce qu’on appelle le zero-rating. Ça pose un problème parce que, d’une certaine façon, vous discriminez d’une façon positive au lieu de discriminer de façon négative, mais vous discriminez pareil. C’est-à-dire que vous avez favorisé une entreprise en disant si vous utilisez ce fournisseur de musique, par exemple Deezer.

Nicolas Martin : Deezer, on va prendre français.

Serge Abiteboul : Voilà, Deezer, lui vous pouvez l’écouter en dehors de votre forfait, tous les autres passeront dans le forfait. Là vous êtes dans une discrimination qui va faire que vous êtes en train d’empêcher l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché parce que, évidemment, toute nouvelle entreprise qui fera de la musique ne pourra plus rentrer et deuxièmement vous m’empêchez un peu, d’une certaine façon, d’être libre du choix de la musique que je veux écouter. La seule chose qui reste dans l’esprit de la neutralité du réseau c’est de dire la musique ça prend trop de bande passante. On va plutôt faire ça avec la vidéo, parce que c’est plutôt la vidéo…

Nicolas Martin : La vidéo, allons-y.

Serge Abiteboul : La vidéo prend trop de bande passante, on va limiter l’accès que vous avez en vidéos, mais on va le limiter pour tout le monde. C’est-à-dire qu’on ne va pas dire vous êtes juste limité sur YouTube ou vous êtes juste limité sur YouPorn pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, mais vous allez être limité sur tout le spectre. Dans ces cas-là on a maintenu votre liberté de choix, vous avez le droit de regarder YouTube ou YouPorn, c’est votre problème, et, d’un autre côté, vous avez maintenu la concurrence pour pouvoir laisser de nouveaux entrants sur le Net.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : Ça c’est une des limitations qu’il y a dans le texte européen, un des cas où ils ont le droit d’opérer une certaine discrimination et on a beaucoup lutté avec La Quadrature du Net à l’époque où les textes se discutaient pour dire non, ils n’ont pas le droit de privilégier un service. Ils ont le droit de privilégier un type de services. Et dans ce cas-là, tous les fournisseurs de ce type de services doivent se retrouver traités de la même façon. C’est-à-dire que la vidéo soit hébergée sur mon blog perso ou sur YouTube ou sur Peertube3 qui est une plateforme libre en train de se développer, ou sur la plateforme de la prochaine start-up ou sur quoi que ce soit qui diffuse de la vidéo, toute la vidéo doit être traitée pareil.
Par exemple, un usage qui est très classique, en France les opérateurs sont tous des fournisseurs multiples et ils fournissent du téléphone et de la télévision en plus de l’accès à Internet. Leur service téléphonique est priorisé de manière à ce que même quand on est en train de télécharger pleine balle sur sa ligne ADSL qui est saturée autant qu’elle peut, le téléphone reste fluide, que ça ne craque pas, que ça ne fasse pas des voix de robot, etc. Ça, nous on considère que c’est illégitime ; pour le moment l’Arcep considère que ça va, on va regarder ailleurs.
C’est illégitime parce qu’il y a des opérateurs qui fournissent des services de téléphonie au-dessus d’Internet. Typiquement OVH, en France, fournit des services de téléphone avec un numéro en 09 quelque chose, qui sont des numéros de téléphonie sur IP, et qui eux sont traités dans le flux internet. Donc le flux téléphonie de l’opérateur dont je suis client est priorisé par rapport au flux de téléphonie de l’opérateur que j’aurais pu choisir. Et ça, ce n’est pas juste. En tant qu’ils sont tous les deux fournisseurs de téléphonie ils devraient être traités de la même façon. Pour le moment on n’est pas encore rentré vraiment dans ce type de détail-là dans l’application en France, même dans le reste de l’Europe, on a juste dégrossi, mais il faudra bien y venir.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul.

Serge Abiteboul : Si je peux me permettre sur ce point. Il y a une différence pour l’instant qui est de fait sur la téléphonie c’est que la téléphonie n’est pas uniquement de la téléphonie over the top, la téléphonie via Internet, il y a aussi la téléphonie classique, j’allais dire, et donc on est dans cette phase de transition où coexistent la téléphonie sur fil d’antan et la téléphonie sur Internet, évidemment sur IP. Donc c’est la phase transitoire et dans une phase transitoire c’est évident que c’est plus difficile de tout articuler.

[Pause musicale]

Nicolas Martin : Get off the Internetà 16 heures 35 sur France Culture du groupe Le Tigre puisque nous parlons de la neutralité du Net tout au long de cette heure en compagnie de Serge Abiteboul qui est membre du collège de l’Arcep et directeur de recherche à Inria et Benjamin Bayart président de l’association Fonds de Défense de la Neutralité du Net et cofondateur de La Quadrature du Net et tout de suite un petit changement dans l’organisation de nos mercredis.

C’est maintenant à mi-chemin de l’émission que nous retrouvons notre doctorant de la semaine et aujourd’hui notre doctorant est une doctorante, c’est Mathilde Morineaux. Bonjour.

Mathilde Morineaux : Bonjour.

Nicolas Martin : Vous êtes en quatrième année au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation. Vous avez quatre minutes pour nous exposer la substantifique moelle sur vos travaux ; bienvenue à La Recherche montre en main ; c’est à vous.

Mathilde Morineaux : Bonjour. Tout d’abord je vous remercie de m’avoir invitée à présenter mon travail de recherche. Je vais essayer d’être la plus claire et succincte possible pour raconter ce qui finalement a animé les quatre dernières années de ma vie.
Dans mon travail, ce que j’ai fait c’est étudier les stratégies de lutte pour la gouvernance d’Internet.

En quelques mots, la gouvernance d’Internet c’est quoi ? Dans le cadre de mon sujet et de façon très résumée c’est finalement la manière dont se construit le devenir social d’une technique et donc ici d’Internet.
Internet, ça peut paraître très bizarre de le rappeler, mais c’est une technologie d’information et de communication et à ce titre elle s’inscrit dans une histoire longue. Et de tous temps il y a eu des outils de communication qui ont été l’objet de nombreuses décisions politiques. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elles ont été érigées au cœur des développements économiques. Par exemple, c’est ce qu’on peut entendre aujourd’hui, quand on nous dit que grâce au numérique on va avoir de moins en moins de chômage.
L’un des principes, finalement, du libre-échange repose sur une grande partie de la capacité des techniques à fluidifier, accélérer ou à élargir les échanges eux-mêmes. Ce sont des termes qu’on retrouve avec Internet : ça va très vite ; ça permet de mettre en lien énormément de personnes entre elles, etc. Tout ça, finalement, ça se retrouve dès le 19e siècle avec les principes que je viens de vous énumérer. Les principes de réduire le coût de la logistique, du temps, et les coûts nécessaires à l’échange.

Finalement, les techniques d’information et de communication ont toujours été en lien avec les pouvoirs en place.

Moi, ce que j’ai fait dans mon travail pour étudier Internet, c’est de faire un détour historique par le 18e siècle et d’étudier trois techniques à savoir le télégraphe, la radio et le numérique.
À ce moment-là ça m’a permis d’identifier quatre acteurs, quatre catégories d’acteurs qu’on retrouve tout le temps et de tous temps. Typiquement ce sont les États, les entreprises, les institutions internationales ainsi que des collectifs organisés et des militants individuels.

Les développements des outils de communication sont au cœur des développements du capitalisme : à la fois il va y avoir des développements de secteurs économiques particuliers, typiquement ce que vous évoquiez tout à l’heure pendant l’émission, les entreprises monopolistiques, mais il y a aussi une autre tendance qui va être une tendance avec des usages militants ou des luttes politiques pour ces outils eux-mêmes. On se retrouve avec des oppositions entre à la fois une utilisation à des fins politiques et une lutte politique réelle pour la gouvernance des techniques.

Moi, ce que j’ai fait, c’est analyser la politisation de la technique et pour le faire je l’ai fait à partir de trois cas d’étude spécifiques.

Dans ma recherche, finalement ce que j’ai fait, c’est de mettre en avant que les militants du numérique ont utilisé des stratégies qui se sont avérées gagnantes, notamment dans le cadre de la neutralité du Net, dans un combat qui s’est mené de 2009 à 2014 au sein de l’Union européenne et particulièrement en France, bien que la situation ait aujourd’hui changé. Il n’en reste pas moins qu’à ce moment-là ce fut une victoire pour les militants, notamment qui a été soldée par le Parlement européen en 2014 pour un règlement dont il a été question tout à l’heure.

Finalement, on se rend compte que les stratégies mises en place par des collectifs ont un véritable pouvoir sur la gouvernance des technologies.

Par ailleurs, j’ai aussi analysé les reconfigurations des alliances entre les États, les entreprises, les institutions internationales et les militants. Par exemple, les États et les entreprises peuvent être opposés dans un conflit ou au contraire alliés dans un autre. C’est typiquement ce qui s’est passé lors du cas sur les données personnelles et la vie intime ou encore la vie personnelle, enfin la vie privée, qui a été une lutte qui s’est menée de 2012 à 2016.

Ça m’a permis de montrer les liens entre les États, les entreprises, mais aussi la puissance des entreprises monopolistiques et ça permet par exemple de comprendre le règlement pour la protection des données personnelles, le fameux RGPD dont en on entend tout le temps parler aujourd’hui.
Dans ce cadre les acteurs se retrouvent alliés ou au contraire en opposition. L’étude de ce cas m’a permis de voir que finalement ces reconfigurations se placent entre surveillance et volonté de limiter le pouvoir des entreprises. Et c’est en partie à partir de ça que les reconfigurations se font entre les États, les entreprises, les institutions internationales et les militants.

C’est à partir de cette analyse et de ces reconfigurations d’alliances que j’en suis arrivée à observer finalement les transferts de connaissances et de compétences entre différents groupes militants, que ce soient les militants du numérique ou d’autres formes de militantisme. C’est une étude que j’ai faite sur la mise en place de l’état d’urgence en France à partir de 2015 et jusqu’à sa constitutionnalisation en 2016.

Au final dans ma thèse, ce que j’ai fait c’est réaliser une cartographie des stratégies qui ont été utilisées par les quatre acteurs de la gouvernance d’Internet que sont les États, les entreprises, les institutions internationales ainsi que les collectifs organisés.
Dit autrement, j’ai mis en lumière la manière dont les acteurs engagés dans la lutte pour la gouvernance d’Internet créent les conditions de victoires sociales au sein de ces espaces ou au contraire échouent à atteindre leurs objectifs.

Nicolas Martin : Merci beaucoup Mathilde Morineaux. Une réaction Benjamin Bayart ? Parce que ça parle de vous en partie.

Benjamin Bayart : Oui, ça parle un peu de ce que j’ai fait ces 20 dernières années.

Nicolas Martin : Oui, c’est ça.

Benjamin Bayart : Il y a plein de choses que je trouve intéressantes, sur un résumé de quatre minutes c’est très dur, en particulier le parallèle avec le 18e siècle est extrêmement intéressant. C’est ce que j’expliquais en tout début d’émission : les intermédiaires techniques dans le monde du numérique ont un pouvoir colossal et il faut limiter ce pouvoir. En fait, c’est exactement la même réflexion que celle qui est menée en France à l’époque des Lumières au 17e et au 18e où on commence à bien percevoir que l’État, la chose publique, la puissance publique, a une puissance colossale et qu’il va falloir la limiter. Et qu’on limite la puissance de l’État par la séparation des pouvoirs, la Déclaration des droits de l’homme, l’existence d’une Constitution, qui sont des principes qui ne sont pas immanents ; c’est récent, c’est moderne cette idée qu’on limite les pouvoirs du souverain !
Eh bien en fait, les questions de la gouvernance du numérique et autour de neutralité du Net, de loyauté des plateformes, etc., sont exactement de la même nature. Comment les intermédiaires techniques qui sont tout puissants peuvent être limités dans le droit qu’ils ont d’utiliser leur pouvoir. Pour le coup, le parallèle avec le 18e siècle est logique. Le fait de voir ça comme comment on limite les entreprises puissantes, c’est exactement la bonne formulation ; exactement comme au 18e siècle la question était comment on limite l’État tout puissant. Il y a plein de choses qui me parlent là-dedans.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, un mot sur les travaux Mathilde Morineaux.

Serge Abiteboul : Évidemment j’aimerais en savoir beaucoup plus que ces quatre minutes.

Nicolas Martin : Mathilde Morineaux soutient la semaine prochaine. Donc bientôt vous allez pouvoir avoir le document complet entre les mains.

Serge Abiteboul : On va enfin pouvoir lire le document. Ce qui m’intéresse beaucoup là-dedans ce sont les conflits que ça sous-tend ; c’est-à-dire qu’il y a des conflits entre des droits qui ne sont pas uniquement le droit de l’État de vous surveiller, le droit des citoyens à avoir une vraie vie privée. Il y a des conflits de cette nature-là ; il y a des conflits avec les entreprises aussi. Il faut toujours penser que quand on fait de la régulation dans ce domaine-là on ne veut pas empêcher l’innovation, priver les entreprises du droit de se développer. Il y a tout le domaine associatif qui, à mon avis, devrait avoir beaucoup plus la parole encore, mais il faut aussi écouter les entreprises. Donc c’est un sujet passionnant ; ces conflits sont passionnants.

Nicolas Martin : Mathilde Morineaux vous restez avec nous jusqu’à la fin de cette émission. On va revenir sur ces questions liées à la neutralité du Net ; vous venez de le rappeler, on en a parlé tout à l’heure, il y a un règlement de protection qui a été adopté, qui nous protège avec quelques exceptions que Benjamin Bayart évoquait tout à l’heure et qui défend cette neutralité du Net sur le territoire européen. Sauf que, si on y regarde d’un peu plus près, eh bien la neutralité du Net s’est déjà faite un peu rogner aux entournures par l’évolution même de nos modes de connexion au réseau. Bonjour Céline Loozen.

Céline Loozen : Bonjour Nicolas, bonjour à tous.

Nicolas Martin : C’est l’opinion du patron de l’Arcep, Sébastien Soriano, que vous avez rencontré.

Céline Loozen : Oui. L’Arcep c’est l’autorité qui régule les télécommunications en France. Ils ont publié en début d’année une étude sur les terminaux qui pourraient être le maillon faible de la neutralité du Net. Les terminaux ce sont toutes les interfaces qui nous connectent au réseau, les smartphones, les commandes vocales et bientôt les voitures autonomes, tout ça. Sébastien Soriano m’a expliqué comment ces terminaux pourraient prendre le contrôle sur nos décisions en nous fermant l’ouverture au Web. Mais aussi, heureusement, il m’a expliqué comment on pouvait prévenir ce problème.

Sébastien Soriano : Le point de départ de notre analyse c’est de comparer l’expérience qu’on a d’Internet sur un ordinateur fixe et l’expérience qu’on a d’Internet sur un mobile. On ne se rend plus compte, en fait, de l’immense liberté qu’on avait : sur un ordinateur fixe on peut installer tous les logiciels qu’on veut, on peut choisir les moteurs de recherche qu’on veut, le navigateur qu’on veut, on peut faire ce qu’on veut avec nos données ; il y a une vraie liberté d’utilisation. Et cet Internet extrêmement ouvert, eh bien c’est terminé. C’est-à-dire que le smartphone est un peu une prison dorée.

Céline Loozen : En quoi l’accès va être restreint pour certains consommateurs que ce soit sur les tablettes ou sur les écrans de portables ou même dans sa voiture ou dans son électroménager ?

Sébastien Soriano : Je trouve que l’exemple qui est le plus frappant c’est de se dire que vous pouvez acheter un smartphone à 1000 euros, dessus il y a des applications que vous ne pouvez même pas supprimer !
Un autre exemple qui lui est très structurant, c’est celui des magasins d’applications. Vous ne pouvez installer sur votre téléphone que des applications qui viennent du magasin d’applications x. Parfois, suivant les marques de téléphone, vous pouvez installer des magasins alternatifs, mais c’est extrêmement compliqué et vous êtes très « désincité » à le faire ; c’est-à-dire que c’est Android ou Apple qui a officiellement tamponné, approuvé votre application et qui a permis qu’elle soit accessible pour les consommateurs ; qui a permis que la version 1.2 soit accessible, la version 1.3 peut-être, qui a refusé la version 1.4 et ça on s’y est habitué. On s’y est d’autant plus habitué que ça s’est accompagné d’une innovation. Avant on avait Internet seulement à la maison, maintenant on l’a dans la poche ; c’est génial, reconnaissons-le ! Mais on a accepté que cet Internet nomade, que cet Internet mobile, soit un Internet rétréci.

Céline Loozen : Mais alors ça pose des problèmes parce que de plus en plus notre société se tourne vers l’Internet des objets. Vous me parliez des GAFAM mais maintenant ce seront des fabricants d’objets du quotidien qui pourront restreindre encore cet accès.

Sébastien Soriano : Vous avez parfaitement raison. Je pense qu’il y a deux exemples qu’on peut citer, le premier c’est la voiture, le deuxième c’est la télévision. Le point commun entre les deux c’est la commande vocale. C’est-à-dire que, de plus en plus, vous allez utiliser la fameuse commande vocale. Alors aujourd’hui les objets qui sont les plus populaires sont ces fameuses enceintes connectées qu’on est censé mettre dans son salon.
Vous allez passer la commande vocale ; ça veut dire que vous êtes au volant de votre voiture, vous allez dire à votre système « je voudrais écouter de la musique ». Contrairement à une recherche comme on en faisait avant sur un bon vieil ordinateur fixe, la voiture va vous mettre directement un truc qui va correspondre à vos habitudes, à vos choix ; peut-être qu’il y aura un endroit dans lequel vous pourrez mettre vos préférences, mais vous aurez des choix par défaut. On voit que ces choix par défaut sont extrêmement structurants. Vous pourrez avoir des accords commerciaux qui auront été passés entre, par exemple, la voiture et donc sa commande vocale et une marque de grande distribution, de telle sorte que quand vous demanderez à votre voiture… Bon, le matin vous allez au travail en voiture, vous dites « ce soir j’ai un dîner. » « Est-ce que vous voulez que je fasse des courses ? » « Oui, je voudrais que vous achetiez des pommes de terre » ; vous faites comme ça la liste de vos courses et à la fin la machine vous dira : « c’est bien entendu, à quelle heure souhaitez-vous être livré ? À 18 heures à votre domicile. Très bien, voilà, hop ! » Et on n’a pas discuté de savoir si on faisait les courses chez Casino, chez Carrefour ou chez Franprix.
L’interface va prendre le pouvoir. C’est-à-dire que c’est vraiment le dernier maillon de la chaîne, celui auquel vous allez parler, celui auquel vous allez vous adresser, c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le terminal qui va prendre un pouvoir phénoménal avec l’Internet des objets. C’est vraiment la prise de pouvoir des objets et des terminaux et le réseau risque de devenir de plus en plus un simple transporteur d’informations, neutre, intervenant de manière très faible sur ce qui se passe, toute l’information étant gérée à l’interface c’est-à-dire à la périphérie du réseau.

Céline Loozen : Après je peux me dire que je suis un utilisateur, j’ai envie de gagner du temps. OK, je me déresponsabilise, mais je gagne du temps et je sais que les choix qui seront faits sont représentatifs de ma volonté. Pourquoi pas ? On peut payer pour gagner du temps !

Sébastien Soriano : Vous avez parfaitement raison de vous faire l’avocat du diable, puisque justement ce qui est en jeu c’est un pacte faustien et, par définition, dans un pacte faustien, vous avez un certain bénéfice.

Céline Loozen : Comme la publicité ciblée finalement.

Sébastien Soriano : Oui, absolument. Je ne suis pas en train de dire que c’est mal. Ce que je souligne c’est l’illusion qu’on peut avoir d’être dans un système libre et que ça n’est pas le cas. On est dans un environnement lié, baisé, qui va faire un peu des choix à notre place. Je ne dis pas que c’est mal, simplement ça me parait être quelque chose qui est un peu mis sous le tapis et qui pourrait amener à des lourdes déceptions. C’est la raison pour laquelle la proposition que nous faisons c’est de faire entrer les terminaux dans la régulation.

Aujourd’hui nous ne régulons que les réseaux, or ce que nous voyons c'est que l’objet que nous régulons est en train de perdre le pouvoir au profit de quelque chose qui est à l’extérieur de notre périmètre de régulation. Donc ce que nous proposons c’est de faire rentrer les terminaux dans la régulation et qu’il y ait un certain nombre de principes, qu’il y ait de la régulation c’est-à-dire qu’il y ait un contrôle par la puissance publique. Il ne s’agit pas d’inhiber l’innovation, il s’agit simplement de faire en sorte qu’elle aille dans le sens de l’intérêt des utilisateurs, de faire en sorte que les marchés soient concurrentiels, qu’ils soient fluides, qu’on soit loyal vis-à-vis des consommateurs.

Si vous voulez, ce que nous proposons c’est vraiment d’étendre le principe de neutralité du Net aux terminaux. Avec la neutralité du Net on garantit que la tuyauterie d’Internet est neutre. Avec ce que nous proposons sur les terminaux c’est de faire en sorte que ce principe vaille aussi pour les robinets d’Internet. Finalement c’est terminer le boulot, faire en sorte qu’à un niveau technique il y ait vraiment une neutralité, une liberté de choix des utilisateurs qui concerne leur accès à Internet.
En revanche, on ferme les yeux sur ce qui passe. Il ne s’agit pas de rentrer dans une régulation des contenus d’Internet.

Et maintenant c’est au politique de se saisir ou non de ces questions, c’est au gouvernement français et aux instances européennes, à la Commission européenne de se saisir ou non de ces propositions.

Nicolas Martin : Est-ce que cette question liée aux terminaux n’est pas en fait le constat que la neutralité du Net a déjà de facto reculé pour chacun d’entre nous qui utilisons de plus en plus ces terminaux au détriment du bon vieil ordinateur qui nous laisse le choix ? Benjamin Bayart une réaction.

Benjamin Bayart : Non, ce n’est pas le signe que la neutralité du Net a reculé ; au contraire en fait ; c’est une conséquence du fait que la neutralité du Net est là. Ça veut dire que la garantie de la neutralité du Net est loin d’être suffisante. J’ai un point de vue, quelque part, de vieux là-dessus. Ce que décrit Sébastien Soriano c’est le problème des libertés qu’on garantit à l’utilisateur sur un ordinateur, parce que le téléphone c’est un ordinateur de poche. En fait, ces questions, on les débat dans le monde du logiciel libre depuis une trentaine d’années. C’est tout le sujet des réflexions de Richard Stallman dans les années 80, donc ce n’est pas un sujet neuf. Moi je trouve ça formidable que le régulateur des Télécoms en France, en 2018, comprenne enfin les questions sur lesquelles on se battait dans les années 80 ; c’est bien !

Nicolas Martin : On va demander au régulateur de l’Arcep.

Benjamin Bayart : Le travail de l’Arcep là-dessus en France est extrêmement intéressant ; de même que l’Arcep en 2009 avait mené pas mal de travaux en France et qui ont été repris au niveau européen par la suite. Donc c’est vraiment bien que ça ait lieu. Moi je trouve que c’est un petit peu tard. Mais ça fait que les gens de l’Arcep sont plusieurs années en avance sur la majorité de nos ministres.

Nicolas Martin : Serge Abiteboul, vous qui êtes le digne représentant de l’Arcep autour de cette table, à ce micro.

Serge Abiteboul : On peut discuter pendant des heures pour savoir à quel moment il fallait commencer, il ne fallait pas commencer. La vérité c’est qu’il faut regarder les problèmes et il faut essayer de les régler. Et ce n’est pas évident de les faire avancer, parce que ce point de vue-là, le point de vue que Sébastien Soriano vient de donner, n’est pas du tout partagé au niveau européen ; c’est quelque chose sur lequel il y aura des combats politiques à mener et sur lequel des associations sont bienvenues pour filer un coup de main.
Je vais reprendre vraiment ce qu’il a dit parce qu’il a bien expliqué ça. La question c’est qu’est-ce qu’on veut faire de ce réseau ? Ce réseau est un bien commun qui nous permet à tous de faire des choix, de communiquer, d’acheter des produits et donc on veut garantir notre liberté, nos libertés de choix, notre liberté d’expression et ça, ça veut dire contrôler ce qui s’y passe.
On a la première pierre de l’édifice, qui était indispensable parce que ça a commencé comme ça Internet mais ça a été bien attaqué, donc la première pierre de l’édifice maintenant est relativement stable c’est la neutralité du réseau ; le tuyau est stable.

Nicolas Martin : En Europe. On n’a pas parlé de la Chine.

Serge Abiteboul : En Europe, mais ce n’est pas fini. Même en Europe il reste encore des débats sur le zero-rating ou des choses comme ça, mais en gros le principe est à peu près acté. Maintenant il faut regarder les deux bouts du réseau. Sébastien a bien expliqué le problème des terminaux, le fait qu’on vous impose des choix. Il y a aussi le problème des plateformes de l’autre côté.

Nicolas Martin : La loyauté des plateformes.

Serge Abiteboul : La neutralité des plateformes qui est un problème qu’on avait regardé par exemple au Conseil national du numérique quand j’y étais. Donc il y a tous ces problèmes-là à regarder avec des principes quand même fondamentaux qui sont garantir ma liberté de choix, garantir que ce réseau va rester pour moi un endroit où je vais pouvoir choisir ce que je veux. Et c’est vrai que c’est difficile ; l’exemple que Sébastien donnait est peut-être le plus frappant. Avec ces assistants vocaux vous posez une question, vous n’avez plus du tout conscience d’être sur Internet, vous n’avez plus conscience de pouvoir faire des choix ; vous êtes complètement infantilisé d’une certaine façon, mais c’est tellement pratique que les gens vont les utiliser. Donc il faut voir comment on fait ça.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart.

Benjamin Bayart : Ça c’est le mot-clé en fait : infantilisé. Je suis dépossédé de mes choix. D’une part ça me prive de ma liberté, ce qui est très embêtant, mais ça ne me rend pas adulte. Ça me prive de mon choix, de ma capacité de me tromper également.
On peut considérer que ce n’est pas très grave quand il s’agit d’aller acheter des patates, mais quand il s’agit de savoir comment j’accède à l’information : quand je dis à ma voiture je veux écouter le journal, quel journal ça me donne ? Le journal n’est pas tout à fait le même partout dans la presse ! En fait pour moi, dans les points essentiels quand on s’intéresse aux responsabilités des intermédiaires techniques, c’est à quel moment l’utilisateur a le pouvoir de changer. Que la voiture ait une radio choisie par défaut quand on dit « je veux de la musique », pourquoi pas si c’est l’utilisateur qui peut la choisir. Que l’assistant vocal ait telle ou telle configuration, pourquoi pas si l’utilisateur peut en changer.
Un point-clé par exemple sur les smartphones c’est qu’on ne peut pas forcément changer les magasins applicatifs donc on ne peut pas installer les applications qu’on veut.

Nicolas Martin : Les magasins d’applications, entendons-nous bien.

Benjamin Bayart : Un exemple que je cite depuis dix ans : dans la sphère Apple, monsieur Steve Jobs n’aimait pas la pornographie, ce qui est son bon droit, donc il a décidé que les appareils Apple ne serviraient pas à ça ; donc toute application qui présente du nu est interdite sur l’Apple Store. Tous les sites de rencontre un peu trash qui sont destinés à se trouver des plans cul, etc., ont des versions censurées sur l’Apple Store. Je trouve ça sidérant ; sidérant qu’une entreprise privée puisse imposer ses règles morales à ses clients. Je trouve ça extraordinaire ; moi ça fait dix ans que ça me sidère cette affaire ; je ne comprends pas qu’elle en ait le droit.
Quand on parle de loyauté des plateformes, c’est ça. C’est moi utilisateur je suis adulte et en tant qu’adulte j’ai le droit à une liberté de choix. Et que l’appareil décide à ma place, même quand c’est avec toute la bienveillance du monde, je n’en veux pas.

Nicolas Martin : Pour conclure puisqu’il nous reste quelques minutes avant la fin de cette émission. On voit que ça pose un certain nombre de problèmes. Serge Abiteboul dit que la neutralité des tuyaux est à peu près garantie ; ce n’est pas tout à fait l’impression qu’on a quand on regarde ce qui se passe aux États-Unis ou en Chine ou à d’autres endroits du monde.

Serge Abiteboul : Je parlais en Europe.

Nicolas Martin : En Europe, très bien. On voit le problème de loyauté des plateformes comme vient de l’évoquer Benjamin Bayart ; on voit le problème lié aux terminaux assistants vocaux. Est-ce que la neutralité du Net c’est un château de sable qui résiste encore quelques années avant d’être emporté par la vague ? Ou est-ce que vous pensez qu’elle a encore de belles et longues années d’enracinement et de solidité du chêne devant elle, Serge Abiteboul ?

Serge Abiteboul : Je suis fondamentalement optimiste. Donc je pense qu’on a des super technos, on a des trucs, des applis qui sont géniales. Dans un premier temps on les balance sur le réseau et les gens se les approprient. Maintenant on est dans un deuxième temps où il faut qu’on arrive à faire ça de façon intelligente et je crois que les gens sont assez intelligents dans les démocraties. Je parle encore en Europe, je ne parle pas dans des pays gouvernés par Trump par exemple, mais en Europe je pense qu’on doit arriver à contrôler ce genre de choses et faire ça bien. Ça va demander des combats.

Nicolas Martin : Benjamin Bayart, vous partagez l’optimisme de Serge Abiteboul ?

Benjamin Bayart : Modérément, oui. J’ai une certaine notion de la quantité de combats qu’il faut et de la quantité d’énergie qu’il faut dépenser. J’ai le souvenir, sur le débat de la neutralité du Net, de la quantité d’énergie que les opérateurs ont mis en lobbying auprès de Bruxelles où ils sont plus écoutés que les associations. Je vois la quantité de lobbying qui est mise en place par les éditeurs de logiciels, en France, qui sont écoutés par les ministres alors que les associations ne le sont pas. Voilà ! C’est très dur.

En revanche, il y a une chose que l’histoire montre au 18e siècle, on l’évoquait tout à l’heure ; en France on a inventé, au 17e et au 18e siècles, certaines idées centrales de la politique comme la séparation des pouvoirs, le fait qu’il faille une Constitution, etc. On n’a pas été les premiers à s’en saisir, on n’a pas été les premiers à l’utiliser, on n’a pas été ceux qui l’utilisent le plus. On a beau se prétendre la patrie des droits de l’homme, on fait quand même partie des pays les plus condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme, mais cette invention qu’on a donnée, ce concept philosophique qu’on a donné, pas mal de gens dans le monde s’en sont saisi. Et en fait sur ces sujets-là, sur la responsabilité des intermédiaires techniques, sur la neutralité du Net, etc., il y a beaucoup de réflexions qui ont lieu en France, où pas mal d’autres pays sont plus à la marge. En fait, ce qu’on produit là, je pense qu’on a de bonnes chances de gagner, mais je n’en suis pas certain. Et si on ne gagne pas et qu’on a quand même produit des éléments de pensée politique nécessaire, ce sera toujours ça de pris et ça peut resservir.

Nicolas Martin : On peut rappeler que le patron du CSA, en 2014, avait estimé qu’il fallait en finir avec la conception absolutiste de la neutralité du Net. C’est mauvais signe ? C’est bon signe ?

Benjamin Bayart : Le patron du CSA qui raconte n’importe quoi concernant Internet c’est presque une vocation ; ça fait partie de la fiche de poste !

Nicolas Martin : Merci, ce sera le mot de la fin. Ce n’est pas très sympa pour moi ça. Merci beaucoup à tous les trois. Merci Benjamin Bayart. Merci Serge Abiteboul. Merci beaucoup Mathilde Morineaux d’être venue nous présenter vos travaux de recherche. Bon courage et bonne chance pour votre soutenance la semaine prochaine.

Mathilde Morineaux : Merci.

Nicolas Martin : Merci à toute l’équipe de La méthode scientifique

Logiciels libres et standards ouverts - canton de Genève - Cyril Roiron - RMLL2017

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Cyril Roiron

Titre : Logiciels libres et standards ouverts, état des lieux des initiatives du canton de Genève (Département de l’Instruction Publique)
Intervenant : Cyril Roiron, chef de projets
Lieu : Rencontres Mondiales du Logiciel Libre - Saint-Étienne
Date : Juillet 2017
Durée : 14 min 38
Visionner la vidéo
Visionner les support de la présentation format ODP
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : copie d'écran d'une des pages support de la présentation
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas responsable de leurs propos.

Description

Initiatives en lien avec les SOLL : nombre de postes pédagogiques sous Linux (primaire, secondaire I et II), outils utilisés (Moodle, Wordpress, LimeSurvey, etc.)

Zoom sur les efforts de mise en commun (sous licence libre) d’initiatives d’outils pédagogiques tels que OpenBoard, la police GeTypo Libre, "Maison des présences"…

Transcription

Bonjour. Cyril Roiron. Je travaille au Département de l’instruction publique du canton de Genève, plus précisément au service écoles-médias qui fournit un certain nombre de prestations auprès des enseignants, notamment de la documentation ; il y a un service documentation, il y a un service formation, un service production et puis un service logistique et c’est peut-être un petit peu plus là-dessus que je vais orienter ma présentation.

L’objectif n’est pas extrêmement ambitieux, c’est simplement de faire un état des lieux, de vous donner un état des lieux quand aux standards ouverts et logiciels libres dans le canton de Genève. On était déjà présents aux RMLL en 2014 et en 2012, bien sûr, qui étaient à Genève.

Ça [infographie à l'écran, NdT] c’est la manière dont est organisée la scolarité obligatoire dans le canton de Genève. En fait, c’est encore plus complexe que ça, mais pour ma part je le simplifie en disant qu’on a l’enseignement primaire, cycles 1 et 2, ensuite le secondaire, après l’école post-obligatoire.
Le service écoles-médias, donc le service dans lequel je travaille, fournit des prestations aux trois ordres d’enseignement.

Utilisation

J’ai séparé ma présentation en deux. Une partie utilisation, c’est-à-dire qu’est-ce qu’on fait avec les logiciels et puis la deuxième partie, j’aurais aimé mettre l’accent sur la participation et le retour qu’on peut donner dans le cadre des logiciels libres.

Assez rapidement, le parc pédagogique du DIP - DIP, Département de l’instruction publique, de la culture et du sport - on a, en 2017, un peu plus de 16 000 postes, ce qui fait à peu près la moitié de l’État de Genève, qui se répartissent comme ça, donc beaucoup de Linux au primaire, presque 2400, le secondaire 1 aussi, ce n’est d’ailleurs pas la même distribution, et puis on a un certain nombre de Mac qui restent pour tout ce qui est un peu multimédia. Au secondaire 2 la transition se fait plus en douceur sur une base volontaire. À noter qu’il y a au secondaire 1, 618 qui sont encore en dual boot Windows/Linux.

Sur ces postes, on a bien sûr mis un maximum de logiciels libres, vous reconnaîtrez certains logos.
La présentation est en ligne donc si les liens vous intéressent vous pouvez la télécharger et puis les liens sont actifs, cliquables en ligne bien sûr.
Ce qu’on propose ce n’est pas seulement de les mettre à disposition dans les PC des classes, mais ils sont également disponibles en téléchargement pour les enseignants qui voudraient les utiliser à la maison, typiquement LibreOffice1, Mozilla2 ou GIMPGIMP - outil d'édition et de retouche d'image, etc.

Rapidement, qu’est-ce qu’on fait autour ou avec les logiciels libres ?
J’ai mis ici quelques points. Tout ce qui est formation continue auprès des enseignants - quand ça implique des technologies, on s’entend bien - se fait avec des outils libres, typiquement quand il y a de la retouche d’image ce sera avec GIMP ; quand il y a du traitement de texte ce sera avec Writer ; quand il y a des documents composites, image–texte ce sera avec Draw ; quand il y a des exemples sur comment calculer les moyennes de mes élèves ce sera avec Calc, etc. Donc les enseignants viennent se former sur un outil qu’ils peuvent ensuite télécharger et installer à la maison.

Les outil de gestion des PC sont également libres, donc toute l’infrastructure qu’il y a derrière.

On propose aussi un certain nombre de services aux enseignants, typiquement de faire des blogs de classe avec Wordpress3, d’utiliser Moodle4— je ferai un petit zoom après sur Moodle LMS [Learning Management System] ; on a LimeSurvey5 ; PMB6 pour des gestions de petites bibliothèques dans les écoles primaires ; Drupal7 qui est beaucoup utilisé, etc.

On essaie également de promouvoir la licence Creative Commons8 : quand quelqu’un crée une documentation, il a la possibilité de choisir deux nuances dans les Creative Commons pour que tout ce qui est document produit par les enseignants, idéalement, soit remis à disposition ; typiquement quand on fait de la documentation sur comment utiliser une tablette, qu’est-ce qui est à disposition sur les postes ou les scénarios pédagogiques qu’on peut faire en utilisant un outil technologique, la documentation qu’on fera sera sous licence Creative Commons.

On a également une page qu’on a appelée « Page éclairage » pour illustrer une des prescriptions du Plan d’études romand auquel on est soumis de manière formelle dès le cycle 3 ; il s’agit de sensibiliser aux notions d’open source et de logiciels libres. Sur cette page, Richard Stallman apparaît en bonne place ; il y a un certain nombre de ressources et d’informations pour les enseignants, pour qu’ils puissent expliquer aux élèves ce que sont les logiciels libres.

Un petit zoom sur Moodle. On l’aime tellement qu’on a appelée l’instance qu’on utilise Dip-Moodle. Et on a maintenant une qualité de gestion, on a atteint un niveau de gestion professionnel parce qu’il y a un certain nombre d’examens qui doivent être passés de manière régulière et il nous fallait éviter, évidemment, tout problème technique. C’est déjà arrivé par le passé que toute une cohorte d’élèves doive repasser des examens parce qu’on n’était pas encore à un niveau de technologie suffisamment fiable.

À noter que depuis lors, d’autres départements que le Département de l’instruction publique utilisent également Moodle.

Au total, pour donner quelques chiffres, il y a plus de 500 enseignants qui ont créé 1200 cours, depuis 2009, et juste en 2016 on avait 133 000 et des poussières connexions sur l’instance Moodle au DIP.

Globalement les enseignants sont satisfaits à très satisfaits, puisqu’on a fait un sondage en 2012 — j’ai extrait deux points mais là aussi le détail est ligne sur le lien que je vous ai mis. Dans les réponses, 75 % des enseignants reconnaissent que ça améliore l’apprentissage des élèves et les fonctionnalités qu’on trouve dans Moodle sont jugées bonnes à très bonnes par 71 % des enseignants qui ont répondu au questionnaire.

Participation

Ça c’était pour l’utilisation d’un point de vue assez rapide. Maintenant j’aimerais passer à la participation, c’est-à-dire le retour qu’on peut faire en tant qu’institution en termes de logiciels libres.

Maison des présences

Un exemple, j'en ai plusieurs, deux ou trois comme ça, un exemple qui s’appelle « Maison des présences ».
Au départ, c’était une application développée en interne mais qui tournait sur un poste, qu’on a d’ailleurs utilisée aussi sous Linux avec Wine et là on l’a reprise dans une version web. Il s’agit d’un tout petit logiciel tout simple. On devine — les photos sont un peu floues, pas de très bonne qualité —, mais en gros l’enseignant charge des photos sur l’application, des photos d’élèves — alors c’est pour les petits degrés — et quand l’élève arrive, il y a ce rituel d’accueil dans les classes où il doit retrouver sa photo, taper son nom et puis le logiciel lui dit : « Bienvenue en classe, etc. » A l’époque, ça se faisait avec des petits écriteaux ou bien replacer une fleur dans un pot de fleurs pour marquer le passage de la maison à l’école.

Là, le gros avantage, c’est que ça répond à ce besoin en y ajoutant l’idée du traitement de texte, donc apprendre à taper les lettres au clavier, etc., et puis la souris, l’élève doit cliquer sur le texte correspondant à sa photo.

Tout ça est disponible sur un GitHub, donc en libre téléchargement.

Ge Typo Libre

On a développé, mis à jour une police d’écriture liée et on l’appelée Ge Typo, mais maintenant elle est en format ouvert, format OTF, on l’a appelée Ge Typo Libre9 ; on a, au passage, amélioré l’épaisseur de la fonte qui était trop fine et qui maintenant passe bien à l’impression et puis amélioré la graphie de certaines lettres, notamment le « s » et le « r » qui correspondent plus aux standards roman et puis surtout, avec OTF qui marche bien sur LibreOffice/Ubuntu, la modification automatique des lettres. Par exemple celle-ci sera utilisée automatiquement en fin de mot et celle-ci lorsque la lettre « s » est utilisée dans un mot. Idem pour le « r », en début et milieu de mot.

Donc là aussi il y a des informations dans les deux liens et puis elle est aussi disponible en téléchargement.

OpenBoard

OpenBoard10 c’est un outil — je ne vais pas refaire tout l’historique, c’est un peu complexe — qui était développé en grande partie par l’université de Lausanne au départ, qui ensuite est devenu, à travers différentes étapes, un logiciel libre, donc le code a été libéré. C’est un logiciel de présentation ; il permet d’intégrer des dessins, des vidéos, etc., qui est utilisé avec un tableau blanc interactif. L’objectif c’est de l’utiliser en classe. Ce n’est pas un outil auteur, ça peut aussi être un outil auteur, mais l’objectif chez nous était de simplifier au maximum l’interface pour que ce soit le plus possible utilisable en classe face aux élèves. L’interface est volontairement épurée. L’efficacité n’est plus à discuter aujourd’hui.
OpenBoard équipe les postes du primaire lorsqu’il y a un tableau blanc interactif et les postes du secondaire en majorité.
Il s’agit de recentrer le logiciel sur son cœur de métier, donc simplifier l’utilisation, je l’ai déjà dit, pour le travail en classe de l’enseignant.

On est en train de mettre en place à l’heure actuelle, à travers le service juridique du Département, une collaboration, une association, alors au départ intercantonale c’est-à-dire Suisse, mais on est ouvert à toute possibilité de collaborer avec d’autres écoles ou d’autres instances.

Je vous passe les détails. Il y a de nouveau les liens qui sont disponibles ici pour le télécharger, pour avoir avec plus d’informations, openboard.ch qui est la référence.
Je vous ai mis un lien YouTube : on a un certain nombre de tutoriels qui sont déjà en ligne pour supporter l’usage en classe, pour former les enseignants à utiliser OpenBoard.

Le vote électronique

Maintenant je sors du Département de l’instruction publique juste pour les deux dernières diapos — pour le coup je serai dans le temps — pour vous parler du vote électronique. Le canton de Genève a décidé de publier le code source d’un outil de vote électronique qui est utilisé depuis plusieurs années. Ça répond à une loi qui rend obligatoire la publication du code source de ce système de vote électronique et l’objectif est à la fois la transparence, donc que le citoyen puisse vérifier que le logiciel qui lui permet de voter fait bien ce qu’il doit faire, donc typiquement un logiciel libre et puis de sécurité, c’est-à-dire de pouvoir avoir un certain nombre de révisions et de vérifiabilité autour de ça.
Il est publié sous licence Affero GPL 3. Là aussi plus d’informations sur les liens qui sont là.

Open Data

Toujours hors du DIP, mais dans le canton de Genève, le système d’information du territoire à Genève, donc le SITG, qui met à disposition plus de 450 jeux de données en open data ou du moins leurs métadonnées, qui sont collectées sur opendata.ch. Ça répond à une stratégie plus globale, Open data pour l’administration genevoise, qui vise à proposer toutes les données qui peuvent l’être, en respectant bien sûr l’anonymat nécessaire pour certaines données, et puis l’administration qui adopte une politique d’ouverture des données publiques. 19 minutes. J’ai terminé ou presque. Voilà, s’il y a des questions, sinon on peut se voir après. Une question.

Public : On voit sur votre tableau de présentation que vous avez en gros donc 8100 licences Windows et que, en plus, il y a des dual boot pour 620 licences Windows. Au total ça fait aux alentours 8700 ou 8800. Comment sont signés ces contrats ? Est-ce que ce sont des contrats qui sont signés avec les universités ? Comment ça se passe au niveau des partenariats qui s’effectuent avec des sociétés privatrices telles que Microsoft ?

Cyril Roiron : Pour le détail, il faudrait que je me renseigne et que je vous revienne. Là, ce que je peux vous dire, c’est que quand on achète un PC aujourd’hui et qu’on sait qu’on va l’utiliser, typiquement pour les écoles primaires ou secondaire 1, on l’achète sans licence Windows, mais ça c’est tout récent, et on y met le système d’exploitation qu’on veut.

Maintenant, il y a des partenariats intercantonaux, le PAIR, P, A, I, R, qui stipule, qui met les conditions d’achat, ce qui fait qu’on a des prix très intéressants au niveau Microsoft ! Eh bien oui ! Et puis c’est du OEM, c’est pré-installé quand il y a besoin.

Organisateur : D’autres questions ? Il y a le temps pour deux ou trois questions encore ?

Cyril Roiron : Bon. Eh bien merci pour votre attention.

[Applaudissements]


« Nous ne sommes pas propriétaires, mais maîtres de nos données » - Valérie Peugeot - Les matins du samedi

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VValérie Peugeot - Caroline Broué

Titre : Valérie Peugeot : « Nous ne sommes pas propriétaires, mais maîtres de nos données »
Intervenantes : Valérie Peugeot - Caroline Broué
Lieu : France Culture - Émission Les Matins du samedi
Date : février 2018
Durée : 32 min 50 [parties transcrites]
Écouter sur le site de l'émission ou écouter le podcast
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration :RGPD : Guide sur la sécurité des données personnelles, Martin Bouvron. Quai Alpha. Logo France Culture Wikipédia
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Logo France Culture

Description

Un projet de loi sur la protection des données personnelles était en débat cette semaine à l'Assemblée nationale. Comment protéger les millions de données que nous produisons chaque jour ? Le regard de la spécialiste et chercheuse Valérie Peugeot.

Transcription

Caroline Broué : L’Assemblée nationale a entamé mardi l’examen d’un projet de loi présenté comme essentiel par le gouvernement et objet d’un relatif consensus chez les députés. Il concerne l’avenir numérique et notamment la protection des données personnelles. Bonjour Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Bonjour.

Caroline Broué : Bienvenue dans ces Matins du samedi. Vous êtes chercheuse à Orange Labs, directrice de l’association Vecam1 qui, depuis une vingtaine d’années, s’occupe des enjeux sociétaux du numérique et vous êtes également membre de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés qui fête, cette année d’ailleurs, ses 40 ans. Juste pour une tentative de définition parce que c’est très important de commencer par parler de ce qu’on connaît : quand on parle de la protection des données personnelles, précisément, de quoi parle-t-on, Valérie Peugeot ?

Valérie Peugeot : Eh bien on parle de tout un ensemble de règles qui sont censées permettre à l’individu de rester maître de ses données.

Caroline Broué : Toutes ses données ?

Valérie Peugeot : Toutes ses données qui envahissent le monde aujourd’hui, puisque aujourd’hui nous les générons, nous les créons par, j’ai presque envie de dire, chacun de nos actes du quotidien : quand nous nous déplaçons ; quand nous échangeons sur les réseaux sociaux ; quand nous téléphonons ; quand nous allons dans un supermarché ; quand nous prenons notre métro quotidien ou notre bus quotidien, eh bien nous générons des informations qui racontent des choses sur nous, sur notre environnement.

Caroline Broué : Nos centres d’intérêt, nos goûts.

Valérie Peugeot : Sur nos centres d’intérêt, effectivement sur nos goûts, mais aussi, et ça c’est très important, des choses qui concernent notre entourage parce que les données sont éminemment sociales. C’est-à-dire que quand on est sur un réseau social par exemple, on interagit avec des tiers, avec des amis, des connaissances, et les données que nous générons, eh bien elles parlent de ces interactions entre les humains. Donc ces données sont à la fois profondément intimes et tout à fait sociales.

Caroline Broué : Oui, c’est ce qui fait dire au chercheur Antonio Casilli qu’il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle aujourd’hui, Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : C’est un peu le paradoxe. C’est-à-dire qu’aujourd’hui la donnée personnelle telle que la définit le droit, elle se raccroche à l’individu à partir du moment où elle permet d’identifier ou potentiellement d’identifier un individu. Quand on dit identifier ça ne veut pas dire la raccrocher nécessairement au nom de la personne, mais simplement être en capacité de reconnaître cette personne, donc déjà c’est un champ très large. Mais aujourd’hui le débat porte sur le fait que les données sont agrégées et sont commercialisées sur des places de marché, notamment dans le monde de la publicité en ligne. Ce n’est pas le seul mais c’est un des mondes où les données personnelles une fois anonymisées et agrégées font l’objet d’un marché, sont sur un marché.

Caroline Broué : Selon une récente étude de l’institut CSA, 85 % des Français se disent préoccupés par la protection de leurs données personnelles. Est-ce qu’ils ont raison ?

Valérie Peugeot : C’est effectivement une question qui monte de plus en plus dans l‘espace public et on ne peut que s’en réjouir parce qu’il est indispensable que chacun d’entre nous nous prenions conscience que le choix des outils que nous utilisons, par exemple, va pouvoir plus ou moins mettre en fragilité nos données personnelles. Donc il y a nécessité d’une forme de responsabilisation des individus dans la manière dont ils se comportent sur les services numériques.

Caroline Broué : Surtout qu’il y a peut-être une différence entre le droit et la pratique, Valérie Peugeot, en la matière ?

Valérie Peugeot : Entre le droit et la pratique il y a un écart, mais effectivement la CNIL est là pour veiller à ce que cet écart ne se creuse pas. C’est la responsabilité, cette fois-ci, du législateur et d’une autorité comme la CNIL de vérifier que les services qui collectent nos données respectent le droit, soient en conformité, c’est-à-dire sécurisent les données, permettent à l’utilisateur de donner son consentement dans des conditions claires, lisibles, compréhensibles. Il y a toute une série de règles aujourd’hui, règles qui sont en train de se renforcer, ça c’est un point très important, puisque, à partir du 25 mai prochain, s’en vient un règlement qui s’appelle le RGPD, le règlement général de protection des données, qui, je dirais, revisite et renforce notre loi informatique et libertés qui, effectivement, fête ses 40 ans cette année. C’est une loi qui a montré sa robustesse : 40 ans dans un contexte de transformations profondes du point de vue technologique c’est quand même, je dirais une performance donc il était temps aussi de la revisiter un petit peu et c’est ce que fait ce règlement européen qui va non seulement conforter les principes qui sont dans la loi de 1978, mais qui va aussi accorder un certain nombre de droits supplémentaires à l’individu.

Caroline Broué : Alors pourquoi, Valérie Peugeot, une loi à l’Assemblée nationale maintenant ? Justement pour se mettre en conformité avec le règlement qui va s’appliquer en mai ?

Valérie Peugeot : Tout à fait. Le règlement, juridiquement, s’applique directement dans le droit européen, mais il était nécessaire de toiletter notre loi pour incorporer ce règlement dans notre droit. Et surtout, ce règlement prévoit un certain nombre de marges de manœuvre pour les États. C’est-à-dire qu’il y a un socle commun qui s’impose à tous les membres de l’Union européenne, mais il y a également un certain nombre de petites marges de manœuvre où les États ont le choix d’appliquer de façon plus ou moins on va dire renforcée le droit. Donc tout ce débat qui vient d’avoir lieu cette semaine à l’Assemblée nationale avait pour objet de regarder ces marges de manœuvre et de décider dans quelle mesure la France allait les utiliser ou pas.

Caroline Broué : Est-ce que ces marges de manœuvre s’appliquent, par exemple, à la question de la majorité numérique puisque je crois que le règlement européen fixe cette majorité numérique à 16 ans, mais que précisément il autorise les États membres à l’abaisser jusqu’à 13 ans. C’est le cas en Espagne et en France : on a baissé la majorité numérique à 15 ans ; c’est un exemple de ça dont il s’agit ?

Valérie Peugeot : Tout à fait. C’est un exemple, un très bon exemple. Effectivement, par défaut, l’âge de 16 ans était prévu, en l'occurrence c’était l’âge qui avait été suivi à la fois par la CNIL et d’autres et l’Assemblée a choisi de l’abaisser à 15 ans.

Caroline Broué : Parce que c’est l’âge auquel on rentre au lycée a dit la rapporteure du projet.

Valérie Peugeot : À vrai dire le débat est un peu compliqué et souvent déplacé. Il est compliqué parce qu’effectivement, d’un enfant à un autre, la maturité par rapport au numérique varie considérablement : certains enfants, à 13 ans, sont tout à fait en état d’avoir conscience de leurs choix, de la manière d’agir sur les réseaux sociaux notamment ; d’autres, il faudra attendre 16 ans. La question n’est pas là. La question c’est vraiment comment est-ce qu’on contrôle qu’un enfant a vraiment l’âge qu’il dit avoir au moment où il se connecte sur un service ? Et ça, c’est très compliqué à vérifier.

Caroline Broué : Et surtout, du coup, ça veut dire quoi la majorité numérique ? Ça veut dire qu’il est responsable lui-même de ce qu’il met comme données sur Internet ?

Valérie Peugeot : Ça veut dire qu’il peut s’inscrire sur un service en ligne sans avoir besoin de demander le consentement de ses parents. 15 ans c’est assez cohérent parce que c’est un âge qu’on retrouve dans d’autres domaines. Donc il y a une espèce d’évolution du droit pour converger vers 15 ans comme une espèce d’âge de la maturité plus générale, même si ce n’est pas vrai dans tous les domaines.< br />
Après, ce qui est compliqué, c’est à la fois de, je dirais, vérifier que l’enfant qui prétend avoir 15 ans a bien 15 ans. Donc ça veut dire que dans le parcours d’inscription il faut qu’il y ait toute une série d’alertes, que ce soit très clair, etc. Et puis surtout, ce qui est encore plus compliqué, c’est dans le cas où l’enfant n’a pas cette majorité numérique comme vous l’appelez, eh bien de savoir si les parents, eux, donnent cette autorisation en connaissance de cause. Bien souvent les parents sont moins conscients que les enfants de la complexité de la protection de sa vie privée en ligne. Donc en fait, il y a tout un travail de pédagogie qu’on doit adresser, qu’on va diriger aussi bien vers les parents que vers les enfants. Et puis vérifier, bien sûr, que c’est bien le parent qui dit oui et pas l’enfant qui se cache derrière un pseudo parent. Donc vous voyez que c’est une problématique très compliquée et on a cristallisé le débat sur l’âge, mais ce n’est pas le cœur du débat.

Caroline Broué : Valérie Peugeot, il y a d’autres mesures qui sont prises, bien sûr, dans cette loi qui prévoit d’ailleurs de nouveaux droits comme un droit à l’information, un droit à la portabilité et un contrôle des entreprises qui était a priori qui passe a posteriori, c’est-à-dire ?

Valérie Peugeot : Le droit à l’information existait déjà ; j’insiste sur ce point. Il y a toute une série de droits qui étaient là, encore une fois, depuis 40 ans dans le droit français.

Caroline Broué : Qui sont renforcés, en l’occurrence.

Valérie Peugeot : Le droit à la portabilité, avant de répondre à votre question j’insiste sur ce point, il est très important. C’est un nouveau droit qui va permettre à l’individu de récupérer les données qu’il a générées par ses actes sur un service soit pour les utiliser pour lui-même, point très important, soit pour les emmener dans un autre service. Et ça c’est un changement radical parce que cela veut dire qu’on sera moins prisonnier d’un certain nombre de services qui sont aujourd’hui sur le Web en situation d’oligopole ou de monopole et qu’on peine à quitter parce qu’on sait qu’on va perdre toute cette histoire. C’est-à-dire que pendant des années on va poster des informations ou des photographies, etc., sur un service et puis, le jour où on n’est plus content de ce service, eh bien on reste là parce que nos données sont là. Or, en permettant à l’individu de bouger d’un service à l’autre, c’est aussi une manière non seulement de renforcer ses droits, mais c’est aussi une manière de remettre de la concurrence. Et ça c’est un point très important parce qu’une des problématiques liées à la vie privée, c’est le fait que dans un monde monopolistique, oligopolistique, les acteurs ont tendance à faire un peu ce qui leur chante. Alors que si vous remettez de la concurrence, eh bien le fait d’offrir un service plus protecteur de la vie privée devient un avantage concurrentiel. Ça veut dire qu’à ce moment-là l’individu, entre deux services je dirais de qualité équivalente, va avoir tendance à aller vers le service le plus protecteur. Pour répondre à votre question.

Caroline Broué : Sur le contrôle des entreprises a posteriori.

Valérie Peugeot : Sur le contrôle des entreprises.
Effectivement, jusqu’ici on était plutôt dans une logique de responsabilité en amont. C’est-à-dire que l’entreprise ou l’organisation – n’oublions pas que ce ne sont pas que les entreprises privées, ce sont aussi les organismes publics – devait effectuer un certain nombre de démarches auprès de l’autorité protectrice des données, la CNIL en France. Donc une déclaration en ligne lorsqu’on crée une base de données toute simple et, lorsqu’on est amené à manipuler des données dites sensibles comme des données de santé, eh bien à ce moment-là une procédure plus lourde qui consiste à demander une autorisation à la CNIL. Bon ! Aujourd’hui, ces démarches qui étaient jugées complexes, bureaucratiques, qui avaient tendance à générer un engorgement à la Commission, elles sont déportées effectivement vers l’organisation qui doit faire ce travail en interne pour vérifier qu’elle est en conformité avec le droit. Mais cette vérification peut être parfois assez complexe avec ce qu’on appelle des PIA [Privacy Impact Assessment] en anglais, des études d’impact, qui sont une procédure pour vérifier qu’on est vraiment conforme aussi bien du point de vue juridique que du point de vue technique, c’est-à-dire la manière dont on sécurise les données : est-ce qu’il y a des mots de passe suffisamment solides ? Est-ce que les serveurs sur lesquels sont hébergées ces données sont bien sécurisés ? Est-ce que les personnes qui ont accès à ces données sont en nombre limité ? Est-ce que les données sont collectées, je dirais, de façon proportionnelle ? Voilà ! Toute une série de règles à la fois juridiques et techniques ; le contrôle doit se faire en amont, au sein de l’organisation.

Par contre, là où ça change et c’est le corollaire, enfin c’est ce qui fait l’équilibre général dans l’esprit de ce règlement, c’est que le pouvoir de contrôle et de sanction des autorités protectrices des données est renforcé. Si on prend l’exemple de la CNIL, jusqu’en 2016 la CNIL, en termes de pouvoir de sanction, pouvait utiliser une amende qui allait jusqu’à 150 000 euros, ce qui, vous imaginez bien, pour une très grande entreprise du Web c’est à peu près le prix d’un paquet de cigarettes ! Avec la loi République numérique, ce pouvoir de sanction a été renforcé. Et là on fait un saut, je dirais magistral, puisque la sanction peut se porter jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial d’une entreprise. Donc imaginez, prenez un géant du Web quelconque !

Caroline Broué : Là Google et Facebook n’ont qu’à bien se tenir. C’est peut-être ce qui explique, Valérie Peugeot, que fin janvier Facebook a non seulement confirmé l’acquisition d’une start-up spécialiste de la vérification des données d’identité et qu’elle a publié un message à l’intention de ses internautes leur précisant leurs droits en matière de contrôle de leurs données : désormais on peut supprimer son profil, on peut décider de qui regarde ses messages, on peut rester propriétaire de ses informations. Est-ce que ça veut dire qu’une entreprise comme Facebook aujourd’hui, fait preuve de conciliation parce qu’elle a tout intérêt à le faire compte-tenu de ce que vous venez de nous expliquer ?

Valérie Peugeot : Je vous arrête juste sur un mot : on n’est pas propriétaire de ses informations.

Caroline Broué : C’est très important de préciser les choses.

Valérie Peugeot : Oui. C’est un point très important, on y reviendra peut-être tout à l’heure. On est maître de ses données. C’est vraiment cette notion d’autodétermination informationnelle, qui est un terme qui peut paraître un peu barbare, mais c’est vraiment l’idée que la donnée est rattachée à la personne : ce n’est pas un objet, ce n’est pas une chose ; il ne faut pas réifier la donnée, il ne faut pas la chosifier, si je puis dire, pour employer un terme !

Caroline Broué : Sur la conciliation de Facebook et des GAFAM ?

Valérie Peugeot : En fait, ce qui est très intéressant, c’est que tous ces acteurs qui sont régulièrement montrés du doigt en ce moment sur cette question de protection des données personnelles sont en train de se mettre en ordre de bataille pour pouvoir respecter le fameux règlement dont je parlais tout à l’heure. Pourquoi ? Parce qu’un point très important dans ce règlement c’est qu’il est d’application territoriale. Quand je dis « territoriale », le critère de territorialité ce n’est pas le fait que l’entreprise soit basée dans un pays européen, mais le fait que l’utilisateur du service soit européen. Donc que vous vous appeliez Facebook, Google, Baidu si vous êtes acteur chinois, Tencent ou peu importe, où que vous soyez, à partir du moment où vos utilisateurs, vos clients, sont en Europe, le droit s’applique. Donc ils sont effectivement en train de se mettre en ordre de bataille. Il y a presque un paradoxe parce qu’on a l’impression, par moments, que les acteurs européens qui ont l’impression d’avoir baigné depuis des années dans un droit européen légèrement plus protecteur ont plus de mal à se mettre en route, pour se mettre en conformité avec ce règlement, alors que les acteurs extra-européens s’y activent, je dirais, se mettent en conformité. Et c’est aussi un point, je dirais une forme de soft power de l’Union européenne qui diffuse à l’échelle mondiale ce nouveau socle de droits, qui irradie dans le monde entier. C’est très intéressant de voir ce phénomène se propager un peu partout.

Caroline Broué : Manifestement tout ça va dans le bon sens en tout cas. Valérie Peugeot vous restez avec nous. On vous retrouve dans quelques petites minutes juste après La revue de la semaine de Mélanie Chalandon ; il est 8 heures 31 sur France Culture.

Voix off : France Culture – Les matins du samedi– Caroline Broué

[De 15 min 50 à 20 min 50 La revue de la semaine de Mélanie Chalandon]

Caroline Broué : On retrouve notre invitée de la deuxième heure, Valérie Peugeot, membre depuis 2016 de la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés, chercheuse à Orange Labs et directrice de l’association sur les enjeux sociétaux du numérique, l’association Vecam.

Si nous parlions un peu de monnaie avec vous, Valérie Peugeot, parce que vous disiez tout à l’heure que ce qui est très important c’est qu’aujourd’hui la CNIL va pouvoir, grâce à ce règlement européen qui va s’appliquer le 25 mai dans tous les pays de l’Union européenne, sanctionner une société à hauteur de 4 % de son chiffre d’affaires mondial, ce qui paraît, effectivement, considérable. Cela dit, la CNIL est-elle en capacité de faire respecter les lois quand on sait que son budget annuel est de 17 millions d’euros ? Et juste pour information, le chiffre d’affaires d’Alphabet, la maison de Google, était de 110 milliards de dollars en 2017. Donc on a quand même un peu l’impression que c’est David contre Goliath.

Valérie Peugeot : D’abord, sur ce 4 % de chiffre d’affaires, je reviens là-dessus, il faut comprendre que c’est le principe de la bombe atomique ; elle est faite pour ne pas s’en servir !

Caroline Broué : De la dissuasion vous voulez dire ?

Valérie Peugeot : Voilà, exactement. Donc l’idée c’est que, et on le voit déjà, un certain nombre d’acteurs qui respectaient je dirais plus ou moins la loi informatique et libertés — le droit d’accès aux données, etc., le droit de rectification, des droits qui existent depuis 40 ans encore une fois — sont tout à coup en train de se réveiller en se disant « tiens, tiens, il faut peut-être qu’on se mette en conformité. » Bon !

Pour revenir à votre question, effectivement, les moyens de la CNIL aujourd’hui sont un petit peu légers et nous ne le cachons pas. La présidente s’en est ouverte à plusieurs reprises. Pourquoi ? Parce qu’en fait le gros du travail de la CNIL ce n’est pas tant la sanction que l’accompagnement : c’est le cœur de son métier. C’est quelque chose qui est méconnu parce que souvent les gens gardent une image un peu décalée de la réalité de la CNIL ; ils voient encore la CNIL d’il y a 20 ans, c’est-à-dire effectivement un peu le côté gendarme, etc. En réalité, le gros de l’activité de la CNIL, c’est d’aider les acteurs qui la contactent pour se mettre en conformité, de les former, de construire aussi des règles de droit souples qui vont simplifier la vie des acteurs. Il y a toute une série de ce qu’on appelle, par exemple, des pactes de conformité, des mesures de simplification qui vont alléger, justement, le travail des acteurs pour être en conformité, rendre le droit lisible, simple, compréhensible. Et ce travail-là est particulièrement intense en ce moment puisque, effectivement, il y a une forme d’agitation de toutes les entreprises qui sont, pour certaines, un petit peu paniquées par ce règlement complexe. Et la CNIL est au four et au moulin, si je puis dire, pour aider ces acteurs à digérer le règlement, à se l’approprier et, effectivement, à se mettre en conformité.

Aujourd’hui la CNIL ce sont 200 permanents, à la fois des juristes mais aussi des gens qui ont des compétences techniques, des ingénieurs. Il faut voir qu’en Allemagne ce sont 600 personnes, au Royaume-Uni ce sont 600 personnes ; dans la plupart des pays, comme l’Irlande, on embauche à tour de bras chez les autorités protectrices des données et malheureusement, en France, le gouvernement n’a pas jugé bon d’augmenter substantiellement les moyens d’action de la CNIL, ce qui paraît presque un contresens de l’histoire.

Caroline Broué : Oui, surtout quand le champ de compétences s’élargit et quand les dossiers sont de plus en plus nombreux, en effet, de plus en plus différents et de plus en plus complexes.

Valérie Peugeot : Et complexes, tout à fait. Donc nous espérons que l’année prochaine se placera sous de meilleures augures pour la CNIL du point de vue budgétaire.

Caroline Broué : Et que le message sera entendu.

Valérie Peugeot : Voilà !

Caroline Broué : Pour rester un tout petit peu dans ces histoires de monnaie, on a assisté cette semaine à un débat sur la création d’un marché de la data, alors ça a été par tribune collective interposée, ça se fait beaucoup en ce moment dans la presse, certains étaient pour que chaque citoyen puisse monnayer ses informations personnelles, c’était le cas d’une tribune signée notamment par Laurence Parisot et Alexandre Jardin ; et puis d’autres n’étaient pas du tout d’accord et ont répondu dans une tribune ; ça a été votre cas, Valérie Peugeot. Est-ce que vous pouvez nous expliquer les enjeux de ce débat ?

Valérie Peugeot : En fait, sur le point de départ de ceux qui défendent une patrimonialisation, une commercialisation de la donnée personnelle, tout le monde est d’accord. C’est-à-dire qu’aujourd’hui il y a une sorte d’asymétrie de pouvoir entre les individus d’un côté et les responsables de traitement, les collecteurs de données, les services numériques, etc. Bon ! Tout le monde s’accorde là-dessus, pas de souci. Par contre, sur la réponse, nous divergeons complètement. Effectivement, un certain nombre d’acteurs ressortent une vielle idée, un petit peu rancie si je puis dire, cette idée qui a l’air comme ça de tomber sous le bon sens : il suffit de rendre les gens propriétaires de leurs données et ensuite ils pourront les monétiser et donc décider oui ou non s’ils veulent, s’ils acceptent, que leurs données soient collectées et comment.

En fait, c’est vraiment la fausse bonne idée, pour dire les chose de façon radicale !
La fausse bonne idée, d’abord pour des raisons purement économiques, c’est-à-dire que ça ne marche pas. Quand je dis que c’est une vieille idée, elle a déjà été essayée ; depuis 5-7 ans, il y a toute une série de start-ups qui ont essayé de se positionner de cette manière-là en disant aux individus « eh bien ouvrez-nous votre compte Twitter, votre compte Facebook, etc., on récupère vos données et on va les monétiser pour vous sur des marchés. » Le résultat c’est quoi ? Le résultat c’est quelques centimes d’euros pour avoir accepté de vendre vos données, enfin de livrer à ces start-ups intermédiaires vos données. Donc, en tant qu’individu, je ne vois pas très bien l’intérêt de me priver de ma vie privée pour quelques centimes d’euros. Donc ça ne marche pas. Déjà, c’est un simple constat économique. Et en imaginant que cela marche, je me mets dans l’hypothèse positive, ça ne résout rien ! Ça ne résout strictement rien pour la simple et bonne raison c’est qu’on retrouve cette asymétrie de pouvoir et qu’au final ce seront ces mêmes entreprises qui seront en capacité de négocier la valeur des données, de les monétiser. On va retrouver à nouveau une forme d’inégalité numérique, c’est-à-dire que les personnes qui auront les moyens pourront décider de ne pas vendre leurs données, donc de protéger leur vie privée, et puis nous aurons des sortes de pauvres numériques qui seront bien obligés de commercialiser leurs données, donc toutes choses égales par ailleurs. Je dramatise un peu, bien sûr !

Caroline Broué : Pour défendre votre position, on entend bien, parce que vous alliez y venir.

Valérie Peugeot : Oui, oui. C'est un peu comme les personnes qui sont obligées de vendre leur rein dans des pays pauvres, qui vendent leur corps, des morceaux de leur corps, parce qu’elles n’ont juste pas le choix pour survivre. Donc on aurait, dans le monde numérique, les riches qui pourraient protéger leur corps numérique et les pauvres qui seraient obligés de le commercialiser. Bref ! Donc d’un point de vue économique ça ne tient pas la route.

Maintenant la question, de toutes façons, n’est pas là. La question c’est que la donnée personnelle c’est vraiment quelque chose qui se raccroche à la personne. Notre régime juridique est personnaliste. C’est-à-dire que c’est un droit et, de la même manière qu’on ne vend pas notre corps, on ne vend pas ses données personnelles qui sont à la fois, je le disais tout à l’heure en introduction, totalement intimes puisqu’elles racontent des choses qui sont de l’ordre sensible de nos vies privées, de nos agissements, de nos choix, de nos goûts, de nos centres d’intérêt et aussi éminemment sociales, c’est ce que je disais tout à l’heure.

En plus, d’un point de vue pratique, je prends un exemple tout simple : quand vous mettez un like sur Facebook, sur le post d’un ami ou d’une amie, à qui appartient ce like ? À vous parce que c’est vous qui l’avez posté ? Ou à cet ami parce que ça se raccroche à un de ses centres d’intérêt ? Donc, d’un point de vue pratique, c’est totalement ingérable.

Au-delà de ça, il est très important de garder cette donnée personnelle dans ce champ des droits de la personne parce qu’elle parle de nous et ne pas imaginer – c’est très tendance aujourd’hui – qu’en marchandisant la donnée, on va la protéger. Au contraire, il faut renforcer ce droit à l’autodétermination informationnelle, c’est-à-dire ce droit à la maîtrise de nos données.
On peut imaginer des tas de régimes juridiques, le RGPD en est un, mais on n’est pas au bout du chemin. Il va falloir continuer à déployer un imaginaire juridique parce que les technologies évoluent, parce que les usages évoluent, imaginer tout un faisceau de droits qui permettent à l’individu de dire ce qu’on a le droit ou pas de faire avec sa donnée, sans pour autant glisser vers un régime patrimonial, un régime commercial.

Caroline Broué : Je vous écouterais encore des heures, des jours. Voilà, on arrive déjà à 8 heures 45 avec tout ça donc dans le dernier temps des Matins du samedi, restez bien sûr avec nous la porte s’ouvre pour accueillir Jacky Durand, mais d’abord c’est L’Idée culture.

[De 30 min à 35 min 15 L'idée culture de Mélanie Chalandon]

Caroline Broué : Merci Mélanie. Dali, Valérie Peugeot, est un artiste que vous appréciez ou pas du tout ?

Valérie Peugeot : Il ne me touche pas particulièrement, je suis désolée.

Caroline Broué : Ça arrive. Vous avez tout à fait le droit de le dire.

[Rires]

Valérie Peugeot : Il ne fait pas partie de mes préférés, loin s’en faut.

Caroline Broué : Peut-être que ce que va dire Jacky Durand va vous plaire un peu plus que Les Montres Molles de Dali puisqu’à 8 heures 51 sur France Culture c’est l’heure des Mitonnages de Jacky notre confrère de Libération.

[De 35 min 38 à 41 min 05 Les Mitonnages de Jacky Durand]

Caroline Broué : Valérie Peugeot, on va terminer avec vous en musique avec votre choix musical. Et je crois que ce choix musical est un choix lié plus ou moins à notre sujet du jour, en tout cas aux réseaux sociaux et à Internet, puisqu’il est question d’une rencontre amoureuse sur les réseaux sociaux. On en écoute quelques notes et vous nous expliquez ce choix ensuite.

Je veux tes yeux– Angèle

Valérie Peugeot qu’est-ce qu’on entend ?

Valérie Peugeot : On écoute Angèle qui est une jeune chanteuse belge, assez prometteuse. J’ai choisi ce titre ce matin d’abord parce que je trouvais qu’il était adapté à un samedi matin cotonneux et doux et je l’ai choisi pour son contenu puisqu’il parle, effectivement, d’une rencontre amoureuse qui se fait sur les réseaux sociaux et où il y a toute cette ambiguïté entre ce qui se noue en ligne sans nécessairement se rencontrer et le passage – alors on n’a pas entendu toute la chanson –, mais le passage après, une vraie rencontre. Je trouve que ça illustre bien ce que nous disions pendant l’émission sur ce rapport entre l’intime et le social. Quoi de plus intime qu’une rencontre amoureuse et, en même temps, elle se passe dans le cyberespace, donc elle est aussi éminemment sociale.

Caroline Broué : Merci beaucoup, Valérie Peugeot.

Valérie Peugeot : Je vous en prie.

Caroline Broué : Merci également à vous Jacky Durand. Je rappelle quand même le titre d’un livre qui est sorti l’année dernière, Valérie Peugeot, que vous avez écrit avec Serge Abiteboul, Terra Data – Qu’allons-nous faire des données numériques ?, paru aux Éditions Le Pommier et qui poursuit la conversation que nous avons eue ce matin.

La précarité des utilisateurs d'informatique propriétaire quand l'éditeur change de modèle - Décryptualité du 22 octobre 2018 - Transcription

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Manu - Luc

Titre : La précarité des utilisateurs d'informatique propriétaire quand l'éditeur change de modèle - Décryptualité du 22 octobre 2018
Intervenants : Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : octobre 2018
Durée : 14 min 38
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 42 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Cloud Computing Image Wikimedia Commons. Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas responsable de leurs propos.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 42. Salut Manu.

Manu : Salut Luc.

Luc : La fameuse semaine 42.

Manu : La grande semaine 42.

Luc : Qu’a-t-on au sommaire pour cette semaine ?

Manu : Cinq articles.

Luc : Centre Presse, « Frédéric Moreau, militant pour un monde plus libre », un article de Bastien Lion.

Manu : Ça parle d’une association poitevine, c’est d’où je viens et j’aime bien parce qu’ils promeuvent le logiciel libre. C’est plutôt sympa ; c’est un article qui parle un petit peu des activités locales.

Luc : Un gros utilisateur de logiciels libres.

Manu : Exactement. Si vous êtes dans le coin allez les voir, ça peut être sympa.

Luc :  : Developpez.com, « La Commission européenne donne son feu vert pour le rachat de GitHub par Microsoft, sans condition », un article de Michael Guilloux.

Manu : C’est une nouvelle importante pour nous. On en a déjà parlé. Le rachat de GitHub est quelque chose de très important parce que c’est une plateforme non libre, bizarrement, mais qui héberge beaucoup de développements de logiciels libres et qui vient d’être rachetée, là c’est confirmé, par Microsoft.

Luc : Quand ça avait été racheté ça avait fait un scandale. Ils avaient quand même besoin de l’autorisation au niveau européen notamment pour ce rachat, qui a été donnée sans condition en disant « il n’y a pas de problème ».

Manu : 7,5 milliards de dollars, ce n’est pas rien !

Luc : Le Monde.fr, « Mounir Mahjoubi : "L’État ne va pas demander une pièce d’identité pour aller sur des sites pornos", un article de Damien Leloup et Martin Untersinger.

Manu : C’est une interview d’un secrétaire d’État qui vient de changer de ministère.

Luc : Mounir Mahjoubi qui était déjà chargé du numérique avant.

Manu : Et il continue, mais là c’est dans l’Économie [ministère de l’Économie, NdT]] il me semble. Il discute un petit peu, notamment d’Internet, des accès à Internet et là, pour le coup, ça parle de sites pornos ; c’est rigolo dans un titre !

Luc : Oui. Il explique la volonté qu’il y a de limiter l’accès pour les mineurs.

Manu : C’est un vieux problème ; ce ne sera pas résolu aujourd’hui. Nous, ce qui pourrait nous embêter, c’est si jamais pour cela on contrevenait aux libertés. C’est toujours compliqué. C’est toujours un sujet un petit peu difficile.

Luc : La Tribune, « PeerTube : Le logiciel libre est une alternative crédible à l’hyperpuissance des GAFA », un article d’Anaïs Cherif.

Manu : Les GAFA, Google, Apple, Facebook, Amazon, qui sont énormes et YouTube.

Luc : Et Microsoft aussi qu’on aime bien rajouter.

Manu : Oui, GAFAM.

Luc : On parle plutôt de GAFAM.

Manu : Et puis là YouTube qui fait partie de Google.

Luc : Encore un article sur PeerTube, l’initiative de nos amis de Framasoft1 qui vraiment a un bon relais ; on a très régulièrement des articles là-dessus.

Manu : Qui essayent de présenter un système de vidéos.

Luc : Décentralisé, où chacun puisse avoir un serveur dans son coin, donc un truc qui nécessite quand même des compétences.

Manu : Si vous voulez un serveur.

Luc : Et après, chacun peut afficher sur sa propre instance les vidéos des autres, mais sans avoir besoin de les héberger. L’Informaticien, « Licences logicielles – Éditeurs/entreprises : le clash ! », un article d’Alain Clapaud.

Manu : C’est ce dont on va parler aujourd’hui, des éditeurs de logiciels propriétaires, c’est le sujet de l’article en grande partie.

Luc : C’est un truc qu’on a souvent entendu sur le Libre disant « oui, mais ce n’est pas sérieux, les licences libres c’est trop compliqué juridiquement, il y a pas de garanties de ceci cela »

Manu : Instabilité.

Luc : Instabilité juridique et des fournisseurs, alors que quand on est avec un bon gros éditeur de logiciels propriétaires…

Manu : Comme Oracle2 ou SAP3.

Luc : Eh bien on est bien pépère parce qu’on est dans un monde bien contrôlé, bien propre.

Manu : Bien cadré. Bien encadré !

Luc : Voilà ! Si vous pensez ça ou que vous connaissez des gens qui vous sortent cet argument-là, allez lire cet article parce qu’il est édifiant ; on l’avait déjà évoqué plusieurs fois dans le podcast, il explique que notamment Oracle, mais ce n’est pas le seul, a une politique de contrôle extrêmement agressive et en fait, dans les licences, il y a des clauses qui autorisent la boîte à venir chez leurs clients pour faire des audits. Et les audits ce n’est pas « coucou on vient une après-midi pour regarder ».

Manu : Comment ça se passe chez vous ? Vous avez bien installé votre base de données Oracle ?

Luc : Et pour demander de double-cliquer à un endroit pour voir ce qui est installé. C’est énorme. Il y a quelques années il y avait eu un procès entre Mars, la boîte qui fait les barres chocolatées, donc très grosse boîte, et Oracle parce que, en fait, Mars en avait ras-le-bol parce qu’ils avaient plusieurs personnes à plein temps qui ne faisaient que répondre aux demandes d’Oracle, que ça leur coûtait une fortune et, en plus de ça, Oracle avait des demandes dans tous les sens, etc. Et ils avaient eu gain de cause à l’époque. Oracle ne s’est pas contenté juste de s’en prendre à Mars, ils font ça régulièrement.

Manu : Ils ont l’air d’aller tellement loin qu’ils aimeraient pouvoir installer des petits logiciels vérificateurs chez leurs clients, directement, pour s’assurer de l’utilisation de leur base de données.

Luc : Oui. Donc un petit logiciel espion.

Manu : Voilà ! Rien que ça !

Luc : MSI [constructeur de matériels informatiques, NdT] n’a pas réussi à le faire mais Oracle serait partante. On imagine que la NSA n’est peut-être pas très loin derrière.

Manu : Oui, ce sont des entreprises américaines.

Luc : Donc ils doivent collaborer, hein ! Bien sûr.

Manu : Il n’y a pas de raison ! C’est peut-être même obligatoire d’après la loi américaine.

Luc : Ce qui est intéressant c’est que, par rapport à cette question de la sécurité juridique, etc., il y a un des sujets qui remonte dans l’article qui est de dire que, au final, les licences ne sont pas si claires que ça et qu’il y avait quand même des marges d’interprétation importantes notamment sur ce qu’on fait payer et, certaines licences, ça va être au nombre de processeurs par exemple.

Manu : Et parfois même plus compliqué que le nombre de processeurs, parce que les processeurs peuvent contenir des cœurs et que les cœurs peuvent encore multiplier les usages. Parfois ils vont demander de payer par rapport au nombre d’utilisateurs de la plateforme ou de clients finaux de la plateforme et, encore mieux, c’est SAP qui a sorti ça dans les causes conflictuelles, ça a créé des gros soucis chez leurs clients, c’est qu’ils ont demandé à faire payer les utilisations indirectes. Donc ce sont les licences indirectes de leurs logiciels.

Luc : Donc ces petites notions sorties du chapeau. On a également l’AFPA4 en France à qui Oracle avait demandé 13,5 millions d’euros en disant « vous utilisez tel et tel service », or ces services étaient intégrés dans un logiciel qu’ils avaient acheté légalement. Ils disent « on a acheté le logiciel pourquoi on devrait payer les licences des sous-logiciels qui sont utilisés par ce service-là », et ils ont eu gain de cause devant le tribunal ; mais il faut aller au tribunal !

Manu : Bonne chance ! Et là SAP, ils ont l’air de l’avoir mauvaise. SAP c’est une boite allemande, ils font un gros logiciel de gestion, énorme.

Luc : C’est l’usine à gaz par excellence !

Manu : Le truc horrible et là ils ont parfois multiplié les prix demandés par 10, y compris la boîte qui fait Budweiser, boîte de bière, eh bien ils se sont faits agresser par leur fournisseur de logiciels qui leur a demandé jusqu’à 600 millions d’euros.

Luc : On voit que cette sécurité, cette fameuse stabilité du monde propriétaire, c’est loin d’être une évidence. Actuellement — c’est la raison d’être de cet article — c’est en train de péter un peu partout. On parle d’Oracle qui est très en avant, mais il y en a d’autres.

Manu : Sachant que dans ces évolutions, c’est une des choses amusante qui est mise en avant dans l’article, ce sont les évolutions dans le temps. C’est-à-dire qu’on achète une licence à un moment donné, mais plus tard, avec les mises à jour du logiciel qui nous intéresse, qu’on utilise, et puis des mises à jour qui sont parfois poussées par le fournisseur, eh bien les clauses de l’achat, les clauses contractuelles peuvent changer, peuvent évoluer.

Luc : On n’est pas obligé d’accepter mais en même temps, combien de temps à l’avance on voit ces nouvelles licences ? Est-ce qu’on a le temps de passer son temps à les lire ?

Manu : Qu’est ce qui passe pour un logiciel qui est peut-être déjà un petit peu vieux, qui ne va pas avoir profité des nouvelles avancées, des corrections de sécurité ?

Luc : Tout à fait. Et puis si on veut sortir pour avoir un autre fournisseur ! Enfin tout ça c’est un boulot énorme et ça pose des vrais problèmes. Il y a un peu les mêmes du côté de Microsoft et de la bureautique avec Office 365 qui lui est plutôt un service mais avec cette idée de faire des mises à jour très régulières et il y a des gens qui disent : « derrière on a des trucs qui ont été développés sur des bases de bureautique qui sont des outils métiers, on ne peut pas se permettre de les remettre à jour tous les quatre matins à chaque fois que l’éditeur, qui ne fait lui que ça, a décidé de changer des éléments. »

Manu : On peut sentir que les éditeurs de logiciels propriétaires sont en train de pousser leurs clients captifs, leurs troupeaux de clientèle vers un nouveau modèle.

Luc : Oui, parce que souvent ce qu’on dit c’est que l’éditeur propriétaire a besoin de faire de l’argent. Donc il ne va pas saigner à blanc ses clients parce que sinon après…

Manu : Ce ne serait pas intelligent !

Luc : Ce ne serait pas intelligent.

Manu : Ce serait comme le parasite qui détruit son hôte, ce ne serait pas très futé.

Luc : Ça n'arrive jamais. Or justement, dans ces cas, c’est que la mode est au service hébergé, le cloud comme on dit.

Manu : Le nuage.

Luc : Le nuage

Manu : L’informatique « nuagique ».

Luc : Eh bien du coup Oracle, SAP, etc., font la même chose et donc ils ont envie de pousser leurs clients vers ces systèmes où ce sera sur abonnement ; ils font tout pour les dégoûter. Tu parlais des changements de licence, mais même en gardant la même licence, on peut très bien imaginer qu’avec ces systèmes d’audit, un auditeur se les réserve pour aller taper sur un client qui est manifestement malhonnête et qui ne paye pas ses licences.

Manu : Ou qui ne paye pas autant que voudrait son fournisseur.

Luc : Mais après il peut dire aussi « je vais faire du harcèlement et je vais les pourrir autant que possible ». Dans l’article ils disent par exemple que le service des gens qui font les audits c’est le même que le service commercial ; donc en gros, ils sont main dans la main.

Manu : Et qu’ils seraient payés au nombre d’infractions.

Luc : D’infractions qu’ils ont trouvées ; donc les auditeurs sont à charge pour essayer de plomber le client au maximum.

Manu : Ça ne donne pas envie ! Il y a des associations d’entreprises qui essayent de se défendre contre ça, qui achètent des licences en commun, mais même comme ça, elles ont l’air d’avoir du mal. Ça a l’air d’être une gageure.

Luc : Du coup on voit que cette fameuse stabilité, ce fameux modèle économique qui est censé protéger…

Manu : C’est un fantasme.

Luc : Voilà ! À partir du moment où c’est la fin d’un modèle, la fin du modèle des licences pour des très grosses boîtes comme Oracle ou autres…

Manu : Microsoft.

Luc : Eh bien du coup, elles peuvent passer en mode hostile et dégommer tout ce qu’il y a devant eux en disant « de toutes façons on est tellement gros qu’on est les seuls acteurs crédibles », en tout cas c’est ce qu’elles pensent. Et c’est toujours très compliqué de migrer. Ça démontre bien que cette fameuse prétendue sécurité est illusoire.

Manu : On va passer, ou en tout cas c’est ce que eux veulent, d’un modèle où on achète un droit d’utilisation, la licence, à un modèle où on va louer du logiciel hébergé par son fournisseur. Donc les données, ce que ça comprend, seront hébergées chez Oracle, chez SAP, chez Microsoft avec Office 365 et d’autres. Eux vont garantir le service, ce qui peut être propre, pratique, mais pour le coup, ils vont aussi s’assurer d’avoir une rente garantie.

Luc : Les vieux informaticiens qu’on a pu croiser nous ont expliqué que dans les années 80 IBM régnait en maître sur l’informatique ; il y avait une notion de location de logiciels. Ils avaient leur système, même si c’était local, leurs informaticiens sur place, mais tout était à eux et le client ne faisait que louer. Le jour où IBM disait « on fait une mise à jour, on change », ils changeaient et le client n’avait rien à dire. Microsoft avait son beurre initialement là-dessus : les boîtes en avaient marre d’être pieds et poings liés devant la volonté d’IBM.

Manu : Microsoft c’était la solution disruptive.

Luc : Et voilà ! Qui donnait finalement un peu plus de pouvoirs que ceux que IBM proposait. En revanche, sur ces systèmes hébergés, on retombe sur un système de type location de système où on n’est pas propriétaire du système, on n’est propriétaire de rien et totalement dépendant.

Manu : Et c’est ce modèle de la rente où mensuellement ou annuellement on va payer, qui est une garantie pour le fournisseur. C’est beau ! Il va pouvoir traire ses clients !

Luc : Et avec un contrôle accru. Par rapport à cette question du changement de modèle, qui fait que cette prétendue sécurité et cette prétendue bienveillance du fournisseur peuvent être remises en cause par un changement de modèle économique, ce changement de modèle peut également être parfaitement volontaire.
J’ai en tête par exemple Apple, quand ils avaient mis en place un iPad, c’était assez rigolo parce que la presse avait encensé l’iPad en disant c’est super, c’est beau c’est Apple, c’est génial…

Manu : Ils avaient vu Apple comme un sauveur.

Luc : En fait c’est le truc qu’il y avait derrière ! Apple leur a dit : « avec notre Store et notre machin vous allez pouvoir mettre vos articles, vos journaux sur l’Apple Store et comme nous on n’est pas là pour faire les trucs bénévolement, on va faire de la tune, vous allez enfin sortir de voter marasme et gagner de l’argent. »

Manu : C’était la sauvegarde [sauvetage, NdT] des médias. Les médias ont adoré donc on acheté ça !

Luc : Ils ont tous dit « c’est super », etc. Ils se sont équipés, les rédactions ont investi de l’argent pour être en mesure de produire leurs articles dans tout ce système-là. Et une fois que tout le monde a bien sauté le pas, Apple a dit « bon, eh bien maintenant on va prendre 30 % sur tous vos abonnements et on va vous imposer cette grille tarifaire dans laquelle vous êtes obligés de rentrer ». Ce qui fait que certains titres de presse étaient soit trop chers soit pas rentables, mais comme ça ils étaient coincés par ce système-là.

Manu : Et vous n’aurez pas le droit d’être vendus en dehors de notre Apple Store à des tarifs plus compétitifs.

Luc : Tout à fait ; donc avec des tas de clauses pourries, etc. Évidemment Apple avait choisi ce truc bien à l’avance.
On peut également citer Google Maps. Google Maps, service de carto que tout le monde a mis sur ses sites parce qu’initialement c’était facile, c’était quasi gratos au départ, et puis ils ont augmenté un petit peu les tarifs. Tout le monde les utilise dans tous les coins.

Manu : Oui c’était installé sur tous les sites, les institutions les installaient, les entreprises avaient un petit Google Maps dans un coin ; c’est hyper pratique, hyper joli.

Luc : Et puis il y a quelques mois ils ont fait exploser les prix. Il y a différentes catégories, mais on est arrivé facilement à des X 30, X 40, donc des trucs complètement hallucinants. Et il y a tout plein de sites où le menu carto a été éteint parce que ça coûte trop cher.

Manu : Ça coûte trop cher.

Luc : Si ce sont des sites qui ne génèrent pas beaucoup d’argent, on ne peut pas se le permettre et du coup on se retrouve le bec dans l’eau. Google a bien appâté son poisson et une fois que tout le monde est là ! Pff !

Manu : Changement de modèle, vous allez passer à la casserole !

Luc : Il y a des exemples réels mais c’est aussi mon côté un petit peu paranoïaque c’est que le changement de modèle peut venir également d’une contrainte. On voit avec SAP et Oracle, ils auraient peut-être pu rester sur le modèle licence éternellement, mais le modèle du cloud est là et on peut imaginer également une boîte qui détient des tas de choses et soudain son modèle se casse la gueule, ne devient plus rentable.
J’en ai parlé il y a quelque temps, c’est mon scénario catastrophe favori. Une boîte comme Facebook, par exemple, ses utilisateurs lui cèdent des droits patrimoniaux, droits d’auteur patrimoniaux sur tout ce qu’ils mettent sur Facebook, ce qui veut dire tout ce que les gens ont publié, les photos, les films et ce qu’ils écrivent, etc. Sur les milliards de gens qui sont sur Facebook, un certain nombre vont faire carrière et vont avoir de la notoriété. Eh bien si un jour Facebook devient non rentable, que le système se casse la gueule, que tout le monde trouve ça ringard, que le marché de la pub ne veut plus être là ? Eh bien ils sont assis sur un vrai trésor qu’ils ont le droit d’exploiter, de revendre, toutes ces choses-là. Ils ne le feront pas aujourd’hui parce que ça ferait un tel tollé que ça les coulerait, mais s’ils sont en train de couler pourquoi se priveraient-ils ?

Manu : Ou encore si la direction change. Il y a eu des appels à ce que Mark Zuckerberg quitte son poste parce qu’il avait fait deux-trois bêtises. On pourrait imaginer qu’une autre entreprise achète Facebook ou que Facebook doive être revendue par morceaux et que la base de données des données utilisateurs soit revendue dans un paquet qui soit transmis à va savoir qui.

Luc : On a bien des boîtes qui revendent les médicaments 20 fois, 30 fois plus cher, donc pourquoi pas cette exploitation-là ?

Manu : On a parlé de tous ces sujets-là déjà dans le passé, notamment parce que nous on présente souvent des alternatives : Google Maps, on en a parlé tout à l’heure, il y avait comme alternative intéressante OpenStreetMap5, qui ne lève pas tous les problèmes, ce n’est pas le monde magique des Bisounours, clairement.

Luc : Il n’y a pas tous les services proposés par Google Maps.

Manu : Ce n’est pas aussi joli, souvent ce n’est pas aussi rapide, parfois c’est un peu lent, mais ça ne demande pas les mêmes coûts et ça demande quoi ? Essentiellement d’être un bon citoyen informatique.

Luc : Il y a les fonds cartographiques. Après ça n’est pas tout à fait comparable parce qu’on n’est pas sur les mêmes services. OpenStreetMap vise à produire un fond de carto qui est excellent mais pas nécessairement à fournir des services, même s’il y a des tas de gens qui ont tendance à les mettre, mais qui sont moins complets.

Manu : En fait pour les bases de données, pour les systèmes de gestion, il y a aussi des alternatives je pense à PostgreSQL6, MySQL7, qui sont des alternatives à Oracle qui peuvent être sympas et qui peuvent aussi passer par des fournisseurs qui vont vendre des services avec des contrats qu’il faudra vérifier aussi. Il y a des contrats de service, parfois même du cloud. Donc on n’est pas forcément à l’abri là-dessus, mais on a une petite indépendance sur le logiciel. C’est quand même vachement plus pratique.

Luc : Quand on repense à GitHub qui est dans la revue de presse, rachetée par Microsoft où on dit « il n’y a pas de souci ». Avant, Microsoft faisait du propriétaire et crachait sur le Libre. Aujourd’hui ils font de l’open source et disent que c’est super. Ils feront peut-être le chemin inverse ou encore autre chose dans cinq-dix ans et ce qu’on est en train de leur céder aujourd’hui il faut bien penser que c’est par rapport au changement de modèle économique que les choses se jouent et pas uniquement dans la situation ici et maintenant.
Et effectivement dans le Libre, que ce soit sur les logiciels que tu as cités ou sur PeerTube au niveau des services, on se donne les garanties et les moyens de ne pas être enfermés et de pouvoir rester indépendants quels que soient les choix faits par les gens qui nous entourent à l’avenir. Il faut penser long terme.

Manu : On en reparle pour la semaine prochaine.

Luc : Oui, déjà ce n’est pas mal. Salut tout le monde.

Le Libre, ça marche : l'exemple d'Open Food Facts - Décryptualité du 29 octobre 2018 - Transcription

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Lucile - Manu - Luc

Titre : Décryptualité du 29 octobre 2018 - Le Libre, ça marche : l'exemple d'Open Food Facts
Intervenants : Lucile - Manu - Luc
Lieu : April - Studio d'enregistrement
Date : octobre 2018
Durée : 13 min 35
Écouter ou télécharger le podcast
Revue de presse pour la semaine 43 de l'année 2018
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Stéphane Gigandet, Logo de la base de produits alimentaires ouverte Open Food Facts. Licence Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Les données d'Open Food Facts sont exploitées et enrichies par Yuka. Le succès de cette application, bien que propriétaire, bénéficie à Open Food Facts qui voit sa base de données sous licence OBDL s'enrichir à grande vitesse.

Transcription

Luc : Décryptualité.

Voix off de Nico : Le podcast qui décrypte l’actualité des libertés numériques.

Luc : Semaine 43. Salut Manu.

Manu : Salut Lucile.

Lucile : Salut Luc.

Luc : Lucile, tu es libriste depuis combien de temps ?

Lucile : Une bonne vingtaine d’années. J’étais à Paris 8, donc on a commencé très tôt le Libre.

Luc : Paris 8, qui est l’université où l’April est née.

Lucile : Voilà.

Luc : Tu faisais partie des premières et c’est par toi que j’ai découvert le Libre puisque tu es ma sœur en fait. Donc tu es de passage à Paris et on est contents de t’avoir dans le podcast. Manu, qu’est-ce qu’on a au sommaire ?

Manu : Sept articles principaux.

Luc : Sciences et avenir, « Un tableau peint par une IA vendu 432 500 dollars… à partir d’un code source emprunté sur le web », un article de Sarah Sermondadaz ; le nom est compliqué.

Manu : C’est une histoire intéressante. Beaucoup d’argent ! C’est vendu aux enchères mais tout ça est basé sur une intelligence artificielle dont le code, à l’origine, est libre. Donc c’est intéressant parce que c’est un peu novateur ; je pense qu’on en reparlera dans d’autres podcasts dans le futur.

Luc :  :Le Monde.fr, « Apple et Samsung sanctionnées en Italie pour obsolescence programmée », un article de la rédaction.

Manu : Une institution européenne, d’un État européen, qui sanctionne pour des mauvaises pratiques ; ce n’est pas mal, parce que l’obsolescence programmée, on n’aime pas du tout !

Luc : ZDNet France, « La FFDN demande à Orange d’ouvrir sa fibre à tous les opérateurs », un article de APM.

Manu : Il s’agit d’opérateurs internet associatifs qui veulent accéder à la fibre, donc à des moyens d’aller plus vite.

Luc : Pour le moment ils étaient cantonnés à l’ADSL, ils ne pouvaient pas avoir le très haut débit. Numerama, « Qui est Henri Verdier, le nouvel ambassadeur pour le numérique ? », un article de Julien Lausson.

Manu : Henri Verdier c’est le nouveau directeur [était l'ancien directeur, NdT] du DINSIC [Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État], je ne sais plus l’acronyme, mais en gros c’est le DSI de l’État, donc le directeur informatique de l’État et ses choix vont avoir [ont eu, NdT] plein d’impacts, notamment sur le référentiel général d’interopérabilité qu’on suit pas mal.

Luc : La gazette.f, « Civic tech : des prestataires aux business models à risque », un article Gabriel Zignani.

Manu : Il s’agit d’éléments novateurs dans l’État pour faire changer certaines choses de l’administration. Il y a des enjeux parce que ce sont des entreprises et que ces entreprises auront accès à des données liées aux citoyens donc il faut surveiller tout ça. En général ils font du Libre donc c’est plutôt pas mal.

Luc : Developpez.com, « Richard Stallman adopte une alternative aux codes de conduite pour le projet GNU ! », un article de Michael Guilloux.

Manu : On est dans la saison des codes de conduite. On a fait l’émission de la semaine dernière sur le sujet, mais là c’est un code de conduite qui se veut plutôt positif c’est-à-dire on encourage les gens à avoir des comportements positifs pour aider à intégrer des communautés plus diverses, [de façon, NdT] plus agréable.

Luc : Plutôt que d’interdire. L’ADN, « L’économie collaborative : état des lieux », un article de Nastasia Hadjadji.

Manu : Ça parle d’économie collaborative, quelque chose dans lequel le logiciel libre se trouve. C’est un sujet très vaste. Je vous recommande d’aller lire l’article qui est plutôt intéressant et qui va vous parler de plein de choses, notamment d’Uber et de tous ces modèles-là.

Luc : Notre sujet de la semaine ne sera pas en lien avec un de ces articles. On avait envie de réagir sur le succès d’une application qui s’appelle Yuka1. C’est une application qui permet de savoir ce qu’il y a dans les produits qu’on achète.

Manu : Une application de téléphone portable.

Luc : De téléphone portable. On scanne le code barre et ça nous renvoie des infos disant si le produit est bon pour la santé ou pas. Si le produit n’est pas référencé, on peut le référencer soi-même avec l’application et alimenter la base de données. Cette appli a de la promotion dans les grands magasins, etc. ; ce n’est pas une appli libre, mais elle a un succès assez fulgurant. Par contre, pourquoi on en parle ?

Manu : Parce qu’elle est basée sur les données qui viennent d’un projet libre dont on a déjà discuté auparavant, qui s’appelle Open Food Facts2.

Luc : Open Food Facts, ça fait sensiblement la même chose.

Manu : C’est exactement le même point de départ.

Luc : On a une appli mobile qu’on peut installer sur son téléphone et, pareil, on peut avoir des retours sur les produits et alimenter la base. Ce projet existe depuis maintenant quelques années ; c’est un très beau projet libre, mené par des bénévoles ; c’est une association : les gens font ça sur le temps libre, ont fait du très beau boulot et maintiennent ça depuis des années, donc vraiment chapeau bas.

Manu : Ils ont référencé 600 000 produits, ce qui est considérable, et ça marche tellement bien, donc Open Food Facts et leur base de données, qu’ils sont même en lien avec les producteurs : les gens qui mettent leurs produits à Carrefour, Auchan et autres travaillent main dans la main avec Open Food Facts pour aller plus vite, pour être plus fiables.

Luc : Donc Yuka et d’autres applications. Qu’est-ce qu’il y a d’autres comme applis pour ne pas leur faire de la pub plus qu’aux autres ?

Manu : Il y a Foodvisor, ScanUp et Date limite ; en tout cas c’est ce qui est listé, là je suis en train de regarder Wikipédia.

Luc : Ils utilisent la base de données dont ils récupèrent les données.

Manu : Et ils y contribuent, c’est-à-dire que ce ne sont pas juste des parasites, on pourrait dire, ce ne sont pas juste des gens qui utilisent quelque chose sans reverser. Non, quand les gens travaillent avec ces outils-là, ce qu’ils vont faire, ce qu’ils vont re-scanner éventuellement, va être reversé à la base de données initiale parce qu’elle est couverte par une licence intéressante qui s’appelle la licence ODbl3 [Open Database License] qui est une licence assez protectrice.

Luc : C’est la même qui est utilisée sur OpenStreetMap, le truc de cartos, c’est une licence dite copyleft. Donc Lucile copyleft?

Lucile : Vous pouvez utiliser ces données comme vous voulez, les augmenter ou les réduire. Par contre, ce que vous ajoutez vous êtes obligé de le redistribuer.

Luc : Sous la même licence.

Lucile : Sous la même licence.

Luc : Ça veut dire que la liberté dont on bénéficie on a l’obligation de la garantir aux gens qui passeront derrière nous. Ça c’est un mécanisme très important parce que certaines licences libres ne sont pas copyleft, où on prend et on ne redonne rien en échange, on n’est pas obligé. Là c’est assez intéressant parce qu’on imagine que toutes ces applis sont quand même mises en place par des boîtes ; Yuka derrière c’est la grande distribution.

Manu : Donc elles ont un impact marketing considérable.

Luc : Effectivement. Quand ils l’ont lancé leur projet, Open Food Facts est là depuis un petit moment, ils ont deux options : c’est soit ils font leur petit truc dans leur coin en démarrant de zéro, soit ils prennent les 600 000 articles d’Open Food Facts en disant « ça nous ferait gagner vachement de temps et vachement d’argent de bénéficier de tout ça. Mais du coup on est également obligé de contribuer et de reverser ce qu’on va proposer ».

Lucile : Ils rentrent dans le collaboratif plus ou moins malgré eux.

Luc : Là, manifestement, ils le font plutôt pas mal et sur le blog d’Open Food Facts ils disent qu’ils travaillent avec eux, qu’ils travaillent avec Yuka. Donc manifestement ils ont fait le choix d’y aller. C’est assez rigolo de voir — et c’est l’intérêt du Libre, c’est une belle illustration, c’est pour ça qu’on voulait en parler — comment ces deux projets qu’on pourrait considérer comme concurrents où, dans un schéma normal, ils devraient se foutre sur la gueule et se détester et dire que l’autre est un enfoiré !

Manu : De la compétition bien dure.

Luc : Eh bien ils collaborent, ils travaillent ensemble. Donc Open Food facts donne pas mal d’infos ; Yuka est plus simple dans les infos qu’il délivre.

Manu : Oui. Je crois comprendre qu’en gros ils ont une note alors qu’Open Food Facts ils ont plutôt un ensemble de critères qu’on peut étudier, qui pointent sur plusieurs domaines, mais c’est plus compliqué.

Luc : Ils donnent plusieurs infos.

Manu : Voilà ! Mais Yuka a quasiment 7 millions d’utilisateurs réguliers et c’est tellement important qu’ils en parlent à la télé ; ça passe dans les journaux télévisés, il y a eu des reportages dédiés à ces applications parce qu’on dit Yuka, mais il y a les autres, et les gens, vraiment, sont dans les supermarchés en train de scanner les produits qu’ils achètent. Ça a l’air d’être considérable.

Lucile : C’est peut-être leur premier pas vers le collaboratif !

Manu : Oui. Un collaboratif ouvert où on travaille ensemble et on n’est pas juste dans un esprit falot.

Lucile : Passif et de consommation, mais de participation active.

Luc : Et une participation qui est sur une base libre. Les gens ne sont pas nécessairement au courant. Moi ça m’est arrivé ces dernières années de voir des gens, surtout quand c’était la mode du collaboratif il y a peut-être une dizaine d’années, quand Wikipédia commençait vraiment à être connu, il y a pas de mal de gens qui disaient « c’est bien, je peux avoir du travail gratos ». Et tu disais « tu vas mettre ça en libre ? » « Ah ben non, ce sera fermé, ce sera à moi. »

Manu : Des profiteurs.

Luc : Voilà ! Des profiteurs ! Là on n’est pas dans cette démarche-là et c’est vraiment très bien. Ce qui est assez rigolo c’est que c’est le monde de la grande distribution ; ils n’ont pas la réputation d’être les plus humanistes et pourtant ils contribuent.

Manu : Et ils contribuent de manière active. On pourrait dire, si on avait un esprit un peu tordu on va dire, qu’ils contribuent, ils participent, ils collaborent, mais ils gardent une forme de contrôle en faisant leur propre application au-dessus d’Open Food Facts. C’est un moyen, alors aujourd’hui positif, mais c’est un moyen de garder un contrôle.

Lucile : On pourrait imaginer qu’il y ait du marketing agressif qui fasse des données pour pourrir la réputation d’un concurrent.

Manu : Des trolls par exemple.

Lucile : Voilà, des trolls comme on peut voir sur d’autres projets.

Manu : Ou en politique !

Luc : Comme Wikipédia.

Lucile : Ou en politique, ou Wikipédia, etc, donc ils ont raison de se protéger. Après, est-ce qu’ils ne vont pas être un acteur, eux-mêmes, négatif ; il faudra surveiller ça.

Luc : L’intérêt c’est que c’est transparent. D’une part, la différence avec un Wikipédia, c’est qu’on a des données ici qui sont très objectivables.

Manu : Il y a des mesures. Il y a quand même des critères. Il y a des gars qui sont derrière.

Luc : Il y a des notions d'étiqueter, de donner les ingrédients. Ensuite, il y a des études sur la dangerosité avérée ou supposée des additifs.

Manu : Ils ont pas mal de références pour tout cela et il y a des journalistes qui analysent tout ça.

Luc : Du coup, notamment pour Yuka, il y a des journalistes qui contestent en disant qu’ils ont quelques références contestables, pas fiables. Après, à chacun de se faire ses opinions ; on a sur ce sujet-là. On a, sur tous ces ingrédients, déjà une culture par la législation de la transparence où les infos existent et il est obligatoire de les mettre. Du coup effectivement, le fait de tout partager n’est pas nécessairement problématique pour eux.

Manu : Mais il y a une analyse en plus et il y a une analyse qualitative qui est remontée par les applications. Open Food Facts va te dire « attention, il y a un cancérigène reconnu ou possible dans le produit que vous êtes en train d’acheter, donc décidez en conscience de votre achat. Est-ce que vous voulez arrêter, passer à autre chose ou continuer en sachant que… »

Luc : Si jamais on a un projet qui part complètement du mauvais côté, je ne sais pas moi, un Open Food Facts qui se ferait noyauter.

Manu : Oui, ce sont des bénévoles !

Luc : Et qui commencerait à faire des trucs qui ne soient plus factuellement justes, on a toujours cette possibilité, avec le Libre, de forker comme on dit.

Manu : Faire une fourchette !

Luc : Et de dire : ce n’est que de l’information, j’ai le droit de prendre l’info et de me barrer de mon côté ; je ne vous fais plus confiance, je ne veux plus bosser avec vous, et chacun fait…

Lucile : On mettrait des critères plus éthiques sur la récupération des données, un filtrage ou autre, mais on a les moyens de recommencer sans partir de zéro le projet.

Luc : On peut se fâcher et chacun part avec une copie de la base et en fait ce qu’il veut dans son coin. Justement, par rapport à cette solution dont tu parlais, c’est un des sujets qui est intéressant, c’est qu’il y a contribution de Yuka et autres, mais ça ne va pas sans poser quelques soucis.

Manu : Oui. C’est que quand vous avez un produit qui n’est pas encore enregistré on vous propose de collaborer en fournissant, en remontant les informations. Donc vous faites un petit scan avec votre téléphone, la photo est envoyée, analysée comme on peut avec l’outil informatique, mais ça ne remonte pas une qualité parfaite, loin de là. Il y a pas mal de soucis et, sur la quantité de produits, donc des centaines de milliers, eh bien les petits gars d’Open Food Facts sont surchargés de boulot.

Luc : Et puis à priori, les gens qui utilisent Yuka font ça un peu comme des cochons. Avec la petite appli d’Open Food Facts de libristes, les gens font ça très consciencieusement. Quand on commence à toucher le grand public, c’est moins évident.

Lucile : Moi je trouve ça très positif pour la consommation en grande surface quand on ne peut pas faire autrement. On pourrait rajouter des critères éthiques pour orienter la consommation vers des produits qui orientent une société plus égalitaire.

Manu : Et plus écologique.

Lucile : Et plus écologique. Mais je pense que la vraie solution ce sont les circuits très courts. À Toulouse, on peut vraiment se le permettre facilement. Moi j’ai ma relation avec ma fermière le samedi matin, qui a des produits bio excellents et avec qui j’ai un relationnel super, d’égal à égal, sympathique et tout ; je préfère ce type de société, mais je trouve que ce type d’outil permet de faire évoluer la société dans laquelle on vit, avec laquelle on ne pas faire une rupture comme ça.

Manu : Pas du jour au lendemain ; le grand soir dans la nourriture ça va être compliqué !

Lucile : Voilà ! Et puis il y a un peu des choses qui sont sympas de l’autre côté aussi. Donc c’est vraiment un truc intéressant et puis, derrière tout ça, il va y avoir les monnaies libres ou d’autres types d’échange avec des gens locaux, de confiance et tout ; avec la blockchain ou autre on peut imaginer plein d’ouvertures qui vont vraiment changer le mode de consommation et la société qui va avec.

Luc : Il a déjà commencé à changer puisqu’on sait qu’en fait on est en dé-consommation.

Manu : Il semblerait.

Luc : Les Français consomment moins, dépensent toujours autant voire un peu plus, ce qui veut dire qu’ils sont en train de chercher la qualité. Et on peut supposer que la grande distribution s’empare du sujet parce qu’ils ont un œil rivé sur la demande des clients.

Manu : Et que s’ils ratent le sujet c’est risqué pour eux.

Luc : Ce que je trouve rigolo, pour revenir à l’informatique, c’est que toute cette transparence dont on bénéficie dans le domaine alimentaire, en vertu de la réglementation, eh bien si on fait le parallèle avec l’informatique, on n’a pas ça. C’est-à-dire qu’entre les logiciels propriétaires qu’on a on, les services, on ne sait pas ce qui se passe : ce n’est pas transparent ; ce n’est pas étiqueté. On n’a pas ça. On pourrait imaginer avoir…

Manu : Un Open Food facts sur autre chose que du food.

Luc : Sur de l'informatique et dire : on a notre circuit court avec tous les trucs que Framasoft4 met en place et tous les Chatons5 et toutes les assos, toutes les structures qui rentrent dans cette démarche-là où on peut rencontrer des gens, on peut les connaître, on peut rentrer dans les projets. Mais aujourd’hui on est aveugles, donc on fait de la malbouffe informatique.

Lucile : On a des services publics qui nous permettent, par exemple sur les problématiques de sécurité, de valider certaines versions de logiciels libres, parce que quand c’est fermé, c’est fermé ! Par contre, pour le hardware, ça commence à devenir beaucoup plus complexe et, en plus, on n’est pas fournisseurs de hardware donc si on veut faire un produit de A à Z complètement sécurisé en France…

Manu : En France ou en Europe.

Lucile : Ça devient complexe ; il faudrait rapatrier la production électronique ici.

Manu : Le circuit court pour un ordinateur, ce n’est pas encore envisageable.

Lucile : C’est compliqué !

Luc : On pourrait espérer que l’informatique s’inspire de ce qui se fait dans le domaine alimentaire. On est super contents de voir ce projet qu’on suit depuis longtemps ; Mag est impliquée dedans, elle n’a pas pu participer ce soir.

Manu : Il y a un impact considérable sur la société.

Luc : Et ça démontre que le Libre, eh bien ça marche.

Manu : Eh bien merci.

Lucile : Merci.

Manu : À la semaine prochaine.

Luc : Salut.

Contributopia : Dégoogliser ne suffit pas ! Peut-on faire du libre sans vision politique ? - Pierre-Yves Gosset - RMLL2018

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Pierre-Yves Gosset

Titre : Contributopia : Dégoogliser ne suffit pas ! Peut-on faire du libre sans vision politique ?
Intervenant : Pierre-Yves Gosset
Lieu : Rencontres mondiales du logiciel libre 2018 - Strasbourg
Date : juillet 2018
Durée : 1 h 29 min 40
Visualiser la vidéo sur PeerTube
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : David Revoy Contributopia - Accueil - Licence  Creative Commons By 4.0
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Peut-on faire du libre sans vision politique ?
Suite à sa campagne « Dégooglisons Internet » (oct 2014 - oct 2017), l'association a fait le bilan, calmement. Et il n'est pas brillant.
En quelques années, les GAFAM/BATX/NATU (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, Netflix, AirBnb, Tesla, Uber) ont « colonisé » le monde, en formatant nos interactions, en normalisant nos relations, en orientant nos consommations, en contrôlant notre pouvoir d'agir. À l’œuvre derrière cette mécanique, une mutation économique et sociale : le capitalisme de surveillance.
Avec sa nouvelle feuille de route « Contributopia », Framasoft souhaite mettre en place des outils et accompagner des dynamiques collectives qui permettraient de pouvoir agir plutôt que de subir. Il ne s'agit plus seulement de savoir « ce que nous refusons » (le logiciel propriétaire, les attaques contre nos libertés fondamentales, etc.), mais aussi de définir « quel monde nous souhaitons », et comment le logiciel libre et les communs peuvent nous aider à y le mettre en œuvre.
Nous essaierons donc de poser les faits qui démontrent que l'open source se porte (très) bien mais que le logiciel libre (= open source + valeurs + éthique) soit dans une ornière depuis plusieurs années.
Pour sortir de l'ornière, mais aussi de l'épuisement, ne devrions-nous pas faire un pas de côté et réinterroger les pratiques, les fonctionnements et les visions de nos communautés libristes ? Ne plus voir le logiciel libre comme une fin en soi nous permettant de nous libérer nous (libristes), mais comme un outil inspirant capable de favoriser l'émancipation de toutes et tous, et d’accélérer des transformations sociales positives ?
La question politique a toujours été centrale dans le mouvement du logiciel libre, mais les questions économiques, techniques et juridiques - elles aussi profondément politiques, mais évitant soigneusement notre capacité d'avoir une vision globale - ont parfois posé un voile sur notre faculté à nous projeter ou à passer de la réaction à l'action.
Et vous, comment imaginez la place du logiciel libre dans la société dans 3, 5 ou 10 ans ?

Transcription

Peut-on faire du libre sans vision politique ?

Dégoogliser ne suffit pas. Peut-on faire du Libre sans vision politique ? Déjà je spoile, la réponse est non ; je vais réexpliquer pourquoi. Encore une fois je redis parce que là, du coup, la conférence sera coupée, enfin la vidéo sera probablement coupée en deux, donc pour ceux qui n’ont pas pu ou qui n’auront pas visionné la vidéo d’avant. Tu veux peut-être une pause ? Non c’est bon ! Ça continue à tourner.

Je vais quand même me représenter, ça va faire un peu bizarre mais c’est volontaire.

Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, je suis délégué général d’une association qui s’appelle Framasoft1 qui, depuis une dizaine d’années, fait la promotion du Libre — culture libre, logiciels libres ; maintenant on déborde aussi sur les communs, on déborde sur le capitalisme de surveillance aussi.

L’objectif de cette deuxième conférence qui suit le bilan de ces trois années de campagne de « Dégooglisons Internet »2, je l’ai donc appelée « Peut-on faire du Libre sans vision politique ? », sachant que chaque année aux RMLL — et là, rien que cette année, je crois qu’il y a au moins trois conférences qui tournent autour de ce sujet-là — ce n’est pas un sujet nouveau, ce n’est pas un sujet qu’amène Framasoft, c’est un sujet sur lequel Framasoft veut un, se positionner et deux, utiliser finalement sa capacité médiatique et sa légitimité dans ce milieu du logiciel libre pour porter, elle aussi, ce message-là. Ce que je vais dire n’aura peut-être rien de nouveau pour certains et certaines d’entre vous, mais il faut bien, à un moment donné aussi, que ça soit redit par d’autres personnes.

Soyez indulgent·e·s

Je vais vous demander d’être indulgents et indulgentes, la conférence c’est la première fois que je la fais, je l’ai finie hier soir, celle du bilan je l’ai finie tout à l’heure, mais celle-là je l’ai finie hier soir.
55 diapositives qui sont un peu chargées, très inspirées, finalement, d’autres visions, d’autres personnes, de rencontres, voilà. Aussi de mon expérience plus que de celle de Framasoft sur des sujets qui vont être parfois clivants, parfois trollesques, mais bon, après tout !
J’utilise l’écriture inclusive et je vous emmerde !
Et c’est plus moi qui parle que Framasoft dans cette conférence-là, même s’il y a beaucoup de points communs et je vais m’inclure dans l’autocritique que je vais faire.

Assertions

Très rapidement, deux affirmations que je ne prétends pas universelles.
Quand je vais parler du Libre, ma définition à moi du Libre, celle que j’utilise aujourd’hui, ce n’est pas celle que j’utilisais hier qui était plutôt celle des quatre libertés ; ce n’est peut-être pas celle que j’utiliserai demain, peu importe, mais en tout cas aujourd’hui, quand je vais vous dire Libre, je vais penser « open source + valeurs », notamment valeurs éthiques et valeurs sociales. Ce qui veut dire que l’open source, quelque part, si on retourne l’équation, c’est bien du « Libre - des valeurs éthiques et sociales ».

Et quand je vais parler de politique c’est l’« ensemble des discours, actions et réflexions ayant pour objet l’organisation du pouvoir au sein d’une société ». Vous pouvez ne pas être d’accord avec ça, ce n’est pas grave, personnellement ça m’en touche une sans bouger l’autre, c’est juste le point de départ de tout ça.

Nous avons cru nos propres mensonges

Première chose – oui, j’avais dit que je ferai du clickbait aussi – nous avons cru nos propres mensonges, donc je vais redire là encore des choses qui ont souvent été dites, mais je vais essayer d’en ré-synthétiser quelques-unes.

  • Premier c’est que « le Libre a gagné ! »
    Pour moi c’est faux. Jusqu’à il y a peu, on va dire cinq-dix ans, on avait d’un côté le logiciel privateur dont les valeurs sont l’enclosure, le marché, les formats fermés, la propriété intellectuelle et tout, le tout basé sur un code propriétaire c’est-à-dire pour lequel on n’a pas accès à la recette de cuisine du code et, en face, vous aviez le logiciel libre avec ses valeurs, son éthique et surtout, enfin surtout, aussi des qualités techniques de transparence, de pérennité du code, de partage éventuellement du code, alors pas toujours dans l’open source, mais voilà ! Donc des qualités techniques et des valeurs éthiques et sociales.

    Depuis quelques années, l'analyse que j’ai c’est que le capitalisme de surveillance est venu un petit peu transformer tout ça. Typiquement quand on voit la Linux Foundation3 qui travaille essentiellement avec des grosses boîtes c’est très bien, mais ils font plutôt de l’open source. Quand on voit Microsoft qui rachète GitHub, pareil, on voit bien que Microsoft fait de l’open source, Microsoft ne fait pas du logiciel libre, si on part de ma définition.
    Donc on a petit à petit une forme de réduction des valeurs éthiques et sociales du logiciel libre par rapport à cette open source très envahissant. Ça ne veut pas dire que nous, intérieurement, on est moins militants, mais concrètement ça devient difficile de ne pas être assommés par la puissance de l’open source en face, à partir du moment où vous avez dans les plus gros contributeurs à l’open source Google, Apple, Facebook – enfin Apple pas trop – Google, Facebook, Microsoft maintenant, etc.

    De l’autre côté, dans le camp d’en face, comme il y a moins de production de code propriétaire quelque part — enfin moins ça ne veut pas dire en quantité mais potentiellement moins visible — ça a laissé, à mon sens, par une espèce de jeu de vases communicants, beaucoup plus de place et ils sont beaucoup plus hargneux sur le fait de défendre leurs valeurs. Et c’est un petit peu de ça dont je voulais parler.
    Est-ce que les libristes se détournent de l’open source ? Je ne sais pas.

    Quand on vient me dire « non mais c’est bon le logiciel libre a gagné », concrètement ce qu’on m’a dit il y a quelques semaines lors d’une interview radio, la réponse est non, le logiciel libre n’a pas du tout gagné. Ça va être assez compliqué là-dessus.

  • Le Libre c’est simple, je vais t’expliquer.

    Faux. [Projection de la carte conceptuelle sur la page logiciel libre de Wikipédia]. Sans déconner si vous allez sur la page Wikipédia – logiciel libre4, c’est ça. On ne peut pas dire aux gens « c’est simple, machin et tout » ; réflexe : admettons que la personne soit un petit peu ouverte d’esprit elle va se dire : je vais regarder sur Wikipédia ; elle tombe sur ce graphique-là, tout en haut. Voilà ! C’est ça qui explique le logiciel libre aujourd’hui ! Vous allez me dire les Anglo-saxons sont meilleurs ! [Projection de la page en.wipedia/free_license]5. Raté !

    Après on dit « ouais, de toutes façons il y a des équivalents ». Nous, à Framasoft, on parle toujours d’alternatives et on est conscients que ce ne sont pas des équivalents.

  • « Le Libre c’est pareil ! »
    Mais non ! Le Libre ce n’est pas pareil ! Voilà la page d’accueil de Discord par exemple, qui est un logiciel qui permet de faire de la discussion, enfin c’est une espèce de chat texte plus voix, utilisé par des millions de personnes sur la planète, qui sert aux gens à s’auto-organiser. Donc c’est un outil important si on veut, nous, réussir à nous auto-organiser, on peut aller regarder comment ça fonctionne, etc.
    Vous allez me dire « oui, mais dans le logiciel libre, on a plein de logiciels qui font la même chose que Discord depuis avant Discord et TeamSpeak ou Skype ». Typiquement il y a un truc qui s’appelle Mumble. Voilà la page d’accueil de Mumble. Et quand vous voulez télécharger Mumble6, parce que c’est là, c’est Download Mumble la page n’est pas en français, vous avez tout de suite le petit schéma ; encore une fois à moi ça ne cause strictement aucun problème, mais il faut que je fasse un choix entre Windows, Windows x64, Ubuntu, iOS, machin, et après on va me dire « est-ce que tu veux de l'AMD-64, du i-386, etc. »

    Sérieusement ! J'ai entendu, je crois « c'est bien ! » Quand je vais sur la page de Discord, si je viens avec un Mac on reconnaît que c’est un Mac et automatiquement on me propose la version Mac par défaut, il y a petit lien, enfin ce que fait très bien Firefox et ce que fait très bien maintenant LibreOffice, mais pendant des années LibreOffice utilisait exactement le même type de page ; maintenant c’est bon, par défaut on détecte ; on améliore juste l’expérience utilisateur pour rassurer l’utilisateur qu’il a tout à fait raison de venir utiliser ce logiciel.

    Vous avez à gauche la présentation de ce à quoi ressemble Discord, donc une espèce de Slack, de Mattermost, de RocketChat ou de Framateam, si vous voulez, en termes de visualisation, et à droite la bonne vielle interface, alors je crois que c’est du Qt7 de chez Mumble, efficace, mais putain, qui a 15 ans, du coup c’est compliqué, je veux dire juste en termes de design, d’envoyer des utilisateurs là-dessus. Il y a une vraie problématique de design sur comment est-ce qu’on pense nos logiciels. Est-ce qu’on pense à l’utilisateur ou pas ? J’ai vraiment des doutes !

  • « Le libre, c’est des millions de contributeurs et de contributrices ».
    Faux. Vous vous en doutiez ! C’est surtout des milliers, des millions de consommateurs et de consommatrices. Donc là je fais le lien avec la conférence que je viens de finir sur cette société de consommation dans laquelle nous, du coup à Framasoft, on voit bien qu’on a surtout des clients plus que des utilisateurs et des utilisatrices et c’est un petit peu difficile parce qu’on propose quelque chose et les gens arrivent, enfin je n’ai pas précisé tout à l’heure, mais sur Framasoft le support c’est quasiment 80 mails par jour auxquels il faut répondre ; il faut ! auxquels on répond parce qu’on a bien envie d'y répondre et parce qu’on paye quelqu’un pour y répondre, mais c’est quand même compliqué.

    Concrètement, je reprends ici quelques chiffres. Forcément, vous allez me dire il y a les gros paquebots du Libre : typiquement Firefox c’est 1000 salariés ; LibreOffice c’est là aussi beaucoup de développeurs et de développeuses qui travaillent ; c’est chouette, mais si on regarde dans les faits concrètement comment ça se passe, le Libre est totalement indigent.
    VLC – non Jean-Baptiste Kempf, le président de VideoLan, n’est pas là je crois cette année, mais je lui ai demandé confirmation – c’est une dizaine de personnes qui font plus de 100 commits ; un commit c’est une modification de code source ; j’ai été chercher les chiffres en 2017.
    À chaque fois que je présente cette slide on vient me voir à la fin : « Oui mais quand même, les commits on peut en faire plein, on peut en faire pas beaucoup, etc. » OK, pas de problème, peu importe ce avec quoi on mesure. Je maintiens que mon argument reste juste et si vous voulez vous-même faire des mesures par commit, par utilisateur, sur la taille du commit par machin, etc., vous pouvez le faire, et les résultats m’intéressent, mais là je suis allé au plus vite et pour moi c’est assez parlant.
    Inskape c’est 8 personnes qui font plus de 50 commits dans l’année.
    Gimp c’est 6.
    Thunderbird c’est 6. Alors Thunderbird a réembauché des gens, donc c’est très bien vous allez me dire que sur ces 6 là ils ne vont pas faire seulement plus de 50 commits, ils vont peut-être en faire plus de 5000 par an, mais ça ne résout pas le problème d’un très petit nombre de personnes qui modifient et qui maintiennent le code.
    Diaspora 4.
    Etherpad 0. Etherpad, qui est utilisé par des millions de personnes sur la planète, n’a pas de développeur. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a personne qui développe dessus. Mais ça veut dire qu’il n’y a pas une personne qui est très active dessus et moi ça me pose vraiment un problème parce que, derrière, nous on a fait les malins, on a mis du Framapad, du machin, etc., c’est cool ! Sauf que c’est pareil on n’a pas nous de développeur pour réellement prendre le temps de développer sur tous ces logiciels.

    Donc ça pose quand même un véritable problème et qui est, pour moi, un des principaux problèmes sur lesquels on va essayer de travailler nous, sur les prochaines années, dans cette campagne « Contributopia ». En plus l’immense majorité, à part chez VLC où ils sont payés, je ne crois pas que chez Inskape, Gimp, Diaspora c’est sûr et Etherpad je suis sûr aussi, personne n’est payé là-bas. Chez Thunderbird il y a des salariés, chez VLC il y a des salariés mais, pour le reste, la réponse est non.

    Sur quoi reposent nos infrastructures numériques ? C’est titre d’un ouvrage qu’on a traduit dans la collection Framabook8, vous pouvez aller le récupérer, le télécharger librement gratuitement, etc., et le lire ; ça a été écrit par Nadia Eghbal qui entre un petit peu dans le détail et dans le fond de cette problématique-là.

    Ça c’est une image, c’est l’affiche du film Idiocratie , mais c’est un petit peu la représentation que moi j’ai du Libre communautaire en 2018. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien, ça ne veut pas dire que les gens sont nécessairement malheureux, mais concrètement ça se dégrade petit à petit et ce n’est pas la fête !

  • Le logiciel libre est un « commun ».
    Ça c’est une évidence pour moi et du coup il va falloir réussir à en prendre soin.
  • Dernier mensonge, « À la fin c’est nous qu’on gagne ! »
    Je l’entends souvent cette phrase. C’est chouette, elle redonne de l’espoir, etc., c’est comme dire « à la fin la planète va s’en sortir ! » OK ! Si vous voulez !

Réalité

Pour moi on se fait quand même défoncer la gueule tous les matins au petit déj, que ça soit les lois, que ça soit… – on pourra rentrer dans le détail tout à l’heure, je pense, de toutes ces problématiques-là –, mais ce que je veux dire c’est que tous les matins arrivent des contre-mesures par rapport au monde qu’on essaye de construire et arrivent des contre-discours par rapport à celuui qu’on essaye d’inventer : le monde du premier de cordée ce n’est pas le mien ; le monde de la start-up nation ce n’est pas le mien ; le monde de Parcoursup ce n’est pas le mien – oui Parcoursup est hébergé sur Framagit, comme je le disais dans la conférence d’avant, on fait la différence entre héberger quelque chose et être contre quelque chose ; enlever 5 euros d’APL, forcément pour des étudiantes et des étudiants qui potentiellement pourraient travailler, eh bien c’est con à dire mais s’il faut qu’ils aillent chercher à bouffer, c’est un peu plus compliqué pour eux et on ne peut pas leur en vouloir de ne pas développer.

On sous-estime systématiquement les opposants à notre modèle.
Je ne suis pas si vieux que ça mais enfin ça fait quand même maintenant quelques dizaines d’années, je peux les compter en deux dizaines, que je suis dans le milieu du logiciel libre et que j’utilise des logiciels libres, et on arrive à parler de nous, on arrive à documenter ce qu’on fait, etc. Je trouve qu’on n’a pas fait un très gros travail de documentation sur les histoires, les objectifs, les dynamiques et les moyens mis en place par les GAFAM notamment ; moi je suis assez surpris. Alors ça commence à percer, il y a des travaux notamment de sociologues et d’économistes qui commencent sur le capitalisme de surveillance, mais ce sont des travaux de recherche, donc ils prennent du temps. Ce sont des gens qui sont bien plus pointus que nous, mais, du coup, le temps que leurs travaux soient publiés ! Je vous parlais tout à l’heure, dans la conférence d’avant, de Shoshana Zuboff qui, on va dire, est un petit peu la spécialiste du capitalisme de surveillance ; elle va publier un livre sur le capitalisme de surveillance, en anglais, mais le temps qu’il soit traduit, etc., eh bien il se passe beaucoup de temps et en attendant on ne voit pas venir concrètement quelles sont les actions que mettent en place les entreprises du capitalisme de surveillance et les structures du capitalisme de surveillance.

Je prends juste un cas, le Embrace, Extrend & Extinguish qui est une doctrine qui a été affirmée par un juge lors d’un jugement de Microsoft je crois que c’est en 95 ; un juge américain qui disait : « La méthode de Microsoft c’est Embrace, Extrend & Extinguish » donc « adopter, étendre et étouffer ». C’est typiquement ce qu’ils vont faire avec GitHub par exemple. On peut se dire on s’en fout, GitHub ce n’est pas un site libre, etc., oui très bien ! On voit bien qu’ils sont en train de récupérer l’open source, donc ils adoptent aujourd’hui les technologies de l’open source parce qu’elles sont efficaces ; ils vont les étendre. Comment ? On commence à voir des pistes, mais on voit bien qu’ils vont récupérer un certain nombre de choses. Je discutais avec un des responsables de Microsoft il n’y a pas longtemps et il disait : « Du modèle Freemium, du modèle où on vous rajoute de l’intelligence artificielle, etc. », sauf que ça sera l’intelligence artificielle de Microsoft. Donc les codes open source déposés sur GitHub vont être traités par de l’intelligence artificielle made in Microsoft qui, elle, ne sera pas open source. Donc c’est vraiment : ils ont adopté, ils vont étendre et, à la fin, leur objectif est évidemment d’étouffer le mouvement que nous portons.

Troisième point on ne propose toujours quasiment pas d’imaginaires positifs ; il y en a quelques-uns qui pointent mais qui sont, pour l’instant, peu visibles et il faut qu’on arrive à les rendre visibles, aujourd’hui, dans le discours et dans le récit ! Là aussi, je le disais dans la conférence d’avant, moi pendant trois ans j’ai fait une conférence en expliquant quels étaient les problèmes de la triple domination de Google, de la colonialité qu’ils nous imposent, etc. ; c’est quand même assez emmerdant à la fois pour moi parce que je vous ai dit la charge mentale et l’anxiété que ça peut générer, mais nos imaginaires sont contraignants. OK ! Comment est-ce qu’on peut les rendre moins contraignants ? Ils sont, pour l’instant, souvent très élitistes. Quand on parle du Libre, parfois on s’emballe un petit peu en disant « mais ce n’est pas grave, tu fais sudo apt get install, machin, bidule ». Non ! C’est une forme d’élitisme et il va falloir qu’on puisse réussir à sortir de ça.

Enfin et surtout, on ne s’auto-organise quasiment pas. Dans nos communautés libristes, dans nos communautés libristes ça va plutôt bien. La problématique c’est comment on s’auto-organise avec les autres ; quand je dis les autres c’est à la fois, je vais y venir, sur la question un petit peu de l’archipellisation du logiciel libre, mais aussi les entreprises du Libre aujourd’hui. Je sais qu’il y en a, je les vois, je suis très copain avec plein de gens qui sont patrons, patronnes d’entreprises du Libre, c’est chouette ! Sauf que quand on me contacte, et ça m’est arrivé, je vais donner une anecdote très concrète : quatre agricultrices en sud Bretagne qui me contactent en me disant : « On voudrait faire développer une application mobile pour nos traites des vaches parce qu’on a une exploitation de vaches qui font du lait bio et, aujourd’hui, les logiciels qui existent ce n’est que du propriétaire, etc. Est-ce que vous pouvez nous aider ? En plus on est financées par je ne sais plus quoi, quel organisme, etc. » Donc elles ont de l’argent, elles ont un besoin, elles ont surtout une valeur qu’elles veulent porter qui est que ce logiciel doit être libre. Donc je leur fais : « Ah, c’est super cool, je vais vous mettre en contact avec des entreprises qui font ça parce que nous, Framasoft, on ne le fait pas. » J’ai sollicité différents réseaux en disant « entrez en contact » ; j’ai eu des retours il y a un an ou deux — ça datait d’il y a trois-quatre ans — et on m’a dit « mais en fait, finalement ça ne s’est pas fait je crois ! » Voilà ! Pourquoi, comment, etc. ? On a du mal à auto-organiser et du coup je me dis : si elles sont allées chez Cegid ou machin, c’est quand même un petit peu dommage !

Mutualisation des moyens de production.
Là aussi c’est pour l’anecdote. J’étais aux états généraux du numérique du parti communiste, c’était au mois de mars. J’intervenais aux côtés d’un élu parisien en charge du logement qui critiquait la problématique de Airbnb qui fait monter le prix des loyers et qui, du coup, génère de la gentrification, etc. Et il a fallu que je lui rappelle ce que c’était, à lui élu communiste, la mutualisation des moyens de production, ce qui m’a plutôt fait rire. Concrètement si Paris était capable de travailler avec Lille ou avec Brest, etc., on pourrait développer du logiciel libre. Évidemment le développer en one-shot c’est compliqué ; c’est moins cher d’aller voir la start-up d’à côté mais pour quel coût à long terme ?

Stratégie du choc

Concrètement, j’ai un peu l’impression qu’on est toujours en état de sidération, on passe toujours d’états qui sont épuisants entre « ah oui c’est trop bien » ; là du coup « ah la directive copyright, article 13, c’est bien, on a gagné » et puis paf ! Il y a une autre loi qui arrive derrière, etc. Je ne sais pas exactement comment est-ce qu’on s’en sort.

Winter is Coming

D’autant que l’hiver arrive et que ce n’est pas hyper bien barré.
Je vous rassure on a quand même eu quelques victoires. Je ne sais pas si Snowden est une victoire, mais, en tout cas, je pense que je voue une admiration sans borne aujourd’hui à Edward Snowden d’avoir aidé et participé à rendre publiques ces problématiques. Pareil, ce sont toujours des victoires en demi-teinte. Le RGPD [Règlement général sur la protection des donnée], personnellement je ne le traiterais pas nécessairement comme une victoire, mais, en tout cas, c’est un point intéressant sur lequel on peut construire. Bon !

J’ai quand même l’impression que, collectivement, on a un peu merdé.

J’en viens à un point un petit peu touchy. Ça fait plus de 15 ans maintenant que je suis membre de différents GULL, Groupe d'utilisateurs de Logiciels libre, c’est pour ça que je m’inclus dans l’autocritique ; quand je dis que je suis membre, j’ai été adhérent, j’ai été membre du conseil d’administration de différents GULL dans les différentes villes où j’ai habité, etc. ; on arrive et on a toujours ce modèle, je ne sais pas, de l’install-partie de « tiens je vais te montrer telle ou telle chose, etc. », mais on part très rapidement dans nos guerres de chapelles : on va dire « mais tu utilises windaube, machin, etc. » Tout ça a été dit 50 fois aux RMLL mais c’est toujours vrai aujourd’hui ! Qu’est-ce qui nous manque pour changer ?

De la politique, oui. Mais laquelle ?

Si on avait été dans une autre forme d’organisation j’aurais bien posé ces deux questions en débat mouvant parce qu’elles vont me servir par la suite. Quel rapport avec le logiciel libre ? je vais y venir ; ddeux phrases :
« Le changement climatique est un problème majeur et pas uniquement écologique mais aussi politique et économique ». Je trouve que déjà se positionner sur cette question-là ce n’est quand même pas mal.
« S’attaquer sérieusement à ce problème (et à d’autres… guerres, pauvreté, etc.) implique une remise en cause profonde de nos modèles économiques et particulièrement de la notion de croissance. »
Ces deux phrases sont assez vieilles, elles ont plus de dix ans aujourd’hui ; c’est un groupe de blogueurs qui s’appelle les Freemen, je crois, qui avaient positionné ces questions pour dire « est-ce qu’on se retrouve autour de ces questions-là ou pas ? », et je vais y revenir.

Je vais quand même passer 4 minutes 30 de philosophie, enfin de philosophie, un petit extrait d’une conférence de Bernard Stiegler qui aborde un certain nombre de concepts. Il ne les aborde pas tous ici, en 4 minutes 30 c’était un petit peu compliqué. Je remercie nos amis de DataGueule d’avoir réalisé cette vidéo. DataGueule est une petite boîte de production et de journalistes indépendants qui produisaient des formats courts pour France 2 et qui ont récemment sorti un film qui s’appelle Démocraties9 au pluriel, que vous pouvez visionner librement sur Internet et sur PeerTube. Alors demo live, du coup il faut que je balance mon VLC. Hop ! Il faut que je vous mette un petit de son, ça va prendre quelques secondes. Hop ! Est-ce que vous entendez ? Ah ben non, ça ne risque pas de marcher si je ne déplace pas une petite fenêtre… Hop ! Est-ce qu’il va réussir à me le faire !

Public : Tu passes sous Windows !

Pierre-Yves Gosset : Ouais, c’est ça, exactement ! Ça va être dur de viser le 4 minutes 23, mais je peux le faire parce que VLC est un super logiciel. Hop !

Projection d’un extrait de la vidéo réalisée par DataGueule « La faim du travail »10

Bernard Stiegler : L’employé le mieux payé du monde s’appelait Alan Greenspan et c’est lui qui l’a dit le 23 octobre 2008 lorsqu’il a dû, auditionné par le Sénat américain, expliquer pourquoi ça ne fonctionnait pas. Eh bien il a expliqué qu’en fait il ne comprenait pas comment ça marchait ; qu’il était là pour servir le système et que plus personne ne comprenait comment ça marchait.
J’ai appelé ça « le prolétaire le mieux payé du monde ». C’était le président de la réserve fédérale des États-Unis, c’est-à-dire patron de la finance mondiale et ce qu’il disait c’est « je n’y comprends rien ». C’est ça la prolétarisation. Vous servez un système, vous ne savez pas comment il fonctionne, vous ne pouvez pas le changer, vous ne pouvez pas le critiquer.

On est arrivé à un niveau d’hyper-prolétarisation, d’extrême rationalisation, d’extrême taylorisation, qui aboutit finalement maintenant à un énorme problème : c’est que les tâches sont tellement parcellisées , tellement formalisées, qu’on n’a plus besoin des employés, on peut de plus en plus les remplacer par des algorithmes ou par des robots.
À partir du moment où les robots remplacent les employés, les employés n’ont plus de salaire donc ils n’ont plus de pouvoir d’achat. Les robots produisent, mais il y a de moins en moins de gens pour acheter ce qu’ils produisent. À partir de là il y a un effondrement macro-économique inéluctable.

La disparition de l’emploi doit être transformée en chance. Ce que nous soutenons c’est qu’il faut faire de la redistribution sur un autre critère que l’emploi et qu’est-ce que nous appelons le travail ?
Pour beaucoup de gens, le travail et l’emploi c’est la même chose ; pas pour nous. Pour nous, un travail c’est ce qui ne peut pas être automatisé. Un travailleur qui a un vrai savoir produit de la différentiation, de la diversité, ce qui permet d’augmenter la complexité, la diversification d’un système pour le rendre plus résilient.
Il faut, aujourd’hui, produire de l’intelligence collective parce que nous sommes en train de foncer vers de très gros problèmes et nous devons résoudre ces problèmes. À partir de là il faut se dire : la perte de l’emploi c’est une chance à condition de la transformer en économie du travail qu’on appelle le travail contributif dans une économie contributive et basé sur un revenu contributif.

Tout ça est rendu possible par une technologie qui s’appelle la technologie numérique et, en effet, la technologie numérique c’est ce que, depuis Socrate, on appelle un pharmacon : c’est à la fois un poison et un remède. Si on n’en a pas de politique, si on ne prescrit pas de nouvelles façons de s’en servir, si on ne donne pas aux gens la possibilité d’avoir une intelligence de ce que c’est que cette technique, pas simplement une intelligence individuelle mais une intelligence collective, alors on permet à des prédateurs comme Uber ou d’autres, finalement de capter toute la valeur possible tout en détruisant les sociétés, parce que c’est ce qui se passe.
Ou bien on peut au contraire dire « on va s’emparer de cette technologie pour reconstruire une société mais sur des bases tout à fait nouvelles » ; mais ça, il faut s’en donner les moyens.
Je vous donne un exemple sur le problème du remplacement. On parle beaucoup des Smart Cities, moi-même je m’y intéresse beaucoup. Aujourd’hui, il y a deux manières de voir les Smart Cities : la manière ultra-dominante, c’est-à-dire on remplace toutes les décisions par des algorithmes et on automatise absolument tout : les flux d’automobiles, les transports publics, la surveillance du crime, enfin toutes ces choses-là ; ça c’est le modèle dominant qui repose sur les big data. Et puis il y a un autre modèle tout à fait différent ; le premier a m’en avoir parlé s’appelle Jean-François Caron, c’est le maire d’une toute petite commune de 8 000 habitants, Loos-en-Gohelle dans le bassin minier, qui m’a dit : « Moi j’ai travaillé avec Orange pour mettre en place des capteurs – les capteurs c’est la base des Smart Cities–, mais ça ne sert pas du tout à déclencher des algorithmes, des automatismes, tout ça, ça sert à convoquer des réunions d’habitants. C’est-à-dire que ça permet de faire que les habitants, à un moment donné, soient tous informés de, par exemple, l’état de la consommation d’un quartier, etc. ; ça convoque une réunion et ça fournit des informations aux gens pour qu’ils discutent et qu’ils prennent une décision.
Ça c’est une vraie Smart City, c’est une ville vraiment intelligente où les habitants augmentent leur intelligence collective.

L’économie, au sens premier, c’est prendre soin de sa maison, c’est l’économie domestique dont parlent, par exemple, les Grecs ou Aristote, et économiser ça veut d’abord dire « prendre soin », au départ. Aujourd’hui non, parce qu’aujourd’hui c’est devenu une économie ultra-spéculative qui veut dire à peu près le contraire.
Mais nous, nous disons qu’il faut reconstruire une économie qui repose sur des savoirs et les savoirs ce sont des façons de prendre soin à travers ce que l’on sait des objets de ce savoir. Donc oui c’est une manière de redévelopper du soin collectivement, à l’échelle de tout un territoire, et de réorganiser la société sur cette base pour redévelopper aussi ce qu'Émile Durkheim appelait « de la solidarité organique » c’est-à-dire le fait de partager des savoirs, de travailler ensemble et de reconstituer des sociétés très liées, très fortement liées. Aujourd’hui la société est totalement atomisée, ce n’est plus vraiment une société ; c’est ce qu’un économiste qui s’appelle Jacques Généreux appelait une « dissociété » ; la « dissociété » c’est très dangereux.

Pierre-Yves Gosset : Hop ! J’espère ne pas trop avoir cassé l’ambiance et en plus ça va être pire après. Magnifique !
J’ai pris cet extrait, j’aurais pu en prendre plein d’autres, etc. Il se trouve qu’on est amenés à travailler ou à participer de façon assez proche aux travaux de Bernard Stiegler qui organise, notamment en Seine-Saint-Denis, une expérience qui s’appelle Plaine-Commune, qu’on suit avec intérêt. Je ne trouve pas du tout que tout ce qu’il dit là-dedans est juste, on pourrait rediscuter la Smart City by Orange, mais ce qui me paraît intéressant c’est de repenser quels sont les problèmes et comment est-ce qu’on peut les travailler.
La question de ce qu’il appelle le revenu contributif est une idée intéressante qui vient compléter d’autres idées, que ça soit le revenu de base, le revenu universel, etc. Du coup, ça permettait de réfléchir à est-ce qu’on est quand même un petit peu dans la merde ? Oui. Et comment est-ce qu’on peut y répondre ? Déjà pas juste en restant entre libristes mais en allant s’intéresser aux travaux de gens qui font de la recherche et autres.

Reprendre le pouvoir (pour mieux le détruire ?)

Reprendre le pouvoir pour mieux le détruire, nous sommes clairs, c’est plutôt pour mieux le réorganiser. Si jamais il y a des graphistes dans la salle, je pense qu’il y a des choses à faire sur Bookchin et Blockchain. Murray Bookchin est un éco-anarchiste décédé il y a quelques années qui avait beaucoup travaillé et écrit sur cette question de comment est-ce qu’on peut s’auto-organiser, se réorganiser sur des petits groupes et comment ces petits groupes peuvent interagir les uns avec les autres.
Si je le mets face à la blockchain – la blockchain, encore une fois, c’est une technologie, je n’ai pas d’avis particulier –, mais ce qu’on souhaite avec la blockchain c’est décentraliser. Nous, en tant que libristes, on travaille beaucoup cette question de la blockchain – ça apparaissait quand même un certain nombre de fois dans le programme des RMLL –, mais est-ce qu’on travaille sur comment est-ce qu’on peut faire travailler ces technologies-là avec d’autres et dans quels buts politiques ? C’est pour ça que je trouvais juste que les mots accolés ne sonnaient pas mal. C’était le point graphisme, parce que là c’est beaucoup moins graphique.

Faire. Faire sans eux. Faire malgré eux.

« Faire. Faire sans eux. Faire malgré eux. » C’est un titre que je pompe à Benjamin Bayart qui a écrit un article il y a quelques mois, voire quelques années maintenant, « Faire. Faire sans eux. Faire malgré eux », et je reprends du coup les propos de Francesco Casabaldi qui a écrit un article qui s’appelle « Vers une fédération des communes libres »11. Je vais vous le lire parce que, de toutes façons, si j’attends que vous le lisiez, j’ai peur d’en perdre et d’en endormir quelques-uns au passage :
 Alors puisque décidément les vies qu’on nous propose sont trop étroites pour y loger nos rêves, puisque décidément l’organisation politique, économique et sociale de ce(s) pays est pour nous chaque jour un peu plus insupportable, puisque même l’air ambiant sent tellement le fascisme rampant et les gaz lacrymogènes qu’il en est devenu irrespirable, puisque rester ici un jour de plus, c’est finalement continuer à collaborer à l’exploitation et à la destruction de la planète et de l’humanité, puisque les libertés qu’on nous jette sous la table sont trop maigres pour notre dignité, puisque enfin, nous sommes encore vivants et bien, partons.

Entendons nous bien. On vit ici, on habite ici, on reste ici.

Mais le temps est venu d’assembler tous ces petits bouts de liberté, d’autonomie que nous avons su construire, conquérir ou préserver, de déclarer l’autonomie de ce patchwork, et de faire simplement, calmement, sécession. »

Ce que je trouvais intéressant là-dedans, alors c’est très lyrique, ça peut en toucher certains et complètement laisser froids d’autres, à la limite peu importe, c’était le « et bien partons » qui m’intéresse et que je vous soumets comme idée.
J’ai repris ici la carte de Game of Thrones ; j’étais sur une thématique Game of Thrones dans ces slides. Il était tard hier !

Du coup, si je repends maintenant ce que je viens de vous présenter, qui n’est pas du tout de moi, on a d’un côté une société de surconsommation, donc des enclosures, de l’individualisme, de la standardisation, etc. et, de l’autre, des modèles de société de contribution qu’on n’a pas explorés. C’est pour ça que j’ai pris la carte deGame of Thrones, honnêtement j’aurais pu prendre n’importe quelle cartographie, ça aurait pu le faire. Ce qui m’intéressait c’est que dans Game of Thrones, pour ceux qui ont suivi, il y a quelque chose. Tout se passe quasiment sur un continent, etc. En fait, on s’aperçoit sur la carte que c’est beaucoup plus grand et on se dit « mais putain, c’est chiant de rester coincé dans cette histoire-là, de se retrouver engoncé sur ce continent-là alors que si ça se trouve il se passe plein d’autres histoires hyper-intéressantes ailleurs et que, eh bien on ne les voit pas ou très peu. » Il y a même un troisième continent pour vraiment les fans, dont je ne fais pas spécialement partie, mais les fans de Game of Thrones ont peut-être vu qu’il y a un troisième continent dont il n’est absolument pas question dans la série.

Ce qui m’intéresse c’est, du coup, qu’est-ce qui nous bloque ? C’est quoi les freins qui nous empêchent d’aller vers cette société de contribution ?
Au départ je présentais cette carte sans lire ce texte et il manquait quelque chose ; les gens disaient « ouais, mais on ne va pas quitter la société de consommation demain ! » Effectivement c’est compliqué, ça réclame un effort ; la société de contribution est une société de l’effort ; ça ne va pas être simple, mais quand on dit « partons », ce qui est important c’est le reste de la phrase c’est, en fait, partons mais en restant là ! Donc comment est-ce qu’on peut mettre en relation ces expériences qui ont lieu autour des communs, autour des collectifs, autour de la liberté, autour de la collectivisation, de la coopération ; autour de l’intérêt général et de l’économie générative ; du mouvement associatif ? Etc. Comment est-ce qu’on relie ces actions-là ?

Il me reste une dizaine de minutes pour vous dire comment est-ce que nous on s’y prend.

Comment on fait, concrètement ?

La réponse de Framasoft (et uniquement de Framasoft)

Chacun fera bien comme il le veut.

La première chose c’est qu’on s’est dit que dégoogliser ne suffit pas, tout comme composter ne suffit pas, tout comme donner ne suffit pas, tout comme faire sa part ne suffit pas, tout comme manifester ne suffit pas, tout comme « bénévoler » ne suffit pas et tout comme être végan ne suffit pas.
Tout ça c’est très bien mais ce ne sera jamais suffisant. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, tout au contraire, mais ça ne sera jamais suffisant.

Donc nous, on s’est bien aperçus que dégoogliser ne suffisait pas. Les attentes sont complètement énormes par rapport à « Dégooglisons Internet », je le traitais dans la conférence d’avant. Les gens veulent toujours plus : « Attaquez-vous à l’Éducation nationale » ;« vous n’avez qu’à vendre du service premium » – elle est pour toi spéciale dédicace David ; « ramamail c’est pour quand ? » Etc. Oui. OK !
Mais en fait, les moyens sont indigents ; ça je vous l’ai présenté juste avant. On nous dit « embauchez des designers, etc. », oui, mais nous on a choisi de rester une petite association.

D’autre part, s’organiser ça prend du temps. Donc là je reviens au Collectif CHATONS12, moi je trouvais que ça avançait très lentement et puis, en discutant avec des gens qui travaillent dans des réseaux d’éducation à l’environnement ils me disent « 60 structures en 18 mois, ça va, ce n’est pas mal ! »

Donc (auto)critiques effectivement.

Nous, sur « Dégooglisons Internet » on n’a absolument pas changé le système. C’est ce que je disais tout à l’heure. Je repense aux propos d’une psychiatre qui disait « moi on m’apprend à soigner les gens qui font un burn-out. En fait, le problème ce n’est pas que les gens aient un burn-out ; le problème c’est le travail, c’est le système. En tant que psy ça me donnera toujours du boulot parce que j’aurais toujours des gens en burn-out. À partir du moment où les conditions de travail deviennent de plus en plus dures, les gens sont de plus en plus épuisés donc on me les envoie ; moi je les soigne et je les renvoie au front, etc. Et puis il y en a qui craquent, il y en a que je ne peux pas soigner, etc. Mais le problème n’est pas là, le problème c’est le système. »

Sur « Dégooglisons Internet », pour moi c’est exactement ça. OK, super ! On a dégooglisé, on a 34 services, waouh ! Super ! Pour quoi faire au final ? C’est une vraie question ; ce n’était pas pour faire un truc dramatique ! Pour quoi faire ?

Continuer à écoper ?

Ceux qui sont arrivés à la fin de la conférence ont déjà vu celle-là [la vidéo du chat qui remonte inlassablement son chaton qui glisse sur un toboggan]. Nous, on continue effectivement à écoper, mais du coup cette allégorie, on finit un service, c’est bien on est contents, on a libéré un truc, trop bien, machin et tout, et puis on y retourne, etc. ! Mais ça ne marche pas !

Quel monde voulons-nous ?

Là vous avez un texte qui a été écrit par un des membres de Framasoft qui s’appelle Gee, que certains connaissent parce qu’il a fait un certain nombre de conférences aux RMLL – je lui dis « bonjour Gee » –, qui est un des administrateurs de Framasoft et qui a écrit un texte qui s’appelle « Quel est votre rêve ? », que je vous encourage à aller voir donc j’ai mis, ce n’est pas trop compliqué https://grisebouille.net/quel-est-votre-reve/, que je trouvais assez intéressant parce que, là aussi, ça a déjà écrit peut-être 100 fois, mais c’est écrit par un libriste. Du coup on perçoit le message différemment : les personnes qui lisent le blog de Gee ne sont pas nécessairement des éco-anarchistes.

(re)définition en cours…

Une fois qu’on s’est dit : bon, eh bien OK, c’est cool, quel est notre rêve ?, on s’est dit : il faut qu’on redéfinisse, et on s’est posé un temps et encore, c’est toujours en cours, sur un certain nombre de points.

Le premier point c’était nos valeurs. C’est quoi les valeurs de Framasoft ? C’est l’éthique, c’est l’émancipation, inclusivité, non culpabilisation, partage, positivité, pacifisme ; donc ça veut dire qu’on ne va pas aller brûler les banques demain. Le faire, la bienveillance, le soin.

On a interrogé notre raison d’être. Ce qu’on veut faire c’est quoi ? Le but de Framasoft ? Pourquoi est-ce qu’on est là ?

Ce qu’on veut faire, nous, c’est de l’émancipation numérique. On veut Software To The People. Comment est-ce qu’on redonne le logiciel aux gens ? Comment est-ce qu’on les rend maîtres de leurs outils ? Comment est-ce qu’on change le monde un octet à la fois ? C’est peut-être sans fin, mais on sait qu’on peut passer par ce chemin-là.

Dans nos objectifs, je l’ai mis en version troll, outiller numériquement la société de contribution, ce qui peut se traduire en start-up nation novlangue : « digitaliser la disruption des acteurs à impact social d’intérêt général ».
On a refait un choix sur : c’est quoi notre objectif ?

Sur les moyens.
Tout à l’heure, on parlait de la taille, etc., et du poids, notamment du mien. Framasoft a décidé de rester une association loi 1901, de ne pas devenir une SCIC, une SCOP ou autre ; de rester sous la barre des dix salariés – je ne dis pas que ça ne sera jamais onze un jour mais, en tout cas, on ne prévoit pas de réembaucher à long terme ; de rester une bande de potes, avec de l’humour et de la bonne humeur dedans ; de rester basée sur les dons ; d’y aller avec le bit et le couteau et, pour essayer de répondre quand même un petit peu aux problématiques très ambitieuses voire un peu prétentieuses auxquelles on s’attaque, faire des alliances plutôt que de continuer à grossir.

Pour ça on a revu notre communication en sachant qu’on ne pouvait plus dire qu’on s’adressait à tout le monde. On est une association d’éducation populaire, je le disais dans la conférence d’avant, on a refait nos statuts entre autres pour ça, pour avoir un agrément, etc. Dans l’éducation populaire souvent il y a cette logique de dire « on ne laisse personne sur le chemin, on s’adresse à tout le monde, etc. » Nous on ne peut pas ! On est trop petits pour ça, on n’y arrive pas, on ne sait pas faire. À un moment donné, admettons nos failles et, tout simplement, on arrête de s’adresser au premier de cordée qui a deux 4X4. Essayer de convaincre cette personne-là nous demande une énergie qui est trop importante. Si j’ai 100 points d’énergie est-ce que je vais dépenser de l’énergie auprès des gens qui sont dans une association ou dans un réseau d’éducation à l’environnement durable ou est-ce que je vais parler, je vais passer deux heures à discuter au congrès du Medef ? Concrètement ? Voilà ! On fait un choix. Dans notre communication on fait le choix de s’adresser nous, Framasoft, à un certain nombre de domaines, associations, économie sociale solidaire écologique et éducation populaire. Point Barre. Notre communication c’est ça. Ça ne veut pas dire qu’on refuse de discuter avec les autres, mais ça veut dire qu’on ne va pas perdre de temps à discuter avec les autres. C’est ce que je vous disais là encore dans la conférence d’avant sur notre rapport avec le ministère de l’Éducation nationale.

Contributopia

Ce qui a donné, une fois qu’on s’est un petit posé ces questions-là, cette campagne qui n’est pas une campagne d’ailleurs, en tout cas on ne le vit pas comme ça, on le vit plutôt comme une feuille de route avec quatre projets par an sur trois ans. Pourquoi trois ans ? Parce que c’est bien. Pour moi qui suis directeur de l‘association et qui dois gérer, coordonner les projets, trois ans c’est bien, ce n’est pas trop loin, ce n’est pas trop près, 12 projets ça va, c’est gérable ; je rappelle qu’on en a fait plus de 35 les années d’avant donc ça va ; ça reste gérable.

Services

Premier point donc sur la première année pour ne pas vous perdre parce que si on était arrivés en levant le poing en disant « il y en marre, vive la société de contribution », je pense qu’on aurait perdu beaucoup d’entre vous et l’idée c’était d’amener ces idées-là petit à petit, par capillarité, qu’elles infusent tranquillement.

Donc on continue à créer et à proposer des outils :
Frama.site c’est fait ;
Framameet le meetup like alternative à Meetup et au groupe Facebook ça va être en cours, ça va être en ActivityPub et ça va être avec des designers en amont ;
Framapétitions, il faut que je me bloque une semaine pour le faire d’ici la fin de l’année, je ne sais pas quand ;
Framatube, vous êtes au courant, c’est à peu près terminé ; en octobre on aura une v1 et grâce à vous puisque c’est en partie vous qui l’avez financée.

Essaimage

Sur la deuxième année, on va dire 2018-2019 – on parle plus ou moins en année scolaire, on se donne le droit de déborder, ça ne va pas être au jour près – la question comment est-ce qu’on transmet les savoir-faire au travers de quatre projets :

  • poursuivre l’organisation et le soutien au projet CHATONS ;
  • YunoHost : on a déjà soutenu toute l’année 2017 le projet YunoHost13 en mettant à disposition notre adminsys Luc qui faisait la présentation juste avant moi ; ses vendredis étaient consacrés à améliorer, à fournir des paquets pour le projet YunoHost, il ne travaillait pas sur le cœur. Sachant que les gens qui travaillent sur le projet YunoHost ont toujours besoin de devs et de touilleurs et de touilleuses sur le cœur de YunoHost, si vous pouvez aller leur filer un coup de main ce serait vachement bien. YunoHost, pour celles et ceux qui ne voient pas, c’est un projet qui permet d’installer très rapidement des applications et des services et typiquement les services Framasoft mais d’autres aussi. Pendant un an on a travaillé sur ce projet-là et on voudrait qu’il continue à pousser ;
  • l’internationalisation c’est toujours en cours, j’en parlais un petit peu avant, on continue à traduire un certain nombre de pages d’accueil, etc. La difficulté c’est que plus on traduit plus on a de gens qui viennent d’autres pays sur nos services et ce n’est pas du tout notre objectif. C’est une complexité qu’il faut résoudre, mais on commence à avoir des liens de plus en plus serrés avec d’autres communautés à l’étranger ;
  • Winter of Code, rien que pour le projet, rien que pour la punchline, winter is coding, ça vaut le coup de le faire ; je reviendrai dessus si vous voulez.

Éducation populaire

Et enfin dernière année, travailler à inspirer les possibles.
Comment est-ce qu’on peut faciliter la contribution, comment est-ce qu’on identifie les freins à la contribution. Je vous disais tout à l’heure que nos infrastructures numériques du Libre communautaire étaient quand même dans un sale état ; comment est-ce qu’on travaille ces contributions-là ?

Éventuellement un projet autour de Git mis à la portée de toutes et de tous pour qu’on puisse transmettre cet outil qui est merveilleux mais sur lequel on ne pas dire à quelqu’un à l’extérieur « va ouvrir une issue sur Git, sur Framagit » ; je suis désolé ! Je le dis en riant et à la fois parce que je suis aux RMLL mais c’est quelque chose qui me frustre et qui me met en colère ; on ne peut pas dire ça. Il faut qu’on trouve d’autres moyens. On a les capacités de mettre ces moyens en action, mais il faut qu'on trouve à le faire.

UPLOAD [Université populaire du Libre] est notre projet secret pour casser les jambes de l’Éducation nationale ; un jour on y arrivera ! Ou pas ! On verra.

Objectifs généraux

Les objectifs généraux c’est proposer des alternatives concrètes au capitalisme de surveillance, notamment en travaillant la question d’ActivityPub14 qui est arrivée en cours de campagne « Dégooglisons Internet ». La fédération existe depuis longtemps, Gnu social fait ça depuis des années, le mail, n’en parlons pas. Mais du coup, le fait d’avoir dans nos salariés deux personnes, plus même, aujourd’hui une stagiaire aussi qui travaille sur cette question de c’est quoi ce protocole, comment est-ce qu’il fonctionne et comment est-ce qu’on peut le rendre simple, accessible, vulgariser, faire des prototypes que les gens puissent suivre et implémenter dans leurs applications, c’est quelque chose qui, à notre avis, permettra là encore de mettre l’intelligence en périphérie du réseau plutôt que de la centraliser ; typiquement une alternative à Meetup centralisée, le Framameet n’a juste aucun intérêt. Si, par contre, on est capable de le faire en utilisant les outils de la fédération ce sera quand même vachement plus pratique. ActivityPub nous sert aussi d’expérimentation pour ça.

Faire plus d’information et de sensibilisation.
On travaille le cycle des « Léviathans » qui est un cycle autour du capitalisme de surveillance. Christophe Masutti15 qui est un des membres très actif de Framasoft et bénévole très actif à Framasoft écrit un bouquin sur l’histoire de l’informatique et du numérique. Khrys, je crois que je l’ai vue tout à l’heure dans la salle, voilà, coucou, a commencé il y a quelques semaines et continue à sortir une veille16 autour, un petit peu, de ce qui se passe dans le numérique. En fait c’est un travail important, je vais y venir, sur le côté comment est-ce qu’on met les gens en lien. C’est-à-dire si on ne parle que du numérique sur le Framablog, c’est bien, mais on va exclure d’autres personnes. Donc le fait de faire de la veille et des petits posts qui parlent d’autre chose et qui nous emmènent ailleurs permet à la fois aux gens de ne pas rester coincés sur un Framablog trop numérique et permet à d’autres personnes de se dire « tiens, là il y a des gens du numérique qui s’intéressent à ce qu’on fait. » Je vais vous en reparler.

Rendre le libre plus accessible. C’est un petit peu la réflexion de madame tout à l’heure qui me disait que son fils, en ayant vu des conférences, s’était dit « en fait j’ai compris et je peux aller en reparler ». Il faut qu’on travaille nos argumentaires autour de « Contributopia » ; c’est tout frais, tout neuf ; concrètement on n’est pas très bons. Encore une fois c’est la première fois que je fais cette conférence donc il va falloir l’affiner au cours des années qui viennent.

Écouter les publics, diagnostiquer les freins, faciliter l’appropriation du Libre.
Là on a plein de projets qui vont sortir dans les années qui viennent. Puisque « Contributopia » n’est qu’une partie ; « Contributopia » c’est un étage de plus, il y a « Dégooglisons », il y a Framabook la maison d’édition, donc tout ça vient se rajouter à d’autres choses.

Construire des ponts en buvant des coups, en mixant les dev, adminsys, designers, graphistes, médiateurs, médiatrices, utilisateurs et utilisatrices, etc.
On a fait — il est là-bas, Lunar, bonjour — avec La Quadrature du Net et Lunar ??? qui a animé deux jours de Fabulous Contribution Camp à Lyon l’an passé où on travaillait un petit peu ces questions de comment est-ce qu’on peut faciliter la contribution, qu’est-ce qui nous manque, etc., donc on a fait ça en one shot l’an passé.
Par contre, aujourd’hui sur Lyon et Toulouse vous avez des Contrib’Ateliers, ça s’appelait Frama-Ateliers, on a décidé d’appeler ça Contrib’Ateliers parce qu’il y a des gens de Mozilla qui viennent, il y a des gens d’autres structures. L’idée c’est d’ouvrir les ateliers de contribution à des gens qui sont non libristes. Là aussi ça existe, il y a plein de groupes d’utilisateurs de logiciels libres qui faisaient ça. L’idée c’est, encore une fois, d’utiliser la légitimité et la visibilité qu’a Framasoft pour dire « venez ; vous connaissez Framasoft vous pouvez venir contribuer à cet atelier-là. »

Construire des ponts, j’ai déjà dit.

Créer des alliances je vais y revenir.

Promouvoir le Web comme un commun qui est aussi un des objectifs de « Contributopia ». Très honnêtement on ne sait pas encore exactement comment on va le faire ; on est juste convaincus que c’est une idée forte et qu’il va falloir le faire. Et voilà !

Diagnostiquer, encourager et faciliter la contribution.
Donc construire des récits, raconter des histoires de contribution, expérimenter des nouveaux modèles économiques, j’en ai un petit peu parlé dans la conférence d’avant, etc.

La place de Framasoft (2004-2014)

Sur la place de Framasoft, globalement 2004-2014, Framasoft, je l’ai toujours décrit comme ça. C’est quoi Framasoft ?
Framasoft est une association qui est une des portes d’entrée du logiciel libre francophone. C’était ça ma « punchline » entre guillemets, le slogan, le moto de Framasoft. « Tu ne connais pas ce milieu du logiciel libre ? Viens, on te montre et après tu vas voir ». Concrètement, on n’accompagnait pas les personnes tout au long de leur trajet, par contre on était une des portes d’entrée ; il y en avait d’autres et il y en a toujours d’autres.
À partir de « Dégooglisons Internet » on voit bien qu’on a fait ce choix — vous ne voyez pas forcément si c’est bon, ça se voit, la flèche grossie un petit peu —, c’est l’idée de dire : OK, on a toujours une porte ouverte depuis la société de consommation sur ce qu’est que le Libre, etc., mais on n'y consacre aujourd’hui pas plus d’énergie que ça ; notre énergie est consacrée aujourd’hui à mieux accueillir les gens qui viennent de cette société de contribution dont je vous parlais tout à l’heure.
Et surtout, un autre objectif, c’est d’être une porte de sortie et ça c’est quelque chose qui nous tient vraiment à cœur ; je ne sais pas si on va vraiment y arriver avec « Contributopia », mais si on n’essaie pas on n’y arrivera pas ! L’idée c’est de prendre les gens qui sont les plus motivés, les plus intéressés parmi vous, que vous soyez dev, graphiste ou prof, peu importe, vous êtes intéressé par le milieu du logiciel libre, vous traînez dans cette communauté du logiciel libre, c’est comment est-ce que vous allez vous mettre à disposition de cette société de contribution et qu’on arrête de penser que ce sont nos outils qui vont changer le monde ; c’est faux ; ce sont les gens qui vont changer le monde et comment est-ce qu’ils peuvent le faire avec des outils qui sont en cohérence avec leurs valeurs.

Tragédie du LSD

Ça c’était pour le fun mais du coup, tragédie du LSD de Laurent Marseault17 qui est un animateur, formateur, anciennement Outils réseau et aujourd’hui Animacoop, et qui parlait de ces trois communautés, il y en a plein d’autres, mais de ces trois communautés qui avaient bien du mal à tisser des liens entre elles entre les libristes, les solidaristes et les durabilistes et que, finalement, on a malgré tout les mêmes enjeux, les mêmes valeurs et que – merci OpenStreetMap de m’avoir sorti une petite image d’archipel qui va bien – l’idée étant de dire « eh bien admettons que le Libre soit une des îles que vous voyez là, peu importe laquelle, il y a d’autres îles, et la question c’est comment est-ce qu’on construit, tout en gardant chacun notre identité, notre culture ? » Parce que voilà, nos débats Vim/Emacs on ne va pas les arrêter demain – ça fait partie de notre culture, l’idée n’est pas de la renier ; par contre l’idée c’est de dire : OK, mais ça, ça reste sur notre île ; on n’est pas obligés d’aller porter ce combat Vim/Emacs à l’extérieur ; s’il vous plaît ! Merci ![Rires]. Donc comment est-ce qu’on coopère avec ces autres îles ?

Construire des ponts, des alliances, des stratégies

Concrètement et j’en arrive à ma conclusion.
Framasoft a construit des ponts, des alliances, des stratégies, avec un certain nombre d’acteurs, peu importe leurs noms, des associations, ESSE [Économie Sociale, Solidaire et Écologique], etc. Ça peut être des liens qui sont proches ou ça peut être des liens qui sont juste on se croise de temps en temps, on boit des coups et on discute ensemble. Et je pense qu’il n’y a pas forcément pour l’instant besoin d’aller beaucoup plus loin. Par contre il ne faut pas qu’on reste juste chez nous ; aller rencontrer les gens de Next INpact et aller boire un Gewurtz avec eux c’est important – eh bien oui, le Gewurtz c’est la thématique – c’est important parce que c’est en croisant petit à petit ces choses-là qu’on arrivera à créer du lien et à travailler les uns avec les autres.

Là je n’ai listé que les gros mouvements que potentiellement vous êtes amenés à connaître ; je n’ai pas listé tout le monde évidemment. Vous noterez que ministères et État, eh bien non rien, en fait !

Nos partis pris

Nos partis pris c’est de faire ensemble d’abord avec les utilisateurs et les utilisatrices et que Framasoft ne soit pas considéré comme une entreprise qui va produire du service. On veut faire avec vous.
Tout à l’heure il y avait la question, à la fin de la conférence PeerTube, « vous n’avez pas des stickers, vous n’avez pas de flyers ? » «Non, tu peux les faire. » Et « tu peux les faire » ce n’est pas une injonction, ce n’est pas « fais-le toi-même », c’est « aide-nous à les faire ». Et quand on dit « aide-nous » c’est « aide-toi et trouve d’autres gens », etc. Nous on est trop petits, on ne peut pas faire ce travail-là.

Inventer un imaginaire numérique positif.
Là on commence à travailler avec des artistes, des écrivains, etc. On est déjà en contact avec Alain Damasio, qui est auteur de science-fiction, avec lequel on voulait travailler sur cette question des imaginaires positifs parce que lui ça fait quelques années qu’il y travaille. Mais comment est-ce que lui travaille pour que nous on puisse récupérer des choses, les amener dans le Libre, que ça infuse et que, à un moment donné, ça percole ?

Outiller celles et ceux qui veulent faire des communs.
On outille, vous notez bien, on n’accompagne pas. On n’est pas en capacité avec 8 salariés et 27 bénévoles d’aller accompagner chaque structure, chaque MJC, etc. Donc c’est comment est-ce qu’on peut, nous, outiller ? Du coup il va falloir d’autres personnes pour faire d’autres choses.

Et enfin décloisonner le Libre de son ornière technique pour développer ses valeurs éthiques et sociales. Vaste sujet qu’on commence à aborder seulement maintenant.

Convergence des buts, j’en ai déjà parlé avec tous ces types de structures.

Est-ce qu’on va y arriver ? Non.
Pour ceux qui étaient là à la conférence de tout à l’heure, malin le mec ! Donc tout à l’heure c’était est-ce qu’on y est arrivé ? Oui, et grâce à vous. Là est-ce qu’on va y arriver ? Non et en tout cas pas sans vous. Donc concrètement j’espère que dans trois ans je reviendrai, alors peut-être pas aux RMLL, je pense qu’il faut brûler les RMLL et les GULL §; ce n’est pas que les RMLL ce n’est pas bien, j’ai vu Harmonie, mais je pense qu’il y a un certain nombre de pratiques qui sont sclérosées chez nous, qu’il faut qu’on démonte et qu’on déconstruise pour ne pas dire brûler parce que sinon c’est un peu violent. Il faut déconstruire un certain nombre de choses.

Ah mince, il me restait deux slides. Je les avais oubliées, je ne les ai même pas animées.

Propositions (en interne)

Soyons fiers de notre culture mais ne l’imposons pas. Le Vim/Emacs reste chez nous. Merci !

Faisons évoluer nos méthodes d’animation et de transmission.
Demain il y a une journée autour des GULL, des groupes d’utilisateurs de logiciels libres et, l’après-midi, je vais essayer, je ne sais même pas combien il y aura de personnes, mais de proposer d’autres types de formats que juste que le mec blanc, barbu, qui vient vous causer de ce qu’il fait.

Remettons en cause nos pratiques.
Est-ce qu’on a toujours besoin de faire des install-parties ? Peut-être, peut-être pas. Est-ce qu’on peut organiser des cartoparties, etc ? Là, je m’intéresse plutôt aux groupes d’utilisateurs de logiciels libres.

Devs, arrêtez avec les égos. Putain ! Enfin ! Le dev n’est pas plus important que le designer, que le touilleur ou la touilleuse ; je n’ai pas précisé, touilleur-touilleuse ce n’est pas community manager ; c’est quelqu’un qui fait du lien et qui empêche que l’issue tombe au fond et qu’elle soit oubliée par le dev : « Eh, coucou, toc-toc, tu as oublié telle issue. Ce serait bien si tu pouvais imaginer ce qu'est le problème ? Comment est-ce qu’on peut travailler à plusieurs dessus ? etc. » Ça fait partie, pour moi, des objectifs qu’on se fixe c’est que quand vous allez créer un logiciel libre ce ne soit pas un ou une dev qui s’y colle, que ce soit nécessairement un ou une dev et un touilleur ou une touilleuse quoi ! C’est-à-dire deux personnes dès le départ. L’intelligence collective ça marche ! Il faut juste l’utiliser.

Propositions (à l’externe)

Et à l’externe créez des assos !

Préparez-vous à l’autonomie, ce qui ne veut pas dire la solitude, mais concrètement, tout à l’heure sur les deux questions de Casabaldi que je citais, « le changement climatique on va se le prendre en pleine gueule » et « il faut arrêter avec la croissance », eh bien il va falloir se préparer à l’autonomie y compris dans nos métiers. Enfin si on veut défendre un Libre politique il va falloir réfléchir à ça.

Aller boire des coups avec les solidaristes, les durabilistes et les autres et se mettre à leur service.

Et enfin positionnez-vous politiquement pour savoir avec qui vous voulez vous organiser ; pas forcément tout le monde ; il ne s’agit pas de rejoindre un mouvement. Ce travail a été extrêmement salutaire pour nous de travailler nos valeurs, nos raisons d’être, nos objectifs et nos moyens.

Et je vous encourage tous et toutes à le faire pour y voir plus clair et savoir comment vous vous positionnez.

Merci.

[Applaudissements]

On va essayer de prendre quelques questions, pas trop longtemps du coup parce que je sais que les gens qui filment et l’équipe technique ont peut-être juste envie de partir boire des coups, si le Gewurtz est au frais ! Vas-y Harmonie. Tiens tu as même un micro ! On a perdu le micro !

Harmonie Vo Viet Anh, organisatrice des RMLL : La plénière de ce soir a été annulée parce que notre invitée est malade, donc vous avez quelques minutes de plus.

Pierre-Yves Gosset : OK ! Je répète pour ceux qui n’auraient pas entendu, la plénière étant annulée pour cause de maladie de l’intervenante, eh bien on a le temps de prendre plus de deux-trois questions. Allez-y. Putain ! Je savais que ça allait être toi ! On va faire tourner, le temps que les micros arrivent, il y a une question là-bas.

Public : Un aspect que je voudrais mettre en lumière par rapport à ce que tu as dit : pourquoi c’est crucial que nous allions vers des groupes qui ont envie de travailler souvent différemment, c’est aussi pour leur proposer des outils qui fonctionnent à l’inverse de la logique du système capitaliste. Le monde de Facebook c’est un monde où on est seul ! Où on a son compte à soi, seul, avec son petit nom ! On a besoin de créer des outils qui incarnent des pratiques collectives et ce ne sont pas les capitalistes qui les écriront parce que leur intérêt c’est de nous atomiser. Notre intérêt c’est de faire du collectif. Créons des outils qui nous permettent de fonctionner en collectif.

Pierre-Yves Gosset : Merci. Je ne peux qu’approuver. Pour peu que ça vaille quelque chose. Une autre question en bas. Une là-bas. Après je suis là jusqu’à mercredi soir et je préfère discuter en buvant une Gewurtz plutôt que dans un amphi surchauffé.

Public : Ce n’est pas vraiment une question. Tout à l’heure tu parlais de mettre en place un système, un Framapétitions, mais en fait on a déjà mis en place à l’April, donc il y a juste à l’implémenter c’est gSpeakUp, c’est benj qui a développé.

Pierre-Yves Gosset : Je vois. Par contre gSpeakUp aujourd’hui ne permet pas, je crois, à tout un chacun de pouvoir se créer sa propre pétition sans installer l’outil. C’est-à-dire soit tu as les compétences et tu installes l’outil. C’est le problème que j’ai eu avec Framaform ; moi je ne suis pas du tout développeur et puis un jour je me suis dit : il manque un outil alternatif à Google Forms ; j’ai vu plein d’outils pour faire des formulaires, à commencer par du LimeSurvey, enfin des grosses machines, etc. Le problème c’est que ça ne permettait pas aux gens d’avoir un accès facile et de se dire : j’ai dix minutes, il faut que je crée un formulaire et il faut que ça soit prêt dans dix minutes. Ces personnes-là je ne vais pas leur dire « attends, je vais t’expliquer ce que c’est qu’un serveur, ce que c’est que l’auto-hébergement, ce que c’est que Node.js, etc. » J’ai eu le même problème. Après je suis tout à fait prêt, si jamais vous connaissez des services de pétition qui permettent facilement à tout un chacun, de façon vraiment simple et fluide, de se créer des pétitions, une, dix, mille, et de pouvoir accueillir des millions de réponses parce que c’est vers ça qu’on va, je suis preneur.
Du coup gSpeakUp je l’avais repéré ; on m’a reparlé il n’y a pas longtemps de l’outil de La Maison-Blanche mais qui est sur une vieille version de Drupal qui n’est pas maintenue depuis trois ans, juste ce serait une idiotie complète d’y aller.
Moi ça ne m’amuse pas spécialement d’avoir à développer cet outil d’autant que, encore une fois, je suis pas développeur, donc quand vous verrez Framapétitions vous direz « putain ça a été fait par un mec qui n’y connaît quand même pas grand-chose ! » Du coup je veux bien contacter les développeurs de gSpeakUp et leur dire « comment est-ce qu’on fait pour déployer rapidement et simplement cet outil-là ? » Il faut que n’importe qui puisse dire comme sur Change — concrètement nous on fait du copier-coller — : je veux créer ma pétition, je clique sur créer ma pétition, je clique là et je peux monter ma pétition. S’il y a des outils… Voilà ; le point Gewurtz !

Public : Oui. Moi j’ai à peu près 200 questions mais je pense qu’on ira en discuter deux-trois heures ; je ferai un article super !

Pierre-Yves Gosset : Pas de problème !

Public : Je vais me limiter à trois questions. La première c’est : est-ce que tu n’as pas peur du côté yakafokon ? Tu l’as dit très bien tout à l’heure il y a des choses qu’on dit dans les RMLL ou dans le monde du Libre depuis des années. À chaque fois on se dit « c’est bon, cette année on le fait » et puis, en fait, au final tu as toujours du Windaube dès que tu parles de Libre ou de Windows.
L’autre question c’est quand est-ce que tu te présentes aux élections ?
Et la troisième est-ce que, justement, tu n’as pas peur de la politisation de Framasoft et du fait que ça puisse un peu nuire au discours ? Parce qu’il peut y avoir des libristes de droite, même si bon, la contribution ce n’est pas forcément leur truc, mais ils ont peut-être besoin d’être écoutés aussi, il faut aller vers eux, tu sais, pour les faire changer vers mieux. Est-ce que tu n’as pas peur, justement, que ça fasse un peu branche armée de la France insoumise ? Je ne sais que ça n’est pas ça, surtout qu’en plus ils sont sur YouTube, ils ont Google Analytics, attention ! Mais effectivement, est-ce que tu n’as pas peur que ça pénalise l’association, sa façon d’être vue comme un élément un peu neutre même si on ne sait pas ce n’est pas le cas ? Vous êtes tous des gauchistes !

Pierre-Yves Gosset : Je vais répondre dans l’ordre inverse parce que comme ça tu pourras me rappeler l’ordre des questions.
Est-ce qu’on n’a pas peur que ça fasse trop politisé et de perdre des gens au passage ? Concrètement en choisissant de s’adresser aux associations, à l’ESSE et à l’éducation populaire, on a déjà perdu des gens et à la fin on en a gagné parce que notre message, aujourd’hui, il est conçu pour toucher un certain nombre de personnes et pour, nous, faire quelques pas dans la direction qui nous semble juste. Si on se plante, j’ai envie de dire : ce n’est pas la fin du monde ! La nature a effectivement horreur du vide et d’autres feront ça.
Après quand je dis Framasoft se politise, on ne va avoir ce discours-là, là je peux prendre le temps, on est aux RMLL. etc., mais l’idée pour nous ça a toujours été de passer par l’action plus que la réunion. Je reviens à la conférence d’avant, le fait qu’effectivement on ne va pas aller perdre du temps, aller rencontrer untel ou machin ou truc à partir du moment où il n’y a pas un engagement clair, derrière, de ces personnes-là. Et je pense que ça maintiendra un équilibre entre le discours et l’action et concrètement, évidemment qu’on sera perçus toujours comme une association de gauchistes ! Mais le mec qui a deux 4X4 et qui est le premier de cordée, qu’est-ce qu’il en a à foutre du logiciel libre ! À un moment donné, ce n’est pas grave ! Je peux être critique. Pour ceux d’entre vous qui auraient deux 4X4 et qui vous considérez comme membres actifs de la start-up nation, c’est super ! Je te regarde, toi à la caméra là-bas, parce que je pense que tu n’es pas forcément dans cette salle, mais entre guillemets « ce n’est pas grave ». On a dit qu’on était pacifistes, on ne va aller lutter contre. Par contre, on ne veut pas se laisser déborder et on veut continuer à construire les imaginaires, à mettre en place des actions, etc. Donc si c’est là-dessus qu’on perd des gens ! Pff ! Moi j’aurais tendance à dire tant pis !
Du coup ta question numéro deux c’était ?

Public : Est-ce que tu te présentes aux élections ?

Pierre-Yves Gosset : Jamais du coup ! Si tu as suivi un petit peu ça, tu penses bien que… Justement l’idée est tout au contraire d’arrêter avec les élections et de se dire que, de toutes façons, ce qui marche plutôt pas trop mal, on peut critiquer ça, mais ce qui marche plutôt pas trop mal dans le Libre c’est qu’il y a quand même un mécanisme de tempérance du pouvoir et d’égos mesurés ; alors ça dépend, on en connaît quelque-uns dans le milieu du Libre qui ont des égos complètement démesurés, mais ils parlent beaucoup, etc. Ici tu peux très bien te foutre de la gueule de Stallman, tout le monde s’en fout ! Je n’ai pas de soucis, à un moment donné, à dire que ce qu’on promeut comme système c’est de l’auto-organisation et surtout pas de l’élection. Ou alors de l’élection pour un truc bien précis avec un pouvoir bien cadré, limité, etc., et qu'il y ait une mission, pas une délégation de pouvoir. Et sur ta première question ?

Public : Les yakafokon.

Pierre-Yves Gosset : Ah les yakafokon. J’ai un site, vous pouvez y aller — je ne suis pas connecté, je vais me connecter à Internet —, il s’appelle http://yakafokon.detected.fr/ ; je l’ai fait spécialement pour les membres de Framasoft. J’en ai fait un deuxième qui je crois s’appelle projet.framasoft.fr où ils doivent mettre qui fait quoi, quand, comment ou pourquoi. J’ai tous les matins des demandes : « Ah putain ce serait cool si… », du coup ils ont deux liens. Hop là, on va ouvrir mon petit Firefox qui doit se traîner par là. Ça c’est un lien où je renvoie souvent, le plus souvent en interne, [Pierre-Yves connecte son ordinateur à Internet ! Camionnette DGSI n°3 c’est moi. Ah là, là, ces libristes !] C’est évidemment un peu facile. Si on arrive à mieux expliquer qui on est, pourquoi est-ce qu’on le fait, etc. ?

Je l’ai mis dans la conférence, mais je ne suis pas revenu dessus. On n’a pas écrit de manifeste à Framasoft et je pense qu’il faut qu’on le fasse, je pense qu’il est temps ; le temps est venu d’expliquer qui on est, pourquoi est-ce qu’on le fait, etc., pour envoyer les gens sur cette histoire du manifeste et dire, à un moment donné, « vous nous demandez des trucs mais qui ne relèvent pas de ce qu’on est censés faire, de ce qu’on souhaite faire, etc. » On est une bande de potes et OK ! il y a 500 000 personnes qui viennent utiliser nos services, donc c’est un peu flippant, mais on reste une bande de potes ; ça veut dire que si demain ça tombe en panne eh bien voilà ! Framasoft ce sera fini et on passera à autre chose. Franchement non, je n’ai pas trop de soucis avec ça ; voilà ! C’est une question de communication qui est compliquée.
J'ai Florence en bas, et en haut aussi ; c’est parti en haut. Est-ce que quelqu’un peut transmettre le micro ?

Public : Bonjour. Je trouve ça un peu dommage ton discours sur la politique ; ça casse un petit peu les choses. Je vais être un petit peu embêtant là-dessus, mais là tu disais : les gens de droite ce ne sont pas forcément des contributeurs et ce genre de choses. C’est quand même un discours assez élitiste, il n’y a quand même pas en France juste les gens de gauche et les autres qui ont deux 4X4 et qui ne voudraient pas contribuer au Libre et qui se contentent d’en profiter.

Pierre-Yves Gosset : À quel moment tu m’as entendu dire gauche ou droite ?

Public : Enfin un petit quand même vis-à-vis de la question de l’intervenant, enfin de la personne juste avant.

Pierre-Yves Gosset : Oui, du coup il pose la question.

Public : Enfin tu vois très bien ce que je veux dire.

Pierre-Yves Gosset : Quand je dis premier de cordée, ça pourrait être dit par quelqu’un de gauche. L’idée du succès, l’idée de l’épanouissement par la croissance, c’est là-dessus qu’on combat ; que ça soit une idée de gauche ou une idée de droite, moi je m’en contrefous. Évidemment qu’il y a des gens de droite qui contribuent. Mon problème n’est pas droite ou gauche. Mon problème est : est-ce que tu fais par exemple de l’open source ou est-ce que tu fais du Libre ?

Public : On peut faire du Libre aussi dans d’autres partis politiques voire ne pas être intéressé par la politique et contribuer tout à fait.

Pierre-Yves Gosset : Oui. OK ! Pas de souci. Mon discours n’est pas du tout de dire ne faites pas de politique ! Il est de dire que Framasoft a fait le choix, à un moment, mais qui nous appartient, qui n’appartient qu’à nous. Mince du coup je ne suis pas sur la bonne page, forcément, je voulais ressortir l’image de l’archipel. Chacun fait ce qu’il veut. Je ne suis pas en train de vous dire « vous devez ! » Si vous avez compris ça, c’est que j’ai complètement foiré ma conférence ; je disais « voilà, les problèmes que nous on identifie, comment est-ce que nous on y répond » et la question politique était bien clairement marquée, spoiler, c’est à vous de trouver la façon dont vous voulez vous impliquer. Et si, pour vous, c’est d’aller discuter dans des ministères ou avec des partis politiques, etc., c’est super ! Moi je n’ai aucun problème avec ça. Je dis juste que Framasoft ne le fera pas.

Public : OK !

Pierre-Yves Gosset : Ça répond à yakafocon. C’est systématique ; j’entends complètement la question de David parce que c’est notre plus grosse difficulté. Les gens pensent que puisqu’on a fait plein de trucs on va faire plein de trucs. Non ! Désolé on est une bande de potes ; on a fait une AMAP du logiciel libre, on est bien contents et du coup les gens voudraient qu’on devienne Biocoop ; Non !

Public : Là-dessus je suis entièrement d’accord !

Pierre-Yves Gosset : Il y aura des gens pour aller discuter avec les politiques et c’est très bien. Il y a de la place pour tout le monde. Tant qu’on ne fait pas trop de merde, tant qu’on est une planète, il y a de la place pour tout le monde, donc je pense sincèrement qu’il y a vraiment de quoi faire sur ce côté archipellisation. Vous avez une île « logiciel libre » et peut-être qu’il y a même un truc qui est encore une sous-île Framasoft. Nous, on ne fait que ça et on ne prétend faire que ça. Juste, ne venez pas nous faire chier et ne nous demandez pas que notre île devienne machin et de mettre du béton partout pour satisfaire le mec qui aurait ses deux 4X4. C’est violent comme discours, je suis conscient, alors que je répète qu’on est pacifistes, machin, etc., mais je suis conscient que ce discours de dire ne pas s’adresser à quelqu’un. Mais pourquoi est-ce que… ? Mais parce que je n’ai pas le temps ! Je me suis couché à 5 heures du mat, enfin 4 heures cette nuit pour finir de travailler sur ces présentations, la nuit d’avant c’était 5 heures ; je viens de Brest, je n’ai juste pas le temps ! J’aimerais si j’avais une énergie folle ! Et je dis « je » mais ça vaut pour tout Framasoft. J’ai clairement dit que cette conférence concernait avant tout moi, mon de point de vue plus que celui de l’association, mais il est partagé quand même relativement dans l’asso. À un moment donné quand les gens viennent nous solliciter et nous disent : « Vas-y, réexplique-moi le logiciel libre » de dire : «Je suis désolé, mais là il faut que j’aille changer mon gosse ! » Moi j’en ai ras-le-bol de culpabiliser en disant : ah là, là, on ne s’adresse pas à tout le monde ! Eh bien non moi je m’adresse avant tout aux gens dont je pense qu’ils peuvent avoir une action positive allant dans le sens de la société de contribution que nous on défend. Ça ne veut pas dire qu’on dit merde aux autres ! Ça veut juste dire « désolé mais là je dois aller faire autre chose ». Faisons le deuil, en tout cas moi j’ai fait mon deuil de ça, faisons le deuil peut-être collectif de se dire que nous militantes et militantes du Libre on peut tous fonctionner et choisir nos cibles.

Moi ce à quoi je vous encourage et tout le sens de cette conférence était de rappeler — mais encore une fois, ça fait dix fois, dix ans que ça se fait ici aux RMLL, c’est juste que là aujourd’hui c’est porté par une association différente —, de dire : choisissez quelles sont vos valeurs, quelles sont vos raisons d’être, quels sont vos moyens, quels sont vos objectifs et, en fonction de ça, choisissez ce que vous voulez faire. Ce n’est pas beaucoup plus compliqué que ça. Et créez des alliances. Le discours, finalement, j’aurais pu vous le faire en 30 secondes, mais le discours est là. Donc quand on vient me dire « mais pourquoi est-ce que tu ne vas pas, machin ? » Parce que j’ai choisi de ne pas le faire ! » Ça ne va pas chercher beaucoup plus loin que ça. S’il y a parmi vous des gens qui ont envie d’aller discuter avec des députés, etc., je trouve ça génial. Juste, ne venez pas me bouffer mon temps ! Une petite dernière pour la route. Il y avait Florence au moins.

Florence : Merci. Bonjour. Moi je suis Florence d’une association qui s’appelle Assodev-MarsNet qui fait de la médiation, du Libre à Marseille, enfin en région PACA. Je voulais aussi apporter un retour d’expérience par rapport à ce bilan sur la Dégooglisation. Chez nous, en trois ans, il y a quand même énormément de gens au sein des associations qui connaissent les Framatrucs. Donc ça c’est super encourageant, super enthousiasmant, malgré le contexte un peu déprimant des GAFA qui nous attaquent de toutes parts aussi avec leur action de médiatisation de leurs outils et services privateurs. Donc de ce côté-là c’est super enthousiasmant.
Ce que je voulais dire aussi c’est que les associations c’est vraiment une cible très intéressante parce qu’elles sont déjà super sensibilisées au niveau éthique. Du coup elles sont très réceptives et ce sont elles, en fait, qui vont toucher le grand public. Et ça c’est bien parce que le grand public, finalement, quelque part il est difficile à toucher alors que les associations sont plus faciles à toucher ; donc ça peut être intéressant de passer par ce biais-là pour toucher le grand public.
L’autre chose que je voulais dire c’est demain il va y avoir un inter-GULL et la question en fait des install-parties, il y a peut-être d’autres types de parties à inventer ; bon, il y a les cryptoparties, les cartoparties, etc., mais, par exemple, ça peut-être aussi des testing parties, c’est-à-dire tester les nouveaux services, tester les Framatrucs, tester tous les services en ligne libres, éthiques qui existent. Il y a ça.
Et puis l’autre chose que je voulais dire, c’est vrai il y a le côté résistance numérique, mais il y a aussi le côté construisons notre propre Internet, nos propres outils, le côté, en fait, c’est bien de résister mais c’est aussi bien de construire ce qu’on veut. Ça va, c’est bon, le vieux modèle économique, c’est fini ! Il faut construire quelque chose de nouveau.
Et la dernière chose que je voulais dire c’est au niveau des médiateurs du Libre ; il y a plein de gens dans les différentes sphères dont tu as parlé tout à l’heure, c’est-à-dire ceux qui font le solidaire, ceux qui font le contributif.

Pierre-Yves Gosset : Les durabilistes et les solidaristes comme je les ai appelés.

Florence : Et les associations aussi. Finalement ce sont eux qui sont les médiateurs du numérique les plus efficaces, parce qu’eux sont en direct avec le public. Et nous on peut se positionner comme, en fait, outilleurs de ces médiateurs parce qu’ils sont peut-être plus à même que nous à convertir les personnes au Libre, ils ont un langage beaucoup plus adapté que nous.

Pierre-Yves Gosset : Complètement d’accord avec ça.

Florence : Et puis voilà ! Bilan très positif, malgré le contexte un peu difficile.

Pierre-Yves Gosset : Aller, une petite dernière pour la route ; il y avait monsieur en bleu là-bas et puis je vais enfin pouvoir aller boire mon premier coup de l’aprem !

Public : Est-ce que tu pourrais brièvement décrire le projet UPLOAD, s’il te plaît, par pure curiosité ?

Pierre-Yves Gosset : Le projet UPLOAD. Déjà moi je suis payé pour écrire des acronymes donc UPLOAD ça veut dire « Université Populaire du Libre Ouverte Accessible et Décentralisée » et, comme pour CHATONS, chaque terme est important. L’idée d’UPLOAD est d’utiliser le protocole ActivityPub pour construire des centres de ressources décentralisés, fédérés, dans lesquels chacun pourrait faire connaître, faire reconnaître ses compétences formelles ou non formelles. Voilà comment je décrirais le projet.
En gros, imagine une université, non pas une, mais des universités en ligne. Je ne sais pas, tu as l’Université du Nous18, tu as FUN. L’université du Nous c’est une université qui travaille sur beaucoup de projets autour du durable, je parlais des durabilistes donc développement durable et autres questions ; il y a, je ne sais pas, je vais dire France université numérique, ça m’étonnerait qu’ils me rejoignent du coup ça ne va peut-être pas leur plaire, mais qui produit là aussi beaucoup et qui héberge beaucoup de MOOC, donc de cours en ligne ouverts à tous et à toutes librement.

Pour l’instant on est en train de construire un premier MOOC autour du projet CHATONS, donc on va interroger Bernard Steigler, on va interroger Tristan Nitot, on va interroger Isabelle Attard, on va interroger, j’ai perdu son prénom, madame Rouvroy [Antoinette, NdT] qui travaille sur les algorithmes, Antonio Casilli sur le digital labor, etc., pour avoir un background technique, académique sur pourquoi c’est important de faire CHATONS parce que l’auto-hébergement c’est compliqué mais ça devient plus facile quand tu es convaincu du fait qu’il faut auto-héberger tes données. Et quand je dis auto-héberger ça peut être semi auto-héberger en les confiant, finalement, à des organismes de confiance.
Il y aura un module sur la technique, un module politique et un module organisationnel et ces trois modules il faudra bien qu’on les mette quelque part. On s’est dit à un moment donné : super, Framasoft va monter sa propre petite plateforme de MOOC, une de plus, l’idée étant de les mettre en commun, d’utiliser potentiellement un processus qui s’appelle Open Badges ; aux RMLL il y a suffisamment de geeks pour que je puisse expliquer ça un peu rapidement. Open Badges est une image. Les Open Badges19 ce sont des badges dans lesquels tu vas trouver des métadonnées, qui disent « dans cette image sont cachées des informations qui vont dire que telle personne maîtrise telle ou telle compétence et que c’est délivré par telle ou telle structure ou personne. » Ça veut dire que toi-même tu pourras venir dire « je sais réparer une machine à laver et j’habite à Strasbourg ». Et à la fois moi je pourrais dire : j’ai un diplôme en ingénierie économique délivré par l’université de Grenoble en 1999 ; ça veut dire si c’est vieux ! L’idée c’est qu’on puisse produire ça, qu’on puisse trouver les compétences de chacun.

Pourquoi cette idée-là est importante ?
C’est parce que vous comprenez bien que dans cette idée d’auto-organisation ; je vous ai quand même cité Murray Bookchin ou Casabaldi, pas non plus les personnes les plus institutionnalisées qu’on puise imaginer ! On voit bien qu’il y a une forme d’effondrement qui vient. Je ne suis pas du tout collapsologue mais concrètement on va se prendre le mur, je pense, dans pas si longtemps que ça, et il va falloir trouver des gens qui ont des compétences autour de nous ; il va falloir trouver des gens qui savent faire ceci ou cela. À un moment donné, comment est-ce qu’on va faire pour les trouver ? Tu ne vas pas pouvoir googler « réparateur machine à laver » ça va te sortir des boîtes, ça ne va pas te sortir des gens et ça ne va pas te sortir celle qui est nécessairement à côté de chez toi. Et on se dit qu’en travaillant cette question de quelles personnes ont quelles compétences non formelles, je maîtrise la permaculture, je… machin, etc., on a une possibilité de faire ça.
On était très emmerdés ; c’est comme l’alternative à YouTube. On avait dit dès 2014 qu’on voulait faire une alternative à YouTube, jusqu’à mai 2017 je ne savais pas ce qu’on allait faire ; c’est juste qu’on s’est rencontrés avec Choccobozzz, on est allés boire un coup aux RMLL à Saint-Étienne ; il m’a dit : « Je quitte mon poste à Saint-Étienne, je vais habiter à Lyon, est-ce que tu as du taf ? » Et, en fait, lui travaillait déjà sur une alternative fédérée donc ça donnait du sens à… Et UPLOAD, pour moi, c’est un peu pareil. Tant qu’on n’avait pas ActivityPub, tant qu’on n’avait pas le moyen de dire… Framasoft ne va pas faire une université Framasoft, c’est complètement ridicule et prétentieux ! Par contre s’il y a une université, s’il y a un mouvement type Les Colibris, s’il y a un mouvement tel Framasoft, s’il y a, etc., tous ces gens-là sont capables de mettre ça en commun et de travailler de façon fédérée, tu as, à ce moment-là, un système qui permet aux gens de s’auto-organiser. Et là je reprends la conférence qu’Isabelle Attard faisait à Pas Sage En Seine20 il y a quelques jours ; elle disait : « Par contre il ne faut pas qu’on se voile la face, s’il y a bien une chose qui fait peur au pouvoir, ce sont les gens qui s’auto-organisent ».
Donc te dire comment est-ce qu’on va le faire, j'ai des idées, je ne vais pas tout raconter maintenant ! C’est prévu sur la feuille de route, c’est prévu officiellement en 2020 ; nous connaissant, si ça sort en 2022, on est contents. Et peut-être que d’autres le feront avant. L’important c’est de réfléchir à ça et de penser à l’organisation de ça.

Eh bien Gewurtz time. Merci.

[Applaudissements]

Web et vie privée - Stéphane Bortzmeyer

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Stéphane Bortzmeyer

Titre : Web et vie privée
Intervenant : Stéphane Bortzmeyer
Lieu : Apéro/discussion - Centre Social des Abeilles - Quimper
Date : septembre 2018
Durée : 41 min 40
Visionner la vidéo su PeerTube
Diaporama support de la présentation
Licence de la transcription :Verbatim
Illustration : Dernière diapositive du diaporama.
NB :transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

En introduction à l'apéro/discussion au Centre Social des Abeilles à Quimper, le 28 septembre 2018, un court exposé de Stéphane Bortzmeyer sur les problèmes spécifiques au numérique et les pratiques des GAFA.

Transcription

Bonsoir.
Comme le thème c’est apéro discussion, ce n’est pas moi qui vais causer pendant deux heures, je vous rassure, mais on m’a demandé de faire une introduction un peu au problème. Le problème Web et vie privée est très vaste, on en a beaucoup parlé. À part si vous avez vécu dans une grotte les dix dernières années, vous en avez forcément entendu parler à la télé, dans les journaux, dans les discussions. Le problème est aussi très compliqué, il y a beaucoup d’aspects. Donc pour qu’il y ait une discussion je dirais intelligente – parce que mon idée c’est que le citoyen ordinaire, même s’il n’est pas informaticien, doit pouvoir participer à cette discussion qui concerne tout le monde – il faut quand même connaître deux-trois trucs. Mon idée était de présenter quelques points importants qu’il faut avoir en tête quand on discute Web et vie privée.

Un état des lieux.

Un truc important c’est qu’aujourd’hui tout le monde utilise le Web. J’ai eu en pendant les années précédentes pas mal de gens qui me disaient « oui, mais tout ça n’intéresse de toutes façons qu’une poignée de gens ; c’est marginal l’utilisation d’Internet », des choses comme ça. Aujourd’hui ce n’est clairement plus le cas : tout le monde utilise Internet sauf vraiment des ermites très isolés et donc tout le monde est concerné par les conséquences que ça peut avoir. J’en vois qui rigolent parce qu’ils n’utilisent pas Internet, mais ils sont rares ! Ça ne fait plus grand monde aujourd’hui.

Souvent on n’a pas vraiment le choix sauf à être exclu. Si on n’est pas sur le groupe Facebook, eh bien les copains ne nous invitent pas ou ils ne pensent pas à nous inviter quand il y a une sortie. Si on n’a pas accès au Web, on ne peut pas lire les petites annonces. Il y a de plus en plus de choses qui ne sont accessibles que en ligne et pas seulement des choses utilitaires genre déclarer ses revenus, des choses comme ça, mais simplement des relations sociales de base.

Il y a un contraste entre le fait que tout le monde est sur Internet, toutes les activités humaines ont migré sur Internet ou sont sur Internet, et le peu de connaissances des gens là-dessus. Des fois on me dit « oui mais c’est normal, c’est technique, il ne faut pas que tout le monde soit technicien ; il n’y a pas de raison que madame Michu connaisse Internet et tout ça » et en fait, je ne suis pas d’accord. D’abord ça m’agace toujours quand on dit madame Michu, comme si monsieur Michu était plus compétent ; il ne l’est pas ! Et surtout, quand quelque chose a une telle place dans la vie et structure notre société à ce point, il faut vraiment que tous les citoyens puissent y comprendre suffisamment quelque chose pour voir les enjeux qu’il y a derrière.
Aujourd’hui ce n’est pas tellement le cas. Tout le monde sait qu’il y a des problèmes de vie privée sur le Web, on en a beaucoup parlé, mais les détails sont peu connus.

D’une manière générale, ce n’est pas seulement le Web. Contrastant avec la place de l’informatique dans nos vies, il y a un angle de ce qu’on peut appeler la littératie numérique, c’est-à-dire ce que le ministre appelle l’illectronisme ; il vient de lancer un grand plan avec plein de millions d’euros pour lutter contre l’illectronisme. Je n’aime pas tellement le terme, surtout parce qu’il faut faire une différence entre les gens qui ne savent pas du tout se servir d’ordinateur – c’est quand même une minorité aujourd’hui – et les gens qui savent s’en servir mais ne sont pas à l’aise, sont paumés, ne comprennent pas les enjeux ou ce qu’il y a derrière et ça c’est beaucoup plus fréquent et c’est beaucoup plus ça le problème. Donc plus un problème d’absence de littératie qu’un vrai problème d’illectronisme.

C’est quoi la littératie numérique ?

Tout le monde aujourd’hui, tout le monde peut-être pas mais vraiment beaucoup de gens savent se servir d’un ordinateur : j’échange des mails et des photos avec ma maman qui est à la retraite à la campagne, donc c’est vraiment quelque chose de très répandu aujourd’hui. Tout le monde utilise Internet, forcé — de toutes façons ce n’est pas forcément un choix, mais c’est comme ça —, mais mal souvent, avec plein de problèmes. Le ministre, dans son discours pour le plan pour de la lutte contre l’illectronisme, disait qu’il y a des gens qui ne savent pas, quand ils envoient une réponse à une offre d'emploi, mettre une pièce jointe à leur mail. C’est un des problèmes, mais ce n’est pas seul ; ça, à la limite, c’est une compétence technique qui leur manque, ça peut s’acquérir. Plus embêtant c’est le côté mauvaise pratique ; c’est-à-dire que les gens arrivent à faire leurs tâches sur Internet, ce qu’ils ont envie de faire ils arrivent à le faire — échanger des photos avec les copains ou avec les enfants, envoyer le CV —, mais mal et donc avec notamment des tas de conséquences pour la sécurité.
Par exemple, ils ont des problèmes avec les méthodes de sécurité compliquées, donc ils coupent toutes les solutions de sécurité, au moins comme ça, ça fonctionne ! Des choses comme ça et c’est plutôt ça le problème.

Pour moi, la littératie numérique ce n’est pas seulement savoir faire des tâches, c’est aussi comprendre ce qui se passe derrière l’écran, ce qu’on voit pas. Pas mal de gens ont peur de ça en disant « oui mais derrière c’est de la technique, c’est pour informaticiens et tout ça ».
D’abord, les informaticiens professionnels ne savent pas forcément mieux. Quelqu’un, par exemple, qui fait des sites web professionnellement, dont c’est le métier, souvent n’a pas plus d’idées de ce qui se passe derrière l’écran que l’utilisateur ordinaire et, de toutes façons, il y a des choses qu’on peut comprendre derrière même si on n’est pas technicien, même si on n’est pas informaticien ; on peut comprendre des choses ! Il n’y a pas besoin, par exemple, d’être biologiste pour participer à des discussions ou des réflexions citoyennes sur des problèmes comme l’écologie. Il n’y a pas besoin d’être climatologue pour comprendre les problèmes liés au réchauffement planétaire et à ce qu’il faut faire ; ça concerne tous les citoyens, même ceux qui ne sont pas climatologues, biologistes, etc. Donc c’est un peu pareil pour l’informatique.

Par exemple, un truc tout bête, je suis toujours étonné du nombre de gens qui font une confiance aveugle aux classements que font Google et Facebook. Google et Facebook ne présentent pas une vision neutre de l’information ; ils mettent un ordre. Par exemple Google classe les résultats de son moteur de recherche. D’un côté c’est bien, c’est ce qu’on lui demande, mais de l’autre côté, un classement n’est jamais neutre ; il y a toujours des choix qui ont été faits derrière, des choix qui ont été faits par Google et qui s’appliquent, après, aux gens. Beaucoup de gens croient que c’est, quelque part, un truc qui tombe du ciel et sur lequel il faut s’aligner, une sorte de révélation divine sur laquelle il faut s’aligner. Ça ne l’est pas ! C’est au point même qu’il y a des demandes, maintenant, de changer, enfin de faire des choses. Je me souviens qu’il y avait eu un débat quand il y avait une organisation contre les droits des femmes qui avait un faux site sur l’information sur l’IVG et qui s’était retrouvé, à un moment, en première place des résultats de Google quand on tapait IVG dans pas mal de conditions. Il y avait des gens qui s’étaient indignés en disant « il faudrait faire quelque chose ». Le problème c’est plutôt qu’il faut arrêter de croire que le premier résultat de Google est le bon. Il faut comprendre que ce classement n’est pas innocent.

Facebook aussi. Facebook ne vous propose pas de manière neutre ce que tous vos contacts, tous les gens avec qui vous êtes amis, ont fait. Facebook fait un choix dans tout ça et présente ce qui lui semble intéressant selon ses critères. Des fois ça colle bien, mais c’est quand même un choix qui est fait pour vous.

Bien sûr, aussi, le problème de qu’est-ce qu’ils font de nos données. Tous ces gens-là récoltent des données, qu’est-ce qu’ils en font ? Eh bien ça, ça ne se voit pas.

La littératie numérique permet aussi de pouvoir critiquer les gens qui essaient de vous rassurer. Par exemple quand dans une réunion on parle d’un fichier, il y a toujours un monsieur sérieux, costard-cravate, qui explique « ne vous inquiétez pas ! Tout est anonymisé ». J’ai vu ça quand j’étais délégué de parents d’élèves, chaque fois qu’on parlait de fichage des élèves, il y avait toujours un monsieur sérieux du rectorat qui disait « c’est anonymisé ». La littératie numérique aide à comprendre que c’est pipeau, cette phrase ne veut rien dire, c’est vraiment un truc pipeau pour rassurer facilement.
De même quand un ministre ou un autre dit « ce système est parfaitement sécurisé » ou quand un site web vous dit « votre vie privée est importante pour nous », il faut savoir que tout ça est pipeau. Le coup de la sécurité est un bon exemple. Il y avait un type important au ministère de la justice en Inde qui, pour justifier la base de données de tous les citoyens indiens, avait dit « c’est sécurisé ; c’est protégé par un mur de cinq mètres de haut ! » Il avait dit ça. Les informaticiens dans la salle ne seront pas surpris d’apprendre qu’un mois après la base a été piratée et que toutes les données ont fuité.

La littératie numérique sert aussi à comprendre, à s’inquiéter quand il y a des arguments politiques qui se déguisent derrière la technique. Utiliser des mots techniques compliqués c’est souvent une façon de dissimuler des choix politiques. Quand, en plus, on mêle ça avec le terrorisme c’est parfait ! On dit par exemple « les terroristes cryptent donc il faut interdire le cryptement » ou des choses comme ça. Il y a pas mal de ministres qui ont fait ça, un qui n'est pas loin d’ici, Jean-Jacques Urvoas [Garde des Sceaux de 2016 à 2017, NdT], qui tenait des discours comme ça quand il était ministre, que le chiffrement c’est mauvais, et c’est après qu’on s’est aperçu que pour communiquer des informations qu’avait la justice sur un copain à lui il utilisait une messagerie chiffrée avec le copain en question pour justement que ça ne soit pas détecté.

En fait l’un des buts de la littératie numérique c’est de comprendre que certaines décisions, certaines opinions, ont l’air techniques comme ça parce qu’il y a des mots techniques dedans, mais sont en fait, derrière, de la politique.

Le numérique a quand même quelques particularités.

Quand je dis « c’est de la politique tout ça », ça ne veut pas dire que c’est de la politique comme d’habitude et donc on peut se passer complètement d’apprendre ou de comprendre le numérique. Non, parce qu’il y a quand même des particularités du numérique.

Je le répète, les vrais problèmes sont politiques. Le problème que j’ai avec Google c’est que c’est une entreprise capitaliste. Le fait qu’il soit dans le numérique ne change rien ; ça ne les rend pas meilleurs ou pires.

Les particularités du numérique, il y en a une première qu’on oublie souvent c’est que dans le numérique tout est copiable facilement. Ça, c’est un changement considérable. Pensez par exemple à une police d’autrefois qui faisait des fiches sur les suspects. C’étaient des fiches en carton qu’on mettait dans une boîte à chaussures ou équivalent. Simplement copier un fichier, par exemple quand la police à Quimper avait fait un fichier et voulait le faire connaître à ses collègues à Brest, était un gros travail, très consommateur de ressources humaines.
Ce n’est pas que la police à l’époque était plus respectueuse des libertés, mais c’est que, en pratique, copier ces informations avait un réel coût en temps humain, en travail, qui rendait difficile de le faire. Même les régimes les plus dictatoriaux ne pouvaient pas le faire.
Au contraire, dans le numérique, copier c’est trivial, c’est facile, c’est fait pour. Vous avez un fichier qui est constitué à Quimper, vous le copiez à toutes les polices de France sans problème et ça ne coûte quasiment rien. Idem pour des données qu’on peut avoir. C’est facile pour un ordinateur de tout enregistrer : c’est son métier ; c’est ce qu’il fait le mieux.

Donc ça c’est une particularité du numérique qui donne des pouvoirs considérables que l’on n’avait pas avant. Malheureusement ça ne les donne pas aux citoyens, ça les donne aux entreprises et à l’État et ils n’en font pas toujours un bon usage.

Un exemple typique c’est qu’avant le numérique, de toutes façons un éditeur de livres qui avait envie de savoir ce que faisaient les gens avec le livre ne pouvait pas ; c’était matériellement impossible ; il aurait fallu qu’il envoie un détective privé derrière chaque lecteur pour le suivre et pour regarder ce qu’il faisait. C’était évidemment inenvisageable.
Aujourd’hui par contre, un appareil de lecture comme le Kindle d’Amazon sait exactement à quelle page vous en êtes — pour un ordinateur comme le Kindle ce n’est rien — et le transmet à Amazon qui peut donc renvoyer l’information à l’éditeur à des fins soit commerciales, soit moins sympathiques. On peut savoir, par exemple, qui a acheté un bouquin et ne l’a pas terminé ou, au contraire, qui l’a dévoré avec intérêt, et c’est une information dont on voit bien qu’elle peut avoir des conséquences pour la vie privée. Et ce genre d’opération ne coûte rien avec le numérique. C’est pour ça que c’est si répandu, c’est que ça ne coûte rien ; les gens disent « puisque c’est si facile à faire on va le faire », alors qu’avant il aurait fallu réfléchir pour le faire.

Et puis tout est cherchable. On dispose de techniques permettant de chercher dans des grandes quantités d’informations, ce qui casse pas mal de modèles de sécurité qu’on avait. Par exemple beaucoup de gens se disent « d’accord, Google ce n’est pas joli ce qu’ils font, mais enfin mes messages c’est une goutte d’eau au milieu de l’océan de messages qu’il y a dans Gmail, donc mes messages à moi sont perdus dans la masse. » Cette idée de se perdre dans la masse marchait très bien avant le numérique, effectivement. Elle ne marche plus maintenant parce qu’on a des techniques de recherche qui font que l’aiguille n’est plus en sécurité dans la botte de foin ; on peut la trouver.
Ces changements entraînent une différence qualitative. Des fois il y a des gens qui disent « oui, mais ce n’est pas grave la surveillance, de toutes façons dans le petit village autrefois où tout le monde était heureux, tout le monde était sympa, tout le monde connaissait tout le monde, il n’y avait pas de vie privée, c’était très bien ». L’argument est très mauvais. Une des raisons pour lesquelles il est très mauvais c’est qu’à l’époque les possibilités de traitement et de recherche étaient limitées au petit village, justement. Alors que maintenant elles s’étendent à toute la planète et qu’elles ont donc complètement changé les choses. Des opérations qui étaient inoffensives avant deviennent difficiles [Des opérations qui étaient difficiles avant deviennent triviales, Note de l'orateur].

Pour reprendre l’exemple de la lecture du livre, avant on pouvait se dire « de toutes façons quelqu’un peut le voir le livre qu’on est en train de lire à la terrasse du café ». Sauf que maintenant, on peut regarder non pas la personne qui se trouve être à côté de nous à la terrasse du café, mais potentiellement toute la planète.

Idem si vous participez à une manifestation. Vous pouvez aller à une manifestation et tomber sur votre patron qui dira « tiens je ne savais pas que tu étais à la CGT ! », des trucs comme ça. Ça peut arriver mais c’est rare. Alors que maintenant, avec le numérique, il y a des possibilités de recherche massive de tous les gens qui étaient à la manifestation ou tous les gens qu’on a croisés. Donc ça change vraiment qualitativement les choses.

Nos réflexes de sécurité

Les réflexes de sécurité qu’on a face à ça ne sont plus adaptés. L’être humain est apparu tel qu’il est, en gros, à la louche, il y a trois millions d’années quelque part dans la savane africaine où il avait certains problèmes de sécurité : éviter de se faire bouffer par un lion, des trucs comme ça, donc on a développé tout un tas d’habitudes et de réflexes qui viennent de ce monde-là. Les changements qu’on a eus depuis la révolution industrielle et encore plus depuis le numérique ont été trop rapides pour qu’on s’adapte. Nos réflexes de sécurité restent inadaptés.
Par exemple, une des raisons pour lesquelles beaucoup de gens mettent des informations très personnelles sur Facebook, bien qu’ils savent de manière théorique que c’est dangereux, c’est parce que, typiquement, ils sont dans leur chambre au moment où ils le font, donc dans un espace sécurisé, fermé, où ils se sentent à l’aise.

Je me souviens d’un article de psychologie qui expliquait qu’en fait, si on veut améliorer la protection de la vie privée sur Facebook, il faudra imposer que quand on est sur Facebook, les hauts-parleurs du PC diffusent en permanence des bruits de hall de gare ou de terrasse de café pour que les gens comprennent que ce qu’ils font sur Facebook c’est public ou que ça a un gros potentiel à l’être en tout cas.
Nos réflexes d’intimité et de sécurité ne sont pas complètement rationnels d’où la nécessité d’avoir un support comme ces bruits de foule autour pour qu’on perçoive qu’on est, en fait, en public.

De nos jours, ces réflexes ne sont plus du tout adaptés et ils reposent souvent sur des suppositions fausses. C’est pour ça que c’est important de développer la littératie numérique pour mieux comprendre. Par exemple le raisonnement : si je ne vois pas l’adversaire il ne me voit pas non plus.
Rappelez-vous le petit village dont on parlait où il n’y avait pas de vie privée, où tout le monde connaissait tout le monde : c’était symétrique. Si le garde-champêtre me voit quand je sors bourré du bistrot, quand lui sort bourré du bistrot, je le vois aussi. Et s’il ne me voit pas, je sais qu’il ne peut pas savoir par d’autres moyens ce qu’il y a. Alors qu’avec le numérique on est espionné sans s’en rendre compte. Vous ne vous rendez pas compte que votre Kindle est en train de signaler à Amazon ce que vous êtes en train de lire.
Donc le réflexe : si je ne le vois pas il ne me voit pas, était vrai dans la savane africaine et tout notre cerveau, tout notre appareil nerveux, tous nos réflexes sont basés là-dessus alors que ce n’est plus vrai.
De même des trucs du genre : le prédateur ne peut pas nous attaquer tous, donc si on est en groupe très nombreux ; c’est la technique du gnou dans la savane, il dit que le lion ne pourra pas les bouffer tous. Avec le numérique ce n’est plus vrai. Il est possible de surveiller beaucoup de monde.

Je ne sais pas si vous avez vu le film La Vie des autres qui se passe dans l’ancienne Allemagne de l’Est où il y a un personnage qui est policier qui écoute des gens. À l’époque, l’écoute était manuelle, c’est-à-dire qu’il fallait un policier pour écouter, il fallait des tas de magnétophones avec des bandes magnétiques et un policier pour les écouter après. Donc le gouvernement est allemand ne pouvait pas écouter tout le monde, pas parce qu’il avait des scrupules ou qu’il était retenu par les droits de l’homme ou des choses comme ça, parce qu’il ne pouvait pas, tout simplement.

Donc le raisonnement : le gouvernement si puissant qu’il soit, si totalitaire qu’il soit, ne peut pas nous surveiller tous était vrai dans l’ancienne Allemagne de l’Est ; il n’est plus vrai aujourd’hui.

Pratiques réelles, les GAFA

Dans les pratiques réelles, qu’est-ce qu’ils font ?
On avait parlé des possibilités un peu théoriques du numérique. Qu’est-ce que font réellement les gros acteurs de l’Internet, ceux qu’on appelle les GAFA, ceux qui sont sur les affiches de La Quadrature du Net : « Apple sait où est ta mère », « Facebook contrôle ce que tu peux lire » et tout ça ? Eh bien ils enregistrent tout parce que c’est trivial, parce que c’est facile, parce que c’est un réflexe. Combien de fois dans des réunions où on parle de fichiers, de données et tout ça, on fait la liste des données à récolter et puis il y a quelqu’un autour de la table qui dit « on va aussi récolter celles-là puisque ça ne coûte pas très cher en place et on a de la place sur les disques. » Chaque fois il faut leur dire « mais ce n’est pas parce que c’est facile qu’il faut le faire ! Il faut se poser des questions quand même ! »

Notez que le RGPD a mis ça explicitement par écrit mais ça aurait dû être un réflexe, de toutes façons.

La réalité c’est qu’ils enregistrent tout et pas uniquement parce que c’est facile mais parce que c’est aussi leur seul moyen de gagner leur vie. Quel utilisateur de Facebook a payé Facebook en argent ? A pris un contrat, un abonnement ? Aucun ! Gmail quasiment pareil. Il y a des Google Apps pour entreprise mais c’est très peu utilisé. La plupart des utilisateurs de ces GAFA ne les ont pas payés. Amazon c’est un cas un peu différent. Mais pour Google et Facebook on ne les paye pas. Donc comment ils gagnent leur vie ? Ce sont des boîtes commerciales, à but lucratif ; comment ils gagnent leur vie ? La seule façon c’est d’exploiter les données, pas forcément de les vendre, parce qu’en général, au contraire, ils aiment bien les garder pour eux, mais par exemple en s’en servant pour vendre de la publicité plus ciblée, qui se vend plus cher que la publicité non ciblée.

Donc le truc toujours à se demander c’est : si c’est gratuit comment ils font pour vivre ?
Il y a des tas de solutions. Les logiciels libres – il y a une install-partie demain – sont la plupart du temps gratuits pour les utilisateurs parce que derrière il y a un modèle de développement fondé sur l’entraide et le bénévolat – tous les développeurs ne sont pas bénévoles –, mais l’entraide et le partage, donc c’est pour ça qu’ils sont gratuits pour la plupart des gens. Mais Google et Facebook, comment ils font ? Eh bien en exploitant les données, donc ils sont obligés de les garder.

La publicité veut des données et elle veut tout connaître. Si on veut augmenter le niveau de sécurité chez les gens quand ils envisagent de s’inscrire sur Facebook, ce ne sont pas les conditions générales d’utilisation qu’il faut leur faire lire, elles sont incompréhensibles, c’est plutôt qu’ils assistent à une réunion entre les commerciaux de Facebook et les gens des agences de publicité pour voir comment Facebook vend ses utilisateurs, littéralement, comme du temps de cerveau disponible.

Il y a quand même des fois où ils vendent des données. L’affaire Cambridge Analytica est une affaire récente où Facebook s’est fait prendre la main dans le sac. Ils avaient vendu des données à une boîte qui s’appelle Cambridge Analytica dont le rôle est spécialisé dans la publicité politique ciblée : reconnaître les particularités des gens et leur envoyer les publicités politiques au moment d’une élection qui correspondent pile à ce qu’ils veulent. Et le tout sans l'autorisation des utilisateurs, évidemment, sinon ce n’est pas drôle.

Tout le monde s’y met

Mais il n’y a pas que les GAFA et il n’y a pas que les États-Unis. Comme c’est facile de surveiller tout le monde le fait. Par exemple en France les journaux, y compris des journaux qui s’indignent dans des éditoriaux pour dire « oh les GAFA ils sont méchants ! Oh Google ne paye ses impôts, il viole les lois françaises, il pique nos données, oh que ce n’est pas bien ! », eh bien ces journaux qui font ça, leur site web est bourré des mouchards, c’est-à-dire de dispositifs qui permettent de suivre à la trace les utilisateurs d’une visite sur l’autre, comme les fameux cookies. Des fois il y a un avertissement du genre « si vous continuez ça veut dire que vous acceptez nos cookies ». Dans certains cas très rares il y a possibilité de débrayer ça, en général possibilité délibérément rendue compliquée. Mais dans beaucoup de cas il n’y a tout simplement pas de possibilité de débrayer.

Donc le problème n’est pas limité aux GAFA et un des inconvénients du numérique c’est que ça démocratise la surveillance. Avant il fallait une police politique riche et dotée de forts moyens ; aujourd’hui pas mal d’entreprises peuvent jouer avec leur petit Google, leur petit Facebook et récolter plein de données sur leurs utilisateurs.

J’ai cité les sites web, mais c’est bien pire pour les applications sur smartphone. Une application sur smartphone a accès à bien plus d’informations qu’un site web pour des raisons techniques qu’on n’a pas le temps de voir ici, mais qui font que ce n’est pas par hasard que beaucoup par exemple d’organes de presse vous encouragent fortement à chaque visite à télécharger l’application. L’application leur envoie plus de données que la simple visite du site web.

Le problème est largement répandu et ne peut pas se résoudre uniquement en tapant sur Google et Facebook, même s’ils le méritent.

Et l’État ?

Ah la, la, l’État ! L’État ce n’est pas mieux. Aux États-Unis, par exemple, ce sont deux lois successives — il y en a eu d’autres, mais ce sont deux étapes importantes — qui donnent à peu près tous les droits de surveillance à la police sur les données numériques récoltées. Par exemple Google peut promettre « nous ne communiqueront vos données à personne ». Ils peuvent promettre ce qu’ils veulent ! Aux États-Unis, ils sont obligés de suivre la loi et la loi dit « si le FBI le demande gentiment, vous donnez tout ». Il n’y a pas tellement de possibilités… Il y a quelques contraintes dans le PATRIOT Act, encore moins dans le CLOUD Act, il y a quelques règles et quelques contraintes, mais de toutes façons elles ne sont pas respectées. C’est ce qu’ont montré par exemple les révélations de Snowden. Un des trucs que ça montrait, ce n’est seulement que les espions espionnaient ; on le savait bien que les espions espionnaient ! C’était que même les règles théoriques qui limitaient un peu les pouvoirs des sociétés de surveillance n’étaient pas respectées.
Donc méfiance quand vous lirez des promesses du genre « nous nous engageons à ne pas communiquer vos données, nous nous engageons à ne pas les garder », tout ça ; comme le disait un fameux politique français « les promesses n’engagent que ceux qui y croient » !

En France, par exemple, la loi renseignement de 2015 ou la loi de programmation militaire de 2018 et d’autres aussi dans le lot étendent beaucoup les possibilités, là aussi. De toutes façons, la surveillance se faisait déjà par les services de l’État de manière illégale. Ce n’est pas moi qui l’invente : dans l’exposé des motifs de la loi renseignement de 2015 il y a écrit : on récolte des données depuis des années de manière illégale, ça nous met mal à l’aise, il faudrait donc légaliser ça. C’est écrit comme ça. C’est : nos agences de renseignement sont gênées par le fait que ce qu’elles récoltent n’est pas légal, alors il faudrait faire quelque chose, donc on va le rendre légal.
C’est ce qui était écrit dans l’exposé des motifs de la loi renseignement : il y avait une insécurité juridique ; sous-entendu on risquait d’avoir un procès.

Solutions ?

Les solutions pour ça ?
Là, malheureusement, c’est compliqué. Fondamentalement, et je dis ça surtout pour les informaticiens présents dans la salle, le problème est politique. Il n’y a pas de solutions purement techniques aux problèmes politiques. La technique peut aider, elle peut fournir des outils, elle peut permettre d’appuyer des solutions politiques, mais en soi elle ne va pas résoudre des problèmes. Surtout que souvent les techniques évoluent tout le temps, c’est compliqué, ce n’est pas facile à faire. Et puis moi j’ai un problème un peu plus de fond, un peu plus politique qu’on verra après.

Autant c’est vrai que le problème est politique, n’est pas technique, d’un autre côté c’est utile de comprendre la technique pour comprendre ce qui se passe, pour résister au baratin, pour ne pas croire les gens qui vont vous raconter « non, non, les données sont anonymisées, ne vous inquiétez pas ! » C’est donc utile d’avoir une compréhension technique minimum.

Quand j’avais dit que le problème était politique, un exemple qui va dans la bonne direction, qui est évidemment très insuffisant mais qui va dans la bonne direction, c’est le RGPD1, Règlement général de protection des données, qui est un règlement européen, qui est entré en vigueur en mai 2018 donc très récemment et qui, en gros, étend les protections qu’il y avait déjà en France avec la loi Informatique et Libertés ; il les étend un peu et surtout il les généralise à toute l’Europe. Pour les Français il n’y a pas beaucoup de changement, mais pour des pays d’Europe de l’Est, notamment, ça a fait un gros changement ; ils n’avaient même pas d’autorité de protection des données avant.

Parmi les principes importants du RGPD il y a par exemple cette obligation de minimiser : récolter le moins d’informations possibles et seulement celles dont on a besoin. Ça c’est une des règles qui est le plus violée. J’ai réservé un hôtel récemment, pas celui-ci mais à un autre endroit, où, au moment de la réservation, dans le formulaire, on demande des tas de choses qu’il n’y a pas à demander, y compris la date de naissance ; qu’est-ce qu’ils ont à faire de la date de naissance ! Je suis vacataire dans des universités, je remplis un dossier, on me demande ma date de naissance, homme ou femme ? Qu’est-ce qu’ils en ont à faire homme ou femme ? Ou alors c’est pour dire qu’il y a certains enseignements qui ne peuvent être assurés que par des hommes peut-être ? Non, ce n’est pas possible ! C’est un exemple de « dans le doute on récolte plein de données ». Et ça, le RGPD dit explicitement que c’est mal.

Après c’est comme toutes les lois, c’est bien d’avoir une bonne loi, mais évidemment ça ne veut pas dire qu’elle va être appliquée. Déjà la loi Informatique et Libertés date d’il y a 40 ans et elle est encore massivement violée par les entreprises françaises. Alors qu’elle date de 40 ans ! Donc le RGPD, ce n’est pas gagné ! Oui ?

Public : Je me suis retrouvé à Lyon pour louer une chambre d’hôtel à minuit et le truc c’est qu’ils demandaient ma carte identité et je ne l’avais pas sur moi ; ils étaient prêts à me faire dormir dehors parce que je n’avais pas ma carte d’identité. Il n'y avait pas de lieu pour pouvoir dormir. Et le motif c’était que je sois connu au cas où je sois un terroriste ou, je n'en sais rien !

Stéphane Bortzmeyer : Je ne suis pas un juriste. Je trouve ça scandaleux, je ne sais pas si c’est légal ou pas, je ne suis pas juriste donc il y a un doute là-dessus. Comme souvent avec la loi c’est aussi beaucoup une question de rapport de forces. Un des problèmes c’est que les gens donnent trop facilement leurs données quand on demande ; ils devraient à chaque fois faire des histoires, mais je sais que c’est fatigant. Je sais qu’à chaque fois que je remplis une fiche ou que je remplis un formulaire je fais des histoires, je proteste, je dis « appelez-moi le directeur je refuse de remplir ce truc-là ». Effectivement, au bout d’un moment c’est fatigant, on ne va pas faire ça à chaque fois, mais c’est quand même ça qu’il faudrait faire, et si c’était fait plus souvent il y aurait moins de récolte de données injustifiée. Mais c’est évidemment difficile surtout avec des arguments effectivement massues : quand on dit « c’est pour lutter contre le terrorisme et puis si vous ne voulez pas remplir ça, ça veut dire que vous êtes pour le terrorisme ? » C’est évidemment difficile de lutter contre ça.

Public : Si, par exemple, je ne veux plus apparaître sur Internet donc je supprime mon Facebook. On ne peut pas forcément le supprimer. Le Facebook on ne peut pas le supprimer à fond ; il reste visible à vie et c’est impossible de ne plus apparaître sur Internet, sur rien du tout !

Stéphane Bortzmeyer : C’est difficile en tout cas. C’est difficile ! Ça c’est un point important c’est : qu’est-ce que peut faire le citoyen individuel, qu’est-ce que peut faire l’utilisateur ou l’utilisatrice, quelles sont ses possibilités d’action ? Alors il y en a et il n’y en a pas. C’est compliqué.

Et l’utilisateurice, que peut-ielle faire ?

D’abord il y a un problème de fond, c’est que quand on dit aux gens « vous devriez faire ceci, vous devriez refuser les conditions de Facebook, vous devriez ne pas mettre les données, etc. », ça a un petit côté de blâmer les victimes. C’est-à-dire que c’est logique de demander aux gens de faire attention, mais attention ! Il ne faudrait pas laisser entendre que si, par contre, ils ont donné des données à Facebook, Facebook a le droit d’en faire ce qu’il veut. Ça serait un peu blâmer les victimes pour ce qui leur arrive.
Parce qu'actuellement, effectivement et vous l’avez bien dit, prendre toutes les précautions nécessaires c’est un peu ce que fait un agent secret en territoire ennemi. Ce n’est pas normal ; ce n’est pas normal que le citoyen, pour avoir une vie privée, soit obligé de prendre autant de précautions qu’un agent secret en territoire ennemi, avec ce que ça nécessite d’efforts, de compétences, de ne jamais faire une erreur. Effectivement, le vrai problème c’est que c’est facile de diminuer 90 % des données personnelles, mais les 10 % restant c’est assez dur et peuvent suffire dans certains cas. Et puis il y a des fois où on n’a pas le choix, tout simplement parce que, par exemple, ce sont les autres qui vous y mettent.
Un exemple typique de Facebook. On peut dire « je n’ai même pas de compte Facebook, je n’y mets rien », mais on va à une soirée, les copains prennent une photo, la mettent sur Facebook et pouf ! on se retrouve sur Facebook. Et si en plus, dans la légende, ils rajoutent les noms des gens : là il y avait Pierre, Paul, Jacques, Mohammed et tout ça, à ce moment-là on est fiché par des copains.
Un autre exemple typique : si vous n’avez pas de compte Gmail, donc vous n’avez jamais accepté les conditions d’utilisation de Gmail, vous allez avoir forcément plein de correspondants chez Gmail, à moins que vous refusiez de leur écrire mais là, on rentre dans un problème social, donc Gmail va avoir une partie de votre courrier alors même que vous n’avez pas de compte Gmail.

C’est pour ça que autant je suis d’accord pour dire qu’il faut expliquer aux gens les dangers et les inciter à mettre moins de données, à faire attention, autant il ne faut pas reposer uniquement là-dessus parce que ça revient à dire aux gens « c’est de votre faute s’il y a des problèmes ; c’est de votre faute si vous êtes fiché, vous n’avez pas pris assez de précautions », alors que même un informaticien compétent, expert en sécurité, a le plus grand mal à faire ça ; à fortiori l’utilisateur ordinaire. Parce qu’il faut le faire tout le temps, il faut y penser tout le temps ; c’est une charge mentale importante.

D’un autre côté il faut quand même se protéger, ce n’est pas tout ou rien, il faut quand même se protéger, ce que l’ANSSI [Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information] appelle l’hygiène numérique ; j'aime bien ce terme parce que ça ressemble effectivement à l’hygiène traditionnelle, c’est une contrainte et une contrainte qu’il faut faire souvent : se laver les mains tout le temps, des trucs comme ça, prendre un bain tous les jours, ce genre de choses, changer de vêtements ; c’est de l’hygiène de base qui est contraignante, mais qu’on a tous intégrée donc on n’y pense plus ; la plupart d’entre nous le font instinctivement, on s’est fait taper dessus quand on était petits et maintenant c’est complètement intégré, on le fait sans y penser.

C’est un peu le genre de choses qu’il faudra faire aussi pour le numérique sachant que c’est plus compliqué pour le numérique, donc c’est plus difficile de le faire. On peut se lever le matin complètement endormi et prendre une douche, se savonner sans même vraiment y penser ; pour le numérique c’est plus difficile !

C’est pour ça que le problème n’est pas uniquement chez l’utilisateur. C’est-à-dire que je suis d’accord que c’est intéressant de chercher les solutions que peuvent déployer les utilisateurs. Il y en a une que je vous dis tout de suite, je ne répéterais pas à la télé, peut-être, parce que ce n’est peut-être pas toujours légal mais c’est une bonne solution : mentez ! Quand on demande des informations sur un formulaire sur Internet, mentez ! Date de naissance : 1er janvier 70. Pays de naissance : Afghanistan et ce que vous voulez ; c’est le premier de la liste c’est pour ça que c’est un bon exemple. Ça peut être un exemple qui attire l’attention mais si justement tout le monde l’utilise ! Ces conseils sont tirés d’observations de vrais fichiers. Quand vous regardez un vrai fichier d’un formulaire en ligne où il n’y avait pas vraiment de vérifications, la proportion de gens nés en Afghanistan est assez dingue, parce qu’en fait c’est le premier pays de la liste.
Mentir est une bonne solution. Ça peut être illégal dans certains cas, mais dans l’état actuel de la protection des données personnelles c’est souvent une bonne solution.

Lire les CGU ne sert à rien

Il y a des gens qui disent, par exemple c’est le discours de Facebook, « oui mais les gens ont accepté les CGU, les codes de conduite, les conditions d’utilisation, les termes du contrat, les trucs comme ça, ils les ont acceptés. »
Le seul problème c’est que, d’abord, elles sont délibérément incompréhensibles : c’est long, c’est compliqué avec des formules juridiques qu’on ne comprend pas.
Elles sont asymétriques. Même si vous les lisez soigneusement, dites-vous bien qu’en face il y a 500 avocats super-compétents qui les ont écrites pour vous tromper et vous, en les lisant, vous n’avez aucune chance de détecter les pièges que ces 500 juristes ont mis.

Elles sont léonines au point d’être illégales. Par exemple, il y a une jurisprudence là-dessus, dans les conditions d’utilisation de Facebook, il y a écrit que le seul tribunal compétent c’est celui de l’État de Californie. Vachement pratique si on est français ! Il y a eu un jugement en France qui était lié à l’affaire de L’Origine du monde où un tribunal français a décidé que ces conditions étant inacceptables, elles étaient nulles. C’est un point important du droit des contrats en France, qu’il n’y a malheureusement pas aux États-Unis, qui est que les contrats léonins, c’est-à-dire complètement délirants, sont nuls et donc on peut signer ce qu’on veut, ça n’a aucune valeur. Évidemment il faut passer par un tribunal, faire un procès à Facebook, tout ça est compliqué, mais ça illustre le fait que ces CGU ne valent rien. Des fois il y a des gens qui disent « ce que tu as fait ce n’est pas bien parce que c’est contraire aux conditions d’utilisation que tu as signées ». Non ! Que j’ai été forcé de signer, qui étaient incompréhensibles et qui étaient de toutes façons illégales. Donc je n’ai aucun scrupule à les violer.
Et puis, de toutes façons, ces conditions d’utilisation sont moins fortes que la loi. C’est-à-dire que dans les conditions d’utilisation Facebook vous met des obligations, mais il y a aussi des promesses du genre « on ne communiquera pas vos données à l’extérieur ». Même si Facebook était honnête en écrivant ça, et je suis sûr qu’ils ne le sont pas, mais même s’ils étaient honnêtes, ça pèse moins lourd que la loi. Si la loi des États-Unis leur impose de passer ces données, eh bien ils le feront. Ils peuvent difficilement désobéir à la loi de leur pays. Donc ces promesses ne valent rien et souvent elles sont mensongères.

Un cas typique c’était Ashley Madison, un site de rencontres qui se positionnait explicitement sur le marché de la rencontre extraconjugale. Leur base de données a été piratée et publiée, ce qui est quand même assez gênant pour des gens. Et on s’est aperçu, à ce moment-là, que dans Ashley Madison il y avait une possibilité de supprimer son compte et on payait pour ça ; il fallait payer pour supprimer son compte. Alors qu’on payait pour un abonnement, il fallait payer pour la suppression du compte et on s’est aperçu avec la base de données qui a fuité que non seulement on payait pour supprimer son compte mais qu’il n’était pas supprimé. Et il n’y a eu aucune sanction. Aucun dirigeant de Ashley Madison n’a été mis en prison pour dix ans alors que c’était largement mérité ! Un tel mensonge, normalement ! On raconte souvent qu’aux États-Unis le mensonge c’est très grave et c’est très lourdement puni ! Baratin ! Il n’y a eu aucune sanctionnée contre les dirigeants de Ashley Madison ! Même après que le mensonge a été clairement établi.

Un peu d’hygiène numérique

Un peu d’hygiène numérique pour terminer, mais forcément ces conseils sont très sommaires. En plus, je voudrais quand même laisser du temps pour la discussion. Donc ne prenez pas ça comme un mode d’emploi à appliquer aveuglément, c’est plutôt pour donner une idée du genre de précautions qu’il faut prendre et malheureusement ça évolue tout le temps en plus.

D’une manière générale préférer des outils qui sont décentralisés et associatifs plutôt que les GAFA.
Brigitte a cité par exemple le réseau Mastodon2 qui a ses défauts aussi ; c’est un truc d’humains et les humains ont tous des défauts, mais au moins il est géré par ses utilisateurs et il n’est pas lié à une boîte commerciale qui doit faire du fric avec. Ou les outils de Framasoft. Framasoft3 est une association qui met à disposition des gens un certain nombre de services en ligne qui sont sur une base non commerciale et en utilisant des logiciels libres. En plus, c’est le seul opérateur de services qui dit « nous conseillons aux gens de ne pas utiliser non services », parce que le but est d’éviter qu’ils deviennent eux-mêmes un petit Google, donc ils encouragent les gens à créer leurs propres outils, leurs propres services et à leur faire concurrence.

Les logiciels libres évidemment ont un avantage. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante comme disent les mathématiciens. On peut faire des systèmes de surveillance et d’espionnage avec du logiciel libre mais c’est plus difficile. C’est pour ça qu’en général il faut privilégier les logiciels libres. Une machine par exemple Windows 10, vous la sortez du carton, vous l’allumez, vous regardez le trafic réseau qui passe, qu’elle échange avec l’extérieur ; avant même qu’elle ait fini de démarrer, que vous ayez une chance de taper votre nom, elle a déjà communiqué avec une dizaine de machines sur le réseau. Pour leur dire quoi ? Eh bien on ne sait pas ! Ça donne une idée du genre de danger qu’il y avec des logiciels dont on ne peut pas même pas examiner ce qu’ils font.

Et si vous utilisez un GAFA, comme Google, Facebook, parce que, comme on l’a dit, c’est difficile des fois d'y couper complètement, eh bien ne lui donnez pas trop d’informations. Les conditions d’utilisation de Facebook, si vous ne les avez pas lues je les lis pour vous, il y a écrit que vous devez utiliser votre vrai nom, que vous ne pouvez pas utiliser un pseudonyme. Ignorez ça ! Ignorez ça, mettez un pseudonyme et qu’ils fassent un procès s’ils osent ! Ce genre de conditions d’utilisation est inacceptable.

Rappelez que tout ce que vous faites connecté à Facebook ou à Gmail est enregistré. Donc ça oblige à faire un peu attention. Je n’aime pas donner ce conseil, parce que je n’aime pas dire aux gens restreignez-vous, ne dites pas ce que vous pensez ; c’est embêtant, mais c’est sans doute nécessaire dans l’état actuel de la collecte d’informations.
Récemment, je ne sais plus dans quelle affaire, dans quel fait divers sordide, un des suspects a été arrêté. Un des éléments contre lui c’est qu’on avait regardé l’historique de son ordinateur et qu’il avait tapé dans Google « comment faire disparaître un cadavre ». C’était resté dans son ordinateur, donc on pouvait y accéder, mais même s’il avait complètement vidé son disque dur et son historique, ça restait dans la mémoire de Google qui pouvait communiquer ce genre d’information. En l’occurrence, c’est bien que ce type ait été arrêté, mais ça donne une idée de tout ce qui est enregistré et conservé.

Et puis bien sûr, autant que possible utiliser le chiffrement des données, par exemple pour envoyer des messages courts, un système comme Signal qui chiffre les données entre votre smartphone et celui du correspondant est préférable à un système comme Telegram qui fait tout passer en clair ou d’autres systèmes, ou comme l’ancien WhatsApp. Maintenant WhatsApp est chiffré mais c’est un chiffrement assez contestable.
Le chiffrement n’est pas une solution magique il ne résout pas tous les problèmes comme l’a découvert monsieur Urvoas quand le téléphone de son correspondant a été saisi, analysé et que tous les messages y étaient. Donc même s’ils étaient chiffrés en transit, ça n’empêchait pas de les lire sur le téléphone du correspondant ; néanmoins ça protège quand même contre pas mal d’attaques.

Public : Le fait que le site de sa messagerie soit sécurisé, que les données ne circulent pas en clair sur le réseau, ce n’est pas suffisant en fait ?

Stéphane Bortzmeyer : Rien n’est suffisant. C’est pour ça que je disais que le problème fondamental est politique. Je ne voudrais pas qu’on rentre trop dans des détails techniques qui larguent tout le monde ici. C’est clair qu’on ne peut pas donner ici, ce n’est pas le but, on ne peut pas dans cet atelier, dans cet apéro discussion, rentrer dans des détails de problèmes techniques.
Il faut bien faire attention à ne pas se laisser entraîner par un goût de l’absolu, genre « ce n’est pas parfait » parce que le résultat, si on fait ça, c’est que les gens finiront par dire « ce n’est pas parfait donc je ne fais rien ». C’est très important, au contraire, de dire aux gens qu’on peut agir, qu’on peut faire quelque chose, sans illusions, mais au moins on peut faire quelque chose même si ce n’est pas parfait.

Public : Parce qu’avec le chiffrement je sais que mon émail ne circule pas en clair sur le réseau, en théorie, mais en réalité il est lisible par le service de messagerie.

Stéphane Bortzmeyer : Oui. Mais le mieux est l’ennemi du bien. Attention ! Surtout en sécurité, le mieux est vraiment l’ennemi du bien. Ne rien faire parce qu’on ne peut pas faire parfaitement ce n’est pas une bonne stratégie. Il faut déjà boucher le maximum de trous même si on sait bien qu’on ne les bouchera pas tous.

Public : Parce que là quand vous dites messagerie avec chiffrement, ça veut dire que moi-même je chiffre mon e-mail avant de l’envoyer ?

Stéphane Bortzmeyer : Ça peut être intégré dans le logiciel. C’est vrai qu’au point de vue du courrier électronique on n’a pas de solution absolument géniale. Moi je le fais, mais on n’a pas de solution absolument géniale. Pour la messagerie instantanée, on en a des beaucoup plus pratiques. Silence pour les SMS et Signal pour les communications sur Internet, par exemple ils chiffrent. Quand je dis c’est vous qui le faites, ce n’est pas vous qui faites des calculs mathématiques de tête ; le logiciel le fait pour vous. Donc c’est non-coûteux pour les utilisateurs ; le coût pour l’utilisateur est infime.

Public : Ça veut dire que la méthode c’est d’utiliser une application qui chiffre l’émail et non pas d’aller directement sur le site web de la messagerie ?

Stéphane Bortzmeyer : Là vraiment, désolé, mais on rentre dans des trucs trop compliqués. Si on veut avoir une discussion ici sur des sujets accessibles à tout le monde je suggère de passer ça à plus tard.

Public : D’accord.

Stéphane Bortzmeyer : Et puis bien sûr un bloqueur de publicité ; ça a plusieurs avantages, plein d’avantages. D’abord ça va aller beaucoup plus vite, tout va se charger beaucoup plus vite, c’est vraiment génial.
La publicité est à la fois une des raisons pour lesquelles il y a le capitalisme de surveillance parce qu’elle a besoin de données et c’est elle-même un de ses outils parce que les publicités, en plus, intègrent tout un tas de systèmes de mouchards qui permettent de suivre les gens à la trace d’un endroit sur l’autre. Par exemple, sur les applications sur smartphone, le projet Exodus Privacy4 analyse un grand nombre d’applications et publie les résultats montrant le nombre de systèmes de surveillance, plus exactement de systèmes de mouchards qui existent sur l’application et c’est assez effrayant, y compris pour des applications qui sont faites par des services publics. Quand je disais qu’il n’y a pas que les GAFA ! L’application de Météo-France informe de vos visites Google, Facebook, Twitter et une demi-douzaine d’autres organisations dont des réseaux de publicité. Et c’est Météo-France, un service public ! Donc vous pouvez imaginer ce que c’est pour les boîtes commerciales. Donc le bloqueur de publicité c’est vraiment un outil recommandé.

J’ai fait court et c’est pour ça que je ne suis pas rentré dans trop de détails techniques pour laisser la place à la discussion.

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